1 Les nouvelles technologies qui se développent dans les domaines de la biologie, de la biomédecine, du génie génétique, des nanosciences ou des neurosciences ont des effets de plus en plus importants dans notre vie quotidienne. Il ne se passe pas un jour sans que dans l’actualité on nous annonce soit une nouvelle application, soit une nouvelle découverte. Ici, on nous annonce que de nouveaux aliments transgéniques permettraient de se soigner ou d’éradiquer la faim dans le monde, là, qu’humains et non-humains partagent une partie de leur patrimoine génétique ou encore, que nous pourrions vivre jusqu’à 5 000 ans1. Ces nouvelles technologies permettraient de contrôler notre propre évolution et de fabriquer du vivant. Ces découvertes sont accueillies avec espoir et appréhension par le grand public, puisqu’elles bousculent notre représentation de l’homme et de sa place dans la nature. L’évolution des « sciences de la vie » et de leurs applications produit de nouvelles valeurs et de nouvelles significations culturelles. Pour décrire cette nouvelle évolution, certains auteurs ont parlé de post-humanité ou de transhumanité2.
2 Les applications des nouvelles technologies, particulièrement en biotechnologie, produisent souvent de nouvelles formes de métissages. Les OGM en sont un bel exemple : la technique de la transgenèse permet d’insérer des gènes d’une espèce dans une autre afin de créer des aliments possédant les caractéristiques de l’un et de l’autre. Le point de départ de notre recherche est d’explorer comment est perçu l’aliment « métissé » par celui qui le mange. Pourquoi les OGM rencontrent-ils autant de résistance de la part du public, tandis que d’autres applications biotechnologiques sont relativement bien acceptées ? Pour expliquer le rejet des OGM dans l’alimentation, la plupart des études font référence aux notions de risques (santé et environnement), d’éthique ou de néophobie. Nous proposons d’explorer une autre avenue. Pour comprendre pourquoi et comment un nouveau produit ou un nouvel aliment est accepté ou rejeté, « il faut tenir compte du mangeur et de sa vision du mangé »3. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés à la représentation sociale des OGM, c’est-à-dire aux différents réseaux de significations auxquels ils sont associés. Puisque les OGM sont le produit d’un mélange, entre deux espèces ou dans la même espèce, nous nous sommes demandés si les aliments métissés biologiquement étaient culturellement « pensables ».
3 Comme le souligne Claude Fishler, manger est un acte d’une certaine gravité puisque l’aliment devient « nous » biologiquement, mais également symboliquement4. Que signifie pour le mangeur l’incorporation d’aliments métissés ? Les OGM bousculent-ils notre système classificatoire du mangeable ?
Nouvelles technologies et métissage
4 Le développement de la technologie a permis, au cours des dernières années, plusieurs nouvelles formes de métissage : homme/machine, animal/ machine, homme/animal, etc. Récemment, on a « greffé » un muscle de rat à un nanorobot qui peut se mouvoir5. Jacques Dufresne, dans son livre, Après l’homme, le cyborg ?6, décrit une nouvelle espèce, métissage de l’homme et de la machine (organisme cybernétique). En plus de recherches sur l’ordinateur porté7, des recherches sont également menées pour introduire chez l’homme des implants qui permettraient par exemple d’avoir un accès direct à Internet ou de contrôler sa mémoire8. En 1998, le professeur Kevin Warwick, de l’université de Reading, s’est implanté une puce qui permet de le retracer et de déclencher plusieurs opérations : contrôle du chauffage, ouverture des portes et autres mécanismes informatiques, « without lifting a finger »9. Machine humanisée (intelligence artificielle) ou homme « machinisé » (cyborg) ? Peut-on parler de métissage ? Pour Laplantine et Nouss, le métissage suppose une rencontre, un échange, non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, l’autre ne se résorbant pas dans l’un10. La machine n’a pas de « conscience », mais à la lecture des expériences sur les cyborgs, les machines utilisées sont plus que des prothèses : elles changent notre perception du monde et notre relation à lui11. Il s’agit de quelque chose de plus qu’une conjonction d’éléments : ce « mélange » donne lieu à « autre chose ».
5 Dans un autre domaine, celui de la biomédecine, le métissage biologique homme/animal illustre bien le problème que pose la représentation du corps et de l’identité lorsqu’on franchit la barrière des espèces. La xénotransplantation est une technique qui permet d’introduire des cellules, des tissus ou des organes d’animaux dans des corps humains12. Par exemple, grâce à des manipulations génétiques, on insère de l’ADN humain dans un animal (en général le porc) pour éviter le rejet de la greffe. Dans une étude sur des patients ayant reçu soit des organes, soit des cellules d’animaux (porc, babouin, etc.), Lundin a mis en lumière le fait que, lorsque les frontières biologiques deviennent floues ou s’effacent, les patients vivent une insécurité existentielle et ontologique13. Les patients doivent redéfinir leur identité pour accepter cet élément étranger et développer une nouvelle vision de la relation homme/animal. Comme le souligne une patiente ayant reçu des cellules animales, « the question is how many genes you can change before you are changed as a human being »14. La différence de nature entre l’homme et le reste de la création est le fondement même de la pensée occidentale. Cette coupure est particulièrement évidente entre l’homme et l’animal, celui-ci servant de contremodèle pour définir notre humanité15.
6 Pourtant, les découvertes sur le génome ont mis en lumière le lien étroit qui nous unit à tous les êtres vivants. Nous savons que nous partageons avec les autres espèces une grande partie de notre bagage génétique. Le métissage biologique est le fondement de la vie. Nous partageons avec les grands singes 99% de notre ADN, 70% avec la banane, 90% avec le chien, le bœuf et l’éléphant16. Le génome humain comporte environ 30 000 gènes (la souris 25 000, la drosophile 13 600, le riz 60 000).
7 Le changement et le renouvellement du savoir scientifique provoquent les transformations des représentations et des idées collectives. Comment cette similarité génétique et le métissage entre espèces sont-ils perçus ?
8 Si les avancées de la science remettent en cause la frontière biologique des espèces, cela ne va pas sans une redéfinition de nos représentations de la vie, de l’homme et de la nature. Et en modifiant notre représentation de la nature, nous modifions la signification de l’alimentation.
