The curtain is pervasive in the material culture of Roms living in Hétes, a neighbourhood in the Hungarian city of Ôzd, whose economy had been based on the steel industry. This object proves to have multiple meanings, revealed by a socio-semiotic analysis of a body of narratives, observations and photogaphs from the neighbourhood, which has become an ethnic ghetto in the wake of systemic changes following the collapse of Communism. The analysis helps us understand how a community marginalized by the impacts of these changes on employment, education, health and housing has managed to establish the curtain as an almost transparent tool of cultural resistance. For Roms living in Hétes, the curtain is an ambivalent border between individuals and between individuals and the community, an indication of social status and of the changing relationship between the various elements of working-class and ethnic identity. Its many meanings can be esthetic, political and social. The study of this protean object reveals a community's experience with the paradox of modem life.
Le rideau est omniprésent dans la culture matérielle des Roms de Hétes, un quartier de la ville d'Ôzd, en Hongrie, dont l'économie reposait autrefois sur la sidérurgie. Cet objet se révèle porteur de significations multiples, que permet de dégager l'analyse socio-sémiotique d'un corpus constitué de récits de vie, de notes d'observations et de photographies prises dans ce quartier, devenu ghetto ethnique suite aux transformations systémiques post-communistes. L'analyse aide à comprendre comment une communauté marginalisée par les répercussions de ces transformations sur l'emploi, la scolarisation, la santé et le logement a pu mettre en œuvre l'élément de résistance culturelle quasi transparent qu'est le rideau. Pour les Roms de Hétes, le rideau est une frontière ambivalente entre les individus et entre les individus et la communauté, un marqueur de statut social et un indice de la relation changeante entre les divers éléments d'identité ouvrière et ethnique. Il véhicule des significations esthétiques, politiques et sociales. L'examen de cet objet protéi-forme dévoile le paradoxe de la modernité que vit une communauté.
1 Les Roms sont souvent vus par les membres de la majorité démographique hongroise comme un groupe pour lequel « history has no meaning », selon l'expression employée par Daniel Miller dans son analyse2 de « Canterville Ghost » d'Oscar Wilde. Dans cette nouvelle, Wilde oppose un représentant de la vieille aristocratie, que caractériserait une conscience historique aiguë, et les membres d'une famille appartenant à la bourgeoisie anglaise - prétendument dépourvus de sens de l'Histoire. Les bourgeois s'installent dans une maison hantée par un fantôme d'origine aristocratique, la demeure en question ayant été la propriété de sa famille depuis des temps immémoriaux. Comme la transmission du patrimoine est brusquement rompue à l'arrivée des nouveaux propriétaires, réputés vivre dans et pour le présent, le revenant qui hante la maison se voit obligé de rétablir la continuité historique en transmettant à un membre de la famille bourgeoise les bijoux de famille hérités de génération en génération, porteurs de son histoire. La transition entre l'ancien et le nouveau est ainsi assurée par le dernier représentant du passé révolu. En revanche, quand les Roms demandent des comptes à l'Histoire, qui semble les avoir oubliés depuis que la fameuse période de « transition » postcommuniste s'est amorcée vers l'économie du marché, à la fin des années 1980, une incompréhension hypocrite leur est opposée. Les Roms, eux, ne peuvent pas avoir le Sens de l'Histoire, puisqu'ils n'ont jamais eu de patrimoine à transmettre ; ils seraient anhistoriques par essence, d'où encore la représentation fortement répandue selon laquelle ils ne vivraient que dans et pour le présent, à l'instar des protagonistes de la nouvelle de Wilde.
2 Dans cet article, nous verrons qu'en s'inscrivant dans l'espace par l'entremise de certains éléments de leur culture matérielle, les Roms usent de tactiques repérables et s'inscrivent malgré tout dans la durée, dans l'Histoire. Mais, ce faisant, poursuivent-ils une stratégie?3 Pour le savoir, je me suis intéressée à une classe d'objets à première vue banale, celle des rideaux et d'autres tissus transparents. Ces objets participent de la manière la plus significative tant à la vie sociale qu'au cadre de vie des Roms.
3 J'ai étudié les rideaux comme des objets « mobiles », au sens le plus concret du terme, au sens où le vent les agite, la main les écarte, les tire ou les accroche, mais ces objets sont en même temps des signes dont la signification est, là encore, des plus « mouvantes » à cause de leur polysémie inscrite dans leur matérialité même. Cette signification se laisse analyser en termes esthétiques aussi bien qu'en termes politiques, au sens large où la place de l'individu est déterminée par rapport à la communauté, qui forme pour lui la polis. La « politique » peut être appréhendée d'autant plus immédiatement que la population en question est isolée, sinon retranchée du reste de la société (majoritaire). La matérialité des rideaux importe d'autant plus que leurs différentes significations symboliques s'inscrivent en même temps dans l'espace architectural et dans l'espace social. Les figures éminemment politiques qui s'y attachent, telles que la relation public-privé et celle qui concerne le rapport paradoxal à la modernité, seront donc observées « à travers le rideau ».
4 Un seul type parmi toutes les significations potentielles liées à l'usage du rideau sera écarté, celui que procurerait l'interprétation symbolique d'un quelconque désir visant à ce que le « vent de la liberté » vienne agiter cet objet, comme il le fait sur le célèbre tableau de Jacques-Louis David, Le Serment du feu de paume, où le drapé contorsionné du rideau symbolise l'acquis le plus cher de la Révolution française ,la liberté. Pour les Roms dépossédés de leurs sécurités les plus élémentaires (emploi, logement, santé ou éducation), la liberté ne signifie qu'un sursis accordé avant qu'ils ne soient expulsés de leurs logis situés dans le ghetto nommé Hétes, quartier abandonné par la municipalité de la ville d'Ôzd.
5 La démarche consistant à faire le point sur la transformation de la société hongroise dans l'optique de sa plus grande minorité, celle des Roms4 - optique qui ne va pas de soi, tant il est dénié à ceux-ci le droit d'incarner leur propre vérité historique - demande à être justifiée. Pour ce faire, je citerai (de mémoire) le mot de Vaclav Havel, ancien président de la République tchèque : « La situation d'une minorité ethnique d'un pays donné en révèle l'état démocratique, tout comme le papier de tournesol révèle l'acidité ou l'alcalinité du milieu chimique dans lequel il a été immergé.5 »
6 Le terrain de recherche où j'ai collecté les données empiriques qui seront analysées est donc un ghetto rom, Hétes, formé sur le site d'une colonie ouvrière qu'avaient habitée les sidérurgistes d'Ôzd. Cette ville de province est située au nord-est de la Hongrie, à 120 km de Budapest. Elle a vécu pendant 150 ans de sa mono-industrie métallurgique fondée sur les mines de charbon et de fer de la région. Le complexe sidérurgique a été démantelé en 1991, alors que disparaissaient les derniers vestiges de l'économie du socialisme d'Etat.
7 Même si la liquidation de l'usine était le résultat d'un changement systémique en Hongrie, la situation de la population ouvrière de la ville est comparable à celle des gens de Murdochville au Canada ou de Le Creusot en France6. Au sommet de sa gloire, dans les années 1980, Ôzd comptait 48 000 habitants. De 20 à 25 pour 100 de la population étaient des Roms qui se retrouvaient dans la même proportion parmi les 16 000 ouvriers de l'usine. Cette densité exceptionnelle s'explique par les besoins de l'usine en travailleurs peu ou pas qualifiés, recrutés en grand nombre parmi les Roms qui lui ont apporté leur force physique. Aujourd'hui, le taux de chômage à Ozd est de 20 pour 100 (par comparaison à 11 pour 100 au niveau national), mais les Roms sont à 90 pour 100 sans emploi salarié (à 70 pour 100 au niveau national).
