During the colonial era, the way in which the West tended to construct and objectify colonial entities was also manifested in the form of two-and three-dimensional physical reconstructions, such as the colonial pavilions at world fairs. Responding to the wide-ranging objectives of the major world fairs in the second half of the nineteenth century, these colonial pavilions were presented as symbols and representations of life in the colonies. By studying the Algerian pavilion at the 1889 Paris World Fat, the author states that these sites promoted a process of understanding and recontextualizing the cultures of colonized peoples that led to their appropriation and integration into the general metropolitan culture. This process took place both in terms of the building's integration into the fair, and in terms of the building itself, which stood as a distillation of the culture of a colonized people.
A l'époque coloniale, « l'Orient créé par l'Occident » a aussi été matérialisé dans des reconstitutions plastiques bidimensionnelles ou tridimensionnelles, en particulier les pavillons coloniaux d'expositions universelles. Répondant aux ambitions encyclopédiques des grandes expositions universelles de la seconde moitié du XIXe siècle, ces pavillons coloniaux se présentaient comme des instantanés et des synthèses de la vie en colonies. En étudiant le cas du pavillon algérien à l'Exposition universelle de 1889 à Paris, l'auteur de l'article fait valoir que ces lieux favorisaient une opération d'appréhension et de recontextualisation des cultures des peuples colonisés, qui menait à leur appropriation et leur intégration dans l'ensemble culturel métropolitain. Ce processus s'exerçait tant dans l'intégration de l'édifice au cadre d'exposition que dans l'édifice lui-même, s'offrant comme un concentré de la culture d'une population colonisée.
1 Dans son ouvrage le plus connu, Edward W. Said a tenté d'analyser comment l'Occident a construit une entité extérieure, l'Orient, qui pouvait être appréhendée dans sa totalité par son objectivation en un concept1, et a assis culturellement et intellectuellement sa domination. Tandis que Said axe son étude sur la construction des représentations de l'Autre par les textes littéraires, officiels ou autres, Sylviane Leprun, dans son livre Le théâtre des colonies, introduit le concept d'ethnologie plastique, « rencontre d'un sujet indigène et de la technique plastique (graphique, picturale, sculptée)2 », qui pourrait constituer le pendant esthétique de l'Orientalisme. Leprun insiste toutefois sur une distinction importante entre ces deux concepts : alors que l'Orientalisme, textuel ou pictural, reste à l'échelle de l'imaginaire, l'ethnologie plastique consiste en une représentation qui se veut positive de l'Autre - dans un cadre bidimensionnel ou tridimensionnel -, une tentative anthropologique de représentation scientifique d'une réalité extérieure, qui conserve néanmoins une touche d'exotisme et d'imaginaire. L'objectif recherché est d'instruire un public sur les cultures lointaines en reconstituant des situations de leur vie quotidienne. C'est cette dimension scientifique et didactique qui faisait défaut à l'Orientalisme3.
2 Ainsi, comme l'Orientalisme permet la réification de l'Autre en un concept servant à légitimer ou consolider les politiques coloniales de l'Etat, l'ethnologie plastique permet de cristalliser la culture de l'Autre à l'intérieur d'une exposition, d'un pavillon ou d'une fresque. Une pédagogie coloniale intégrée aux intérêts extérieurs de l'État peut alors être construite, mettant la population, formée tant de néophytes que de connaisseurs, en contact direct avec les différentes possessions de l'empire. Dans le cadre de la période coloniale française, plusieurs manifestations culturelles étaient des exemples patents de cette tentative de reconstitution de milieux de vie indigènes. Il suffit de penser au Jardin zoologique d'acclimatation de Paris qui, au cours des années 1880, a accueilli des indigènes aux côtés des animaux exotiques, prétendant ainsi offrir aux anthropologues la possibilité d'observer des spécimens sans avoir à quitter la métropole4.
3 C'est cependant sur une autre manifestation culturelle - d'une envergure bien différente - de l'époque coloniale française que va se porter notre attention, soit l'Exposition universelle de 1889 à Paris, plus particulièrement l'édifice du Palais de l'Algérie, intégré à la section coloniale de l'Exposition. Dans cet article, nous nous pencherons sur l'analyse des processus de représentation, de cristallisation et de saisie de la culture algérienne à travers l'objet que constituait le Palais de l'Algérie. Il ne s'agit donc pas d'étudier l'appropriation d'un objet à l'intérieur d'une culture, mais l'appropriation d'une culture par l'intermédiaire d'un objet, un objet architectural mais aussi un objet animé intégrant des artisans algériens en activité, des représentants des différentes ethnies du pays et des reconstitutions de situations de la vie quotidienne de la colonie.
4 Par ailleurs, considérant que le Palais de l'Algérie se voulait une « représentation » de la culture algérienne, il convient de mettre l'accent sur la manière de définir ce concept polysémique. L'historien Roger Charrier, dans son livre Au bord de la falaise : l'histoire entre certitudes et inquiétudes, donne deux définitions de la représentation, empruntées au Dictionnaire universel de Furetière, soit la « mise en rapport d'une image présente et d'un objet absent » et « l'exhibition d'une présence, la présentation publique d'une chose ou d'une personne5». Bien que ces deux définitions semblent antinomiques, l'une impliquant l'absence de l'objet et l'autre sa présence, nous verrons qu'elles sont toutes deux opérationnelles dans le cas du pavillon algérien à l'Exposition universelle de 1889.
