Pour le meilleur et pour le pire.
Évolution du paysage architectural le long de la route transcanadienne, de 1949 à nos jours

Robert Tremblay
Université du Québec à Montréal

1 Cet article s’inscrit dans le cadre d’une plus vaste enquête, menée à l’initiative du Musée des sciences et de la technologie du Canada, en vue d’explorer certains aspects de la culture de l’automobile au Canada, comme la démocratisation de la conduite, l’apprentissage de nouvelles habitudes de vie axées sur la vitesse, la promotion du tourisme motorisé et la représentation symbolique de la route dans la littérature, la chanson et le cinéma après 19501. Si les phénomènes énumérés ci-dessus représentent l’élément abstrait de cette culture de l’automobile, la transformation du paysage architectural le long des routes en constitue l’expression matérielle la plus évidente. Comparativement à la situation qui prévaut aux États-Unis, il semble que le sujet n’ait pas encore suscité un intérêt réel auprès de la communauté des historiens, des géographes, des anthropologues et autres spécialistes de la culture matérielle au Canada2. C’est un peu pour combler ce vide que nous avons entrepris cette modeste étude sur le paysage architectural le long de la route transcanadienne depuis la fin des années 1940.

2 L’accroissement phénoménal du réseau routier qui s’amorce en Amérique du Nord au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la prolifération de bâtiments commerciaux qui s’ensuivit, montrent à quel point le monde de l’automobile a modifié le paysage naturel à l’échelle du continent. De là, sans doute, l’importance d’étudier les paysages non seulement pour leurs attributs physiques, mais aussi pour leurs valeurs symboliques et culturelles. Carl Sauer fut d’ailleurs le premier, dans les années 1960, à montrer que le paysage architectural était avant tout une construction humaine, reflétant les enjeux et les valeurs dominantes d’une société à un moment de son histoire. Dans son esprit, le paysage, en tant qu’écoumène, était un lieu investi de signes et de symboles qu’il importait de décoder pour mieux comprendre les relations de pouvoir entre les groupes sociaux3. Voulant pousser plus loin la définition du concept de paysage, J. B. Jackson tentera de restaurer le rôle des gens ordinaires dans le façonnage de leur environnement quotidien. Refusant de réduire le paysage à un simple réceptacle de la vie sociale ou encore à une simple courroie de transmission des valeurs issues du monde des élites, il introduira la notion de lieu significatif. Pour lui, un lieu ne serait significatif et ne deviendrait symbolique qu’à travers l’expérience de ses acteurs. À ce titre, les paysages aménagés en espaces publics le long des routes (aires de repos, cinés-parcs, motels, restaurants, stations-services, etc.) seraient l’aboutissement d’un processus de socialisation à deux voies. Oui, il y aurait bien entendu un agenda social dans l’aménagement ou l’architecture de ces lieux, mais ceux-ci n’auraient valeur de symbole et ne seraient assurés d’une certaine pérennité que par l’utilisation qu’en font les usagers4. C’est d’ailleurs dans cet esprit que nous aimerions aborder l’étude des paysages architecturaux le long de la route transcanadienne.

3 Comme le faisait si justement remarquer Gerald Bloomfield, dans une conférence intitulée « The Automobile and the Canadian Landscape », la culture de l’automobile a marqué beaucoup plus profondément le paysage architectural au Canada, en l’espace de quelques décennies, que tout ce qui a pu accompagner l’aventure du chemin de fer depuis plus de 150 ans. On sait, par exemple, qu’au Canada, une première vague de nouveaux bâtiments commerciaux le long des routes est apparue à la fin des années 1950, avec l’arrivée des restaurants fast food, des chaînes de motels et des stations-services affiliées. Puis une seconde vague aurait déferlé au cours des années 1970 avec l’aménagement des centres commerciaux et des parcs industriels de haute technologie le long des autoroutes de banlieues. Qu’en est-il au juste du paysage architectural le long de la route transcanadienne ? Comment a-t-il évolué depuis les travaux de raccordement inter-provinciaux commencés en 1949 ? À travers la cacophonie architecturale de certains espaces, est-il possible de décrypter un langage des formes ? Jusqu’à quel point les développements en bordure de la route transcanadienne diffèrent-ils, sur le plan esthétique et visuel, de ceux que l’on retrouve le long des Interstates aux États-Unis ou le long des autoroutes ailleurs au Canada ? Pourquoi la Transcanadienne semble-t-elle avoir été moins affectée par les nouveaux courants architecturaux qui se sont développés ailleurs à la même époque ? Voilà autant de questions auxquelles cet article tentera d’apporter un éclairage.

