Bonenfant, Marie-Ève. 2006. Les escaliers publics en fer de la ville de Québec. Entre fonctionnalité et représentation (1880-1900)

Pierre-Édouard Latouche
CCA

Compte rendu de Bonenfant, Marie-Ève. 2006. Les escaliers publics en fer de la ville de Québec. Entre fonctionnalité et représentation (1880-1900). Québec : Les Éditions du Septentrion.
Pp. 152, 58 figures, ISBN 978-2-89448-455-5

1 Quotidiennement la ville se transforme plus qu’elle ne se forme. Mille petits travaux d’intendance, tant de la part des particuliers que des responsables de l’espace public, modifient sans cesse le milieu bâti. C’est à une de ces transformations apparemment anodines de la ville que s’intéresse un ouvrage récent de Marie-Ève Bonenfant intitulé Les escaliers publics en fer de la ville de Québec. Entre fonctionnalité et représentation (1880-1900). Dans cette étude l’auteur cherche – et, en grande partie, réussit – à interpréter un phénomène assez restreint dans le temps, soit la campagne de remplacement de quatre escaliers en bois par des escaliers de fer, menée par la ville de Québec au cours des années 1882-1893. D’une part, l’auteur analyse comment cette substitution s’insère dans les métamorphoses économiques du faubourg Saint-Roch et du quartier de la Place Royale, tout comme elle interprète, d’autre part, les variations subtiles dans le détail de ces escaliers, selon les quartiers qu’ils desservent.

2 Le premier chapitre est consacré aux travaux de remplacement des deux escaliers en bois qui reliaient le faubourg Saint-Jean-Baptiste, situé dans la Haute-Ville, et le faubourg Saint-Roch, situé dans la Basse-Ville. Le chapitre commence par un rappel très bien mené des transformations successives du faubourg Saint-Roch depuis l’époque des chantiers navals à celle des manufactures, jusqu’à son apogée à la fin du XIXe siècle, au moment où ce quartier devient le centre ville commercial de Québec. Bonenfant montre ici que l’histoire urbaine est faite de mutations industrielles, économiques et politiques, et que celles-ci bouleversent sans cesse les repères urbains. Après ce rappel, l’auteur passe à une description du remplacement de l’escalier en bois Lépine par un nouvel escalier en fer. Conçu par l’ingénieur de la ville Charles Baillairgé (1826-1906), cet escalier fut construit entre 1882 et 1883 par l’entrepreneur Antoine Rousseau. Ce dernier en modifia les plans, et probablement le détail, ce qui explique le parti ornemental néo-classique retenu pour l’arc d’entrée. Si cette substitution d’un matériau à un autre s’inscrit comme une mutation de plus dans un quartier en ayant connu beaucoup d’autres, l’auteur nous montre aussi en quoi cette opération vint modifier la signification de cet équipement : l’emploi du fer, fortement associé à la modernité, aurait accentué le processus de modernisation du faubourg. Habilement, l’auteur qualifie ce qu’elle entend par la modernité du fer, un matériau millénaire, en rapportant son usage et son esthétique à ce qui se faisait dans le domaine de l’architecture commerciale à l’époque victorienne. Ce modernisme est particulièrement visible dans l’emploi, par Baillairgé, d’un motif très original, composé de cercles de plusieurs diamètres placés touche à touche, ornant les arcs d’accès aux paliers supérieur et inférieur de l’escalier du Faubourg, construit en 1888.