5 En effet, d'un côté, le Palais de l'Algérie ne présente pas qu'une simple image de l'Algérie, il contient des produits et artefacts algériens et est animé par des Algériens déplacés pour l'occasion. Dans ce cas, selon Charrier, « Le réfèrent et son image font corps, ne sont qu'une seule et même chose, adherent l'un à l'autre ». Cependant, le Palais de l'Algérie, lui, reste un monument entièrement conçu par des architectes français. Il constitue donc lui-même un fac-similé, un « ersatz habitat6» de l'Algérie, modélisé selon l'image que s'en fait le colonisateur. Le Palais de l'Algérie répond donc aux deux définitions. Mais il convient de compléter ces deux définitions par le concept de représentation avancé par Carol A. Breckenridge dans son étude sur les collections coloniales britanniques. Représenter signifie ici prendre un objet7 et le replacer dans un nouveau contexte, subordonné à une rationalité différente8. L'objet se retrouve dès lors inséré dans un nouveau système de significations, qui est ici celui de l'Exposition universelle, subordonné à la rationalité de l'État français.
6 Cet article superpose donc deux perspectives d'analyse pour appréhender le processus d'appropriation de la culture algérienne. Nous nous pencherons d'abord sur les objectifs recherchés par les organisateurs de l'Exposition universelle de 1889 afin d'observer de quelle manière l'exposition du Palais de l'Algérie s'accorde avec ces objectifs et comment l'édifice s'insère dans le cadre et dans la logique de l'Exposition universelle de 1889, plus précisément de l'Exposition coloniale. Nous nous attacherons ensuite spécifiquement au site du Palais de l'Algérie, pour voir par quels dispositifs internes du site et de l'édifice la culture coloniale française s'approprie symboliquement l'Algérie.
7 L'idée que l'appréhension globale du monde en une « conception » soit une caractéristique de la modernité voit possiblement son objectivation au XIXe siècle par le développement de certaines pratiques culturelles9. Lorsque Michel Foucault définit l'hétérotopie, pendant réel de l'utopie, méta-lieu relié à tous les autres lieux d'une culture particulière, il fait ressortir que, bien qu'on les retrace à l'aube des civilisations humaines, les lieux hétérotopiques se sont développés sous certains avatars particuliers au XIXe siècle. Alors que Foucault définit et oppose deux types d'hétérotopies se caractérisant par leur rapport au temps (« heterochronies »), soit l'hétérotopie éternitaire, qui tend à accumuler le temps à l'infini, comme le musée ou la bibliothèque, et l'hétérotopie chronique, à la fois éphémère et périodique, se construisant et se déconstruisant continuellement, comme la foire10 -, Tony Bennett suggère que le XIXe siècle voit aussi naître une synthèse de ces deux espaces qui semblent opposés à première vue, soit l'exposition universelle11, qui est d'un côté une fête, donc éphémère, un événement, et de l'autre une accumulation et une concentration du temps et de l'espace en un heu précis. Pascal Ory ne manque d'ailleurs pas de rappeler que, parmi les utopies réalisées au XIXe siècle, on oublie souvent d'inscrire l'Exposition universelle de 1867 à Paris aux côtés d'autres utopies françaises12.
8 L'Exposition de 1867, organisée sous le Second empire et orchestrée par Frédéric Le Play, se concentrait en un édifice principal, un gigantesque palais elliptique situé sur le Champ-de-Mars. La division de l'espace en avenues rayonnantes et en anneaux concentriques permettait une classification facile des exposants selon leur Heu d'origine dans un sens et selon leur secteur d'activité dans l'autre. Le monde entier était ainsi reconstitué et classifié, mis en ordre, accomplissement avant l'heure du fardeau colonial de Rudyard Kipling. L'utopie, au sens d'espace parfait, systématisant toutes les dynamiques, et d'espace approprié dans sa totalité, au point où la disposition de chacun de ses constituants était directement subordonnée au plan d'ensemble, était donc concrétisée, ne serait ce que pour le temps éphémère de l'Exposition.
9 Cependant, lors des expositions universelles parisiennes qui ont suivi, l'utopie a commencé à s'hypertrophier, le nombre grandissant d'exposants et de produits nécessitant un éparpillement du territoire de l'exposition13. En 1889, l'Exposition s'est étendue sur le Champ-de-Mars, l'esplanade des Invalides et la colline de Chaillot, les trois sites étant répartis sur les rives droite et gauche de la Seine. Par contre, même si l'utopie s'est décomposée, les principes directeurs d'organisation sont restés les mêmes et les disciples de Frédéric Le Play ont pris le relais en 188914. Encore une fois, l'objectif était de constituer un microcosme résumant la totalité de l'expérience humaine15. L'exposition s'est donc révélée d'une certaine manière comme la concrétisation d'une « conception du monde », précisément celle de l'Etat français, plus généralement celle de l'Occident ou du colonisateur, dans laquelle les colonies avaient déjà leur place toute assignée.