8 Les euphémismes comme « transformation libérale » du pays, qui serait toujours dans sa « période de transition », couvrent des réalités peu attrayantes : le plan social pour des milliers de salariés licenciés a consisté à attendre que leur nombre diminue par voie naturelle. La retraite pour invalidité était octroyée à ceux qui avaient les moyens de « graisser la patte » des médecins locaux. À défaut de plan social, on a institué la reconversion professionnelle, qui se résumait à enseigner le sens de la liberté d'entreprendre. Il y a eu des rescapés. Une petite poignée de personnes, proches du feu, sont parvenues à emporter le butin issu de la liquidation du complexe sidérurgique : machines, main d'œuvre qualifiée, matières premières. Environ 6 000 personnes ont quitté la ville sinistrée. Les Roms, malgré leur renommée de nomades invétérés, sont restés. La plupart d'entre eux n'ont pas de qualification professionnelle autre que celle acquise sur le tas, ni de réserves financières, ni l'avantage de relever d'une population « non visible », au sens colorimétrique et hégémonique du terme. Les seules formes de travail pour eux se limitaient désormais à la récupération de métaux dans les différents sites métallifères de la ville - le terril où l'usine a déposé ses scories pendant 150 ans et la carcasse de l'aciérie, où ils n'ont pas accès officiellement, mais où ils entrent par effraction - et à des travaux saisonniers, parfois journaliers. Les emplois dans l'agriculture ou la construction, relevant de l'économie informelle, sont des ressources rares. Aux Roms d'Ôzd, prolétarisés en masse après la guerre, sont inconnus les métiers artisanaux traditionnels tels que la confection de pétrins et cuillers en bois, l'étamage, la vannerie ou encore la fabrication de briques en pisé comme celles qu'utilisaient leurs arrière-grands-parents pour construire leurs huttes. Les métiers de brocanteur, d'antiquaire ou de maquignon, pratiqués par les Roms possédant un petit capital et un grand savoir-faire, leur sont inaccessibles. Quelques ferrailleurs roms ont fait fortune, mais les anciens métallurgistes, qui perpétuaient une tradition artisanale déjà pratiquée en Inde, ont définitivement disparu.
9 Hétes jouxte l'ancienne usine dont le squelette occupe le milieu de la ville. Le quartier ouvrier devenu ghetto se compose d'une dizaine de maisons bâties entre 1905 et 1912. Cette ancienne colonie ouvrière7 était tout aussi intégrée à la ville d'Ôzd qu'elle intégrait les populations ouvrières ethniquement hétérogènes. Le phénomène de la ségrégation spatiale, la ghettoïsation, atteste de la manière la plus tangible la spirale de l'exclusion. Hétes est ainsi devenu un terrain fertile d'observation pour qui s'intéresse à une communauté (re)devenue ethniquement homogène et ressoudée comme malgré elle par ses vicissitudes. En très peu de temps, depuis la fermeture de l'usine, s'y sont développées des initiatives individuelles, de nouvelles solidarités et de nouvelles sociabilités, de nouvelles institutions sociales - qui ne sont pas toutes progressistes.
10 Un seul couple non rom a voulu rester à Hétes. Tous les autres habitants, environ 600 personnes, sont des Roms, prolétarisés et assimilés depuis plusieurs générations, qui se sont retrouvés « désassimilés ». L'infrastructure communale et les maisons ayant été totalement abandonnées par la ville, deux points d'eau fournissent l'eau potable et l'électricité s'obtient par branchements illégaux. Les Roms définitivement coupés de ressources financières régulières, devenus insolvables, ne paient plus leur loyer mais ne sont pas pour autant expulsés de leur logement, la ville craignant le scandale.
11 Dans chacune des maisons logent huit à dix unités domestiques ou familles réunissant souvent trois générations. Les logis sont composés de deux pièces et d'un petit garde-manger. La première des pièces est la cuisine ; elle donne accès à une seconde qui sert à la fois de salon et de chambre à coucher. Les femmes passent beaucoup plus de temps que les hommes au foyer, où elles s'occupent des enfants en bas âge et de la préparation de la nourriture. Il arrive cependant que les couples travaillent ensemble, parfois en compagnie de leurs enfants. Le chômage chronique, surtout en hiver, oblige souvent les hommes à rester à la maison. Les deux sexes sont alors également répartis dans les deux pièces. Dans ces logis, les enfants n'ont pas d'espace propre, si ce n'est leur lit, fréquemment partagé avec des frères et sœurs. L'espace dédié aux enfants, c'est la rue, les jardinets derrière les maisons, les terrains marécageux de la vallée de Hétes qui sépare le ghetto du terril, longue colline parallèle à la vallée.
12 Cette étude fait appel à l'analyse socio-sémiotique, appliquée à un corpus documentaire contenant une trentaine de photographies extraites de plus de deux mille prises de vue. Le critère du choix est purement thématique : seules les photographies représentant des rideaux retiennent mon attention.
13 Ces images ont été réalisées à Hétes par le sociologue Larry Brookner, qui photographiait en ma présence et, la plupart du temps, sur ma demande expresse, en guise de prise de notes « à quatre mains ». Des notes de terrain, des données puisées dans une quarantaine d'entretiens biographiques et des carnets de travail (contenant le curriculum détaillé des travailleurs) complémentent le corpus assemblé lors de recherches menées à Hétes de mars 2000 à la fin d'octobre 2002. L'abondante documentation portant sur l'usine sidérurgique d'Ôzd - des centaines de livres et de brochures, la plupart commandités par l'usine - mentionne les Roms dans un paragraphe seulement8.
14 L'actuel réfèrent du corpus de documents visuels et discursifs représente l'aboutissement d'une conduite particulière de découverte. Je n'ai jamais mené une recherche de terrain centrée sur les rideaux, bien que ceux-ci se soient imposés à mon attention. Ils l'ont fait à mon insu. Que l'attention du photographe et celle de l'ethnologue se soient focalisées sur les rideaux en l'absence d'une démarche de découverte spécifiquement orientée et consciente - honnis l'attitude générale d'ouverture d'esprit, telle que préconisée par Paul Feyerabend dans son célèbre Against Method9 - est la première preuve que les rideaux sont des signes. Ils nous ont fait signe. Ils se sont imposés à ma conscience d'exilée comme représentants de la figure de la frontière, franchissable ou non. Pourquoi se sont-ils imposés sur autant de pellicules du photographe? Sa caméra devant l'œil, celui-ci a cherché à adopter le point de vue des Hétesiens dont le regard est, lui aussi, intercepté par des rideaux. Même si de nombreux traits ont échappé à l'œil mécanique de l'appareil-photo, pourtant réputé « objectif», les photos figurent donc parmi mes « informatrices » privilégiées.
15 Le fait de ne pas disposer du moindre fragment discursif émanant des Roms, qui porterait sur l'usage, l'esthétique ou un quelconque élément de signification des rideaux, ne représente pas un handicap insurmontable. C'est l'analyse socio-sémiotique qui va pallier l'absence de témoignages spécifiques. Si le document discursif semble plus apte à véhiculer des significations politiques, sociales ou historiques que le document visuel qui, lui, « ne parle pas », il est possible de sortir de ce paradoxe en rappelant ces mots de Roland Barthes : « Les grands photographes sont de grands mythologues : Nadar (la bourgeoisie française), Sander (les Allemands de l'Allemagne prénazie)10. »
16 La vérité d'un objet réside dans ses multiples relations avec son environnement humain, matériel, institutionnel, mais l'interrogation portera sur les relations humaines telles que révélées, éclairées, par l'objet « rideau ».