Les OGM, des chimères dans nos assiettes
9 Les aliments transgéniques sont le produit de la transgenèse17, procédé qui permet le transfert de gènes d’une espèce à l’autre ou à l’intérieur d’une même espèce dont les représentants ne se reproduisent pas naturellement. C’est dans le domaine de l’alimentation que les applications de cette technique ont connu leurs plus grands succès scientifiques et leurs échecs commerciaux les plus retentissants.
10 Le battage médiatique autour des découvertes en biotechnologie et les controverses qu’elles ont suscitées ont eu d’importantes répercussions sur notre perception des aliments génétiquement modifiés. Dès 1984, on crée un animal « chimérisé », un mouton porteur des gènes d’une chèvre18. En 1997, Jeremy Rifkin, activiste bien connu pour ses prises de positions sur les applications des biotechnologies, dépose des brevets pour trente manipulations couvrant toutes les combinaisons possibles de chimères animal-humain (mouton/ humain, porc/humain, homme/souris, homme/singe etc.)19. Le but de l’exercice est de lancer le débat sur les manipulations génétiques et de bloquer toutes les demandes de ce type pour vingt ans (les brevets étant valables pour cette période). En 1998, une compagnie américaine annonçait qu’elle avait réussi à implanter des cellules humaines dans des embryons de vache20. En biologie, une chimère est un organisme composé de deux ou plusieurs variétés de cellules ayant des origines génétiques différentes21. Mais la notion de chimère a, dans l’imaginaire collectif, une toute autre signification : c’est un monstre terrifiant et fabuleux issu d’un métissage contre-nature. Elle a une tête et un poitrail de lion, un ventre de chèvre et une queue de serpent ou de dragon, elle crache des flammes et dévore les humains. Elle est également le symbole de l’irréalisable et de l’impossible.
11 La plupart des gens ignorent que le premier aliment contenant des OGM, mis sur le marché en 1990, est le fromage. En effet, la présure provenant de l’estomac du veau pour cailler le lait a été remplacée par une culture bactérienne génétiquement modifiée (chymosine)22. En 1994, la première plante génétiquement modifiée23, la tomate FlavrSavr, était mise en marché aux États-Unis. Lancée à grand renfort de publicité, la tomate s’avéra néanmoins un échec commercial. Les consommateurs n’en aimaient pas le goût et la trouvaient suspecte. Néanmoins, ces expériences allaient donner le coup d’envoi à toute une série de recherches sur les aliments transgéniques.
12 La deuxième vague allait s’avérer plus fructueuse et rentable : maïs, colza, soja, tomate et pomme de terre furent modifiés par transgenèse afin de résister à certains insectes. On y introduit une bactérie présente dans le sol (Bacillus thuringiensis, communément appelé Bt), productrice de toxines fatales à certains insectes. La pomme de terre Bt commercialisée à partir de 1995 au Canada n’est plus cultivée depuis que les pressions des consommateurs ont forcé les compagnies comme McCain, Burger King, McDonald et Pringle à offrir des produits sans OGM24. Les compagnies réussirent ainsi par transgenèse à fabriquer des plantes tolérantes aux herbicides (maïs, soja, lin, colza, betterave), résistantes aux virus (courge, pomme de terre) ou possédant des caractéristiques recherchées, comme une plus haute teneur en huile (soja, colza) ou des vitamines supplémentaires (blé, riz). Ces innovations sont approuvées et commercialisées. Plusieurs autres recherches sont en cours afin de développer de nouveaux produits : des fraises et pommes de terre résistantes au gel (gène d’un poisson, le flet, introduit dans la plante), des moutons résistants à des parasites cutanés (introduction de gènes d’une plante produisant une toxine fatale à certains insectes), des animaux à croissance plus rapide (introduction de gènes de croissance humaine dans le porc, le mouton, le poisson).
13 Dans le domaine pharmaceutique, de plus en plus lié à l’agrobusiness, la production de vaccins comestibles, de médicaments, de tissus par transgenèse devient monnaie courante. Moutons et chèvres, grâce à l’introduction d’un gène produisant certaines protéines humaines, peuvent fabriquer soit du lait thérapeutique (contre l’emphysème) ou du lait « maternalisé » (pour les nourrissons). Le porc a reçu des gènes (qui permettent la production d’une protéine humaine) afin que certains de ses organes soient compatibles avec ceux du corps humain. Par transgenèse, les plantes peuvent produire de l’hémoglobine, des protéines contre le diabète, des vaccins contre l’herpès.
14 Avec les nouvelles technologies, nous ne regarderons plus jamais nos aliments de la même façon.
15 Même si au Québec, aucun fruit, légume ou animal transgénique n’est commercialisé, plusieurs céréales transgéniques sont cultivées et transformées pour l’alimentation25. Avec la mondialisation et l’ouverture des frontières au commerce, et puisqu’il n’y a pas de réglementation uniforme entre les pays, les OGM peuvent venir d’ailleurs. Selon certaines études, jusqu’à 60% des produits que nous consommons contiennent des OGM26.
16 Pourtant, les consommateurs sont de plus en plus réticents à en acheter. En effet, depuis quelques années, les taux de rejet des OGM augmentent sans cesse27. La plupart des études sur les OGM ont été réalisées en psychologie, en comportement du consommateur, en nutrition et santé, en économie et en sociologie. Pour expliquer ce refus des consommateurs, les études tendent à démontrer qu’une multitude de facteurs sont en cause : les risques pour la santé et l’environnement, la morale et l’éthique, ou la méfiance dans les structures institutionnelles. De récentes études28 ont permis de remettre en cause certaines idées reçues à propos du refus des consommateurs. On a cru que le public rejetait les OGM parce que la culture scientifique n’était pas comprise ; il semble qu’au contraire, plus les gens sont informés, plus ils sont réticents face aux OGM. Pour les chercheurs, la question de l’étiquetage était reliée à la question du choix personnel ; mais il semble que ce ne soit pas la question de la liberté, mais bien plutôt le droit de savoir ce que l’on mange qui préoccupe les consommateurs. Les scientifiques ont reproché au public de demander un degré zéro de risque. Le grand public sait que cela est impossible, et son jugement est fondé sur un savoir empirique. Les consommateurs évaluent les succès et les échecs des innovations précédentes et évaluent les OGM en fonction de ces risques. Finalement, le public n’est pas manipulé par les médias. Il se fait une idée à partir de différentes sources, à la fois variées et complexes.