10 Par ailleurs, la synthèse entre le musée et la foire dont traite Tony Bennett renvoie à deux objectifs majeurs des expositions universelles, qui semblent contradictoires mais façonnent par une curieuse dialectique autant la forme (l'architecture, l'organisation spatiale) que le fond (le discours, les valeurs véhiculées) des expositions. En effet, l'Exposition universelle intégrait à la fois le caractère didactique, institutionnel du musée et le caractère festif de la foire : elle cherchait à instruire le public pour répondre aux intentions édifiantes que ses organisateurs lui prêtaient, mais elle devait aussi amuser et divertir pour attirer la clientèle. Plusieurs des auteurs qui ont étudié les expositions universelles ont d'ailleurs remarqué cette tension16.
11 L'historien de l'art Paul Greenhalgh observe cependant une différence dans l'articulation de ces deux objectifs entre les expositions anglaises et les expositions françaises. Alors qu'en Grande-Bretagne, on observait certains conflits entre les partisans de l'éducation et ceux du divertissement, en France, ces deux dimensions étaient beaucoup moins perçues comme opposées. Les expositions françaises, qui se voulaient plus égalitaires et destinées aux masses populaires, pour élever le niveau culturel général de la population, prônaient en quelque sorte un « divertissement exempt de vices et une éducation exempte d'efforts laborieux17 » à l'intention de toutes les couches de la société. Cela s'inscrivait d'ailleurs dans le contexte historique général du milieu de la seconde moitié du XIXe siècle, où l'État a pris en charge le développement culturel de la population. Ceci faisait que les relations entre culture et gouvernance étaient pensées de manière à ce que les oeuvres et institutions culturelles soient mises au service de l'État, qui se donnait le rôle de civiliser l'ensemble de la population.
12 L'idée que la haute culture avait la capacité d'élever le sens moral de la population ou d'en améliorer les comportements représentait donc une rupture par rapport aux anciennes manières de gouverner18. Le divertissement des visiteurs devenait essentiel pour garantir une présence accrue du public :
On constate donc que, si l'Exposition universelle se donnait des objectifs pédagogiques, la conception de ses dispositifs était aussi fortement orientée par des considérations économiques qui obligeaient à rendre l'exposition spectaculaire, fantasmagorique, pour pouvoir attirer les visiteurs et les intéresser aux différents exposants20.
13 Par ailleurs, les expositions universelles répondaient aussi à des intérêts économiques d'un autre type. Phénomènes essentiellement rattachés au développement du capitalisme industriel21, de même qu'à l'internationalisation des échanges commerciaux au XIX siècle, elles étaient avant tout une vitrine sur des marchandises provenant de partout dans le monde, Walter Benjamin citant d'ailleurs à cet effet la phrase d'Ernest Renan « L'Europe s'est déplacée pour voir des marchandises », en parlant de l'Exposition universelle de Paris de 185522. Mais les expositions universelles, de par leur grande envergure et la visibilité mondiale qu'elles offraient aux exposants, servaient également de lieu de diffusion d'idées, en autant que celles-ci concernaient les relations internationales23, les progrès scientifiques24, la forme des villes25, la vie domestique et la place de l'art dans la société26.
14 À ce titre, l'Exposition universelle de 1889 est un exemple éloquent. Elle était à l'époque la plus grande et la plus impressionnante exposition universelle jamais présentée. S'étendant sur une superficie de 96 hectares, elle a reçu 61 722 exposants et plus de 32 millions de visiteurs27. Elle constituait ainsi pour l'État français, organisateur de l'Exposition, l'occasion de se mettre en valeur devant un vaste public et de s'autolégitimer, le mobile premier de l'événement étant d'ailleurs la commémoration du centenaire de la Révolution française. Georges Balandier insiste justement sur la nécessité pour le pouvoir de s'exhiber et de recourir à des dispositifs de mise en scène afin de se maintenir28.
15 Ce n'est donc nullement une surprise de constater que 55 pour 100 du total des exposants étaient français et que près de la moitié de la surface de l'Exposition était occupée par le pays hôte. Par ailleurs, des 33 937 exposants français, 27 281 provenaient de la métropole et 6656, des colonies, ces derniers étant installés sur la moitié est de l'Esplanade des Invalides29. Si les colonies étaient déjà présentes aux expositions universelles françaises de 1867 et 1878, ce n'est qu'en 1889 qu'elles ont pu bénéficier d'un espace qui leur était réservé30. Les différentes colonies françaises étaient ainsi représentées à l'intérieur de pavillons plus ou moins importants disposés sur l'esplanade des Invalides, face aux expositions de la guerre, de l'hygiène et de l'économie sociale. L'importance de cette exposition coloniale témoigne par ailleurs de la part des autorités françaises d'une volonté d'exhiber la grandeur de l'empire et de justifier les politiques coloniales. Edward W. Said fait d'ailleurs remarquer l'importance de la construction d'un contexte idéologique légitimant le colonialisme :
16 Cela est particulièrement juste dans le contexte de l'Exposition de 1889. L'État français se retrouvait enfermé dans un curieux paradoxe : un régime politique qui se fondait sur la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1789 mais qui continuait pourtant d'administrer, sinon d'étendre, un empire colonial sur des peuples de race ou de culture dites inférieures. C'est ainsi qu'aux côtés des diverses pirouettes rhétoriques des Tocqueville ou Ferry pour démontrer la non-application des principes de la Déclaration aux peuples colonisés, l'État avait besoin de mettre en valeur et surtout de justifier sa politique extérieure. Il devait donc constituer un « savoir colonial » par la construction de représentations typées des peuples colonisés dans les manuels scolaires et dans des expositions sur leur société ou leur culture32. Le colonialisme ayant d'ailleurs moins bonne presse en France qu'en Angleterre33, la nécessité de persuader la population du bien fondé de l'entreprise était d'autant plus évidente. De plus, la France et la Grande-Bretagne étaient à l'époque engagées dans une rivalité informelle pour la présentation de leur empire et la mise en vitrine des colonies. Les expositions françaises se voulaient chacune plus grandes et plus impressionnantes (et souvent disproportionnées par rapport à l'état réel de l'empire français34) que leurs contreparties britanniques35.