17 Celui-ci sera interprété en tant que signe mais, contrairement à la sémiotique postmoderne à la Jean Baudrillard, dont l'idéalisme est critiqué par Mark Gottdiener11, et conformément à une sémiotique d'inspiration structuraliste à la Charles Sanders Peirce, le signe ne sera pas présenté comme détaché de son support matériel. Pour Gottdiener, en effet, l'objet, tout comme le signe - l'un et l'autre susceptibles d'analyse sémiologique -, a aussi une face matérielle, contrairement à ce que suggèrent les postmodernes inspirés par les structuralistes, eux-mêmes inspirés par la position tout aussi idéaliste de Ferdinand de Saussure12.
18 Mais je me garderai bien de jeter deux « bébés » conceptuels développés par la mouvance épistémologique postmoderne avec « l'eau du bain » du postmodemisme : je retiendrai l'intérêt que les poststructuralistes portent au paradoxe et aux autres figures antonymiques, et utiliserai le concept de la modernité tel qu'il est développé par Baudrillard. La combinaison des deux concepts en une modernité paradoxale est vécue par les Roms de Hétes comme une réalité qui prend corps dans les rideaux, ces objets de culture matérielle des plus fascinants parce que si peu matériels.
19 La trentaine de photographies choisies présentent, rapprochent ou dévoilent une grande variété d'usages et de pratiques sociales, tous en relation avec des tissus ayant pour caractéristique commune d'être liés à une ouverture quelconque pratiquée dans l'habitat. La transparence limitée des rideaux laisse deviner le mouvement d'une personne, sans qu'on puisse savoir de qui il s'agit et ce qu'il ou elle fait. Mais on peut aussi regarder, dans ses moindres détails, toute la vie qui se déroule devant un rideau, tandis que l'on demeure inaperçu, caché derrière. Accessoirement, les rideaux peuvent être non transparents, quelle que soit la face qu'ils présentent. On a alors cependant affaire à un « écart » par rapport au sens initial que j'ai choisi de développer. Certains objets, tels que des tissus couvrant des meubles, peuvent être assimilables aux rideaux, compte tenu de leurs caractéristiques, et l'écart est alors dû à leur position spatiale. Les distinctions fonctionnelles entre rideaux et autres tissus ne sont pas nécessairement pertinentes pour leurs usagers.
20 Les rideaux sont des objets remarquables, en ce qu'ils sont des signes qui dénotent mais qui offrent aussi différentes connotations donnant lieu à différentes lectures. Comme ces objets ont leur propre « épaisseur » matérielle, légère mais néanmoins incontournable, ils présentent diverses formules performatives au sens où John Austin13 a employé ce terme. Ils se comportent comme des « frontières ». Ils matérialisent la séparation entre différentes sortes d'espaces, dont le privé et le public. J'emploie le terme « frontières » dans un sens où la (géo)politique s'y réfère : elles sont prises en considération ou allègrement contournées, voire effacées selon la difficulté matérielle ou politique qu'elles posent à ceux qui veulent les franchir, renforcées par des systèmes de défense tels que des forteresses. Les rideaux sont aussi des frontières car derrière eux une porte fermée peut barrer la route.
21 Tout comme les frontières, les rideaux sont ambivalents : leur tendance à être légers, diaphanes, transparents, les rend capables de s'effacer, de s'évanouir mais, en même temps, leur tendance à être opaques les dresse dans toute leur matérialité face à l'intrus. Leur ambivalence se révèle à l'usage quotidien. Selon qu'on regarde à travers eux face à la lumière, depuis l'intérieur de l'habitat vers l'extérieur, ou qu'au contraire on scrute depuis la rue l'obscurité du logis, selon l'angle de vue ou la position de l'observateur, ils semblent aussi indispensables à Hétes que les portes et les fenêtres.
22 Dans ce ghetto récemment formé, du fait du déclassement fulgurant de la population romain, survenu après plusieurs décennies de relative sécurité matérielle et de dynamique sociale ascendante, la qualité optique qui confère aux rideaux leur ambivalence contribue à la gestion, à la régulation souple des relations sociales. S'ils régissent et canalisent les relations sociales qui s'inscrivent dans la matière - leur caractère protéiforme leur assure la capacité de transmettre des significations polysémiques -, les rideaux sont aussi des représentations mimétiques des relations sociales ambivalentes, d'autant plus qu'ils sont eux-mêmes frappés du sceau de l'ambivalence14. Les jeux de rideaux sont aux Roms de Hétes ce que les combats de coqs sont aux habitants de Bali, si l'on en croit Clifford Geertz15 : les volatiles canalisent et détournent la violence sociale en même temps qu'ils la miment et en assurent ainsi l'apprentissage.
23 Le statut social, familial, professionnel, etc. des gens qui se retrouvent de part et d'autre du rideau peut aussi déterminer s'ils sont séparés ou, au contraire, réunis.
24 Certains rideaux sont apposés à l'intérieur de la fenêtre vitrée de l'habitat, ils la doublent, de sorte que, quand la fenêtre s'ouvre, le rideau l'accompagne dans son mouvement, accroché qu'il est à la fenêtre. Dans cette colonie ouvrière, les fenêtres de la cuisine ou de la chambre s'ouvrent vers l'extérieur, sur la rue ou sur l'ancien jardinet derrière les maisons. Ce fait est probablement responsable de la fréquente absence de vitres, qui se cassent pins facilement dans cette position plutôt vulnérable. Les rideaux peuvent se poser derrière les vitres si elles existent ou les remplacer quand elles ont disparu (il est rare qu'elles soient remplacées, faute de ressources financières mobilisables à cette fin « frivole »). Du carton ou du papier journal peut remplacer les vitres par temps froid et un léger voilage, par temps doux.
25 La présence ou l'absence de vitres permet bien mieux d'évaluer la situation économique de la famille que la qualité matérielle des rideaux, tandis que la façon dont ces derniers sont utilisés est très significative par rapport au statut. Le regard des passants peut pénétrer sans obstacle dans l'espace privé quand les fenêtres sont grandes ouvertes et quand les rideaux en sont solidaires, les fenêtres étant situées à la hauteur de la tête d'un adulte debout, au niveau de la rue. Lorsque les rideaux sont accrochés à une tringle fixée au mur au-dessus de l'embrasure de la fenêtre, ils restent sur place, bloquant le regard du passant, si la fenêtre est ouverte. Cette solution est retenue par ceux qui ont un statut social plus élevé que la moyenne.
26 Moins on est pauvre et plus on tendance à chercher à voiler les signes extérieurs de richesse sans toutefois entièrement les dissimuler au regard des autres Hétesiens. Cette connotation liée à la stratification sociale est évidemment lisible par tous les Hétesiens, qui comprennent que, par exemple, tel musicien qui parvient toujours à s'employer lors des noces et des funérailles, des réjouissances et des galas de bienfaisance des Gadje (les non-Roms) puisse vouloir protéger l'intimité de son logis, meublé et décoré non seulement avec des objets nécessaires, mais aussi avec ce qui pourrait passer pour du superflu aux yeux des plus paupérisés.