4 Pour ce faire, diverses sources seront mises à contribution. Parmi les principales, mentionnons les nombreuses monographies consacrées au paysage routier et à l’architecture commerciale, parues ces vingt dernières années aux États-Unis, sous la plume de géographes et d’historiens de l’art, de même que les rares thèses et articles qui explorent, depuis peu, cette thématique dans le contexte canadien. Les guides touristiques et les récits de voyages évoquant les attraits de la route transcanadienne seront également d’un précieux secours. Il en ira de même de la collection de photographies du Canadien National et de certains sites Internet voués à la promotion de la Transcanadienne, qui nous fourniront d’importants détails visuels sur l’architecture des bâtiments et la nature des attractions touristiques en bordure de cette route.

Brève histoire de la route transcanadienne

5 Rappelons, pour les besoins de l’exposé, que l’idée d’une route transcanadienne date de l’époque des premiers chemins de fer au XIXe siècle. Le projet fut relancé en 1910 par une association d’automobilistes de l’Ouest (Canada Highway Association), car il n’existait pas de routes au nord du lac Supérieur, ni à travers les Rocheuses à cette époque. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le gouvernement fédéral commença à subventionner les provinces—« les travaux de voirie étant sous juridiction provinciale »—afin de les aider à rationaliser leur réseau routier et dans le but avoué de créer une grande voie qui traverserait le pays d’un océan à l’autre. Faute de subventions continues et de volonté politique commune, le projet demeura longtemps en chantier. Bon nombre de tronçons non pavés s’avéraient encore impraticables pour les automobilistes trente ans après la mise en branle du projet. Ce n’est qu’en 1949, lorsque l’administration fédérale adopta la Loi sur la route transcanadienne, que le rêve d’une route asphaltée entre Saint-Jean (T.-N.) et Victoria (C.-B.) parut réalisable. Non seulement le gouvernement d’Ottawa s’était-il engagé à financer 90% des dépenses nécessaires à l’achèvement des travaux pour la Transcanadienne, mais encore s’était-il réservé le soin d’en déterminer le tracé. Une fois terminée en 1962, la route avait coûté 825 millions de dollars aux autorités fédérales. Chaque province devint responsable de son propre tronçon de la Transcanadienne. Hormis quelques exceptions, cette route de 7 631 kilomètres est demeurée une artère à deux voies non divisées5 [figure 1].

Nouvelles tendances de l’architecture commerciale en Amérique du Nord après 1950

6 Durant les années suivant la Seconde Guerre mondiale, un nouveau style architectural est apparu le long des routes. Il s’agit en fait du courant moderne exagéré, fruit d’un étrange compromis entre une conception utilitaire et une vision tapageuse du bâtiment. Depuis déjà quelques décennies, l’architecture commerciale faisait l’objet d’un grand remue-ménage à l’échelle du continent nord-américain. Insatisfaits de la tradition néoclassique et coloniale en matière d’agencement des formes, de nombreux concepteurs de l’avant-garde avaient commencé, dès le milieu des années 1920, à proposer une imagerie architecturale mieux adaptée au rythme de la vie moderne et à son cycle ininterrompu de changements technologiques. C’est ainsi qu’on vit fleurir durant la période de l’entre-deux-guerres un nouveau vocabulaire visuel, dont la facture était inspirée par les divers courants issus des grandes écoles européennes : Art Déco, Bauhaus International, Moderne aérodynamique, etc. Force est de reconnaître qu’un grand nombre d’édifices le long des routes—stations-service, restaurants « drive-in », salles de montre d’automobiles—se prêtèrent facilement à l’expérimentation des nouveaux styles. Le Moderne exagéré, apparu après 1945, s’inscrivait dans la continuité de ce mouvement de renouveau architectural. Parmi les caractéristiques marquantes du style exagéré, il convient de mentionner les immenses panneaux de verre qui recouvraient la façade des bâtiments construits selon ce principe. Une autre particularité de ce style consistait à amplifier certaines composantes structurales des édifices. Plus souvent qu’autrement, on allongeait démesurément l’inclinaison de la toiture de façon à ce que la partie excédentaire puisse être soutenue par de gigantesques colonnes en forme de V. De colossales enseignes complétaient le portrait. On rapporte à cet effet que la première génération de restaurants Mc Donald’s avait été conçue selon ce modèle architectural6.

Fig. 1 Tracé de la route transcanadienne en 1952. Source: D. Monaghan, Canada’s New Main Street: The Trans-Canada Highway as Idea and Reality, 1912-1956 (Ottawa: Musée des sciences et de la technologie du Canada, 2002 : 70).