17 Ainsi, l'Exposition universelle constituait une excellente occasion d'acquérir du capital symbolique, pour le pays hôte mais également pour les différents exposants, privés ou nationaux, qui venaient y vanter la grandeur de leur culture ou de leurs produits. Il convient d'ailleurs à cet effet de souligner que, même si les rapports de force entre colonisateurs et colonisés pouvaient sembler univoques dans le cadre des expositions coloniales, certains indigènes qui participaient à ces manifestations choisissaient de le faire de leur propre gré, voyant dans l'acte de se présenter à l'Exposition coloniale une bonne occasion de mettre leur culture en valeur et profitant des compensations monétaires qui leur étaient offertes. Robert W. Rydell a étudié des témoignages d'Africains ayant participé à des expositions américaines et a ainsi pu relativiser l'image de luttes symboliques unidirectionelles en faveur des empires coloniaux36. Malheureusement, ces témoignages restent, on s'en doute, très rares et nous ne disposons d'aucun pour les Algériens présents à l'Exposition universelle de 1889.
18 L'Exposition universelle nous apparaît donc comme un lieu de rencontre de plusieurs intérêts, que ce soit dans le domaine politique, culturel, économique, éducatif ou philosophique. L'historienne Elsbeth A. Heaman résume d'ailleurs ces luttes, matérielles ou symboliques, ouvertes ou dissimulées, qui avaient cours sur le terrain de l'Exposition en affirmant : « exhibitions were about power, knowledge, influence and money37». Il s'agissait de jeux d'intérêts et d'influences, mais dans lesquels le pays hôte et le comité organisateur, étroitement liés, sinon s'assimilant l'un à l'autre, avaient toujours préséance. Voyons donc de quelle façon un monument, le Palais de l'Algérie, et son site ont été intégrés aux objectifs recherchés par les élites politiques dans l'organisation de l'Exposition de 1889.
19 Dans son pari de reconstituer le monde spatialement et temporellement à l'intérieur d'un territoire délimité, l'Exposition a procédé à une classification de ses composantes pour lui donner la lisibilité, le sens qui apparaît dans la mise en ordre d'un amas hétéroclite39. Il s'agit d'une synthèse spatiale et temporelle qui, tout en symbolisant une appropriation du monde, établissait néanmoins certains cadres. Si l'exposition universelle incarnait l'ouverture du monde et coïncidait avec l'essor des échanges internationaux et la consolidation d'une économiemonde à l'échelle planétaire, derrière ses ambitions de synthèse de l'expérience humaine se cachait aussi la construction d'un cadre de vie contraignant visant le maintien des structures sociales, comme l'affirme Walter Benjamin :
L'occupation de l'espace de l'Exposition ne s'est donc pas faite en toute innocence et les espaces d'exposition étaient quadrillés, hiérarchisés et disposés de manière à orienter le regard des visiteurs.
20 À ce titre, si l'Exposition de 1889 n'est pas un succès d'organisation spatiale au même titre que celle de 1867, les colonies, auxquelles on avait réservé un mince secteur circulaire du palais de Frédéric Le Play, lors de l'Exposition du Second empire, bénéficiaient dans ce cas-ci d'un espace non négligeable sur l'esplanade des Invalides. Le journal L'Exposition de 1889 s'est même permis l'affirmation suivante :
21 L'Exposition coloniale était d'un genre très différent et peut-être aussi moins ordonnée, selon les propos du rapporteur officiel :
Plus chaotique que celle du Champ-de-Mars, elle se déployait néanmoins sur un espace quadrillé, cadastré, comme le montrent les vues à vol d'oiseau de l'esplanade des Invalides. Les différentes possessions de l'Empire, pourtant pas toutes entièrement explorées par les colonisateurs, étaient ainsi recontextualisées dans l'espace exhibitionnaire construit selon la rationalité du comité organisateur et de l'Etat français.