27 Toutefois, en même temps que le rideau est appelé à décourager les regards indiscrets par son opacité, il peut aussi attirer l'attention des passants par ses qualités esthétiques. Le rideau posé à la fenêtre des moins démunis n'est jamais entièrement opaque et ceci, pour deux raisons. La translucidité, la légèreté, le caractère diaphane d'un rideau sont des attributs associés au luxe par les Hétesiens. Or, nous savons au moins depuis Thorstein Veblen qu'afin de maintenir son statut social, on doit montrer sa richesse au moyen de consommation ostentatoire16. Aussi, le rideau appartenant à un foyer relativement opulent ne doit jamais être opaque car le logis doit rester clair pour ses occupants, malgré la présence du rideau à la fenêtre, la clarté étant connotée comme attribut du luxe.
28 Comment peut-on concilier les deux exigences contradictoires de translucidité et d'opacité tout en se démarquant des autres habitants de Hétes, qui utilisent précisément les mêmes matériaux transparents de qualité standardisée ? C'est en augmentant le nombre de plis du tissu, en fronçant plus ou moins le rideau, au lieu de le laisser plat. Bien sûr, cette solution est plus onéreuse, puisqu'elle exige jusqu'à deux fois plus de matière que lorsque la taille de l'ouverture et celle du rideau plat coïncident, mais telle famille hétesienne qui pratique le prêt à taux usuraire (exorbitant, à 50, voire 70 pour 100 d'intérêts par mois) peut se le permettre.
29 En revanche, quand on est très pauvre, la plupart du temps suite à l'endettement envers les usuriers, le regard extérieur ne pénètre jamais dans la demeure. Le sentiment aigu de perte de dignité déjà subie se conjugue avec la crainte d'une spirale de disqualification sociale opérée par les regards extérieurs indiscrets. Et pourtant, l'obscurité qui règne dans une telle demeure ne fait qu'accentuer l'impression de déchéance.
30 Il est néanmoins possible d'éviter les solutions les plus radicales : le doublage des rideaux, superposés les uns aux autres, est une voie accessible au traitement de prestige des voilages, tout comme il peut représenter une solution de fortune aux mains des plus pauvres. Bien que ce procédé diminue la translucidité de l'ensemble ainsi constitué, la qualité esthétique attribuée aux tissus diaphanes reste sauvegardée pour l'observateur s'il les regarde - durant le jour - depuis l'intérieur de la pièce nécessairement plus sombre que l'extérieur. Chacune des couches peut être légèrement décalée par rapport à la précédente.
31 Ce genre de réalisation multicouche pousse à l'extrême la tension issue de l'ambivalence du rideau, à la fois élément fonctionnel et élément esthétique. Il convient donc de distinguer de ce point de vue différents cas de figure. Le fonctionnel et l'esthétique peuvent se superposer de manière avouée : c'est le cas du rideau multicouche, où le tissu qui donne sur la rue est non transparent, purement fonctionnel, servant la plupart du temps d'isolation, tandis que la couche superposée qui donne sur l'intérieur de l'habitat est un voilage léger. Dans un autre cas de figure, la superposition de couches toutes également transparentes produit simultanément l'effet fonctionnel et l'effet esthétique, sans qu'il soit possible d'attribuer un sens fonctionnel ou esthétique à l'un ou l'autre des éléments superposés. L'ensemble présente les deux significations intégrées. En revanche, il serait hasardeux d'attribuer un sens purement fonctionnel à un rideau qui ne serait pas transparent, mais épais, et suggérerait de ce fait une utilisation purement fonctionnelle. En réalité, un rideau épais peut avoir en même temps une qualité esthétique recherchée, sa transparence visant à alléger l'ambiance alourdie par les signes extérieurs de la pauvreté. Les rideaux apposés à une porte à des fins d'isolation thermique peuvent être doublés. En revanche, les rideaux ne sont jamais doublés lorsqu'ils sont transparents et posas sur ou à la place d'une porte, soit à l'extérieur, soit à l'intérieur de l'habitat, leur fonction esthétique l'emportant dans ces cas-là.
32 La qualité matérielle du tissu dont on fait les rideaux est moins significative que la façon dont il est utilisé du point de vue du statut social, en raison de la standardisation accrue des matériaux textiles utilisés. On achète ceux-ci au poids, dans un magasin dont le sol est jonché de tas de vêtements et de tissus triés selon des catégories d'usage. Tous ces objets sont importés de l'Occident déjà usagés, ayant été collectés à des fins de charité dans les pays riches. Les rideaux qu'on trouve dans ce magasin sont en matière synthétique qui imite la dentelle fine sans en approcher la blancheur ou les autres qualités sensorielles.
33 L'absence de rideaux en étoffe à mailles confectionnés artisanalement - on en trouve encore souvent dans les demeures petites-bourgeoises de Budapest (ils ont été tricotés avant la guerre, il est vrai) - est le premier signe de la modernité des Roms de Hétes. Cette absence peut s'expliquer par un manque de savoir-faire, mais elle est surtout attribuable au manque d'argent pour acquérir du fil à tricoter. La concurrence entre l'artisanat domestique et la production industrialisée s'est soldée en laveur de la seconde.
34 Une dernière catégorie de tissus diaphanes correspond à ceux qui couvrent des meubles. Que les meubles soient ouverts ou non sur l'espace domestique. que leur contenu consiste en objets usuels ou décoratifs, les rideaux dévoilent, soulignent, cachent ou masquent celui-ci. Ces cas de « doublage » semblent être des sortes de surenchère d'effets décoratifs suggérant l'idée de l'opulence, les surimpressions évoquant la présence de ressources, de richesses quasi inépuisables.
35 Lorsque le rideau est utilisé pour sa seule qualité de transparence au-dessus d'autres couches de vêtements d'un bébé, il est certain que cette doublure ne vise que l'apparence, surtout si le même bébé est couché sur un drap figurant le drapeau américain. Le rôle social du tissu reflète alors le rôle attribué à la séance de photographie pour laquelle sont réunis ces éléments matériels évocateurs du prestige. Dans le même esprit, la transparence, la similarité avec la texture de la dentelle est aussi une qualité recherchée pour les vêtements festifs des enfants. Les femmes adultes ne semblent pas présenter de goût pour cet effet de légèreté. Il se pourrait qu'elles redoutent d'être taxées elles-mêmes de légères, la communauté romani de Hétes semblant particulièrement traditionaliste si l'on en juge par l'absence de toute contraception féminine.
36 Il serait abusif de qualifier la cuisine d'espace spécifiquement féminin puisqu'elle sert aussi d'entrée au logis et est utilisée pour des travaux domestiques masculins comme la coupe du bois, surtout en hiver, mais il est encore plus difficile de qualifier une des pièces de l'habitat de spécifiquement masculine. Pourtant, il serait tentant de trouver quelque relation cachée entre les genres et les rideaux, à l'instar des objets liés au soi masculin ou féminin décrits par Mihaly Csikszentmihalyi et Eugene Rocheberg-Halton17.
37 Un rideau non transparent vu sur une photo prise en été représente un type rare. Comme il est associé à un espace occupé par des hommes, la tentation est grande de l'interpréter en relation avec ce fait, mais je suis dans l'incapacité de dire ce que ce rideau couvre ou cache de façon quasi hermétique. Sa trace photographique ne me sert donc que de garde-fou contre les spéculations conjecturales face auxquelles les voilages légers semblent opposer moins de résistance.
