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L'identité culturelle arménienne entrevue dans un intérieur domestique :

les indices d'un patrimoine de diaspora

Marie-Blanche Fourcade
Université Laval

Abstract

The article discusses Armenian diaspora culture in terms of the interior of people's homes and, more specifically, objects and how they are placed in the home. The study focusses on a variety of objects associated with a family's and a community's history. These objects are from the present and the past, and may be of great or little value, but their common feature is that they are treated with a special affection related to memory, belonging and identity. Moving beyond a simple descriptive analysis, the author examines the objects' probable functions using an external qualification test based on the functions attributed by the owners and an internal test based on the functions specific to the objects themselves. By tracing the objects' histories, we can see their relationships with their owners at different stages of ownership, loss and reappearance. These explorations reveal a heritage special to the diaspora and the role that it can play in the lives of individuals and communities living far from their countries of origin.

Résumé

L'article propose une réflexion sur l'expression de la culture arménienne en diaspora dans les intérieurs domestiques, plus précisément sous l'angle des objets et de leur organisation dans l'espace. Le corpus étudié rassemble des éléments variés associés à une histoire familiale et collective, anciens ou actuels, de grande ou de moindre valeur, mais ayant cependant pour point commun d'être entourés d'une affection particulière liée à la mémoire, à l'appartenance et à l'identité. Allant au delà de la simple analyse descriptive, l'auteure examine les fonctions probables des objets par un essai de qualification externe, axé sur les fonctions attribuées par les possesseurs, et interne, axé sur les fonctions propres aux objets eux-mêmes. Enfin, une étude du parcours des objets permet de retracer les relations que ceux-ci entretiennent avec leurs détenteurs aux différentes étapes d'appropriation, de désappropriation et de réappropriation. Ces explorations démontrent l'existence d'un patrimoine de diaspora et laissent entrevoirie rôle qu'il peut jouer auprès des individus et de la communauté dans le contexte d'éloignement du pays d'origine.

Objets de peu de prix ou de grande valeur, ils ont enchâssé les fragments de la mémoire familiale, ce qui reste des épisodes les plus saillants. L'observateur inattentif a souvent la berlue devant leur esthétique de pacotille, tant qu'il demeure sourd à leur véritable raison d'être là : raconter des histoires.

Philippe Bonnin1

1 Lorsque l'on cherche, aujourd'hui, à inventorier les corpus « patrimoniaux » d'une société, que ce soit en Arménie ou au Québec, on oublie souvent les communautés vivant à l'extérieur du territoire. Celles-ci ont pourtant des traits culturels particuliers, d'une part hérités de leur pays d'origine et d'autre part influencés par leur exil. Jusqu'à présent, les chercheurs se sont peu intéressés à la notion de patrimoine de diaspora, trop investis à définir ce qui constitue les trésors nationaux ou plus mobilisés par l'analyse de la situation sociale des immigrants que par la découverte de leur culture.

2 Pour les peuples en diaspora, ce patrimoine a la particularité d'être essentiellement concentré dans les espaces privés, réunissant des éléments ou symboles variés, de provenance complexe - du pays d'origine, des autres lieux de diaspora, de la terre d'accueil -, qui façonnent une culture matérielle métissée, propre à l'histoire d'exil. Ces objets, dès lors considérés comme différents, méritent un traitement distinctif puisqu'ils sont corrélatifs à une mémoire en reconstruction et à une identité en quête de définition. Il semble que leur présence dans l'intérieur domestique tienne une place privilégiée parmi les actes d'affirmation et de maintien identitaire. Par leur étude, il est possible d'en préciser la nature et les enjeux.

3 L'attention portée au patrimoine domestique s'inscrit dans un intérêt plus large pourl'habitat, l'intérieur ou encore l'espace privé, qui s'est considérablement développé dans les années 1980 avec l'émergence de la thématique du quotidien dans les sciences sociales, dans le but de répondre à une volonté de mieux connaître à la fois la vie des individus dans leurs gestes les plus banals et les cultures propres aux groupes sociaux et aux communautés immigrées. Plusieurs auteurs se sont commis dans l'étude des objets, décors et aménagements de la sphère privée et cet article s'inscrit dans leur foulée.

4 L'examen des travaux centrés sur l'espace domestique et ses objets offre de nombreuses pistes de réflexion quant à l'approche des intérieurs arméniens de diaspora. Deux enquêtes majeures encouragent une étude approfondie des objets de patrimoine, en particulier ceux qui appartiennent au domaine de la représentation affective, mémorielle ou identitaire et pour lesquels les critères classiques d'unicité, d'authenticité et d'esthétisme n'ont plus le même sens. Il y a tout d'abord l'enquête exhaustive menée auprès de 315 informateurs dans un quartier résidentiel de Chicago sous la direction de Mihaly Csikszentmihalyi et d'Eugen Rocheberg-Halton, rendue publique sous le titre The Meaning of Things : Domestic Symbols and the Selfen 19812. Les relations entretenues par les individus et les objets dans l'habitat étaient au cœur du questionnement et proposaient ainsi des moyens de cerner certains traits identitaires de la communauté. À cette enquête est venue s'ajouter la recherche ethnographique de Gerald L. Pocius A Place to Belong : Community Order and Everyday Space in Calvert, Newfoundland, publiée en 19913. Pocius s'est intéressé dans ses travaux à l'occupation et à la structure des espaces domestiques ainsi qu'aux liens existant entre les objets, leurs emplacements et leurs statuts.