22 Dans ce cadre, le Palais de l'Algérie, situé à l'angle du Quai d'Orsay et de la rue Constantine, attirait l'attention des visiteurs dès leur arrivée à l'esplanade des Invalides. D'ailleurs, la plupart des témoignages de gens ayant visité l'Exposition coloniale mentionnent le Palais de l'Algérie en premier43. Cependant, et c'était peut-être dû à son caractère asymétrique ou moins ordonné, l'Exposition coloniale ne semblait pas imposer, ou à tout le moins offrir, de trajet précis aux visiteurs. Il n'est cependant pas étonnant que le Palais de l'Algérie, le pavillon le plus important de toute la section coloniale, ait d'entrée de jeu capté l'attention. L'édifice et ses annexes recouvraient 1947 m2 et les surfaces à découvert s'étendaient sur 4353 m2, ce qui représentait un total de 6300 m2 pour la colonie algérienne, soit un peu plus du cinquième de la superficie totale de l'exposition coloniale. Le second pavillon en importance était celui de la Tunisie qui, bâtiments et espaces à découvert compris, occupait 5250 m2, comparativement aux 25 380 m2 sur lesquels les autres colonies étaient réparties44.
23 Cette prééminence des deux colonies méditerranéennes par rapport aux autres colonies françaises peut d'abord s'expliquer par le fait que non seulement ces deux colonies étaient les plus rapprochées de la métropole sur le plan géographique et entretenaient le plus de liens avec celle-ci, ce qui facilitait le transports d'objets, de personnes et de marchandises, mais aussi par le fait qu'elles étaient à l'époque, particulièrement dans le cas de l'Algérie, les deux réelles colonies de peuplement. Ainsi, l'Algérie et la Tunisie jouissaient incidemment d'un certain statut par rapport aux autres colonies, tant sur le plan de l'organisation que du financement de leurs pavillons. Non seulement leur importance faisait que l'organisation de leurs pavillons relevait du Ministère des affaires étrangères plutôt que du Ministère des colonies, comme c'était le cas pour le reste de l'exposition coloniale45, mais aussi, comme les gouvernements coloniaux étaient invités à investir dans leur représentation à l'Exposition universelle de 1889, le gouvernement général de l'Algérie avait apporté une contribution de 345 000 francs et la Tunisie, de 510 000 francs, soit pour chacun davantage que l'ensemble du financement des autres colonies françaises46. Cela s'illustrait sur le plan de l'Exposition coloniale, alors que les pavillons algériens et tunisiens apparaissaient comme des protubérances en marge du reste de l'Exposition coloniale, organisée autour du Palais central des colonies.
24 Comme son nom l'indique, le Palais central des colonies, pour sa part, était situé en plein centre de l'Exposition coloniale. Était-il la reproduction symbolique du rapport entre centre et périphérie dans l'empire colonial françaiset de l'autorité métropolitaine rayonnant sur ses colonies ? Peut-être. Le Palais central restait à tout le moins adjacent à la plupart des autres édifices de l'Exposition coloniale.
25 Son rôle était d'abord de présenter les colonies qui n'étaient pas assez importantes pour disposer d'un pavillon : l'Assinie, le Grand-Bassam, le Sénégal et les rivières du Sud, le Nossi-Bé, la Martinique, les îles de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Mayotte et des Comores, l'Inde française, l'île de la Réunion, Tahiti et la Nouvelle-Calédonie. Les autres sections du pavillon étaient consacrées aux missions coloniales, à une bibliothèque coloniale et à une exposition scolaire des colonies47. Cette dernière section était d'ailleurs particulièrement représentative de l'esprit de synthèse et de classification propre à l'Exposition :
La vocation multiculturelle du pavillon central s'illustrait d'ailleurs dans son architecture bigarrée, œuvre de M. Sauvestre, architecte en chef des colonies françaises. Celui-ci s'était « appliqué à confondre les styles des diverses colonies sans laisser dominer aucun d'eux 49».
26 Le Palais central des colonies se présentait donc comme une micro-exposition coloniale placée à l'épicentre de l'Exposition coloniale, l'édifice symbolisant à lui seul l'étendue de l'empire en rassemblant et recontextualisant en un ensemble cohérent des éléments de colonies de situation géographiques et de cultures diverses.
27 Les Palais de l'Algérie et de la Tunisie, par leur importance et par leur position, à l'extrémité nord de l'esplanade des Invalides, semblaient constituer un pôle concurrent à celui du Palais central et étaient ainsi souvent mis à part du reste de l'Exposition coloniale, symptôme probable de l'asymétrie de celle-ci. Dans un plan spécial de l'Exposition coloniale publié dans le journal L'Exposition de Paris, ces deux pavillons n'étaient pas représentés50. Un article du même journal traitant de l'Exposition coloniale ne faisait état que des pavillons entourant le Palais central des colonies51 et Alfred Picard, dans son rapport, considérait souvent les pavillons de l'Algérie et de la Tunisie de manière spéciale, étant donné leur importance par rapport aux autres pavillons coloniaux52. Malgré cette asymétrie, les édifices algériens et tunisiens ne s'en inséraient pas moins dans la logique, parfois propagandiste, parfois plutôt paternaliste, de l'État français.
28 Dans son désir de mettre en valeur l'étendue de ses possessions coloniales, pour se positionner par rapport aux autres puissances européennes (en particulier la Grande-Bretagne), et sa volonté de promouvoir ses entreprises d'outre-mer auprès d'un public pas complètement acquis à la cause coloniale et encore préoccupé par des problèmes nationaux, comme la perte de l'Alsace-Lorraine en 187053, l'Etat a construit, dans le cadre de l'Exposition coloniale, un discours adapté aux différents types de colonies représentées, selon leur degré d'ancienneté et d'implantation de l'occupation française54.