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7 Au début des années « soixante », le Moderne exagéré commença à faire l’objet de sérieuses critiques pour son style criard et pour le chaos architectural qu’il créait le long de certains corridors routiers. L’urbaniste américaine Jane Jacobs et l’architecte américain Peter Blake furent parmi ceux qui dénoncèrent avec le plus de véhémence ce courant esthétique, dans deux livres cultes : The Death and Life of Great American Cities (1961) et God’s Own Junkyard (1964). S’ensuivirent de nombreuses commissions d’enquêtes, de même que plusieurs campagnes d’embellissement du paysage architectural le long des routes. Du même coup, on vit se dessiner deux nouveaux courants esthétiques, en réponse au Moderne exagéré : l’un Environnementaliste, l’autre High-Tech. Dans le premier cas, des matériaux plus rustiques, tels que le bois et la brique, prendront la place de l’acrylique et des néons dans la conception des bâtiments commerciaux le long des routes. Le principe de la mansarde deviendra par la même occasion un trait distinctif de nombreux motels et restaurants fast food, au même titre que les aménagement paysagers autour des bâtiments. L’idée derrière ces diverses initiatives architecturales était d’envoyer le message suivant : « Nous sommes en faveur de l’environnement, nous ne polluons pas, nous voulons nous intégrer à la communauté locale, achetez donc chez nous ». Quant à l’esthétique High-Tech, elle se développera vers la fin des années 1970 à travers les lignes sobres des stations-service et des sièges sociaux de compagnies informatiques. D’ailleurs, le plexiglas foncé auquel on aura recours pour les édifices à bureaux n’est pas sans rappeler les écrans d’ordinateurs ou encore le néant des espaces sidéraux7.

Le lent développement de la modernité architecturale et de l’imagerie commerciale le long de la Transcanadienne

8 Contrairement à ce qui se produisit aux États-Unis durant les années qui suivirent la mise en place du programme de construction des Interstates en 1956, on relève peu d’indices témoignant d’un bouleversement majeur du paysage architectural de la Transcanadienne une fois achevés les travaux de raccordement en 1962. Tout porte à croire que les abords de cette nouvelle voie de circulation furent davantage le lieu d’une continuité architecturale que le théâtre d’un développement frénétique de chaînes de motels et de restaurants fast food. Même chose en ce qui concerne les nouvelles activités de divertissement offertes aux automobilistes le long des routes8. D’un océan à l’autre, peu de traces de la modernité dans les bâtiments commerciaux en bordure de la Transcanadienne. De quoi était alors composée la trame architecturale jouxtant cette artère ?

A. Le cas des gîtes

9 Ce qui frappe dans la gamme de gîtes offerts aux automobilistes le long de la Transcanadienne, c’est l’étonnante ubiquité d’une esthétique architecturale datant de l’époque des diligences et des chemins de fer. L’hôtel-relais pour touristes et commis voyageurs y règne en maître. Contrairement à ce que l’on observe aux États-Unis et ailleurs au Canada, le concept du motel ne semble pas y effectuer de percée significative au cours des années 1950-1970. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. D’abord, en privilégiant un tracé qui traversait (au lieu de contourner) plusieurs petites et moyennes municipalités, la route transcanadienne ne pouvait faire autrement que d’encourager le secteur hôtelier déjà en place et de défavoriser du même coup la venue de motels. C’est le cas notamment des trois tronçons ontariens de la Transcanadienne qui ralliaient des localités comme Peterborough, Sudbury, Thunder Bay et Kenora, de même que des lieux de villégiature comme Orillia et Parry Sound, où les hôtels de tous genres abondaient. Par ailleurs, la réglementation en vigueur dans les Parc Nationaux du Canada empêchait tout développement immobilier le long des routes. Outre certains sites d’hébergement sévèrement contrôlés, nul ne pouvait ériger de motels, cabines ou chalets à l’intérieur de l’enceinte des Parc Nationaux. Or, il s’avère que la majeure partie du tracé de la Transcanadienne dans les Rocheuses traversait les parcs de Banff, Jasper, Yoho, Glacier et Mount Revelstoke.