5 Il est nécessaire d'accorder de l'importance non seulement aux objets mais aussi au contexte dans lequel ils s'insèrent, à leur emplacement, soit l'espace domestique. Le contexte peut être perçu par le biais du décor domestique, comme l'envisage Joëlle Deniot, qui a analysé la décoration d'environ soixante-dix foyers de Nantes, en France, mettant en relief l'investissement des individus dans ces productions intimes, dans Ethnologie du décor en milieu ouvrier : le bel ordinaire, paru en 19954. Cela conduit à l'observation des objets inscrits au sein des ensembles domestiques afin de comprendre les articulations entre le patrimoine et les autres objets plus courants ainsi que l'importance qui leur est attribuée en fonction des stratégies décoratives. Selon Gerald L. Pocius, le contexte peut aussi être vu comme un lieu social et psychologique qui exprime les influences et les choix de la mise en espace. Les approches multidisciplinairesdes ouvrages collectifs Chez-soi, objets et décors : des créations familiales ?, paru en 1993 sous la direction de Beatrix Le Wita et Martine Segalen5, et Home possessions, publié en 2001 sous la direction de Daniel Miller6, proposent de voir l'objet comme un résultat, celui de gestes posés sur un environnement, et comme un élément actif jouant un rôle particulier dans l'expression matérielle des individus à l'intérieur de l'espace privé.

6 Il semble alors nécessaire d'approfondir l'histoire individuelle des objets, ainsi que l'énonce Thierry Bonnot dans La vie des objets7, car l'étude des trajectoires propres à chaque objet met en lumière les enjeux réels ou symboliques auxquels il renvoie, laissant ainsi émerger ses véritables « raisons d'être ».

Découverte d'un intérieur domestique

7 C'est peut-être en entendant Séta dire : « Tu sais, je suis Arménienne mais je n'ai pas grand chose d'arménien chez moi » que l'on se rend compte que faire la visite d'un intérieur domestique renseigne souvent davantage sur l'identité des propriétaires que ce que ceux-ci pourraient en témoigner. En effet, le parcours d'un espace intime invite non seulement à découvrir la manière de vivre et les repères quotidiens de ses occupants mais aussi leur histoire de famille et leurs multiples identités. La maison devient alors « un décor de petit théâtre8 » où chacun peut s'exprimer et se dévoiler dans l'aménagement du mobilier et ses choix décoratifs. L'intérieur ne constitue pas un véritable espace clos puisqu'il renvoie par ses objets à d'autres personnes, d'autres temps et d'autres lieux de référence. Le choix de lire la culture arménienne de diaspora par le truchement de ses espaces domestiques est apparu presque naturel dans une situation où l'exil force la communauté à conjuguer la sauvegarde identitaire et l'intégration sociale. La maison devient alors un lieu privilégié de conservation des traditions et des valeurs référentielles.

8 J'ai réalisé une entrevue auprès de Séta, une informatrice d'origine arménienne vivant à Québec. La rencontre s'est déroulée en deux étapes : après avoir évoqué les séquences importantes de sa vie et plus particulièrement son arrivée au Québec, Séta m'a guidée dans une minutieuse visite de sa maison, du salon jusqu'au sous-sol. C'est à partir de ses riches informations que j'ai amorcé une réflexion sur le patrimoine domestique de diaspora.

L'informatrice

9 Séta vit au Québec depuis presque 27 ans. Elle est arrivée du Liban le 15 août 1976 avec ses parents et sa sœur fuyant la guerre civile9. À son arrivée, la famille n'avait avec elle que deux valises contenant des vêtements puisque personne n'avait pu retourner dans la maison de Beyrouth, abandonnée quelques mois auparavant. C'est bien plus tard que le père de Séta est retourné au Liban pour en rapporter quelques biens familiaux et vendre le reste. Jusque vers 1995, 1996 et 1997, la famille de Séta était l'une des seules familles arméniennes à vivre à Québec, contrairement à la majorité des Arméniens de la province qui s'étaient principalement regroupés à Montréal. Elle était venue s'installer dans la capitale pour des raisons d'emploi. Séta, qui est enseignante, s'était trouvé un poste dans une école. L'implantation de la famille s'est consolidée quelques années plus tard par l'ouverture d'un magasin familial de photographies.

10 Née à Tripoli, Séta a passé une grande partie de sa vie à Beyrouth, où elle a fréquenté l'école arménienne et l'université américaine, puis a enseigné les sciences jusqu'aux débuts de la guerre civile. Elle est d'origine arménienne par ses deux parents et avait pour grands-parents des survivants du génocide de 1915, exilés dans un premier temps à Damas, en Syrie, puis au Liban. Elle se considère Arménienne avant tout et n'hésite pas à exprimer toute sa fierté de l'être :

Arménienne, je me sens Arménienne. C'est sûr, j'ai une sympathie et pour le Québec et pour le Liban [...] sauf que je me sens Arménienne, vraiment.

Pour Séta, être Arménienne signifie continuer à maintenir son identité culturelle et la transmettre aux générations futures avant que l'oubli ne fasse son travail destructeur. Par ailleurs, elle connaît l'Arménie puisqu'elle y est allée avec son frère en 1969, du temps de l'Arménie soviétique10. Parmi ses souvenirs les plus prégnants, elle évoque le survol des monts Ararat et Aracadz et sa visite à Etchméiadzine, siège pontifical de l'Église arménienne. La valeur symbolique nationale de ces lieux amplifie considérablement la charge émotionnelle de ses souvenirs qui, plus que les réminiscences d'un voyage touristique, témoignent d'une rencontre personnelle avec le mythe de l'Arménie historique.