29 Ainsi, pour les colonies d'occupation récente, comme la Tunisie, l'accent était mis sur le rôle libérateur et modernisateur de la présence française sur les sociétés et institutions locales. Pour les colonies d'installation plus ancienne, le discours misait davantage sur le potentiel économique et commercial des régions et sur les bénéfices que la métropole pouvait en tirer, de manière à justifier les dépenses importantes de l'État exigées par leur maintien. Les colonies les moins connues ou ayant été plus ou moins explorées étaient, quant à elles, représentées pour rendre compte de l'étendue de l'empire français, bref, « pour la montre 55». Un visiteur de marque, le vicomte Eugène-Melchior de Vogue, a semblé impressionné par cette démonstration de puissance de l'empire français si l'on en juge par son témoignage :
Pourtant, bien des politiciens, Jules Ferry en tête, allaient juger après coup que, sur le plan de la propagande coloniale, l'Exposition universelle de 1889 avait été un échec57.
30 La grande et coûteuse colonie algérienne, qui faisait partie des terres d'occupation ancienne, devait donc justifier son existence en démontrant son potentiel économique et commercial. Elle accordait ainsi une place importante dans son pavillon aux marchandises qu'elle avait à offrir, à ses produits nationaux et à ses ressources naturelles; Un témoignage de Léon Dussert, écrivain ayant visité le Palais, est particulièrement éloquent à cet égard :
31 L'insertion de l'Exposition coloniale dans le contexte de développement du capitalisme mondial apparaît ici sans équivoque. L'Exposition universelle, symbiose du musée et de la foire, montrait davantage ici son visage forain, l'héritage qu'elle détenait de ces manifestations où des participants de diverses provenances se rendaient présenter leurs marchandises dans une arène conçue à cettefin59.Cependant, alors qu'Elsbeth Heaman distingue l'Exposition de la foire par son caractère institutionnel60, Alvaro Fernandez-Bravo, dans une étude sur le pavillon de l'Argentine à l'Exposition de 1889, distingue également l'exposition universelle du musée par sa dimension commerciale, par le fait qu'on y présente des objets de valeur commerciale évidente, donc impliquant la possibilité de les échanger ou de les acheter :
Le rêve pouvait d'ailleurs devenir réalité au Palais de l'Algérie alors que, dans le jardin situé à l'arrière du bâtiment, un souk algérien et un café maure étaient reconstitués, ce qui permettait au public de consommer de vrais produits algériens. L'État ne se réservait donc pas le monopole de l'appropriation culturelle de l'Algérie, offrant aussi à la population française la possibilité de ramener chez elle une partie de l'empire.
32 Par ailleurs, il est intéressant de noter que le processus d'appropriation culturelle par la consommation ne se faisait pas à sens unique. Dans un chapitre sur les « Conséquences morales et politiques de l'exposition coloniale », dans un ouvrage se voulant une encyclopédie de l'Exposition de 1889, Emile Monot démontrait comment, par l'expérience de la vie en métropole et incidemment par la consommation de marchandises métropolitaines chez les indigènes, l'Exposition contribuait à l'édification des peuples colonisés et, par le fait même, à leur intégration dans l'espace culturel impérial.
33 L'Exposition coloniale poursuivait donc un objectif officiellement avoué de la part de l'administration des colonies d'impressionner les indigènes présents à Paris afin de les gagner à l'idée des bienfaits de la domination métropolitaine62. Le passage suivant illustre bien ce processus d'« occidentalisation » des colonisés :
34 La mission didactique de l'exposition pouvait ainsi se trouver noyée dans les intérêts politiques et économiques ou encore s'y accorder. Pour l'Exposition coloniale comme pour le reste de l'Exposition, il s'agissait d'instruire les visiteurs en s'assurant d'abord de les attirer :
35 Lisons d'ailleurs à cet effet un extrait d'un rapport lu lors d'une séance de la Commission d'organisation de l'Exposition Coloniale Française de 1889, le 1er août 1887 :
36 Ainsi, les composantes d'expositions moins spectaculaires, comme les analyses statistiques de la situation des colonies, en étaient réduites à être exposées dans des salles secondaires ou des édifices annexes, alors que les salles principales étaient réservées à l'exhibition de produits et aux reconstitutions de décors coloniaux66. Au Palais de l'Algérie, les salles présentant les missions et l'éducation dans la colonie n'étaient généralement pas mentionnées dans les témoignages de visiteurs67. Mais il ne faut pas oublier la portée éducative qui était donnée à ces expositions marchandes et spectaculaires, de forme sans doute moins scolaire mais poursuivant néanmoins des objectifs didactiques, soit d'instruire la population sur un pays mal connu et sur des modes de vie différents :
Nous retrouvons donc encore ici l'idée de l'Exposition comme concentration du monde, mais à une plus petite échelle où, cette fois, c'était le pavillon qui se présentait comme un sommaire de la culture algérienne69.