17 Les études qui tentent d’expliquer le rejet des OGM dans l’alimentation ont surtout cherché une réponse dans l’attitude du mangeur (du consommateur, devrait-on dire : attitudes, comportements, perceptions des risques, etc.), sans vraiment interroger la manière dont ces nouveaux aliments s’intégraient ou non dans notre système classificatoire du mangeable.
Interroger les mangeurs
18 Notre recherche se veut avant tout exploratoire. Nous cherchons à connaître et à comprendre des représentations, c’est-à-dire un ensemble de concepts associés et articulés par un sujet autour d’objets. Les aliments génétiquement modifiés sont des objets nouveaux de notre régime alimentaire. Comment les perçoit-on ? À partir de quels concepts se construit le sens autour de cet objet ? Quelles règles applique-t-on pour les classer dans l’ordre du mangeable ou du non mangeable ? Comment est structurée la représentation sociale des OGM ? Comment est-elle générée ? Sur quel savoir commun se base-t-on ? Que possède-t-on comme information ? Quelles sont les images qui viennent à l’esprit ? Comment ces croyances et idées s’inscrivent-elles dans d’autres représentations qui leur donnent un sens ?
19 Pour répondre à ces questions, nous avons choisi la technique du groupe de discussion (focus group). Le groupe de discussion réunit des personnes (de six à douze) pour discuter d’un thème. L’utilisation de cette technique de recherche qualitative nous semblait bien adaptée pour aborder la représentation sociale des OGM. En effet, pour parler de représentation sociale d’un objet matériel, il faut que la définition de l’objet soit un enjeu pour un groupe. Cet enjeu doit être partagé par un groupe en interaction, l’objectif étant la maîtrise notionnelle de l’objet en termes d’identité et de cohésion sociale29.
20 En général, les participants sont choisis dans le but d’assurer une certaine homogénéité au groupe : attitude vis-à-vis de l’objet à l’étude et données sociodémographiques relativement proches. Cette homogénéité permet une discussion informelle dans une atmosphère amicale. Les participants sont encouragés à commenter, supporter ou exprimer leurs désaccords avec leurs pairs : ces échanges les incitent à révéler des attitudes dont ils ne sont pas nécessairement conscients et qu’ils ne divulgueraient pas dans des entrevues individuelles. Le dialogue permet d’ajuster sa pensée et son discours, de révéler des structures plus profondes de l’inconscient (expression de sentiments, de conflits, de contradictions) et de faire resurgir des souvenirs et des expériences30. L’enquêteur joue le rôle de modérateur (relancer, expliquer et faciliter, gérer la dynamique de groupe, etc.).
21 Nous avons préparé un guide d’entretien (annexe A) afin de couvrir différentes facettes reliées au thème : les attitudes vis-à-vis du développement des biotechnologies (catégorie plus large que celle de la transgenèse : dépistage de maladies héréditaires au stade fœtal, clonage, technique de reproduction in vitro, etc.) ; connaissance du processus de la transgenèse et description (fonctionnelle et physique) du gène ; connaissance des aliments transgéniques ; description des OGM (caractères, catégories, antonymes) ; risques et peurs alimentaires ; qualification d’aliments transgéniques classés selon différents types de métissages (plante/bactérie, plante/humain, animal/humain, etc.). Les couples proposés sont des OGM soit commercialisés (maïs et soja Bt par exemple), soit brevetés mais non commercialisés (Enviropig), ou qui font l’objet de recherches (chèvre dont le poil est plus résistant). Nous avons introduit un élément qui ne fait pas l’objet de recherches mais qui pourrait, compte tenu de la grande diversité des métissages, devenir une possibilité31, le couple poule/chien (deux animaux, mais dont l’un est un animal de compagnie).
Présentation des informateurs
22 Nous avons réuni sept personnes autour d’une table pour prendre un repas. La discussion aura duré 2h3032. Les participants se connaissent. Ils sont tous intéressés par l’alimentation, ont voyagé et connaissent les cultures culinaires d’ailleurs. On pourrait les décrire comme des mangeurs « hédonistes », qui se préoccupent de leur santé sans pour autant troquer la gastronomie pour la diététique. Ils s’intéressent au contenu de leur assiette. Ils sont plutôt défavorables aux OGM. Rappelons que nous ne cherchons pas à faire un débat sur les OGM : notre objectif est de comprendre pourquoi on ne veut pas en consommer. Les participants ne sont pas des activistes, mais ils sont tous impliqués dans des organismes à caractère culturel ou social dans leur communauté. Nous avons également cherché une certaine homogénéité du groupe au niveau sociodémographique.
23 Marie (51 ans) et Jean-Pierre (50 ans) sont aubergistes. Elle est française, il est québécois. Ils ont vécu longtemps en France et se sont installés au Québec il y a douze ans. L’alimentation est au cœur de leur profession. Roger (64 ans) et Mireille (59 ans) sont à la retraite. Il était diplomate et elle travaillait dans l’industrie du cinéma. Ils ont beaucoup voyagé et sont revenus au Québec il y a quatre ans. Nathalie (40 ans) est psycho-éducatrice ; elle travaille en zoothérapie. André (53 ans) a une entreprise d’ébénisterie. Vincent est travailleur autonome en communication. Ils ont tous fait des études post-secondaires (soit collégiales, soit universitaires).
La construction de la représentation : comment penser les OGM ?
24 Nous nous sommes demandé pourquoi le mangeur se fiait aux diktats de la science lorsqu’il s’agissait de suivre un régime, d’améliorer sa santé et pourquoi il refusait de manger des OGM qui sont également des produits de la science. Bien sûr, ici le procédé de fabrication de l’aliment est mis en cause et le mangeur y voit des risques. Mais toutes choses étant égales par ailleurs, certains régimes ou certains produits se sont avérés dangereux pour notre santé. Il y a autant de controverses autour de certains aliments « conventionnels » qu’autour des OGM (lait, viande, sucre, etc.) Cette réticence à manger des OGM est-elle due au fait que ce sont de nouveaux aliments ? Souffrons-nous de néophobie ? L’introduction d’un nouvel aliment suscite toujours des peurs. L’introduction de la pomme de terre, du manioc, de la tomate en Europe en sont de belles illustrations. Pour qu’un aliment soit intégré, il doit trouver sa place dans le système culinaire. Pourtant, les produits OGM sur le marché ne sont pas différents de ceux que l’on connaît déjà. Bien malin celui qui pourra faire la différence entre une tomate transgénique et une tomate conventionnelle.