Fig. 1 Le salon se caractérise par une mise en espace classique avec des canapés et des fauteuils disposés autour d'une table basse. Le plancher est recouvert d'un tapis persan, l'une des rares pièces du patrimoine familial de la première génération en diaspora. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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11 Malgré l'immigration, la famille a réussi à maintenir les piliers de la culture, la langue, seule parlée au sein de la famille, et la religion nationale, l'Église arménienne apostolique, et les traditions entretenues par l'histoire orale, le calendrier des fêtes et les arts culinaires. Au-delà de la revendication d'une profonde identité arménienne, la culture libanaise semble aussi exercer une grande influence sur la vie quotidienne de la famille.

L'intérieur domestique comme expression de la culture

12 L'espace domestique peut être lu selon trois ensembles qui constituent des sphères allant graduellement du public au privé jusqu'à l'intime11. Un premier ensemble, qualifié de « public », comprend le vestibule et les pièces principales ouvertes les unes sur les autres, auxquelles il donne directement accès, soit le salon, la salle à manger et la cuisine. Le salon se caractérise par une mise en espace classique de canapés et de fauteuils autour d'une table basse, le plancher étant recouvert d'un tapis persan. De même, la salle à manger s'ordonne autour d'une grande table rectangulaire et d'un buffet vitré. Par son apparence, le mobilier ne renvoie pas à un vocabulaire ou à des formes puisés dans le répertoire traditionnel puisqu'il a été acheté au Québec. C'est plutôt son agencement avec les objets et œuvres d'art d'origine arménienne qui donne à l'espace « public » une ambiance propre.

13 Le second ensemble, qualifié de « privé », est constitué de deux chambres et du corridor qui y mène. Les deux chambres sont configurées de manière semblable : un lit à deux places, une commode et une coiffeuse meublent chacune des pièces et au-dessus de chaque lit est accroché le portrait de ses occupants. Le couloir s'intègre à la sphère privée puisqu'il n'est généralement utilisé que par les occupants des deux chambres. Il est décoré dans toute sa longueur d'une série de petits tableaux représentant les symboles nationaux arméniens. Il pourrait constituer pour les néophytes un parcours initiatique conduisant à la découverte de l'histoire du pays et pour les initiés le rappel des principaux jalons de cette histoire.

14 Le dernier espace, qualifié d'« intime », se situe au sous-sol de la maison. Il s'agit d'un salon, quasi-clandestin, aménagé à la manière orientale. La pièce s'articule autour d'une petite table ronde sur laquelle sont disposés un service à café et une composition d'objets. Un peu plus loin, deux narguilés et deux jeux de trictrac libanais12 entourent une malle tapissée. Des bibelots, venus pour la plupart d'Orient, abondent sur les étagères au-dessus des banquettes. Enfin, contre l'un des murs, une imposante bibliothèque accueille les albums de photographies familiaux et quelques présents offerts par des connaissances de retour de voyages à l'étranger. En comparaison avec le reste de la maison, cette pièce détonne par la mise en scène d'un « Ailleurs » et par un exotisme qui révèle l'Orient. Elle semble d'ailleurs réservée à un petit nombre d'initiés et est investie lors d'occasions spéciales. Dans une salle attenante est aménagée une bibliothèque composée de trois étagères, d'un bureau et d'un canapé. Contrairement à sa voisine « libanaise », la pièce est réservée à la culture arménienne, tant par la multitude d'ouvrages en langue arménienne que par les faiences faisant référence au célèbre opéra Anoush13.

15 Il est intéressant de constater que l'intérieur domestique est physiquement et culturellement composé sur deux niveaux. Dans la partie haute, la manifestation d'une vie arménienne se dévoile tout en discrétion et en demi-tons alors que, dans la salle du bas, elle semble s'exprimer en toute candeur et, peut-être même, à son paroxysme. Elle n'est plus seulement l'Arménie, mais une fusion de deux cultures, arménienne et libanaise. Séta le souligne :

C'est oriental, un peu arménien aussi parce que dans leur [celui des grands-parents] pays d'origine, Césarie ou bien Cilide, ça se ressemblait beaucoup.

On pourrait peut-être ainsi penser que les pièces publiques expriment un discours identitaire idéal, celui de l'« arménité », alors que les pièces privées ou intimes évoquent l'identité vécue, c'est-à-dire la réalité des Arméniens en diaspora.

Le corpus d'objets : la matérialité de l'« arménité »

16 Au cours de la visite, une cinquantaine d'artefacts ont été relevés comme éléments significatifs. Séta a choisi d'en présenter quelques-uns. Parmi eux, j'ai sélectionné dans chaque pièce un objet représentatif pour tenter de brosser un premier portrait de ce que pourrait être le corpus d'un patrimoine arménien de diaspora.