37 Cette préhension symbolique du monde entier dans le cadre de l'Exposition universelle, qui se présentait comme un microcosme encyclopédique de l'ensemble de l'existence humaine, mise en ordre dans ce contexte, permettait donc la reconstitution du même processus, mais à l'échelle nationale. Il devenait ainsi possible de s'approprier symboliquement une culture étrangère en affirmant concentrer la totalité de ses composantes dans un objet architectural, lui-même inséré dans la disposition spatiale de l'Exposition universelle.
38 Voir des artisans algériens en action, écouter des spectacles de musique et de danse traditionnelles, sentir et toucher des produits importés directement des colonies, goûter des mets algériens au café maure, tout cela était possible au Palais de l'Algérie.
L'illusion de voyages, le fait de mener le public à croire qu'en quelques heures, il arrivait à traverser la Cochinchine, Madagascar et l'Algérie pourrait constituer l'objectif principal de l'Exposition coloniale, celui dans lequel tous les autres objectifs, philosophiques, politiques, économiques et didactiques, se rejoignaient. L'illusion permettait la réalisation symbolique de l'ordonnance du monde, la mise en scène du pouvoir impérial et l'attraction sur le site de personnes curieuses de découvrir une nouvelle culture.
39 Les visiteurs avaient donc l'occasion de faire du tourisme sans sortir de Paris :
Par ailleurs, l'illusion avait aussi pour rôle de masquer le rapport d'autorité épistémique qui se cachait derrière la pratique exhibitionnaire. Mieke Bal, dans son étude sur le Metropolitan Museum de New York, fait ressortir que c'est en s'auto-représentant, donc en mettant en lumière le sujet qui tient le discours, qu'une exposition peut éveiller un regard critique de la part des visiteurs, puisque cela met en évidence la subjectivité de la représentation73. Dans le cadre de l'exposition du Palais de l'Algérie, plusieurs dispositifs visaient au contraire à occulter le contexte occidental de l'Exposition universelle. La reconstitution de tableaux vivants de la vie quotidienne en Algérie, incluant des protagonistes « importés » d'Algérie et l'ajout de plantes exotiques autour du pavillon, témoignait d'une intention de recréer de la manière la plus crédible qui soit la réalité algérienne sur l'esplanade des Invalides. Les mots du rapporteur officiel Alfred Picard cités plus haut sont sur ce point concluants74.
40 C'est justement le réalisme et la fidélité de la reconstitution qui permettaient de dissimuler le processus d'appropriation de la culture algérienne par le biais du pavillon et des objets qui lui étaient rattachés, autant les êtres humains que les artefacts matériels. Ceux-ci étaient représentés, soit décontextualisés et recontextualisés dans un nouveau système de sens et de classification, ce qui leur conférait une nouvelle fonction adaptée aux orientations de l'Exposition75. Or, les systèmes propres au Palais de l'Algérie et à l'Exposition coloniale étaient entièrement construits par l'État français.
41 L'installation de l'exposition algérienne avait été organisée par M Mûller, conseiller du Gouvernement, et les architectes du Palais de l'Algérie étaient deux anciens fonctionnaires coloniaux, Albert Ballu, qui avait vécu cinq ans en Algérie, et Emile Marquette, inspecteur des monuments dans le diocèse d'Alger76. Leur objectif pour le Palais était de « grouper [...] les différents types d'architecture arabe, afin d'en présenter pour ainsi dire toute l'essence77 ». L'édifice réunissait donc, dans un ensemble qui apparaissait cohérent, des composantes architecturales provenant d'époques diverses. Le minaret haut de 22 mètres78, situé à l'extrémité nord du Palais (surplombé d'un drapeau tricolore rappelant que l'Algérie était une colonie française), et la coupole du grand vestibule étaient une copie de ceux de la mosquée du XIIe siècle de Sidi-Abd-er-Rhaman, à Alger. Certaines faïences et mosaïques s'inspiraient de la Mosquée de la Pêcherie Djama-el-Djehid, remontant au XVIe siècle. L'escalier et la porte de sortie du côté sud reproduisaient ceux du musée d'Alger (fin XVIIe-XVIIe siècles). Le porche d'entrée, inspiré du tombeau du dernier dey d'Alger, était d'architecture moderne79. Le fait de placer côte à côte plusieurs époques différentes est très significatif dans le processus d'appropriation culturelle. D implique ici une forme de cristallisation de l'histoire et de la culture algériennes, permettant la construction d'un discours englobant d'appropriation culturelle, qui se concrétisait dans le Palais de l'Algérie80.