38 La géométrie réalisée des tissus de voilage est elle-même modulable par rapport à la géométrie originelle de la pièce de tissu et de celle de l'ouverture devant laquelle elle est appliquée. À l'un des extrêmes de l'échelle tendue entre fonctionnalité pratique et esthétique, le rideau peut ne plus posséder que sa fonction purement décorative, soulignée par le nœud qui attache ses deux pans aux montants de la porte, car il ne se refermera plus jamais. Par sa géométrie de lignes en diagonale, il adoucit la sévérité que les horizontales et les verticales sont censées imprimer au paysage domestique intérieur. Grâce à la légère courbe qu'elles adoptent dans leur réunion avec le nœud, même les diagonales sont transfigurées par leur forme, qui évoque un sourire relevant la commissure des lèvres, si je peux me permettre cette comparaison anthropomorphique. Lorsqu'un bandeau fait d'un rideau d'une vingtaine de centimètres de large est accroché tout en haut de la porte, la négation de sa fonction utilitaire et l'affirmation de sa seule fonction décorative arrive à son comble. Les deux procédés précédents peuvent être combinés en un assemblage raffiné.
39 À l'opposé de cet usage extrême du rideau, qui tourne radicalement le dos à tout utilitarisme, il y a l'usage avoué, souligné, de la fonctionnalité pure. On retrouve ici les voilages qui servent à empêcher l'intrusion des insectes volants (mouches et moustiques, nombreux en été à cause de la proximité des fosses septiques et du terrain marécageux de la vallée où coule un ruisseau envahi par la végétation) et d'échanger l'air frais de la rue et l'air vicié de l'appartement.
40 On peut plisser ces voilages et les fendre en leur milieu jusqu'à une certaine hauteur, pour donner accès à l'ouverture de la porte tout en facilitant un passage qu'on n'a pas à se frayer avec les deux mains, par exemple dans le cas de la mère portant deux enfants dans les bras. C'est de la même manière que fonctionnent les lourds rideaux qui remplacent durant les froids les rideaux légers mis aux portes, soit à l'extérieur de la demeure, soit dans l'ouverture de la porte, soit encore à la place d'une porte disparue, auparavant interposée entre deux pièces. Ceux des fenêtres restent souvent en place l'hiver, à moins qu'ils ne soient remplacés par des couvertures ou des cartons posés en guise d'isolation afin de maintenir un différentiel thermique confortable entre l'intérieur et l'extérieur.
41 La mobilité des rideaux, cette fois-ci au sens très concret de ce terme, est un critère classificatoire. Un léger voilage placé dans l'embrasure d'une porte peut s'avérer trop mobile par rapport aux courants d'air qui y circulent. Les rideaux peuvent aussi présenter une géométrie variable selon l'heure de la journée et selon la saison. Mais, de manière générale, les rideaux sont appelés à combler les lacunes et corriger les déficiences de l'habitat délabré, mal entretenu faute de moyens financiers. Ils remplissent cependant cette fonction de la façon la plus rapidement démontable ou modifiable : le rideau est l'objet par excellence qui porte la marque de l'éphémère et du transitoire caractérisant la situation devenue précaire des Roms poussés hors de la communauté urbaine.
42 Le mythe du nomade est associé à l'abri léger. Si les Roms qui habitent dans les cités ouvrières solidement bâties ne parviennent pas à déconstruire ce mythe, ils peuvent à tout le moins chercher à masquer les signes de leur déclassement, qui éveille chez les observateurs non avertis de ses causes socio-économiques de vieilles peurs des « classes dangereuses », dont le mythe touchant aux « déplacements incontrôlables » n'est qu'une variante.
43 Les rideaux peuvent être interprétés comme des contresignes opposés à la catégorisation ethnicisante de la majorité. Leur qualité diaphane étant censée évoquer une distinction « aristocratique », la « classe », ils sont crédités d'une capacité de transfigurer le monde social, dont les relations parfois rudes se trouvent amorties et esthétisées. Enfin, les signes extérieurs, matériels, de la pauvreté associés à la lourdeur peuvent eux aussi, au contact de ces matières légères, se transformer en leur contraire.
44 La couleur, les motifs décoratifs et la texture sont à prendre en considération pour décrire un rideau du point de vue esthétique. Autant les rideaux translucides sont d'apparence standard et se retrouvent pratiquement dans tous les foyers, sauf les plus démunis, autant les tissus non transparents, néanmoins utilisés comme rideaux, bariolés à grands motifs floraux ne sont associés qu'aux foyers dont les habitants sont les plus traditionalistes, les plus à cheval sur leur identité romani positive, les plus résistants aux influences culturelles étrangères ou perçues comme étrangères. Ils peuvent appartenir à la mince classe des personnes âgées, mais ils peuvent également relever d'une catégorie de jeunes qui se trouvent parmi les plus démunis, les plus éloignés d'une hypothétique perspective d'assimilation à la culture dominante de la population majoritaire du pays.
45 La résistance peut être préméditée, elle peut résulter d'une réaction à l'hégémonie culturelle des non-Roms, mais elle peut aussi être signe d'un relatif isolement culturel. En effet, la norme- dictée par la majorité en matière de coordination des couleurs et des motifs, et pas nécessairement connue de tous - veut que les couleurs unies soient accordées entre elles quant à leur tonalité et qu'on ne juxtapose pas de tissu bariolé à un autre à motifs hétérogènes. Les non-Roms considèrent que la non-observance de cette norme est un trait caractéristique de la culture des Roms.
46 L'observation de terrain peut rectifier cette vision schématique. En été, de nombreuses jeunes filles portaient des robes en tissu bleu marine à motif floral blanc, assemblées et cousues artisanalement. Le même tissu figure chez S. sous forme de rideau accroché dans sa demeure ; il est apposé au montant d'une porte, le rideau coulissant sur une ficelle posée sous le montant horizontal. S. est une des anciennes de la communauté, elle a dépassé les 70 ans18. Elle semble effectivement aimer les tissus bariolés, que ce soit pour ses propres vêtements ou le décor de son intérieur. L'occasion d'acheter un tissu bon marché doit-elle présider aux choix du « goût tsigane », réputé privilégier le criard et le bariolé ? Les tissus criards et bariolés se vendent probablement moins cher, car ils sont difficiles à coordonner entre eux, selon les normes non-romani qui imposent la sobriété en cette matière. Revendiquerait-on par la suite une prédilection pour le bariolé et le non-coordonné, justifiant cette prédilection par sa propre origine ethnique ? Dans cette optique, on peut penser à l'étonnant phénomène social que représente le goût pour le plat nommé fish and chips, aux ingrédients les moins chers, développé par la classe populaire anglaise dans les années 1950 selon le témoignage - autobiographique - de Richard Hoggart19.
47 Quand J., le mari septuagénaire de S., était jeune, il faisait partie d'un cercle culturel de l'usine sidérurgique composé de danseurs qui s'efforçaient de sauvegarder les traditions populaires hongroises (non-romani) pratiquement moribondes, du mi tins par rapport à un idéal d'authenticité dépassé. Il m'a montré avec fierté sa chemise blanche de danse, instrument d'une stratégie de mobilité sociale ascendante, une chemise empesée, pleine de volants et de ruches sortis de l'imaginaire folklorisant des années 1950-1960. J. est le patriarche d'une des deux grandes familles, sinon des clans, de Hétes dont le pouvoir se fonde sur une fratrie étendue. Mais ce pouvoir ne se perpétuera plus par huit ou dix enfants mâles, car il n'en naît désormais que deux ou trois par famille et, quand bien même il en naîtrait davantage, la solidarité clanique n'est plus à l'ordre du jour. C'est plutôt grâce à une stratégie de rapprochement avec la culture majoritaire, déjà amorcée par le grand-père J. et énergiquement poursuivie par un des membres de la fratrie, qui pousse ses enfants à faire des études, que le statut social élevé de la famille semble pouvoir se maintenir. Il est vrai que le prix à payer est lourd et le demeurera : les enfants qui ont leur diplôme d'études secondaires, fait unique dans le ghetto, sont considérés avec suspicion par les Hétesiens avec qui, en fait, ils n'ont plus guère de contacts. Ainsi, E., le fils aîné, passe vite sur sa bicyclette pour aller embrasser S., sa grand-mère.