17 Dans le salon, le premier objet qui est évoqué est le tapis persan : « Ça me rappelle beaucoup de choses, les tapis, via les tapis plusieurs histoires ». Les tapis, un deuxième se trouvant dans la salle à manger, font partie des rares pièces du patrimoine familial de la première génération en diaspora. En effet, à cause du génocide du peuple arménien et de l'exil qui a suivi, il n'en reste que très peu de choses. Les tapis viennent du grand-père de Séta qui eut une usine de tapis à Damas après 1915. C'est d'ailleurs grâce à ses talents de dessinateur que ce grand-père, remarqué par un inspecteur turc, put sortir de prison et travailler. Outre leur valeur historique, les tapis symbolisent la survivance familiale et la continuité de l'Arménie hors frontières.

18 Du buffet vitré de la salle à manger, Séta a sorti un service en cristal offert par des parents vivant en Arménie, venus visiter la famille quand elle était au Liban. Même si le service a été acheté en Arménie soviétique, Séta n'en connaît pas le véritable lieu de fabrication. Un service en argent, rangé dans le tiroir, est associé au service de cristal. Malgré leur place quasi solennelle, dans le buffet, ces services sont régulièrement utilisés et permettent defeire« comme si » la famille vivait en Arménie, reproduisant des gestes quotidiens avec des objets authentiques. Se servir de ces ustensiles est pour Séta un moyen de partager sa culture : « Quand on reçoit, et on reçoit les Arméniens et les autres, on leur explique et on leur dit que ça vient d'Arménie ». Les deux services furent laissés à Beyrouth lors de l'exil dans un premier temps, puis rapportés au Québec par le père de Séta.

Fig. 2 Dans le buffet vitré de la salle à manger se trouve un service en cristal, cadeau de parents vivant encore en Arménie. Il a été apporté au Québec par le pèere de Séta de retour d'un voyage au Liban après la guerre. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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Fig. 3 Le calendrier, accroché au mur de la cuisine, indique toutes les fêtes arméniennes, tant religieuses que nationales, marquant ainsi la vie quotidienne des repères du pays d'origine. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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19 Deux calendriers sont accrochés aux murs de la cuisine. Ils ressemblent à ceux offerts en promotion par les commerces en début d'année. Un regard attentif permet de constater que ce sont des calendriers arméniens. Séta en explique la provenance : « C'est ma sœur qui me les envoie de Los Angeles ». Ils ont pour particularité d'indiquer toutes les fêtes arméniennes, tant celles du calendrier liturgique que les fêtes nationales. Au fil des mois, l'iconographie rassemble des illustrations religieuses, historiques et architecturales, formant ainsi un ensemble de représentations classiques du pays d'origine. Bien que le calendrier soit un objet annuel, éphémère et sans véritable valeur, il a de l'importance puisqu'il matérialise l'Arménie dans son temps et son espace. Il est un intermédiaire qui déconstruit les barrières pouvant exister entre le Québec et l'Arménie, marquant ainsi très concrètement la vie quotidienne de ses repères temporels. Outre le lien créé avec le pays d'origine, il constitue un moyen d'unifier le temps de la diaspora.

20 Dans le couloir qui mène aux deux chambres, ou peut voir une série de petits tableaux de bois et de cuivre représentant certains grands personnages et lieux historiques arméniens. Au-delà de leur vocation décorative, ces tableaux sont incontestablement didactiques par leur contenu. Ils synthétisent les fondements historiques que chaque Arménien doit maîtriser. On retrouve notamment parmi eux les portraits de Mesrob Machdots, le clerc érudit qui inventa l'alphabet arménien au début du Ve siècle14, de David de Sassoun, héros d'un roman épique médiéval traditionnel15 et du Père Komitas, considéré comme l'un des plus grands compositeurs arméniens16. Aux côtés de ces hommes illustres sont représentés quelques lieux historiques nationaux, tels qu'Etchméiadzine, le siège pontifical de l'Église arménienne17, le monastère de Gherard et le temple grec de Garni, figurant tous deux dans la liste du patrimoine mondial, ainsi qu'Antélias, le siège episcopal arménien du Liban. Cette série de tableaux est la première chose que Séta voudrait léguer aux générations futures.

21 Dans la chambre des parents, la photographie de leur mariage à Tripoli en 1944 est suspendue au-dessus du lit. C'est une photographie ancienne, en noir et blanc, qui n'a pas été épargnée par le temps et les voyages, enchâssée dans un cadre de tissu brodé recouvert d'une vitre. Elle évoque les photographies de studio qu'on faisait déjà à la fin du XIXe siècle pour les familles aisées18. À travers cette image, c'est une tradition que l'on expose. En s'inspirant de propos de Paul Valéry, « Point de mariage qui ne se constate par l'image d'un couple en vêtement de noce19 », on pourrait dire : point de décor de chambre à coucher sans photographie de mariage. Cette règle conventionnelle de décoration est ici respectée mais prend aussi un sens particulier. En effet, compte tenu du volume relativement mince d'archives détenues par la famille, la photographie de mariage est un rare témoignage du passé. En outre, elle évoque une vie passée dans une autre terre de diaspora qui, aujourd'hui, n'est plus envisageable. La présence de cette photographie, comme celle d'un membre de la famille décédé, exposée dans la chambre, marque par ailleurs clairement le territoire privé.

Fig. 4 Le portrait de Mesrob Machdots, clerc érudit qui inventa l'alphabet arménien au Ve siècle, lait partie de la série de tableaux de cuivre et de bois du couloir représentant quelques grands personnages et lieux historiques arméniens. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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22 Parmi la multitude d'objets qui constitue le décor du salon oriental, une malle de fer recouverte de tapisseries attire particulièrement l'attention. Posée au centre de l'aménagement, elle trône entre les deux narguilés. La malle a été achetée à Homs, en Syrie, par Séta avant son départ pour le Québec.