25 Un aliment doit posséder quatre qualités : une valeur nutritionnelle (il doit maintenir la vie) ; il doit avoir des qualité organoleptiques (vue, odeur, goût, toucher ; il ne doit pas être désagréable dans la culture du mangeur) ; il doit être hygiénique (non toxique) et finalement il doit avoir des qualités symboliques33. Plusieurs études ont démontré que les OGM n’étaient pas toxiques, avaient des qualités organoleptique recherchées par les consommateurs (des fruits et légumes plus beaux et plus goûteux) et une valeur nutritionnelle égale ou plus élevée que les aliments conventionnels (ajout de vitamines, par exemple dans le riz34). Mais qu’en est-il de la valeur symbolique ? Comme le disait Lévi-Strauss, il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, il faut aussi qu’il soit bon à penser. Les OGM sont-ils bons à penser ? Font-ils partie de l’espace du mangeable ?
26 En effet, quelle conséquence l’introduction d’un gène de porc dans un légume peut-elle avoir sur l’alimentation des Juifs, des Musulmans ou des végétariens ? Lors d’une consultation menée en 1993 au Royaume-Uni auprès de différents groupes religieux et d’intérêts, les réticences envers les OGM se sont exprimées par le « yuk factor »35, c’est-à-dire par un certain dégoût cognitif vis-àvis de ces nouveaux aliments métissés.
27 Au cœur de notre alimentation se trouve un système de significations qui forment notre représentation du manger et de l’aliment. Lorsque la représentation change, elle s’élabore à partir de différents éléments : informations, valeurs, croyances, règles, conceptions religieuses et mythes, idées reçues, réminiscences personnelles, souvenirs collectifs, sens commun (proverbes, dictons, superstitions, etc.)36.
28 L’étude des représentations sociales a été formalisée par Moscovici dans son ouvrage sur la représentation de la psychanalyse dans l’imaginaire collectif. Moscovici démontre comment la représentation sociale de la psychanalyse modifie le discours scientifique et comment les profanes se l’approprient37. Par la suite, plusieurs monographies ont porté sur des catégories sociales38, sur des phénomènes sociaux39, ou sur des pratiques40.
29 On peut définir la représentation sociale comme « une modalité particulière de la connaissance, dite de sens commun, dont la spécificité réside dans le caractère social des processus qui les produisent. Il s’agit donc de l’ensemble des connaissances, des croyances, des opinions partagées par un groupe à l’égard d’un objet social donné »41. Pour Abric, la représentation résulte de la réalité de l’objet, de la subjectivité de l’individu et du système social dans lequel s’inscrit la relation sujet/objet42. Elle donne à l’individu une théorie de l’action. Elle a une épaisseur historique dans la formulation de Lahlou : « cette encyclopédie constitue une collection de définitions du monde et de ses parties, de catalogues des formes possibles, qui permet au sujet de s’orienter et d’agir dans son environnement »43.
30 Lorsque l’on se trouve confronté à un nouvel objet, la représentation sociale permet d’effectuer le classement, de traiter l’information, en réutilisant les constructions existantes afin de donner un sens à l’objet : on bricole du neuf avec du vieux. « La pensée constituante s’appuie sur la pensée constituée pour ranger la nouveauté dans les cadres anciens, dans du déjà connu, avec pour effet des transformations de part et d’autre »44.
31 Cette construction du sens de l’objet se fait grâce à deux processus45, l’objectivation, qui permet de rendre visible les concepts en faisant correspondre les choses aux mots et la réification, processus d’ancrage qui rend familier ce qui est étranger. L’objet se trouve inséré dans une catégorie qui lui donne ses caractéristiques. La représentation serait organisée autour de deux éléments : le noyau central, qui est relativement stable et dont la détermination est sociale, liée aux conditions idéologiques, historiques et sociologiques, et les éléments périphériques, qui sont plus souples et permettent une certaine hétérogénéité et individualisation du contenu. Bien que pouvant être particulières à chaque individu et se redéfinissant à travers le temps et l’espace (ce qui peut expliquer les contradictions dans le discours), les représentations sur les objets matériels sont sociales, puisque communément partagées par un groupe46. Les représentations changent, se transforment selon que l’un des deux éléments est modifié.
32 Mais peut-on parler de représentation sociale pour les OGM ? Moliner pose quatre conditions : la maîtrise notionnelle ou pratique de l’objet doit constituer un enjeu pour un groupe ; il doit également exister un groupe dont les individus correspondent entre eux et qui sont en interaction avec l’objet, l’objectif étant sa maîtrise en terme d’identité et de cohésion sociale ; la maîtrise de cet objet doit également constituer un enjeu pour d’autres groupes sociaux qui interagissent avec lui ; le groupe ne doit pas être soumis à une instance de régulation47.
33 La représentation sociale des OGM se nourrit de plusieurs univers de significations qui s’articulent et s’enchaînent l’un à l’autre. Elle se forge à même notre cosmogonie, nos repères historiques, nos croyances, notre expérience de l’objet et nos conceptions idéologiques, religieuses et scientifiques. Dans le domaine de l’alimentation, les applications des biotechnologies bouleversent les images de nos aliments. Comment penser ce nouvel objet ? Peut-on l’intégrer sans bousculer profondément notre vision de l’alimentation ?
34 La représentation sociale se construit selon des mécanismes qui ont une certaine similarité avec la naissance de la rumeur48. La rumeur naît quand l’information devient floue, quand les référents manquent. Tout comme la rumeur, la représentation tente de fournir un système explicatif, d’assurer un ordre à partir de faits épars49. Elle se nourrit d’évidences : « il n’y a pas de fumée sans feu ». Elle fonctionne par associations, réductions, accentuations et assimilations (vache folle, sang contaminé, hormones de croissance, OGM) et par inférence (si X alors Y). Les controverses qui alimentent les débats autour des « sciences de la vie », le champ des possibilités que celles-ci ouvrent sur les manipulations génétiques, les informations scientifiques vulgarisées par les médias comme, par exemple, « nous sommes nos gènes », entretiennent le doute au sujet des OGM. Les tergiversations autour de l’étiquetage obligatoire donnent lieu à des inférences du type : « si on n’étiquette pas, c’est qu’on nous cache quelque chose ».