10 Sur le plan architectural, peu d’hôtels échappaient à l’emprise de la tradition anglo-saxonne. Les styles Tudor, Queen Ann et néo-classique y étaient particulièrement en vogue, compte tenu que plusieurs des établissements hôteliers situés le long du parcours de la Transcanadienne avaient été construits au début du XXe siècle. Cet attachement à la tradition et au passé ne signifiait pas pour autant que la modernité architecturale ait été frappée d’ostracisme. Ainsi, l’esthétique de certains hôtels pouvait résulter parfois d’un savant compromis entre l’ornementation rustique et les lignes modernes. En témoigne la description du Domaine l’Estérel, que livrait dès 1952 un automobiliste de passage dans la petite localité de Sainte-Marguerite, au nord de Montréal, non loin de ce qui allait devenir un futur segment de la Transcanadienne:Its ultra-modern main building looks, to our conservative eyes, rather like a Hollywood movie set, and entirely out of keeping with its rustic background. The Esterel Lodge, built of logs, is quite pleasing, but it appears somewhat incongruous to us in its close proximity to the Blue Room and Esterel Theatre of modern American design, where movies and dancing supply the night life9.Il arrivait aussi que d’autres hôtels épousent carrément les caractéristiques du courant Art Déco, par leurs formes géométriques en bas-reliefs évoquant les usines modernes où les automobiles étaient montées en série. Un exemple nous en est fourni avec l’hôtel Brulé, érigé à Penetanguishene, Ontario, près de la Transcanadienne, vers 1955 [figure 2].

11 Malgré l’existence de nombreuses versions primitives depuis les années 1930, les premiers motels ne seraient apparus sur le sol canadien qu’après la Seconde Guerre mondiale. Pour la seule province de l’Ontario, leur nombre serait passé de un à quatre-vingt-huit entre 1948 et 195810. Construits en unités multiples, sur un ou deux étages, et disposés selon un arrangement en forme de L ou de U, la plupart d’entre eux offraient le stationnement devant la porte d’entrée personnelle, l’air climatisé central, la télévision dans chaque chambre et les services d’un casse-croûte. Cherchant à attirer une clientèle familiale, quelques-uns avaient une piscine et accueillaient gratuitement les enfants de moins de 12 ans. Rien n’indique toutefois que la route transcanadienne ait été le théâtre d’un essor important en ce domaine. Ainsi, sur les 150 motels recensés en Ontario au début des années 1960, seulement une vingtaine étaient situés sur le parcours de la Transcanadienne11. Même chose pour le Québec, où l’on ne dénombrait qu’un petit nombre de motels concentrés principalement à Montréal et dans la région du Bas-Saint-Laurent12. Si, dans la majorité des cas, les motels situés en bordure de la Transcanadienne étaient des entreprises indépendantes, il existait quelques exceptions à la règle. C’est le cas notamment du Town & Country Motel Court de Montréal qui, depuis 1953, était affilié à la chaîne référentielle américaine Quality Courts United. Fondée en 1941 par un petit groupe d’hôteliers de Floride, cette organisation comptait plus de 400 membres aux États-Unis et au Canada durant les années 1950. L’idée derrière ce regroupement était d’établir des normes minimales de qualité et de propreté parmi les membres, afin de détruire la perception négative qu’on se faisait des motels à cette époque13 [figure 3]. Pour le reste, il semble que la route transcanadienne ne faisait pas partie des sites les plus convoités par les grandes chaînes de motels. Tel est le cas du moins des Holiday Inn qui, au moment de leur implantation au Canada en 1963, cherchaient plutôt à s’installer le long des autoroutes, près des sorties stratégiques menant aux grands centres urbains.

Fig. 2 Hôtel Brulé à Penetanguishene, Ontario, c.1955 Source: Musée des sciences et de la technologie du Canada, Collection du Canadien National, 034577.

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Fig. 3 Première chaîne de motels, le long de la route transcanadienne, à Montréal, c.1953 Source: Ontario Motor League, Road Book (1953): p.61.

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B. Le cas des restaurants

12 Entre 1950 et 1970, la route transcanadienne était parsemée de petits restaurants familiaux à l’intention des automobilistes. L’un des prototypes en ce domaine était le restaurant généraliste situé habituellement dans le secteur commercial des centres-villes. Réputés pour leur atmosphère chaleureuse et leur aptitude à cultiver des relations interpersonnelles non codifiées, ceux-ci constituaient un lieu de convergence pour des gens issus de milieux sociaux différents, de telle sorte qu’un voyageur venu de loin pouvait y éprouver un sentiment d’appartenance à la communauté locale. On peut en dire autant des cafés-restaurants qui se répandirent le long de la Transcanadienne durant les années 1950. Spécialisés dans la préparation de repas légers, ceux-ci regroupaient généralement un comptoir de nickel, des tabourets, quelques « alcôves » munies de banquettes en cuir et un juke-box. Leur capacité était toutefois bien moindre que celle des restaurants généralistes. Plus novateurs, les comptoirs routiers étaient de petits bâtiments aérodynamiques, revêtus d’aluminium ou de porcelaine émaillée, à la fenêtre desquels le client pouvait commander son repas, pour ensuite le consommer dans son automobile. Ce qui distinguait ce type de restaurant des autres était le haut niveau de mécanisation des cuisines: « Electric frying vats and grills, and automated ice cream, shake, and drink machines, as well as cup and plate dispensers, were all arranged to effect assembly-line production » 14.

