1 Ce numéro de la Revue d'histoire de la culture matérielle réunit des articles reliés à la question de l'identité. Depuis quelques années déjà, ce concept est l'un des sujets dominants de la plupart des recherches culturelles. Notre monde déborde de traités savants et d'écrits populaires qui abordent cette notion sur divers plans. Nous avons des identités nationales, régionales, communautaires, ethniques, religieuses et individuelles. Le concept est utilisé si largement que certaines critiques ont avancé que l'identité n'était qu'un mot servant à décrire une myriade de questions diverses n'ayant aucun lien entre elles.
2 Les chercheurs discutent encore des mérites heuristiques du concept mais plusieurs reconnaissent assurément que les objets font partie de l'identité. Les objets façonnés sont visibles et tangibles, des caractéristiques qui permettent aux gens d'associer leur présence physique à des personnes, des lieux et des comportements particuliers. De nombreux auteurs ont expliqué comment nous nous identifions aux objets que nous accumulons et dont nous nous entourons. Cette définition du soi peut se situer à plusieurs niveaux à la fois, de sorte que l'identité d'une personne est liée aux identités d'une nation, d'un groupe ou d'une localité, toutes associées à certains objets. La culture matérielle, donc, peut être synonyme d'identité et on peut rarement étudier des choses sans parler de la façon dont elles créent une identité à plusieurs niveaux pour des individus.
3 L'identité associée à l'entité politique d'une nation est probablement l'un des sujets de recherche les plus étudiés. Alors que la mondialisation estompe les frontières entre pays, les gouvernements s'efforcent de créer les images matérielles qui encourageront la population à s'associer à la nation. L'art public, les monuments commémoratifs et autres et les sites historiques nationaux sont tous créés de manière à ce que les objets placés dans ces lieux partagés permettent aux citoyens de faire l'expérience de messages patriotiques tangibles. De tels signes publics sont souvent contestés dans des pays en situation de conflit ou d'occupation, comme en témoigne la destruction récente des statues de Lénine et de Saddam Hussein. L'étude de Brian et Geraint Osborne sur la colline du Parlement et sur l'établissement d'un panthéon de monuments montre comment, dans notre propre pays, l'idée de nation a été matérialisée par des objets publics qui dépeignent des personnages et des événements historiques dans lesquels les gens ordinaires peuvent se retrouver, ce qui favorise la création d'une identité nationale.
4 L'article de Lynne McNeill sur les inukshuks de la péninsule terre-neuvienne d'Avalon étudie la manière dont les objets façonnés développent des identités nationale et régionale. Les inukshuks sont des assemblages de pierres jadis créés par les groupes d'Inuits dans de nombreuses régions arctiques, notamment en Alaska, au Groenland et dans le Nord canadien. Mais ces assemblages de pierres sont aujourd'hui construits dans beaucoup d'endroits au Canada et on les aperçoit fréquemment ailleurs que dans le Grand Nord où ils ont pris naissance. Les inukshuks ont donc débordé de leur identité régionale, liée aux Inuits, pour s'inscrire dans une identité canadienne plus vaste, associée à une culture du Nord. De tels objets, maintenant de portée nationale, peuvent être vus dans des régions spécifiques, comme Terre-Neuve. Ils deviennent des moyens de marquer le milieu sauvage perçus comme génériquement canadiens.
5 Des objets d'identité nationale peuvent aussi faire partie de l'identité régionale. Toutefois, les objets considérés propres à une région (qu'ils le soient ou non) peuvent être au coeur de l'identité de la région. Cela se produit souvent quand des objets ordinaires du quotidien commencent à disparaître et sont associés aux habitudes de vie de temps plus anciens. L'article de Paula Flynn relate ce phénomène en étudiant le cas des tapis au crochet de Terre-Neuve. Des objets jadis strictement fonctionnels sont aujourd'hui considérés comme des œuvres d'art réalisées par des artisans de formation et vendues à gros prix dans les galeries. Pour l'identité de Terre-Neuve, les tapis au crochet sont devenus des objets équivalents à la musique ou à la guignolée (mummering).
6 Dans certains contextes sociaux, l'identité est liée aux objets d'un groupe ethnique. La nourriture est l'un des objets les plus souvent associés à l'identité ethnique. L'article de Janet Gilmore sur la cuisine des Grands Lacs examine les influences qu'aurait exercées la cuisine française sur certains mets. L'acculturation se produit sur de nombreux plans pour les groupes en contact avec d'autres et de nombreux produits traditionnels disparaissent. Toutefois, la nourriture demeure l'un des rappels persistants de l'identité d'origine d'un groupe.
7 Même si certains objets sont associés à l'identité d'un groupe, d'autres groupes peuvent en contester la signification. Le rapport d'Art Cockerill sur la culture matérielle des trappeurs du Labrador soulève la question que les objets (ici les habitations et traîneaux) sont souvent des hybrides construits à partir d'idées provenant de différents groupes. Les autochtones et les colons du Labrador ont créé leurs systèmes de culture matérielle mais ils ont dans certains cas emprunté des idées à d'autres. Les objets décrits par Art Cockerill sont associés à l'identité des trappeurs européens mais ont aussi des éléments venus d'autres groupes.
8 Des sites historiques deviennent associés à l'identité. Les études de Robyn Pike et Christian Roy portent sur les façons dont cela se produit. Dans son article, Christian Roy indique que des formes de technologie anciennes deviennent des éléments favorisant la création d'identités. Il étudie divers genres d'outils qui se rapportent tous à une époque où les objets étaient fabriqués à la main et où il y avait une relation directe entre fabricant et consommateur. De tels lieux façonnent donc l'identité actuelle du Québec en la reliant à un passé plus noble. Le rapport de Robyn Pike est aussi une étude de cas sur la constitution d'un site historique qui est devenu un élément central de l'identité d'une ville de Terre-Neuve. Autrefois, on retrouvait des bâtiments comme ceux des magasins Rorke partout à Terre-Neuve. Maintenant qu'ils ont presque tous disparu, la survie de cette structure particulière a permis à la collectivité de la consacrer en tant qu'exemple original du temps révolu de la pêche. L'entrepôt désormais musée permet aux citoyens de s'identifier à leur ville.
9 Enfin, le rapport de Grant MacLeod démontre comment les objets sont associés à l'identité individuelle. Dans le cas qu'il décrit, un artisan régional a adapté la structure d'un bateau de style très répandu pour créer une embarcation originale. Les gens de la région ont vite associé le bateau et sa structure à cet artisan. Les objets d'un fabricant deviennent ainsi le témoignage tangible de son identité.
10 La culture matérielle crée divers types d'identités. Les objets ont donc des vocations multiples et témoignent de la façon dont les gens se définissent par une pluralité d'identités différentes. Les objets façonnés nous aident à faire savoir aux autres qui nous sommes tout en nous fournissant des images claires de notre identité. Grâce aux objets associés à l'identité nationale, l'identité d'un groupe ou l'identité individuelle, nous créons le monde matériel qui exprime le mieux qui nous sommes.