35 Des OGM aux monstres, aux représentations d’animaux humanisés ou de plantes et animaux dénaturés, il n’y a qu’un pas qui est franchi dans l’imaginaire collectif. En effet, on a parlé de Frankenfood (terme utilisé pour la première fois en 1992 dans le New York Times), de malbouffe, d’horreur génétique, d’aliments trafiqués pour qualifier ces « nouveaux produits » (euphémisme utilisé par le gouvernement du Canada dans sa réglementation50) issus du génie génétique.
36 Par exemple, dans les années 1990, la rumeur circulait que la chaîne de restaurants PFK (en anglais KFC, Kentucky Fried Chicken) n’utilisait plus le terme « poulet » dans ses publicités parce que l’agence américaine de surveillance des aliments (Food and Drug Administration) ne le lui permettait pas. Selon la rumeur, ce n’était plus du poulet qu’on utilisait, mais un « animal » génétiquement modifié51. Sur le site du gouvernement du Québec sur les OGM, on informe les consommateurs que ce n’est pas parce qu’un légume est « beau » qu’il a été génétiquement modifié. Une autre rumeur veut que les fraises ayant reçu un gène de poisson aient également un goût de poisson (ce type de fraises n’a jamais été commercialisé et une autre rumeur veut qu’il n’y ait même jamais eu de recherche pour en produire : et pourtant tout le monde en parle !52). Mais, puisque le milieu scientifique nourrit notre imaginaire en nous disant que tout est possible et que demain nous pourrons réparer les erreurs génétiques, nous nourrir de produits nutraceutiques, ou que la faim dans le monde sera chose du passé, force nous est de supposer qu’il y a un peu de magie là-dedans ; notre imagination peut faire le reste.
Se métisser en mangeant
37 Corbeau identifie trois types de métissage en alimentation53. Dans sa première forme, le métissage peut être désiré (partager les valeurs d’une autre culture). Le métissage peut être « impensé » (reconstruction d’une identité culturelle en mutation, en y incluant des symboles nouveaux, par exemple les produits du terroir). Finalement, le métissage peut être imposé par la modernité (acculturation née de l’industrialisation, des diktats du milieu médical et des contraintes temporelles). Un métissage réussi doit aller à la rencontre de plusieurs niveaux d’altérité54 : la rencontre avec le groupe qui a produit ou cuisiné l’aliment, avec le groupe avec lequel il le partage, avec l’esprit de l’aliment et avec un corps étranger.
38 Dans la modernité alimentaire, l’autre peut être celui qui produit nos aliments. Lorsqu’on mange un produit fabriqué par une compagnie, on mange également les valeurs symboliques qui y sont rattachées (les biscuits Leclerc, « une entreprise familiale » ; les aliments Natura, « une certaine conception de la nature »). L’alimentation nous permet de porter des jugements de valeur sur la société. Les produits du terroir et leurs valeurs « ajoutées » d’authenticité, de pureté, de tradition, d’identité critiquent les modes de production et les valeurs de notre société occidentale (argent, profit, égoïsme, aliments artificiels, etc.). Le discours scientifique sur les OGM n’est pas exempt de jugements moraux et d’une vision de ce que devrait être le monde (le progrès, la nature au service de l’homme, un monde sans maladie et sans faim, la vie éternelle, etc.).
39 Avec l’avènement de l’agrobusiness, de l’industrialisation de l’alimentation et de l’ouverture des marchés, les compagnies de produits alimentaires vendent leurs produits aux quatre coins de la planète. Par exemple, les quelques compagnies américaines qui produisent des OGM vendent leurs semences à travers le monde. Grâce à des protections sur les brevets, elles contrôlent la presque totalité du marché. Le discours anti-OGM voit la mainmise des compagnies américaines comme une nouvelle forme de colonisation : « le capital doit trouver de nouvelles colonies à exploiter pour prolonger son accumulation. Ces nouvelles colonies, à notre sens, sont désormais les espaces intérieurs du corps des femmes, des plantes et des animaux »55.
40 Lors de la discussion, la notion de colonialisme est clairement apparue. Les grandes compagnies qui produisent des OGM veulent coloniser la planète : « OGM, maître du monde », dit Marie. Cette nouvelle forme de colonialisme vise à uniformiser les cultures et même à en annihiler certaines : André parle de « vaste génocide, peutêtre veulent-ils nous empoisonner pour nettoyer la planète ». C’est l’idée du colonialisme dans ses formes les plus brutales, domination, rapport inégalitaire, asservissement, mensonge et dissimulation.
41 Les OGM sont vécus comme un métissage imposé. Les OGM ont une nationalité, ils sont américains. Pour les mangeurs que j’ai interviewés, il n’y a pas de métissage possible avec l’alimentation américaine, il n’y a pas de négociation, pas de métissage qui puissent assurer une intégration/différenciation harmonieuse, une créolisation. Pour Vincent, « nous sommes prisonniers des grosses compagnies. Les OGM, c’est Oncle Sam qui accapare les productions alimentaires en nous faisant croire qu’il y a un problème avec notre agriculture ».
42 Pour nos informateurs, les OGM sont des produits de l’industrie qui se retrouvent dans leur alimentation sans qu’on le leur ait demandé et, qui plus est, sans qu’ils aient le moyen de savoir s’ils mangent des aliments génétiquement modifiés. Cette nouvelle forme de colonialisme est plus insidieuse, puisqu’on ne la voit pas. Ils est impossible de l’identifier dans les produits. « Des OGM, il y en a partout mais il ne le disent pas. On sait pas quand on en mange ». Le mangeur risque de se retrouver sans le vouloir en pleine contradiction avec ses principes. C’est un métissage imposé par un tiers et on refuse d’incorporer l’altérité des multinationales. Il s’agit d’un métissage qui impose non seulement des symboliques dominantes, mais également une standardisation et une perte de la diversité : « les OGM, c’est l’uniformisation du goût. Tu vois les pommes de terre, on n’a que quelques variétés, alors tu imagines ce que ce sera bientôt. Tout va devenir pareil ». Le métissage est un lieu de tension et de conflit. On refuse donc le métissage avec l’esprit de l’aliment et avec celui qui l’a produit.