13 L’ajout d’une salle à manger à la formule du comptoir routier devait donner naissance aux premiers « diners » le long de la Transcanadienne à la fin des années 1950.

14 Ancêtre de la restauration rapide, le « drive-in » est apparu aux États-Unis peu après la Première Guerre mondiale. Ce n’est toutefois qu’à partir de la fin des années 1940 qu’il se convertit en un lieu de socialisation de la jeunesse, hors du contrôle des parents. L’élément le plus distinctif de cette formule était sans conteste la présence de jeunes filles qui assuraient le service à l’auto. Certains y ont vu d’ailleurs une association préméditée de la sexualité féminine au monde de l’automobile, en vue de stimuler l’appétit masculin. Spécialisés dans la vente de hamburgers, de boissons gazeuses et de crème glacée, les « drive-in » étaient généralement équipés d’immenses auvents et occasionnellement d’un système de commande par boîte vocale. En 1964, au plus fort de la popularité des « drive-in », les États-Unis comptaient plus de 33 500 restaurants de ce genre15.

15 Au Québec, les premiers « drive-in » remonteraient à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’en 1940, la ville de Québec abritait un restaurant jumelé à une station-service Red Indian, où neuf serveuses faisaient la navette entre les cuisines et la halte d’automobile [figure 4]. Une douzaine d’années plus tard, on en comptait quelques-uns le long de la route Transcanadienne, comme celui-ci, décrit par un voyageur de passage dans la région de Sherbrooke :West on Highway 1, there is a better than average drive-in restaurant called Olivier’s, where you can get almost anything, from a cup of coffee or an ice cream soda to a full dinner. The dining room is attractively panelled in pine, and there is ample parking space all around the building16.Dans la région de Montréal, il existait un certain nombre de « drive-in » près de la Transcanadienne, dont un Orange Julep, à l’entrée de la ville, et un A & W à Vaudreuil. À ce jour, nous ne disposons pas d’informations pouvant attester de la présence de « drive-in » en Ontario, bien qu’il serait fort étonnant qu’une telle formule ne soit pas parvenue à s’y imposer durant les années 1950. Quoi qu’il en soit, il appert que ce genre de restaurant était en voie de disparition au milieu des années 1960, faute d’avoir pu retenir une clientèle familiale. Il est vrai que les « drive-in » étaient associés à tort ou à raison à des lieux peu fréquentables, en raison de la malpropreté, du tapage nocturne et du vandalisme imputables à des bandes de jeunes automobilistes. D’ailleurs, plusieurs villes américaines avaient déjà commencé à réglementer la présence de ce type de restaurants dans leur enceinte17.

Fig. 4 Restaurant “drive-in” et poste d’essence Red Indian, à Québec, c.1940. Source: Archives privées, Louise Trottier.

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C. Utilitarisme vs esthétisme

16 Une enquête récente menée par des journalistes de la Société Radio-Canada demandait aux téléspectateurs d’identifier le lieu d’origine de quatre grands boulevards commerciaux situés aux abords de municipalités importantes du Québec18. Je me rappelle qu’il était quasiment impossible de distinguer quoi que ce soit, tant la ressemblance était criante entre ces avenues surchargées d’enseignes commerciales et peuplées des mêmes restaurants fast food, des mêmes stations-service et des mêmes centres d’achat. D’une certaine manière, l’arrivée au Canada des grandes chaînes de motels et des restaurants franchisés après 1970 a grandement contribué à uniformiser le paysage architectural le long des voies périphériques de banlieue. L’un des premiers à avoir prôné la standardisation en matière de bâtiments commerciaux aurait été le groupe de restaurants Kentucky Fried Chicken, dont plus de 80% des nouvelles franchises établies après 1968 étaient construites par la firme Trachte Company de Madison, Wisconsin, selon le même modèle d’unité préfabriquée : toit en mansarde, girouette avec l’effigie du colonel Sanders, murs rouge et blanc, fenestration panoramique, etc19. Le même concept avait d’ailleurs fait son chemin auprès des chaînes hôtelières Howard Johnson et Holiday Inn lors de leur implantation au Canada à la même époque. L’idée derrière cette standardisation architecturale étant de faire ressortir l’image de marque et le caractère distinctif d’un établissement par un ensemble de signes extérieurs : stylisation uniforme des bâtiments, logo publicitaire aux couleurs criardes, etc. Dans un monde en perpétuelle mobilité, sans ancrage fixe, cette récurrence en matière d’architecture commerciale avait de quoi rassurer les automobilistes à la recherche d’un gîte pour la nuit, d’un couvert pour les repas ou de ravitaillement en essence.