J'ai dit, on va dans un pays américain, on ne trouve pas de coffre dans ce genre-là (...) Je l'ai laissée là-bas parce que je savais, un jour, mon père allait retourner.

C'est d'ailleurs avec cette malle que son père a transporté les dernières affaires de Beyrouth. Il y avait à l'intérieur des jeux de trictrac, des livres, des photographies, le service en cristal et l'argenterie, les tapis et quelques effets personnels. Cette malle a donc une valeur symbolique liée à l'exil. C'est par elle qu'a commencé la reconstruction de l'intérieur domestique en terre québécoise.

23 Outre ces objets phares qui ont marqué la visite, il est important de noter l'abondante présence d'objets de type « souvenirs de voyages » rapportés par des proches et des amis de la famille. Ces objets touristiques, comme les drapeaux, les services à cognac et les pièces en steatite gravées, achetés en Arménie, sont la plupart du temps porteurs d'éléments culturels folkloriques. Ils offrent des repères supplémentaires aux pratiques arméniennes dans le quotidien.

Essai de qualification des objets

24 Au-delà de la description du corpus, l'analyse peut être approfondie par la caractérisation des objets en fonction de leur utilisation et de leur signification dans l'espace domestique, ou encore de leur participation à celui-ci. La principale difficulté de cette démarche réside dans la diversité des possibilités. L'investigation se fait donc par tâtonnements, selon un déplacement progressif du point de vue de la personne qui possède à celui de l'objet possédé.

25 Une première analyse se base sur la perception des objets domestiques selon l'utilisation qu'il est possible d'en faire. On se place alors inévitablement à l'extérieur de l'objet, c'est-à-dire du point de vue du (de la) propriétaire. Dans un chapitre intitulé « Entre l'invisible et le visible : la collection », Krystof Pomian propose une dichotomie du monde matériel entre « les choses », des « objets utiles », et « les sémiphores », des « objets qui représentent l'invisible [...] n'étant pas manipulés mais exposés au regard »20. À la lumière de ceci, le corpus pourrait se séparer en deux groupes : les éléments usuels, d'une part, et les éléments décoratifs, d'autre part. Les objets usuels regroupent les éléments qui ont pour vocation d'être fonctionnels dans l'exercice de la culture au quotidien. Ils peuvent être actifs, c'est-à-dire qu'ils remplissent la tâche pour laquelle ils ont été créés, ou inactifs, sortis de leur contexte d'origine. Les objets décoratifs, quant à eux, ornent l'espace domestique et agissent en tant que référants historiques, spatiaux ou artistiques.

26 Lorsqu'on tente d'attribuer aux objets l'une des deux catégories, bon nombre d'entre eux s'avèrent à la fois usuels et décoratifs. Les raisons de ceci sont multiples. Parmi elles, il y a le réemploi d'objets usuels à une fonction esthétique. La malle syrienne en est un bon exemple : achetée pour transporter des biens de valeur, elle occupe aujourd'hi une place privilégiée dans la décoration du salon oriental. D'autres objets ont, dès l'origine, une double fonction. Malgré leur qualité esthétique et leur valeur symbolique, les services de table - en cristal et en argent - ont toujours eu une vocation utilitaire. On pourrait faire le même constat pour les tapis du salon et de la salle à manger. Il n'existe pas, d'ailleurs, d'éléments strictement usuels. Incontestablement porteurs de sens, les objets ont clairement une vocation de représentation: ils provoquent la mémoire par le souvenir dont ils sont les gardiens, ils mettent en présence par les symboles qu'ils évoquent et ils perpétuent certains gestes culturels par leur utilisation.

27 À partir de cette fonction de représentation attribuée à l'objet, on peut changer de point de vue afin de comprendre ce qu'il matérialise pour ses propriétaires. Pour cela, il faut se référer à la typologie des mémoires familiales proposée par Anne Muxel21 ' et reprise à propos des objets affectifs par Tine Vînje François et Dominique Desjeux22. On distingue dans cette typologie une première mémoire, dite « archéologique », terme auquel je substitue celui de « généalogique » dans le cadre du corpus arménien, qui comprend tous les renseignements liés aux origines, à l'histoire familiale passée et aux ancêtres. Une seconde mémoire, « référentielle », requalifiée ici de « communautaire », renvoie aux systèmes de valeurs de la famille et de la société, incluant, entre autres, les us et coutumes. Une troisième mémoire, « rituelle », remplacée par « personnelle » dans notre contexte, est liée à la cristallisation, voire la « fétichisation », du vécu de chaque individu. Ces catégories s'appliquent aisément aux objets, leur offrant ainsi un rôle de premier plan dans la représentation de l'identité au passé, au présent et au futur.