43 Mais n’utilise-t-on pas le même type de raisonnement pour d’autres produits alimentaires que nous consommons malgré tout ? Nous mangeons et buvons des produits des grandes chaînes américaines (McDonald, Coke, PFK, etc.). Alors à quelles autres configurations de sens les OGM sont-ils associés pour qu’on les rejette aussi fermement ? Le problème se situe à un autre niveau, celui de l’incorporation d’un corps étranger métissé.
44 Les OGM sont des aliments métissés et leur principale caractéristique est qu’ils transgressent la barrière des espèces : il s’agit d’incorporer un corps étranger inclassable (plante/animal, bactérie/ plante, etc.). Le discours scientifique nous a répété que nous étions nos gènes, par déduction, si nous mangeons une plante ou un animal avec des gènes humains, sommes-nous anthropophages ? Nous refusons de nous métisser avec un aliment qui a été métissé génétiquement. Ce métissage biologiquement réussi n’est pas culturellement accepté. L’incorporation devient problématique. Si la nature se laisse manipuler de la sorte, nous perdons nos repères. Notre classification du vivant ne tient plus.
Quand les frontières s’effondrent : le désordre en soi
45 Les nouvelles technologies bousculent notre vision de notre relation à la nature. Nous avons d’abord cherché à savoir comment étaient perçues les applications de la génétique et plus spécifiquement comment les informateurs concevaient le métissage entre espèces.
46 Concernant les technologies qui permettent le métissage, par exemple de réaliser des greffes d’organes ou d’injecter des cellules animales dans le corps humain, les avis sont partagés. N’étant pas eux-mêmes dans un contexte où des décisions de vie ou de mort doivent être prises, il leur est difficile de savoir comment ils réagiraient. Cependant, le métissage, par exemple porc/homme (qu’il s’agisse de greffes d’organes ou d’introduction de cellules porcines) inquiète. Le métissage biologique garde encore aujourd’hui quelque chose de malsain, en particulier pour Mireille : « je préférerais avoir du métal que des cellules de porc. Je ne tiens pas à la vie à ce point là. Si ça foutait le bordel dans mon corps ? » Le mélange risque d’amener le désordre et la désintégration. La fusion est impossible, l’un ne pouvant intégrer l’autre. L’intégrité physique pourrait en être perturbée et il y a risque de perte de contrôle. Roger nous dit : « pas d’intrus chez moi, j’aurais pas le courage d’une telle transplantation, je veux rester maître de mon corps ». On ne peut maîtriser son corps qu’à la condition qu’il soit non mélangé, pur dans son essence.
47 Dans son étude sur la xénotransplantation, Lundin aborde le même type de questionnement, mais relève cependant que les personnes ayant reçu des cellules animales pour sauver leur vie doivent négocier avec cette nouvelle réalité ; ils développent une autre représentation de leur corps et de leur relation à la nature56.
48 Il est intéressant de constater que la question de l’ordre et du désordre se pose avec beaucoup d’acuité. Le désordre, c’est l’irrégularité, le bouleversement, qui perturbent l’organisation et créent de l’angoisse : « il apparaît comme irrationalité, incohérence, démence, porteur de destruction, porteur de mort »57. Le désordre c’est l’anarchie. Sans règle, la prédiction est impossible. Nous perdons la maîtrise des choses.
49 Fondamentalement, si nos informateurs émettent des réserves quant à l’utilisation des biotechnologies et ses conséquences, ce sont les risques intrinsèques, c’est-à-dire les conséquences du métissage sur l’intégrité physique qui sont problématiques. Une nature désordonnée produit un corps en désordre.
Le gène gênant
50 Manger, c’est incorporer d’une part des nutriments qui maintiennent la vie, mais aussi s’approprier les qualités symboliques de l’aliment et s’inscrire dans un espace culturel. Nous entretenons un rapport ambigu à notre alimentation : nous sommes confrontés à une double contrainte, explorer et découvrir de nouveaux aliments pour répondre à nos besoins physiologiques et surmonter l’angoisse et la méfiance associées aux aliments inconnus58.
51 Afin de réduire l’angoisse de l’incorporation, toutes les cultures ont un système classificatoire du mangeable. En classant, en triant les aliments, la société donne aux individus un mode d’emploi. Cette classification inscrit le mangeable dans un système de valeurs. La pensée classificatoire nous donne le répertoire du comestible, l’espace du mangeable, soit l’ensemble des règles qui président à la définition culturelle de l’aliment59. Les aliments acquièrent une valeur symbolique à l’intérieur de ce système de classification60. Les systèmes de classification ont une portée pragmatique. La transgression des règles provoque le dégoût cognitif. Si l’aliment n’entre pas dans les représentations alimentaires, si l’ordre est transgressé, si un élément du produit ne s’intègre pas à la représentation, l’image de l’aliment est perturbée. « Le moindre élément d’innovation perçu comme extérieur au système de représentation provoque une gêne »61.
52 Pour nos informateurs, qui ont voyagé et vécu dans plusieurs cultures, tout ce qui est « naturel » et non « familier » (ce qui nous est non proche) est de l’ordre du mangeable. Tous possèdent des animaux de compagnie : chat, chien, cheval, qui, par leur proximité et parce qu’ils partagent notre intimité, sont exclus de cet ordre. Il s’agit d’un interdit moral : manger des animaux familiers, c’est presque de l’anthropophagie. Si Mireille ne voit pas de problème à manger des insectes, elle fait le lien avec le foie de porc utilisé pour les transplantations : « ça me laisse un arrière-goût, cette histoire-là ». Le fait que ces organes soient enrobés de protéines humaines suscite le dégoût. Le fait de manger des gènes humains fait apparaître le spectre du cannibalisme.