17 Bien qu’on ne puisse pas dire que ce soit monnaie courante, on retrouve un peu de cette uniformité architecturale le long de la Transcanadienne, notamment dans les corridors fortement urbanisés de Vancouver-Richmond, de Winnipeg-Le Portage et de Montréal-Laval. Au fil des années, le développement anarchique de ces symboles de la culture de l’automobile incarnés par les restaurants fast food, les chaînes de motels et les stations affiliées a fini par encombrer, voire enlaidir, certaines sections de la voie. Voulant remédier à cette banalisation du paysage architectural, certaines institutions prendront des mesures exceptionnelles. C’est le cas notamment de la compagnie pétrolière Irving qui encouragera ses concessionnaires de stations-service, dans les villes du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, à développer des styles qui soient en harmonie avec la signature architecturale des autres bâtiments commerciaux20. Par ailleurs, certaines municipalités en bordure de la Transcanadienne, comme Drummondville, au Québec, adopteront des règlements pour civiliser l’affichage commercial le long des routes et pour inciter les propriétaires de commerces à recourir à des matériaux nobles sur la façade de leur bâtiment.

Un penchant pour le vernaculaire et l’insolite

18 L’architecture vernaculaire et les objets insolites parsemés le long des routes sont autant de signes témoignant d’une certaine vitalité de la culture populaire, dont la puissance d’évocation contribue grandement à façonner les identités locales. En abordant le monde de l’imagerie non conventionnelle, notre intention n’est pas de nous lancer dans une analyse exhaustive de cette forme d’expression, mais plutôt de donner un aperçu de ses manifestations les plus significatives le long de la Transcanadienne.

19 Parmi les attractions routières les plus spec-taculaires, il convient de mentionner les deux maisons de verre en Colombie-Britannique. L’une d’entre elles se trouverait à Duncan, près de la Transcanadienne, l’autre à Sanca, en bordure de la route 3. Nous ne disposons malheureusement que de la description de cette dernière, dont on peut présumer une certaine ressemblance avec celle construite le long de la Transcanadienne. Fabriquée avec plus de 60 000 petites bouteilles de formol, la maison de Sanca, propriété d’un médecin légiste, aurait été bâtie en 1952, sur le modèle d’un château anglais du XVe siècle. Elle contiendrait six chambres, en plus des commodités normales d’une maison moderne21. Du côté de l’Alberta, on retrouverait également une série d’objets insolites le long de la Transcanadienne, comme ces murales conçues sur des réservoirs d’huile, près de Calgary, ou encore cette gigantesque botte de cow-boy dépassant les immeubles de deux étages situés en périphérie d’Edmonton. On ne peut passer sous silence non plus les immenses bornes d’arpentage qui délimitent la frontière entre Lloydminster, Alberta, et Lloydminster, Saskatchewan, sur le tronçon Yellowhead Highway de la Transcanadienne22. Il semble toutefois que ce soit dans les petites villes du nord-ouest de l’Ontario, situées sur le parcours de la Transcanadienne, que l’on rencontre le plus d’artefacts routiers. Les animaux comptent souvent parmi les objets mis de l’avant pour leur signification symbolique et leur pouvoir d’évocation. C’est ainsi qu’à Wawa, une immense oie sauvage de huit mètres de haut, située à l’entrée de la ville, rappelle le sens du mot « wawa » dans le langage Cree. Plus à l’est, l’orignal de Dryden et le maskinongé de Kenora signalent aux automobilistes empruntant la Transcanadienne l’importance des activités de chasse et de pêche dans la région. D’autres villes choisiront par ailleurs des emblèmes contribuant à la mise en valeur du patrimoine industriel de l’endroit. Tel est le cas du moins de l’immense pièce de 5¢ en nickel placée à l’entrée de la ville minière de Sudbury. De son côté, la colossale hache qui jouxte la Transcanadienne à Nackawic, Nouveau-Brunswick, rappellera aux visiteurs, non seulement l’importance historique de l’industrie forestière et de la construction navale dans la province, mais aussi l’héritage professionnel de la région en matière de taillanderie.