48 E. voulait devenir policier, mais il a échoué à l'examen parce qu'il est daltonien. Il a ensuite renoncé à un autre projet, celui d'étudier le droit à l'université de Miskolc, à 60 km d'Ôzd, de peur d'être rejeté par la collectivité étudiante de la résidence universitaire. C'était du moins sa raison alléguée, mais une crise de confiance quant à ses propres capacités a pu ébranler sa volonté d'étudier le droit. La perspective d'une compétition avec des jeunes venus de milieux plus cultivés que le sien l'a probablement détourné de ce projet.
49 Apparemment à l'opposé de la stratégie de l'instruction, G. le jeune, le fils d'I. et de G., est un cancre. Mais pas dans tous les domaines. Il m'a montré un cahier fort bien tenu où il avait consigné les mots de la langue romani appris d'I., sa mère, et de M., sa grand-mère, les seules qui la parlent à Hétes. Son père, G., estime que les études ne mènent à rien puisque les Roms restent des Roms et cela, surtout en contexte de chômage chronique. Il m'a expliqué que, malgré les métiers qu'il a pratiqués, dont celui de soudeur, il ne trouve pas d'autre emploi que celui de manœuvre. (G. a cependant toujours du travail, contrairement aux autres Hétesiens moins qualifiés que lui.) Quant à L, elle préférerait que son fils étudie, elle ne pense pas que cela amènerait la déperdition de l'identité romani à laquelle elle est très attachée, mais elle manque d'autorité et le père est souvent à l'autre bout du pays.
50 I. me montre ses longues jupes plissées jaunes et rouges aux motifs traditionnels de roses, achetées à Budapest. Ces jupes légères sont susceptibles d'accompagner le mouvement de la danse romani, virevoltante, rapide, faite de petits pas rapprochés. Mais les fêtes où on peut encore les exhiber sans avoir à craindre de se retrouver de l'autre côté de la barrière imaginaire de la modernité, du côté d'un exotisme poussiéreux, sont devenues rares. La mère d'I., M., a un fort sens de la communauté diasporique : en échange d'avoir chanté sur ma cassette des ballades en langue romani, elle me demande de lui rapporter de Paris un foulard aux mêmes motifs de roses que ceux des jupes de sa fille, motifs fortement connotes roms tant dans la conscience romani que dans celle des non-Roms. Alors qu'elle suspend dans l'armoire ses jupes légères, faites de tissus translucides aux multiples couches superposées, dont l'opacité convient aux mœurs traditionalistes à respecter, le bruissement léger de l'ensemble évoque la façon dont tombe... un rideau.
51 Les rideaux peuvent structurer avec souplesse les espaces sociaux. La catégorie des rideaux qui se placent près des portes d'entrée ou des portes situées à l'intérieur de l'espace privé est à distinguer de celle des rideaux des fenêtres. Que les portes soient vitrées ou en bois, qu'elles soient ouvertes ou fermées, qu'elles séparent des pièces habitées ou des pièces vides, qu'elles soient appelées à s'ouvrir ou à jamais closes, ne donnant plus accès à une autre pièce disparue lors d'une démolition, elles se caractérisent par la présence fidèle des rideaux. Que les portes donnent sur la rue ou sur le jardinet derrière les maisons, le rideau peut toujours las accompagner, les couvrir ou les remplacer. Bref, l'espace qu'elles délimitent peut être privé ou public ou avoir un statut modulable selon le contexte dans lequel vit l'unité domestique, la famille, la maisonnée ou la communauté, mais le rideau est toujours dressé là, à la fois signe et substance matérielle.
52 Les jeux de rideaux sont donc des jeux sociaux. Les rideaux qui relient au monde, posés devant la porte comme pour l'embellir, possèdent un riche éventail de significations. Selon le contexte, ils peuvent nous inviter à entrer ou nous en dissuader. Ils sont donc des formules performatives à la John Austin, clairement perçues en tant que telles par les habitants, ce qui s'observe dans leur interaction en fonction de l'interprétation du sens qu'ils donnent à tel ou tel rideau qui leur barre la route ou, au contraire, les invite à entrer ou à regarder par l'ouverture à laquelle il a été apposé.
53 Les rideaux peuvent même servir de filtre social. Pour certaines personnes, le rideau fonctionne comme un mur. Pour d'autres, quand bien même il n'y a pas d'autre séparateur entre la demeure familiale et la rue qu'un rideau léger, celui-ci ne peut pas être écarté, même si la porte derrière lui est grande ouverte. Parfois, un rideau sans porte fermée derrière est un objet déroutant : il est impossible de frapper sur lui pour annoncer notre intention d'entrer et, qui plus est, tandis que nous nous tenons là, hésitants, sur le pas de la porte, sans savoir qui est à l'intérieur du logis, nous sommes parfaitement visibles. Comme si nous étions un peu plus nus que ceux à l'intérieur. Bien sûr, une porte fermée derrière le rideau posé à l'extérieur n'est pas un obstacle pour certains, qui se dispensent de frapper même s'il y une porte fermée.
54 Le rideau-filtre fonctionne par la simple connaissance de son propre statut par rapport à celui des habitants d'une demeure. Quand la porte d'entrée est fermée et le rideau placé à l'extérieur d'elle, la porte est peu engageante : bien qu'on puisse frapper sur elle et tenter d'entrer, il y a peu de chance que les habitants soient à la maison. Le rideau posé sur une porte fermée est le signe le moins ambigu de tous ceux que constituent les rideaux.
55 Le rideau a changé de signification au cours de l'histoire récente de la communauté romani de Hétes. Cet objet mouvant sépare du monde comme une frontière instable entre le communautarisme et l'individualisme. Le communautarisme renvoie à une vieille valeur traditionnelle, antérieure à la prolétarisation des Roms, qui est revenue au galop depuis que ceux-ci ont perdu leur assise matérielle et ont été repoussés hors de la modernité caractérisée par l'individualisme, dans une solidarité forcée suivant laquelle la famille nucléaire redevient famille étendue, d'une ampleur s'étendant à toute une communauté, celle du ghetto. Tandis que les obligations familiales et communautaires de solidarité - d'autant plus impératives qu'augmentent les difficultés engendrées par la marginalisation du groupe - rencontrent sur leur passage l'individualisme, une issue d'autant plus tentante que les ressources économiques se font rares, les deux tendances sont à l'œuvre de manière concomitante, d'où l'ambivalence non seulement représentée, mais aussi incorporée20 de façon très matérielle par les rideaux.