53 Lors de la discussion, il semble évident que les OGM posent des problèmes à plusieurs niveaux : ils trouvent difficilement une place dans le système de classification de la nature et, par le fait même, dans les catégories alimentaires. Classer un aliment nous permet de le penser. Mais les OGM font partie de classes qui en général s’opposent : naturel/ artificiel, humain/non-humain, mélange d’espèces non compatibles. La pensée dualiste qui fonctionne dans la logique de la disjonction n’arrive pas à opérer la « synthèse disjonctive »62. Si ces aliments sont biologiquement métissés, ils restent, dans l’esprit du mangeur, séparés. Ils sont à la fois l’un et/ou l’autre, mais chaque partie semble garder son identité propre : la somme des parties ne donne pas une totalité. En évoquant le métissage tabac/carotte, Marie déclare : « moi je n’ai pas l’intention de manger de la nicotine ! » Ce n’est pas seulement un gène qui est transféré, mais la personnalité complète de la plante. Cette représentation de la fonction du gène n’est pas étrangère au message véhiculé par la science. Le gène contiendrait toute l’information nécessaire pour reproduire un être vivant, alors il apparaît plausible que le transfert de gène transfère le stock génétique complet de l’animal ou de la plante. Lahlou donne un exemple de deux éléments qui peuvent s’associer et rester « collés, que l’esprit se saisisse de l’un, il articule l’autre avec »63. Ainsi le cholestérol, nécessaire au bon fonctionnement des organes, a été présenté par le milieu scientifique comme une substance dangereuse qui passait directement dans le sang. La représentation populaire du corps, comme une machine avec toute une tuyauterie, a fait le reste : le cholestérol allait encrasser la machine. Par un phénomène d’enchaînements et d’assimilation, ce qui est associé une fois dans l’expérience reste associé dans l’imagination64.
54 Si je mange un aliment génétiquement manipulé, est-ce que cela peut me modifier génétiquement ? Ces gènes qu’on a introduits de façon non naturelle risquent-ils de perturber mon intégrité, mon ordre physique ? Mireille se demande : « est-ce qu’il y a des possibilités que le gène de la carotte se retrouve dans mon génome ? » Les avis sont partagés, mais le doute persiste. Nathalie est convaincue que les OGM peuvent transformer son corps : « c’est intuitif, mais je suis certaine que ça peut me transformer ». Marie pour sa part croit « que les gènes ne s’acoquineront pas avec mon corps, mais que je peux les transmettre à l’autre génération ». Une partie de l’aliment, le gène intrus, n’est pas un aliment propre à maintenir la vie. Le gène gênant, s’il se mêle au corps, risque de le transformer et de causer le désordre. Il doit être éliminé. Comme le souligne Roger, « moi je fais confiance à mon corps, je suis certain qu’il va éliminer ce corps étranger ».
55 Cette possible contamination génétique ne tient pas compte du dosage. Ainsi, pour les participants, qu’un aliment contienne 0,00001% ou 10% d’éléments génétiquement modifiés ne fait pas de différence. Il y a trace d’un gène qui rend l’aliment impropre, non naturel, et qui peut contaminer le corps. À l’unanimité, ils déclarent « zéro degré de tolérance ».
56 Compte tenu de la nature invisible du métissage (on ne voit pas les gènes et les OGM ne sont pas étiquetés), l’aliment peut être souillé, « impur », sans qu’on le sache. Je ne peux les identifier avec mes sens (ils sont semblables aux autres produits alimentaires) et je n’arrive pas à les faire entrer dans mon système de classification. Le mangeur n’a plus de repères. L’acte d’incorporation devient angoissant : « faudrait que je sache ce qui est OGM et ce qui ne l’est pas, là j’ai aucun repère ». Vincent, tout en fredonnant le thème musical de l’émission Twilight Zone, se demande : « comment je pourrais reconnaître un OGM, est-ce qu’il « glow in the dark ? » Le mangeur se trouve face à un dilemme, il n’arrive pas à « reconstruire une histoire et une identité à l’aliment »65.
Les aliments désordonnés
57 Comment incorporer un aliment qu’on ne reconnaît pas ? À la blague, André me demande : « c’est quoi ce truc bleu dans mon assiette ? » (Le bleu en cuisine est très rare, à l’exception des pommes de terre : cette couleur n’a pas bonne presse dans les assiettes et est peu utilisée.)
58 Lors de la discussion, nous avons donné aux participants une liste des produits possibles faisant l’objet de métissage génétique ; nous avons eu droit à toute une nomenclature d’aliments imaginaires : « une pomme de terre avec un gène de poisson ? Tant qu’à y être un gène de crabe avec des pommes de terre… des patates avec des pattes rétractables ». Par le recours à l’insolite, les participants s’engagent dans une activité de déclassification, de décatégorisation par l’humour. « Des carottes avec des gènes de tabac ; quand est-ce qu’on va pouvoir les fumer ? » Faisant référence au fait qu’on pourrait introduire un gène humain de croissance dans le poisson : « est-ce que ça va rendre le poisson intelligent ? » Comme le souligne Laplantine, « l’humour est une réaction à la déception mélancolique du monde… s’il est le contraire de la certitude du sens, il n’est pas tout à fait le désespoir du non-sens »66. L’humour permet d’évacuer une part d’angoisse.
59 Bien que la chose ait été traitée avec humour, l’aliment métissé dont l’essence n’est pas conforme à l’ordre naturel implique toujours quelques monstruosités. Pour André, « on n’en veut pas de ces mélanges bizarres. On est en train de créer des monstres ». L’apparition du monstre est souvent associée à la catastrophe67. Jean-Pierre est convaincu que « de la façon dont on développe ces trucs, on court au suicide. Il ne restera que des OGM bientôt, le reste disparaîtra ». Les OGM, c’est le désordre. Si, au Moyen Âge, le monstre trouvait sa place dans l’ordre de la nature, puisque Dieu ne pouvait se tromper et que l’on se refusait à tracer une frontière entre les règnes, à partir du XVe siècle, les monstres deviennent des « choses qui apparoissent contre le cours de la Nature »68. Ils sont associés au diabolique et au délictueux. Dans l’imaginaire, « le monstre est à la fois l’effet d’une infraction à la règle de ségrégation sexuelle et le signe de perversion du tableau des créatures »69.