Conclusion

20 S’il y a un fil conducteur qui domine cet exposé, c’est bien celui de la lente progression du modernisme dans l’architecture des bâtiments commerciaux de la Transcanadienne, de 1949 à nos jours. Au moins trois facteurs sont à l’origine de ce phénomène. L’un d’eux est dû au fait que l’essentiel du tracé de la route transcanadienne parcourait l’arrière-pays nordique et les Prairies, où l’attachement aux traditions esthétiques était beaucoup plus prononcé, où l’on était moins perméable à l’idéologie utilitariste américaine incarnée notamment par la restauration rapide, les motels standardisés et le matraquage publicitaire le long des routes. Dans un tel contexte, il eut été surprenant qu’une architecture traduisant des valeurs de mobilité et de vitesse puisse y proliférer. Autre facteur militant contre le modernisme, le fait que le parcours de la Transcanadienne était jalonné en grande partie de villes à faible densité démographique, où la présence de chaînes de motels ou de restaurants était difficilement justifiable sur le plan économique. Il faut ajouter qu’au moment de son ouverture, en 1962, la Transcanadienne n’était pas pressentie pour accueillir un volume élevé de trafic comme cela était le cas pour les autoroutes situées dans le corridor entre Montréal et Windsor, en Ontario. Or, c’est précisément là qu’aura lieu l’essentiel du développement de l’architecture de la mobilité, comme le démontrent entre autres le Queen Elizabeth Way (QEW), au sud de Toronto, qui desservait depuis plusieurs années le flot de touristes américains qui venaient chaque année au Canada, ou encore l’autoroute 400 qui permettait d’accéder aux divers sites de villégiature le long de la baie Georgienne. La dernière raison qui expliquerait la faible présence du modernisme architectural en bordure de la Transcanadienne résiderait dans la législation particulièrement sévère à l’endroit de l’architecture commerciale sur certains tronçons de la Transcanadienne. S’inspirant d’une tradition qui remonterait aux années 1920, ces contingences visaient à limiter le développement commercial et à préserver l’environnement naturel le long des routes. Tel était le cas en l’occurrence du tronçon de la Transcanadienne traversant les parcs de Banff, Yoho et Glacier, dont le pourtour était sous juridiction fédérale. Une politique de Parcs Canada datant de 1969 précisait à cet égard :A townsite if required [...] should not provide the extra entertainments and services common to urban living throughout Canada. Delicatessens, too numerous curio stores, specialized clothing or dry goods stores, are examples of services considered to be over and above minimum requirement23.Même chose pour la partie de la Transcanadienne entre Montréal et Rivière-du-Loup qui, de 1972 à 1990, fit l’objet d’une loi provinciale interdisant tout affichage commercial à moins de 300 mètres de la voie publique. En vertu de ces différents facteurs, il était donc difficile pour le modernisme architectural de s’affirmer le long de la Transcanadienne, contrairement à ce qui devait se passer sur les interstates aux États-Unis, à la même époque.

21 Même si elle lève un coin du voile sur un aspect méconnu de la route transcanadienne, nous sommes conscients que cette recherche ne constitue guère plus qu’un survol de la question. Les résultats sont souvent préliminaires, et les conclusions, provisoires. Compte tenu de l’étalement de cette route sur plusieurs milliers de kilomètres, des investigations à caractère régional seront nécessaires pour confirmer ou invalider certaines des idées énoncées dans cet article.

L’auteur tient à remercier ses collègues Sharon Babaian, Helen Graves Smith, Louise Trottier et Garth Wilson, de la division collection et recherche du Musée des sciences et de la technologie du Canada, pour leurs précieuses suggestions en ce qui a trait au contenu de l’article, et pour leur support technique.

Notes

1 . Depuis une quinzaine d’années, le Musée des sciences et de la technologie du Canada s’est engagé à mettre en oeuvre un processus d’évaluation historique sur un ensemble de thèmes reliés aux objets de sa collection. Cette démarche vise essentiellement à produire la connaissance nécessaire à l’enrichissement des collections et à la poursuite d’objectifs éducationnels. Ces derniers temps, le Musée a cru bon d’amorcer un virage afin d’accorder une place plus importante à la dimension socioculturelle du changement technologique, d’où l’ouverture à l’endroit de ce vaste projet sur la culture automobile.