Fig. 5 Parmi la multitude d'objets qui constituent le décor du salon oriental situe au sous-sol de la maison, une malle attire particulièrement l'attention. Elle a été achetée à tlonis. en Syrie, par Séta avant son départ pour le Québec. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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28 Chez Séta, les objets « généalogiques » ne sont pas très nombreux. Leur rareté peut s'expliquer par l'histoire familiale mouvementée, marquée par le génocide, la guerre civile et l’émigration, imposant alors la perte ou l'abandon d'une grande partie du patrimoine ancestral. Malgré la récupération tardive de certains objets, l'ensemble patrimonial de la famille reste à ce jour très incomplet. Par exemple, Séta déplorait au cours de l'entretien n'avoir aucune photographie de ses régions d'origine, la Cilicie et la Césarie. Les objets communautaires, faisant référence aux systèmes de valeurs arméniens, sont nécessaires à la vie quotidienne. Ils marquent l'univers domestique de repères permettant de vivre à la manière arménienne, par les usages culinaires et le calendrier retraçant les fêtes nationales et religieuses. Malgré le départ du Liban, la famille a pu conserver quelques-uns de ces objets et, par le biais de cadeaux de voyage ou d'achats, en a acquis de nouveaux. Les objets personnels sont ceux que l'on voit en plus grand nombre. Ils marquent tous l'histoire de chaque membre de la famille, évoquant des événements forts comme, par exemple, le départ pour le Québec. Ils peuvent alors prendre valeur de totems23. On les a choisis et conservés pour leur qualité d'évocation et leur insertion dans le cours de l'histoire afin de constituer le patrimoine à venir.

29 Enfin, il faut encore changer de point de vue pour examiner l'objet comme participant à la vie domestique. Trois degrés d'activité sont à observer. Un premier, que l'on nomme « témoin », met en évidence la présence de l'objet en tant que « preuve » d'une appartenance à la communauté arménienne et d'une réalité historique. Tous les objets présentés par Séta sont des « témoins » car leur principale raison d'être dans l'espace domestique est avant tout la représentation d'une certaine identité. Le second degré, désigné « narrateur », invoque la faculté qu'a l'objet de raconter une histoire, la sienne et celle de ses propriétaires. L'ensemble de ces éléments entre ainsi naturellement dans la catégorie du patrimoine familial, à partir duquel le récit historique est retracé, recomposé. Parmi les éléments relevés lors de l'entretien, les « narrateurs » ont été choisis et emportés par le père lors de son retour au Liban et constituent désormais les archives familiales. Le troisième degré d'activité prend l'appellation d'« acteur ». Les objets rassemblés sous cette catégorie sont ceux qui interviennent concrètement dans le quotidien. Les services en cristal et en argent en sont de bons exemples puisqu'ils sont utilisés régulièrement. Les calendriers participent aussi à la vie domestique en instaurant un cadre du temps arménien, ce qui contribue au maintien d'un lien social avec la diaspora et le pays d'origine.

Le parcours des objets, un processus en trois temps

30 Dans un contexte historique d'exil comme celui de la diaspora arménienne, les relations aux objets du patrimoine familial ont subi de nombreuses fluctuations dont on se doit de faire état si l'on veut comprendre leur rôle actuel dans le processus identitaire. Il est ainsi possible de retracer trois phases signifiantes d'appropriation, de désappropriation et deréappropriation dans les interactions de Séta avec ses objets.

Appropriation

31 La relation débute par un processus d'appropriation - l'action de faire sien quelque chose -qui remonte au temps où la famille vivait au Liban. En tant qu'Arméniens du Liban, les membres de la famille ressentaient la nécessité de conserver leur identité. Il fallait en premier heu transmettre aux enfants les bases de la culture, telles que la langue et la religion. Outre ces stratégies privilégiées, un troisième vecteur était central dans le processus : la constitution d'un ensemble de biens provenant de l'Arménie ou la rappelant. Dans cette « arménité » vécue hors frontières, il était primordial de marquer concrètement, par le sceau de sa culture et de son histoire, les repères quotidiens. L'acquisition de ces objets s'est faite par l'héritage familial direct, comme dans le cas des tapis. Donnés par les grands-parents de Séta, ceux-ci témoignent à la fois de l'histoire familiale, des techniques artisanales arméniennes importées par la diaspora et des traditions et habitudes domestiques. Le second mode d'acquisition réside dans les cadeaux, envoyés ou donnés par la famille élargie à l'occasion de visites. Le fait qu'une partie de celle-ci habitait encore en Arménie a contribué à la constitution d'un ensemble mobilier « typiquement » arménien, comme dans le cas des services de cristal et d'argenterie.

32 Pour Séta, l'appropriation des objets a été soutenue par l'évocation des récits dont ils sont porteurs et par leur usage, qui établissent une certaine réalité de la quotidienneté arménienne. Cette première étape s'est cependant faite dans une perspective d'intégration, puisque, au-delà des origines, il fallait composer avec le Liban, qui était le pays d'accueil et d'enracinement progressif. Ainsi, certains éléments libanais devaient désormais cohabiter avec les arméniens dans l'espace domestique. Ces objets, au départ étrangers, participent aujourd'hui à l'élaboration d'une identité de diaspora dans le contexte québécois.

Désapproriation

33 Une seconde étape fondamentale marque la relation que Séta entretient avec son patrimoine domestique. Le génocide de 1915, la fuite du Liban pendant la guerre civile et la vente d'une partie des biens à la fin de la guerre ont plongé la famille de Séta dans un sentiment de réelle désappropriation. Même si Séta n'a pas vécu le génocide, elle a hérité de son souvenir par le récit familial et les traumatismes qui y sont liés. Cette première dépossession se traduit dans le discours par l'absence. Comme l'explique Séta, les siens « ont quitté leur maison avec leurs vêtements, [...] ils n'avaient absolument rien ». L'expression de la perte se retrouve aussi lors du départ de Beyrouth, puis du Liban, pour le Québec de sa famille immédiate, qui impliquait un abandon quasi total de tous les biens immobiliers et mobiliers. Séta évoquait durant l'entretien les conditions précaires du voyage:

On est allés à Tripoli, on a pensé qu'on allait rester juste une semaine, jusqu'à ce que ça se calme un peu pour qu'on puisse revenir chez nous mais, tu vois, on a pris deux valises pour quatre personnes. On n'est jamais revenus.