60 Les OGM remettent en question l’ordre de la vie : il n’y a plus de filiation (créée en laboratoire) et la frontière des espèces est franchie. Dans la nature, le même engendre le même. Si l’on franchit la frontière, c’est la transgression. Crainte, certes, mais fascination aussi. Après avoir passé en revue la liste des aliments métissés, Nathalie dit : « tout cela est à la fois terrifiant et fascinant, c’est surréaliste ! » Pour Vincent, « les OGM c’est comme les bêtes fabuleuses dignes des films de science-fiction ! »
61 La classification pose donc un problème lorsqu’on parle d’incorporer des OGM. Est-ce une plante ou un animal, un poisson ou un fruit ? Même si ces catégories sont classées comme mangeables individuellement, elles deviennent problématiques lorsque métissées. Lorsque les catégories sont proches, par exemple la transgenèse entre gènes de plantes, entre gènes d’animaux, ou encore pour produire un élément déjà présent dans l’aliment (fromage), les informateurs sont moins réticents. Le métissage entre espèces éloignées (chèvre/ araignée) ou celui entre un animal familier et un animal voué à la consommation (chien/poulet), ainsi que le mélange gène humain/animal ou plante est jugé répugnant, par exemple par Jean-Pierre, blaguant sur le porc au sang « humanisé » : « tu imagines le boudin ! » ou Mireille se demandant si elle a déjà mangé du poisson avec un gène humain : « c’est dégueulasse ». Le fait qu’on puisse produire du lait humanisé à partir d’une chèvre ou d’une vache suscite l’incrédulité : « alors là, on monte d’un cran dans les aberrations, ça se peut quasiment pas… » Le lait, dans nos sociétés, est l’aliment fétiche par excellence. Il est symbole de pureté, de la mère, de l’enfance, de la vie. Et voilà que la science effectue une transformation génétique et symbolique….
Quand la science se met à table
62 Ces aliments sont « fabriqués » par la science : « c’est des gugusses inventés dans des laboratoires ! » Lorsqu’on parle de transgenèse, on parle de métissage impossible dans la nature. Ce qui est fabriqué dans les laboratoires par le procédé de transgenèse ne peut être que monstrueux. Pour Jean-Pierre, « la transgenèse, c’est pas naturel, ils jouent aux apprentis sorciers, c’est certain qu’il y aura des bavures ». Les catastrophes sont inévitables, puisque l’ordre de la nature est perturbé. L’apparition du monstre est souvent associé, depuis le Moyen Âge, à un présage néfaste. L’expression Frankenfood est à cet égard très parlante. Cette métaphore créée à partir du personnage de Frankenstein du roman de Mary Shelley (1818) illustre concrètement la nature des aliments génétiquement manipulés et les conséquences que le développement de la science pourrait avoir sur l’humanité.
63 Le fait que certaines compagnies financent les recherches sur le vivant n’a rien pour rassurer le mangeur. Les aliments issus des laboratoires ne peuvent être que dénaturés. Pour Nathalie, « les OGM c’est des aliments dénaturés, c’est déformer la nature, lui enlever ses caractéristiques propres ». Les OGM n’ont pas les caractéristiques normalement attribuées à un aliment « naturel », c’est-à-dire qui suit l’ordre de la nature. Lorsqu’on demande aux participants de décrire les caractéristiques des OGM, ils utilisent des connotations de ce qui est immangeable (« dénaturé, pas d’identité, poison, de la merde, pas authentique ») ; ils sont le « contraire des produits du terroir » comme le dit Jean-Pierre. André va plus loin, les OGM « c’est une calamité, une pollution ». Mary Douglas, dans son essai sur la souillure, explique que notre comportement vis-àvis de la pollution consiste à « condamner tout objet, toute idée susceptible de jeter la confusion sur ou de contredire nos précieuses classifications »70. Les OGM sont à la fois une anomalie (ils ne s’intègrent pas à une catégorie usuelle) et une ambiguïté (on peut les interpréter de plusieurs façons). Pour Douglas, pour faire face à l’anomalie et à l’ambiguïté, les systèmes de classification peuvent soit adopter l’une ou l’autre des interprétations possibles, soit tenter de contrôler l’anomalie ou l’éviter (comme les tabous alimentaires). Les OGM deviendront-ils nos nouveaux tabous alimentaires ?
Conclusion
64 Le métissage est à la mode dans l’alimentation. Notre recherche, qui avait pour but de comprendre comment était perçue cette notion par le mangeur lorsqu’il est confronté à des aliments génétiquement métissés, se voulait exploratoire et le nombre de participants interrogés nous interdit d’en généraliser les résultats. Nous avons voulu proposer quelques nouvelles pistes de réflexion. Si on accepte le métissage alimentaire, force est de constater que le métissage entre les espèces dans nos aliments reste problématique.
65 Dans nos sociétés, l’ordre de la nature reste pour plusieurs la dernière oasis de sens. Les OGM apparaissent comme une brèche dans cet ordre. Brèche qui touche au socle fondamental de notre existence, la nourriture. Le métissage génétique des aliments apparaît comme un désordre, un chaos. Incorporer des aliments désordonnés signifie installer le désordre en soi.
66 La construction de la représentation des OGM est tributaire de notre conception de la nature, de la science, de notre vision du mangé. Les mythes, notre classification du vivant, nos croyances dans l’esprit de la nature, réglée et justicière, nos idées reçues sur le monde de la science sont recyclés pour tenter de classer les « nouveaux aliments ». Nous cherchons à faire sens. Mais nous n’arrivons pas à les classer dans une catégorie, puisque le sens jaillit, différent à chaque fois, selon qu’on les associe à différents champs sémantiques. Que pouvons-nous faire ? Accepter les OGM, mais repenser notre conception de la nature, ou les refuser et garder notre tranquillité d’esprit ?
67 Les OGM nous obligent à repenser non seulement nos catégories du vivant, mais également notre système de classification alimentaire. Les débats et les controverses qui entourent les OGM ne se résument pas à des questions d’éthique et de morale, à la notion de risque ou à la liberté de choix ; les OGM nous interpellent sur ce que sera la post-humanité. Nos participants au groupe de discussion sont conscients de ces enjeux : s’ils résistent, ils savent que le mouvement est irréversible. Laissons la parole à André : « bientôt, nous serons tous des mutants, de toute façon les mutations ont déjà commencé ».
Annexe A
Grille d’entrevue
1. Les biotechnologies
Quelques exemples d’applications dans le domaine de la biomédecine : dépistage de maladies héréditaires au stade fœtal, clonage, technique de reproduction in vitro, xénotransplantation, etc.2. Les OGM
Est-ce que vous connaissez le processus de transgenèse utilisé pour fabriquer les OGM ?3. Métissages
Comment qualifier ces produits OGM (voir liste) ?Notes