2 . Pour les États-Unis, signalons les travaux pionniers de W. Balasco, Americans on the Road. From Autocamp to Motel (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1979) ; de C. H. Liebs, Main Street to Miracle Mile. American Roadside Architecture (Boston : Little Brown, 1985) ; de J. J. Flink, The Automobile Age (Cambridge, Mass. : MIT Press, 1988) ; de J. Jennings, Roadside America. The Automobile in Design and Culture (Ames, Iowa : Iowa University Press, 1990) ; et ceux de J. Jakle et de K. Sculle, The Motel in America et Fast Food. Roadside Restaurants in the Automobile Age (Baltimore, Md. : Johns Hopkins University Press, 1996 et 1999) ; pour le Canada, il convient de souligner les travaux récents de G. Donafrio, « Self Service. How Gender Influenced the Architecture and Technology of Gas Station Design », communication présentée au Congrès du SHOT (Toronto, 2002) ; de A. Adams, « Picturing Vernacular Architecture. Thaddeus Holownia’s Photographs of Irving Thaddeus Holownia’s Photographs of Irving Gas Stations », Revue d’histoire de la culture matérielle, 61 (print. 2005) : pp. 36-42 ; de même que le mémoire de maîtrise de B. Bradley, Roving Eyes. Circulation, Visuality and Hierarchy of Place in East-Central British Columbia, 1910- 1975 (mémoire de maîtrise, département d’Histoire, Université de Victoria, 2004).

3 . C. O. Sauer, Land and Life (Berkeley, Ca. : University of California Press, 1963).

4 . J. B. Jackson, Discovering the Vernacular Landscape (New Haven, Conn. : Yale University Press, 1984).

5 . Voir L. McNally, « Routes, rues et autoroutes », dans N. R. Ball (dir.), Bâtir un pays. Histoire des travaux publics au Canada (Montréal : Boréal, 1988), pp. 65-67 ; et D. Mona-ghan, Canada’s New Main Street (Ottawa : MSTC, 2002) ; à partir de 1965, des tronçons secondaires seront ajoutés à la voie principale de la Transcanadienne, notamment en Ontario et dans les provinces de l’Ouest. Le premier d’entre eux reliera Ottawa à North Bay, pour rejoindre la voie principale à Sudbury. Un second, plus au nord, partira de Montréal, atteindra la ville de Rouyn-Noranda, en Abitibi, passera par Kirkland Lake et Hearst, en Ontario, pour rejoindre la voie principale de la Transcanadienne à Thunder Bay (anciennement Port Arthur, Ontario). Un dernier tronçon secondaire, le Yellowhead Highway, se séparera de la Transcanadienne à la hauteur de Portage-La Prairie, au Manitoba, pour parcourir les villes de Saskatoon, Edmonton, Jasper, et revenir sur la voie principale à Banff.

6 . Liebs, op. cit., pp. 53-62.

7 . Ibid., pp. 67, 72-73.

8 . C’est le cas notamment des cinés-parcs au Canada, dont le nombre passa de 7 à 229 entre 1947 et 1957. La plupart se trouvaient toutefois dans la péninsule sud de l’Ontario, en dehors du tracé de la Transcanadienne. De leur côté, les États-Unis comptaient déjà plus de 4 000 cinés-parcs en 1958, situés principalement à proximité des autoroutes ; voir Facts and Figures of the Automotive Industry (Toronto, 1959), p.41 ; et P. Patton, Open Road. A Celebration of the American Highway (New York : Simon and Shuster, 1986), p. 208.

9 . J. & M. Mackenzie, Québec in your Car (Toronto : Clark, Irwin & Co., 1952), p. 68.

10 . Ontario Motor League, Road Books (Toronto, 1948-1958).

11 . Ontario Motor League, Road Book (Toronto, 1960-1961).

12 . Club automobile Québec, Guide de la route (Québec, 1963).

13 . Ontario Motor League, Road Book (Toronto, 1953), p. 61 ; International Directory of Company Histories (65 vol., Chicago et Londres : St. James Press, 1988-2004), vol.14 : p. 105.

14 . Jakle et Sculle, Fast Food, p. 57.

15 . Ibid., pp. 54-55.

16 . Mackenzie, op. cit., pp. 258s.

17 . Voir Jakle et Sculle, Fast Food, p. 57 ; Liebs, op. cit., p. 211.

18 . « Québec : un long boulevard Taschereau ? », reportage télévisé, Zone libre, Société Radio-Canada, 8 avril 2005.

19 . C. Ahlgren et F. E. Martin, « How the Trachte Company Grew Up with the Roadside », dans J. Jennings (dir.), op. cit., pp. 111s.

20 . A. Adams, loc. cit., pp. 36-42.

21 . M. Kluckner, Vanishing British Columbia (Vancouver : UBC Press, 2005), p. 22.

22 . Site web: http://wwww.gbkphoto.com/pages/alberta.

23 . Cité dans J. R. Cheng, Images of Banff and Canmore and the Use of Banff National Park by Motel Visitors (Thèse de doctorat, Université de Calgary, Alberta, 1978), p. 15.