Les sentiments apparaissent d'autant plus forts que la famille n'a pu se préparer à faire la coupure avec sa maison et les objets qui lui étaient chers. Même si les contextes sont différents, on retrouve clairement des similitudes dans le discours sur l'absence de repères matériels. D'une certaine manière, Séta fait le parallèle entre les deux récits du génocide et de l'exil qui évoquent la menace, l'abandon et la fuite.

34 Enfin, pour la famille, le retour du père au Liban évoque à la fois une nouvelle désappropriation et une certaine réappropriation des biens. Ce dernier moment est plus ambigu puisque le père a dû seul opérer un tri dans les biens familiaux pour n'en conserver que les plus importants. La vente des « restes » a été l'ultime acte de dépossession puisqu'il était fait en conséquence de l'exil, motivant par la suite une reconstitution matérielle progressive, particulièrement au niveau de l'espace domestique. Martine Hovanessian en donne d'ailleurs l'une des raisons : « La maison incarne un lieu de pérennité identitaire24 ». C'est donc par la maison que la reconquête des objets allait être faite même si celle-ci ne pouvait se baser que sur des substituts, fantômes d'objets abandonnés.

Réappropriation

35 Au-delà d'une dernière désappropriation, le retour du père au Liban a été un moment de deuil qui a permis à la famille d'entamer le processus de réappropriation par le retour symbolique de certains objets.

36 À ce propos, Thierry Bonnot évoque dans La vie des objets trois modes d'appropriation chez les collectionneurs, particulièrement pertinents dans le cas étudié : choisir, conserver, transmettre. Parmi les objets et les souvenirs qui restaient dans la maison de Beyrouth, le père de Séta a dû opérer une sélection afin de constituer le futur fonds patrimonial familial, à transmettre à ses enfants. À partir de ce premier ensemble, la famille a ensuite acquis, au fil du temps, d'autres objets, des souvenirs religieux et profanes et des œuvres d'art qui sont venus compléter son patrimoine mobilier. La plupart de ces objets proviennent de la sphère publique, palliant ainsi le vide de la sphère privée. Il y a dans la démarche de réappropriation certaines intentions collectionneuses sous-tendues par la volonté de reconstituer un ensemble patrimonial idéal ayant rapport avec l'Arménie. La plupart de ces objets paraissent anodins puisqu'ils ont été produits pour une clientèle touristique. Par la volonté de reprendre ses droits sur la culture arménienne, on les investit au contraire d'un caractère national exacerbé.

37 La seule acquisition de ces objets ne constitue cependant pas la réappropriation en tant que telle. C'est par leur valorisation et leur mise en scène dans l'espace domestique qu'ils prennent tout leur sens. On retrouve alors une seconde caractéristique du collectionnement, qui voudrait que l'on expose les objets, constituant ainsi un véritable petit musée privé : « Un des plaisirs de la collection c'est de montrer pour manipuler ses chers objets, raconter leur histoire25 ». Les objets du salon libanais témoignent de cette caractéristique et leur mise en scène a permis de recréer une ambiance orientale qui s'intègre à la réalité quotidienne. On peut aussi noter la présence de drapeaux arméniens installés sur le bord de la fenêtre, visibles seulement de l'extérieur, qui indiquent aux visiteurs, dès leur arrivée, l'origine nationale des occupants de la maison. Outre la réappropriation des objets, c'est aussi l'espace domestique tout entier qui est investi et marqué de « l'arménité ».

Conclusion

38 À partir de cette première analyse, certains indices ressortent quant à la définition du patrimoine domestique d'une famille en diaspora. Il semble tout d'abord évident que la notion de patrimoine prend un sens particulier dans un contexte de déracinement. La transmission des biens est une question délicate qui se limite souvent à quelques objets dont la valeur peut être très relative.

39 On pourrait tenter de définir ce patrimoine retrouvé comme l'ensemble des objets présents dans l'intérieur familial faisant référence à l'identité arménienne, collectionnés dans le but de conserver et de transmettre la culture d'origine. Une série de caractéristiques permet de le cerner. Il y a tout d'abord l'origine, car la plupart des objets, anciens ou contemporains, ont été acquis lors de voyages - tourisme, visites familiales - récents en Arménie. Les autres proviennent des terres de diaspora précédentes, comme le Liban. Puis il y a la reconstitution de l'ensemble patrimonial qui serait, selon David Lowenthal, une « déclaration de foi au passé26 » et légitimerait son lien avec la terre d'Arménie historique qui n'appartient plus qu'au passé. Mais, plus qu'une déclaration, ces objets sont des supports et des témoins majeurs dans l'affirmation de l'arménité. Ainsi, lorsqu'il ne reste aucune trace tangible d'une histoire familiale ou nationale, la réappropriation, par le rachat ou la récupération dans le pays d'origine, permet de restaurer des liens avec ces espaces-temps, même s'ûs ne sont plus personnels. Ils donnent alors accès à l'élaboration d'un nouveau récit ou discours historique en fonction des besoins identitaires.