3 L’auteur poursuit son étude en analysant en quoi le remplacement de ces deux escaliers fut l’occasion, pour les commanditaires de ces travaux, de se représenter publiquement. Elle observe que les noms des échevins, de l’ingénieur, du fondeur et du maire François Langelier apparaissent sur l’arc de l’escalier Lépine, tout comme le buste en bas-relief de Langelier orne l’accès aux paliers de l’escalier du Faubourg. Il s’agirait là, selon l’auteur, d’une manifestation de la collusion progressive entre les intérêts de l’État et de la bourgeoisie, un processus commencé un siècle plus tôt en Angleterre, et décrit par Habermas. Initialement critique de l’État, la bourgeoisie aurait progressivement uni ses intérêts à ceux du pouvoir et tenté, par la suite, de masquer cette complicité en manipulant l’opinion publique. L’hypothèse avancée par l’auteur est intéressante – nous partageons les prémisses de son raisonnement – sans pour autant emporter notre adhésion. Selon nous, l’historiographie économique canadienne - ustavus Myers, W. A. MacKintosh, Easterbrook & Watkins, R.T. Naylor – a bel et bien démontré que le Canada de l’ère post-confédérative est le pays où la collusion entre les intérêts de l’État et ceux de la bourgeoisie financière et d’affaires a pris sa forme sans doute la plus achevée. On sait aussi, et cela va dans le sens de l’hypothèse de l’auteur, que cette bourgeoisie chercha à faire avaler la pilule en travaillant son image publique : son enrichissement spectaculaire aurait procédé non pas de sa capacité infinie à infléchir l’appareil décisionnel de l’État en faveur de ses intérêts à coups de pots-de-vin, mais bien plutôt de son esprit d’entreprise, de son goût du risque, de son éthique protestante du travail, de sa maîtrise des règles de la saine concurrence, de son fair-play, etc. Toutefois, la difficulté à voir en quoi ces processus complémentaires d’enrichissement et de manipulations de l’opinion publique s’appliquent au maire François Langelier et à son équipe tient au fait que l’auteur ne nous démontre pas en quoi ces derniers se sont enrichis. Les maisons qu’ils faisaient exproprier leurs appartenaient-elles ? Avaient-ils des intérêts dans les fonderies recevant les contrats des escaliers ? Ces élus recevaient-ils des ristournes sur ces contrats ? Faisaient-ils paver les rues uniquement devant leurs propriétés ? Un peu de bon vieux muckraking aurait aidé ici à faire passer l’hypothèse qui, dans son état actuel, n’est pas convaincante.

4 Le deuxième chapitre est consacré au rem-placement des escaliers Casse-Cou et Charles-Baillairgé qui reliaient la Haute-Ville et le quartier de la Place-Royale. Construits en bois aux XVIIe et XVIIIe siècles, ces escaliers furent remplacés en 1893 par des structures en fer, d’après des dessins de Charles Baillairgé. L’auteur commence ce chapitre par une présentation de l’historique de ces tracés. Elle situe ceux-ci dans la topographie très complexe de la côte de la Montagne, notamment à son sommet, là où se prolonge la rue de Buade. C’est cette topographie, plus que la congestion des voies, qui impose, dès le XVIIIe siècle, une ségrégation entre la circulation des véhicules et celle des personnes favorisant l’ergonomie des uns et des autres. L’auteur enchaîne par un rappel des travaux d’embellissement de Québec à la fin du XIXe siècle, notamment sa façade fluviale. Ces travaux coïncident avec une consolidation de la vocation touristique de Québec, processus amorcé dès les années 1830, une coïncidence que l’auteur analyse en s’appuyant sur la notion de communication politique locale, telle que développée par les sociologues Maryse Souchard et Stéphane Wahnich. L’interdépendance mise en lumière par Bonenfant entre les travaux de modernisation des escaliers et le tourisme vient combler une lacune dans notre connaissance de l’évolution de ce quartier, ce lien n’ayant été que brièvement évoqué par Paul Bussières dans son étude de la côte de la Montagne, parue dans Québec, ville et capitale (2001).

Note

L’étude de Marie-Ève Bonenfant, parce qu’elle s’appuie sur une connaissance profonde des contextes impliqués, sans en négliger l’interprétation théorique, constitue selon nous un apport important autant à l’histoire urbaine de Québec qu’à celle du mobilier urbain québécois.