56 L'exemple concret de H. nous servira d'illustration. Chez H., mère de deux enfants d'âge scolaire - ses enfants sont scolarisés21 -, il y avait des réserves alimentaires, notamment de la farine et de l'huile, qu'elle avait accumulées alors qu'elle vivait dans son propre appartement dans un ghetto voisin, mais dont elle a été brusquement expulsée. Depuis qu'elle est à Hétes, réfugiée dans sa famille, ses réserves commencent à s'épuiser faute de coupure nette entre son foyer et celui qui l'englobe. Son propre foyer doit être partagé avec les membres de sa famille qui l'accueillent mais, tandis que ceux-ci n'ont pas de réserves, elle doit distribuer Les siennes puisque la séparation entre sa propre famille nucléaire et celles des autres devient poreuse, pénétrable. Elle finira par revenir, pour ne pas dire régresser, à une forme économique où il n'est pas possible d'accumuler des réserves, il faut vivre au jour le jour, sinon l'individu se retrouve sanctionné par la communauté sans ressources et sans réserves. H., qui voulait déménager de son ghetto précédent pour que ses enfants aient une meilleure éducation, se retrouve brusquement derrière un rideau qui exfiltre les mouches mais pas les influences de sa communauté, qu'elle juge néfastes et qu'elle voulait fuir.
57 Le rideau posé à la place d'une porte apparaît à H. comme signe de l'acceptation résignée et mélancolique de la dépossession de son espace privé, en faveur d'un retour forcé à un espace public partagé indistinctement par toute la communauté. Les considérations des particularités individuelles ou temporelles n'ont plus cours dans une communauté où il est désormais impossible de protéger sa vie privée, à commencer par celle de ses enfants qui jouent toute la journée dehors et que l'on est obligé de confier aux soins de l'ensemble de la communauté.
58 Celle-ci ne semble pas convenir comme instance éducative à H., qui estime que ses enfants perdent vite leurs « bonnes manières » inculquées derrière la porte fermée de son ancien appartement. H. craint La pression sociale exercée sur ses enfants par ceux de Hétes, dont les vêtements, en raison du manque d'eau, de machines à laver et de détergent, sont moins souvent lavés, moins soignés que ceux des siens. Elle craint aussi que les attitudes langagières des enfants, moins surveillés par leurs parents absents, ne soient adoptées par les siens.
H., qui ne voudrait donc pas que ses enfants aient de « mauvaises fréquentations » sur l'unique rue de Hétes, leur a dans un premier temps interdit de franchir le rideau posé dans l'embrasure de la porte d'entrée. Cette réaction peut s'interpréter comme un essai de fermeture de la « frontière », justement pour compenser le fait que celle-ci était devenue plus floue qu'auparavant. Mais, pour les enfants, la tentation était trop forte, le rideau trop léger. Aussi, H. est déménagée au bout d'une semaine, après avoir expérimenté le logis de son frère, dans un lieu im peu plus isolé que celui qu'elle avait d'abord choisi. Elle s'est installée dans la maison de ses parents, à l'étage sous le toit, auquel on accède par un escalier sans garde-fou.
59 Cet espace présente pour elle l'inconvénient d'avoir constamment à craindre que ses enfants tombent par la fenêtre sans vitre. De plus, en s'installant au-dessus de l'appartement de ses parents, elle s'est retrouvée dans la position inconfortable de celle qui est indûment avantagée par rapport aux autres membres de la famille. Même si la fratrie issue de J., à laquelle elle appartient, caractérisée par une stratégie d'ascension par l'éducation, est en assez bonne situation sociale, H. ressent le besoin d'aider davantage ses parents qui s'estiment délaissés par leurs enfants hétesiens. C'est à elle, qui vient d'échouer à Hétes après avoir vécu dans un quartier à la situation supposée meilleure, que revient ce devoir.
60 Si les frontières entre l'espace public et l'espace privé semblent s'estomper, c'est aussi en raison d'une possibilité d'exploitation de l'habitat plus librement modulable entre l'espace intérieur et l'espace extérieur dont les frontières tendent à leur tour à s'abolir. Ceci se produit lorsque les activités domestiques habituellement exercées dans l'espace clos et privé se mettent à changer de sens, avant de changer d'espace. Ainsi, I. a installé sa cuisinière dehors, à l'extérieur des murs de son logis. Par une belle journée d'été, elle s'est mise à faire des crêpes, que ses cinq enfants et les passants invités mangeaient au fur et à mesure. L'empiétement sur l'individuel par le communautaire a fini par modifier le rapport à l'espace, car l'ouverture spatiale maximale est apparue préférable à un espace qui se révélait encore une fois si peu protégé par le voilage le bornant qu'I. a fini par y renoncer complètement.
61 Un autre jour, à la place de la cuisine improvisée, c'est une sorte de tente pour les canards qui a été installée dans cet espace extérieur, légèrement reprivatisé par la famille dont le logis y était adjacent. L'habitacle improvisé prenait la forme d'un rideau de feuillages destiné à abriter les canards contre le soleil et d'éventuels chapardeurs. Mais, avec ce dernier exemple, ne suis-je pas en train d'outrepasser les limites que j'ai assignées à mon analyse de l'usage hétesien du rideau ?
62 En effet, vers la fin de ce parcours à l'intérieur de la culture matérielle des Roms de Hétes, je m'aperçois soudain de l'étendue des possibilités d'application de l'objet rideau, qui tend à devenir un concept alors qu'il n'était qu'un signe et ceci, à la faveur d'un emploi métaphorique du terme. Jean-Claude Passeron ne voit pas d'un bon œil cet emploi, du moins tant que la métaphore n'est pas filée jusqu'au bout22, mais je fais mine de ne pas me laisser intimider par son autorité, tout en admettant que mon procédé est plus proche de la littérature que de ceux qui ont cours en sciences humaines.
63 Comme je l'ai précisé, deux grandes fratries constituent les deux familles influentes de la communauté hétesienne, l'une représentée par J. et l'autre par A. Les alliances matrimoniales entre ces familles ne les empêchent pas de se regarder en chiens de faïence. Cette rivalité est renforcée par le fait que leurs stratégies d'ascension sociale diffèrent, la famille d'A. visant une ascension militaro-sportive23 tandis que celle de J. mise sur l'instruction. Chez A., pour atteindre la porte d'entrée, il faut traverser un « rideau » de rameaux qui protège une porcherie. Chez J., un « rideau » constitué de vignes grimpantes barre le passage. Cependant, on ne peut rien déduire de ceci en dehors du fait que ces deux familles sont plus opulentes que les autres. La devanture de leurs maisons respectives est d'ailleurs gardée... par un chien méchant.
64 K. a célébré la naissance de son premier enfant. Pour l'annoncer, il a installé à sa fenêtre un signe spécial, un rideau sonore fait d'un haut-parleur qui diffusait de la musique pour toute la communauté - de la musique techno et celle de groupes roms à la mode. En même temps qu'il rapprochait les gens de son habitat en les y attirant, il prévenait leur intrusion dans son appartement. En effet, tant que le nouveau-né n'était pas baptisé, la visite de personnes n'appartenant pas au cercle familial étroit aurait pu lui être fatale, selon la représentation généralement admise dans la communauté. La fenêtre où le haut-parleur était placé s'ouvrait vers la rue, tandis que la porte d'entrée du logis était parallèle à la fenêtre, côté jardinet. Les visiteurs qui voulaient participer à la joie du jeune père y étaient invités, mais ils étaient empêchés de regarder à l'intérieur de la pièce où se trouvait le nouveau-né, la pièce en question étant celle que la fenêtre barrée par le « rideau sonore » éclairait, le même dispositif protégeant et partageant l'espace privé. Bien sûr, K. devait aussi se présenter à la fenêtre, pour donner sens à son « rideau sonore » qui appelait la communauté à participer à sa joie.