42 Si l'extérieur du Palais faisait la synthèse du temps, l'intérieur, beaucoup plus sobre artistiquement et surtout consacré à l'exposition des productions indigènes, faisait la synthèse de l'espace. Dans la grande galerie qui suivait le vestibule, aux côtés de sculptures romaines et de minéraux, on trouvait une carte de l'Algérie81, indiquant d'entrée de jeu aux visiteurs l'étendue du territoire représenté dans le pavillon. La grande galerie donnait d'ailleurs sur la gauche, sur quatre grandes travées. Lune de ces travées était réservée aux beaux-arts et aux arts libéraux et menait à une salle de lecture. Cependant, même si on l'appelait salle des Beaux-Arts algériens, cette travée exposait principalement des toiles d'artistes français (Dagnan-Bouveret, Dinet, Friand, Brouillet) illustrant des figures et paysages algériens82. Les trois autres travées présentaient quant à elles les produits des trois départements d'Alger, d'Oran et de Constantine, et menaient à des salles d'exposition de produits vinicoles algériens. Ces salles donnaient par la suite sur une galerie extérieure contenant les produits les plus encombrants, qui ne pouvaient être mis à l'intérieur83. Ces marchandises n'étaient cependant qu'exposées à la vue et donc inaccessibles aux visiteurs. Ceux-ci devaient se rendre dans la cour intérieure du Palais pour rencontrer des marchands algériens venus vendre des produits de la colonie84.
43 On remarque qu'une partie de l'espace intérieur du pavillon était divisée selon des découpages administratifs coloniaux et surtout que cet espace était principalement consacré à l'exposition de marchandises85. Une relation de pouvoir masquée apparaît donc à travers l'architecture du pavillon lorsqu'on constate que ces marchandises réellement algériennes étaient disposées à l'intérieur d'un édifice dessiné et construit entièrement par des coloniaux, mais qui persistait à se présenter comme algérien.
44 La synthèse culturelle, quant à elle, pouvait s'opérer dans le parc situé à l'arrière du bâtiment, qui offrait des reconstitutions vivantes de l'Algérie, comme le souk, le puits artésien ou les tentes de peuples nomades du désert. Les différentes ethnies que l'on retrouvait sur le territoire algérien (Kabyles, Ouleds-Naïls, Maures), y étaient représentées, des ateliers d'artisanat de divers types y étaient reconstruits (on voyait des tisseuses et des fileuses kabyles, des tisserands, des cordonniers algériens) et des spectacles variés y étaient donnés, dont l'orchestre de la Nouba et les danses de femmes ouled-naïls ou kabyles86.
45 Le Palais de l'Algérie obéissait ainsi d'une certaine manière, sur une échelle nationale, à la même logique que l'Exposition universelle, en concentrant sur son emplacement le temps, l'espace et les différentes cultures et en les disposant selon sa propre logique, qui était celle de l'Etat français. L'illusion de transporter les visiteurs de l'autre côté de la Méditerranée et de les mettre en contact direct avec la réalité algérienne était d'ailleurs réussie, si l'on se fie au commentaire de l'architecte et journaliste Frantz Jourdain : « En une heure on peut avoir une vision rapide mais exacte de la vie algérienne87». La culture algérienne se voyait donc cristallisée, appropriée et mise en boîte dans l'espace qui lui était réservé.
46 Le fait que le Palais de l'Algérie à l'Exposition universelle de 1889 ait répondu à la fois à l'une et à l'autre des définitions de « représentation » dans le Dictionnaire universel de Furetière illustre bien le caractère équivoque qu'il entretenait - et que ses concepteurs se sont efforcés d'entretenir -avec la réalité algérienne. L'Algérie y était à la fois directement présente par ses produits, ses artisans et ses artistes, et absente (ou plutôt présente, mais seulement par l'image) dans les reconstitutions dessinées par des Occidentaux. C'est cette ambiguïté dans les représentations algériennes à l'exposition qui a permis la construction d'une illusion dirigée et encadrée selon les aspirations de l'État français. Alors que la présence algérienne réelle des individus, plantes et produits provenant de la colonie donnait aux visiteurs le sentiment de se retrouver réellement en Algérie, les espaces du site, dessinés et conceptualisés par des fonctionnaires de l'État, tout comme le choix et la disposition des objets représentés, orientaient le coup d'oeil des visiteurs et reproduisaient graphiquement les relations de pouvoir entre la métropole et ses colonies88.
47 De plus, au-delà de la narration interne construite dans le cadre du Palais de l'Algérie, on peut remarquer un nouveau processus de décontextualisation et de recontextualisation, celui de l'Algérie par rapport au reste de l'Exposition. La construction de l'illusion qui laissait passer le site du Palais de l'Algérie pour l'Algérie permettait aussi une appropriation symbolique de l'Algérie, en la replaçant dans le système spatial de l'Exposition universelle et en l'intégrant aux logiques et aux objectifs propres à l'Exposition, qu'ils aient été de nature didactique, politique, économique ou philosophique.
48 L'Exposition universelle remportait donc le pari de recréer pour les visiteurs l'expérience du coup d'œil colonial, l'appropriation territoriale du colonisateur débarquant en terre inconnue par le simple regard, sans qu'ils aient à vivre les désagréments des voyages lointains et à sortir des espaces prédéfinis et quadrillés par les puissances impériales. Chaque personne était donc à mille lieues des rigueurs illustrées dans Heart ofDarkness de Joseph Konrad ou dans le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et se serait plutôt reconnue dans les romans de Jules Verne (Cinq semaines en ballon, Le tour du monde en 80 jours) où le voyageur-explorateur, homme porteur du « progrès », transcendait les éléments hostiles du monde89. Autant l'Orientalisme en dit plus long sur l'Occident que sur l'Orient, l'Exposition coloniale en dit davantage sur la perception qu'avait le gouvernement français de ses colonies que sur les colonies elles-mêmes90.