40 On constate ainsi que les objets sont les enjeux d'une relation particulière d'ordre affectif avec le passé. Ils restent avant tout des miroirs dans lesquels les individus se reconnaissent et peuvent retracer leur vie. À défaut d'une structure immobilière, ces objets mobiles - souvenirs ou symboles - témoignent d'un chemin parcouru. Leur mise en scène dans l'espace domestique contribue au développement d'un imaginaire des lieux qui est l'un des manques cruels de ces communautés vivant hors de l'Arménie.

Fig. 6 Le drapeau arménien placé sur le rebord de la fenêtre indique aux visiteurs attentifs le pays d'origine des occupants de la maison. (Photo : Marie-Blanche Fourcade)
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L'auteure tient à remercier sincèrement Séta de lui avoir permis d'investir sa maison de questions et de photographies et de réaliser ce premier entretien.

NOTES
1 Philippe Bonnin, « La maison D. », dans Martine Segalen et Beatrix Le Wita (dir.), Chez-soi, objets et décors : des créations familiales ? (Paris : Autrement, 1993), coll. Mutations, n° 37, p. 124.
2 Mihaly Csikszentmihalyi et Eugen Rochberg-Halton, The Meaning of Things : Domestic Symbols and the Self (Cambridge : Cambridge University Press, 1981). p. X.
3 Gérald L. Pocius, A Place to Belong : Community Order and Everyday Space in Calvert, Newfoundland (Athens et Montréal : University of Georgia Press et McGill-Queen's University Press, 1991), 350 p.
4 Joëlle Deniot, Ethnologie du décor en milieu ouvrier : le bel ordinaire (Paris et Montréal : L'Harmattan, 1995), coll. Logiques sociales, 335 p.
5 Martine Segalen et Beatrix Le Wita (dir.). Chez-soi, objets et décors : des créations familiales ? (Paris : Autrement, 1993), coll. Mutations, n° 137, 217 p.
6 Daniel Miller et coll., Home Possessions: Material Culture Behind Closed Doors (Oxford : Berg, 2001), 234 p.
7 Thierry Bonnot, La vie des objets (Paris : La Maison des sciences de l'homme, Missions du Patrimoine ethnologique, 2002), coll. Ethnologie de la France, 246 p.
8 Sophie Chevalier, « Nous on a rien de spécial... », dans Martine Segalen et Beatrix Le Wita (dir.), loc. cit., p. 93.
9 La guerre civile du Liban a débuté le 13 avril 1975 dans la banlieue de Beyrouth par un affrontement meurtrier entre chrétiens et partisans de l'Organisation de libération de la Palestine. Elle s'est terminée en octobre 1990 par la capitulation du général Michel Aoun.
10 L'Arménie est devenue une république socialiste soviétique en décembre 1920, après l'entrée de l'Année rouge à Erevan. Elle a retrouvé son indépendance en 1990, lorsque le parlement a ratifié la déclaration d'indépendance faite un an plus tôt.
11 Dominique Desjeux, Anne Monjaret et Sophie Taponier, Quand les Français déménagent : circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France (Paris : Presses universitaires de France, 1998), p. 183.
12 Le jeu de trictrac est l'équivalent du jeu de backgammon en Occident.
13 Anoush est un opéra reconnu comme une œuvre du répertoire littéraire national arménien. A a été composé par le poète Hovhannès Thoumanian (1869-1923).
14 Gabriella Uluhogian, « La langue parlée et la culture écrite », dans Gabriella Uluhogian (dir.), Les Arméniens : histoire, art, archéologie (Milan : L'Aventurine, 1986), p. 114-115.
15 Ibid.,p. 114.
16 Fichier au site Web du patrimoine arménien, <http://www.arrnenianheritage.corn/dakomita.htm>, consulté le 19 mars 2003.
17 Archbishop M. Ormanian, The Church of Armenia (Montréal : Armenian Holy Apostolic Church [diocèse canadien], 2000), p. 12-13 et 71-78.
18 Bertrand Mary, La photo sur la cheminée : naissance d'un culte moderne (Paris : Métailié, 1993), p. 143-153.
19 Paul Valéry, « Tout le reste est littérature, discours pour le centenaire de la photographie », L'Arc : photographies, 1939, p. 61.
20 Kristof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVI-XVIIIe siècle (Paris : Gallimard, 1987), coll. Bibliothèque des histoires, p. 42-47.
21 Anne Muxel, Individu et mémoire familiale (Paris : Nathan, 1996), p. 30.
22 Dominique Desjeux et Tine Vinje François, « L'alchimie de la transmission sociale des objets », dans Dominique Desjeux et Isabelle Garabuau-Moussaoui, Objet banal, objet social : les objets du quotidien comme révélateurs des relations sociales (Paris : L'Harmattan, 2000), p. 83-116.
23 Ibid., p. 95.
24 Martine Hovanessian, Les Arméniens et leurs territoires (Paris : Autrement, 1995), p. 103.
25 Claude Frère-Michelat, « Collectionneurs dans leurs murs », dans Martine Segalen et Beatrix Le Wita (dir.), loc. cit., p. 200.
26 David Lowenthal, « La fabrication d'un héritage », dans Dominique Poulot (dir.), Patrimoine et modernité (Paris : L'Harmattan, 1998), p. 110.