65 Les connaissances acquises par d'autres voies sur les logiques internes de la société romani de Hétes, où régnent les paradoxes de la modernité, exprunées également par ce signe que je nomme « rideau » pour la commodité de l'exposé, sont toutes en relation avec la position sociale devenue instable à la suite de la perte de l'emploi industriel, qui assurait une stabilité fondée sur une identité plurielle, celle d'ouvriers roms et de Roms ouvriers. Le sens socialement construit du rideau nous a aidés à réfléchir sur la société romani représentée à Hétes.
66 La disparition du travail serait le signe de l'apparition de la modernité selon Jean Baudrillard, qui définit la modernité comme « le passage d'une civilisation du travail et du progrès à une civilisation de la consommation et du loisir »24. Cette disparition n'est pas encore entièrement « consommée » à Hétes, où l'avènement de cette modernité se fait encore attendre, même si le travail fait déjà défaut et que l'on est condamné aux loisirs forcés. Quant à la consommation proprement dite, l'autre signe de la modernité, la rareté des ressources économiques en limite radicalement l'étendue.
67 L'avènement d'une société romani consumériste ne tarde donc pas en raison d'une contradiction avec le système axiologique des Roms, que l'on pourrait croire traditionaliste. Au contraire, il n'existe peut-être pas de communauté plus attirée par la modernité que celle des Roms. Cette attirance prend toutefois la forme paradoxale d'une nostalgie d'une époque révolue où c'était précisément le travail, le travail salarié, qui donnait accès à la consommation. Il est d'ailleurs assez paradoxal de parler de communauté consommatrice, alors qu'il n'existe pas d'activité plus individualiste, plus opposée à l'idée d'une communauté que celle qui consiste à consommer. Dans le cas des Hétesiens, il est possible de parler d'une telle communauté, même si l'individu doit souvent abdiquer ses désirs de consommer sans pour autant pouvoir aider sa communauté. La communauté consommatrice est donc en formation à Hétes, où l'individu est précisément jaugé par ses pairs en fonction de sa capacité d'accéder aux biens qui « ont la cote », soit telle marque de vêtement ou tel objet d'ameublement.
68 Le dernier paradoxe que je voudrais énoncer concerne encore un aspect important de la modernité, celui du rapport nostalgique des Roms au temps abstrait, mathématique, en un mot, moderne. Ce temps abstrait est paradoxalement lié au temps du passé, car il s'agit du temps du travail mesuré, scandé, rythmé par le sifflement de la sirène de l'usine, appelant les ouvriers à la relève de ceux qui terminent leur journée de huit heures. L'évocation nostalgique du son de cette sirène est le leitmotiv le plus prégnant dans tous les entretiens enregistrés, non seulement pour ceux qui ont effectivement travaillé dans l'usine, mais même pour leurs enfants, des jeunes de 25 à 30 ans. Ce temps abstrait, uniformément mesuré pour chacun des travailleurs, s'est fait remplacer par un temps fluctuant, rythmé par les fêtes et les départs sporadiques et imprévisibles pour des travaux occasionnels. Le sentiment que la journée ne sera plus jamais scandée comme avant, bref, par le temps moderne s'écoulant, ainsi que le dit encore Baudrillard, selon une « temporalité bureaucratique [qui] règne même sur le temps "libre" et les loisirs25 », provoque une nostalgie de la modernité, pourtant déjà paradoxalement révolue, dépassée.
69 À ce dernier aspect paradoxal du « temps des Gitans » appartient aussi celui qui concerne la capacité de se projeter dans l'avenir sur la base solide des passés qu'ont vécus les générations précédentes. Comme leur passé était différent pour leurs parents, celui-ci allait être nécessairement différent pour leurs enfants. Cette capacité de projection toute moderne, si l'on en croit encore Baudrillard qui parle à ce sujet de « temps linéaire », par opposition au « temps cyclique » traditionnel, s'est retrouvée brusquement remise en question sous l'effet même de la modernité annihilatrice de toute perspective d'avenir.
70 Les Roms de Hétes se retrouvent donc aux prises avec une quotidienneté des plus rétrogrades, des plus opposées au progrès que suppose encore la modernité. Un fossé les sépare du passé à jamais révolu, ce passé qui représentait précisément pour eux la modernité. Mais c'est d'une modernité différente de celle des non-Roms dont il s'agissait pour eux, celle qui leur permettait de trouver un double ancrage social, un pied dans la communauté romani, un pied dans la société majoritaire industrialisée à laquelle ils participaient justement par l'intermédiaire du travail industriel.
71 Éjectés de cette modernité-là, ils risquent fort de se retrouver dans ces « temps ethniques, les temps nationalitaires non disciplinés par l'Etat » qu'évoque Bogumil Jewsiewicki26. Si, pour les Hétesiens, la source de la discipline (à la Michel Foucault) n'était pas l'Etat mais la sirène de l'usine, leurs analyses semblent néanmoins rejoindre celles de Jewsiewicki.
72 La vision ethnocentriste forgée par les membres de la société majoritaire a créé deux grands mythes pour résoudre ces paradoxes concernant l'attitude des Roms : l'un porte sur l'instabilité spatiale, sur le nomadisme imaginé comme essence de la romité, tandis que l'autre porte sur l'usage du temps par les Roms, usage qui serait décalé de la temporalité moderne. Ce décalage pourrait être appelé « syndrome de la cigale », d'après la cigale insouciante du lendemain de Jean de La Fontaine, qui s'oppose à la fourmi thésauriseuse.
73 Cette vision ne parvient à résoudre le paradoxe qu'en se nourrissant d'omissions, comme toute vision partiale et partielle. Appliquées aux Roms, ces omissions concernent l'effet de la domination économique que leur font subir ceux à qui la domination rapporte et qui cherchent ainsi à camoufler par ces mythes essentialistes le fait qu'ils sont en position hégémonique, un mécanisme vieux comme le monde. Ces mythes n'intéressent mon étude que dans la mesure où ils infiltrent la conscience des Roms, qui sont susceptibles de les intérioriser à défaut de les soumettre à la critique.
74 Le démantèlement par les Roms eux-mêmes des maisons du ghetto - vouées tôt ou tard à la démolition -, est un phénomène fréquemment relevé par les observateurs extérieurs, qui s'en offusquent. La tension entre la durée des « possessions » transitoires et l'idée de stabilité d'une maison, appelée à perdurer au-delà de l'existence de ses habitants, reflète la relation paradoxale avec le stade transitoire postcommuniste, qui se prolonge au-delà de la période qu'on a jugée raisonnable au moment où le changement systémique s'est opéré.
75 Tandis que le charme léger de la révolution de 1989 s'estompe petit à petit, la lourdeur de la pauvreté recouvre comme une chape de plomb les laissés-pour-compte du nouveau système. Les rideaux sont alors appelés à esthétiser ce paysage urbain désolé ou, à défaut, à en cacher et en transfigurer les aspérités les plus visibles, tout en contribuant à gérer l'espace individuel et collectif de la communauté. Par leur caractère ambivalent et mobile, ils introduisent un certain équilibre entre l'ordre et le désordre de l'espace domestique et deviennent ainsi l'expression de la relation à l'espace habité provisoirement, dont on peut être inopinément dépossédé.
L'auteure s'estime particulièrement redevable aux habitants de Hétes, à Ôzd, et à son mari, le sociologue Harry Brookner, qui a réalisé des milliers de photographies pour œtte recherche.