The historical and current uses of the arrowhead sash and the debate surrounding its origins show that it has been prized by many different groups in Canada. Historically French Canadians, aboriginal peoples, and Métis have claimed the sash as theirs and used it to indicate social standing, particularly in the context of the fur trade. Today, it is part of the cultural legacy of each of these communities. Research into material culture has long maintained that we can understand the significance that groups attach to an object simply by tracing its history. This article takes a different approach by exploring the idea that we can understand the significance specific groups attach to certain objects by studying the inherent physical characteristics, as indicated by the history of the arrowhead sash.
Depuis le débat sur ses origines jusque dans son utilisation historique et actuelle, la ceinture fléchée a été valorisée par plusieurs communautés différentes. Historiquement, elle a été revendiquée par les Canadiens fiançais, les Autochtones et les Métis du Canada, qui s'en sont d'abord servi comme marqueur de prestige social, notamment dans le cadre de la traite des fourrures. De nos jours, elle est devenue un objet emblématique du patrimoine respectif de ces communautés. Les recherches en culture matérielle ont longtemps considéré que le repérage du parcours historique d'un objet permettait à lui seul d'étudier le sens qui était donné à l'objet par les collectivités en contact avec lui. Cet article se démarque en explorant la thèse selon laquelle le sens attribué à certains objets par des collectivités peut aussi être appréhendé par l'analyse de leurs caractéristiques matérielles inhérentes, ainsi que l'indique le parcours de la ceinture fléchée.
1 La ceinture fléchée, cette longue étoffe de laine aux couleurs vives, revêt une importance considérable au sein du patrimoine de la collectivité québécoise. L'image même de la ceinture fléchée est associée à celles du vaillant habitant du Bas-Canada, de l'ancêtre québécois qui travaille dans les chantiers ou du brave voyageur canadien-français qui part pour les Pays d'en Haut, au Patriote, qui porte la ceinture afin d'afficher sa préférence pour « l'étoffe du pays », et au Carnaval de Québec, qui redonne chaque année à la ceinture fléchée une place d'honneur dans un costume folklorique. Cette ceinture porte une charge identitaire encore très présente de nos jours. Mais est-ce juste de ne l'associer directement qu'aux Québécois de souche française ? À la lumière des processus d'appropriation et de réappropriation d'objets culturels au 19e siècle, nous verrons que d'autres groupes culturels au Canada, soit les Amérindiens et les Métis, revendiquent la reconnaissance de la place de la ceinture fléchée au sein de leur patrimoine respectif.
2 Cependant, avant de traiter des processus d'appropriation de cet objet culturel, il convient de définir ses caractéristiques physiques essentielles. Au premier coup d'œil, c'est une grande ceinture de laine aux couleurs chaudes et au motif hachuré en flèches jusqu'aux extrémités où pendent de longues franges. Mais il ressort d'après la documentation sur le sujet que les caractéristiques de la ceinture fléchée traditionnelle, c'est-à-dire tissée au doigt plutôt qu'au métier, nécessitent de plus amples descriptions. Aussi, il existait une grande variété de ceintures de laine au 19e siècle et elles n'étaient pas toutes fléchées ou à franges. Certaines étaient ornées de perles de verre blanches, d'autres étaient toutes rouges et il y en avait même dont le matériau n'était pas la laine1. Ainsi, nous chercherons d'abord à définir les caractéristiques de la ceinture fléchée traditionnelle, dite « de L'Assomption»2, celle-là même qui fait l'objet de processus d'appropriation et de réappropriation par les Amérindiens, les Métis et les Canadiens français.
3 À partir d'une recherche intégrant des sources diverses (iconographie, documents écrits et collections privées), Monique Genest-LeBlanc présente trois caractéristiques principales permettant d'identifier de véritables ceintures fléchées au 19e siècle. Premièrement, le type de tissage est une variable primordiale : il existe ainsi des ceintures tissées au doigt et d'autres fabriquées au métier. Les ceintures tissées au doigt, à l'exception des ceintures à flèches dites Chénier et des ceintures en V ou à chevron, sont des ceintures Assomption3.
4 La deuxième variable renvoie au type de fibre utilisée pour la confection de la ceinture. En général, la laine est la seule fibre utilisée, à part la soie et quelques variantes observées, telles que crins de cheval, poils de bisons, cheveux humains ou fibres végétales. Et ici encore, il faut s'attarder à la catégorie de laine : avant 1800, on utilisait de la laine domestique, mais à partir du moment où la Compagnie de la Baie d'Hudson (CBH) s'est mise à commander de la laine, on a utilisé de la fine laine worsted (laine peignée), de couleur rouge4. Les trente-deux brins de laine utilisés, une fois tissés, étaient recouverts de cire d'abeille afin de les retenir ensemble. La solidité et la résistance à l'usure de la laine assuraient ainsi une durabilité prolongée à la ceinture5.
5 Enfin, l'ordre des couleurs ainsi que les motifs complètent la description élémentaire des caractéristiques de la ceinture fléchée. Les couleurs de la ceinture peuvent aussi donner des indications sur son âge. Ainsi, les ceintures noires, bleues ou délavées sont susceptibles d'avoir été colorées à l'aide de teintures végétales, méthode de coloration qui ne tenait pas longtemps. Ces ceintures délavées seraient antérieures aux années 1850, décennie où est apparue la teinture synthétique. Les livres de comptes de la CBH d'après 1850 contiennent de nombreuses commandes de laine colorée crimson ou scarlet, le rouge étant la couleur principale de la ceinture traditionnelle6. Telles sont les variables essentielles lorsqu'on parle de ceintures Assomption.
6 Cet objet traditionnel, élément important du folklore québécois, n'est pas revendiqué comme symbole identitaire culturel seulement par les Québécois : plusieurs groupes amérindiens du Nord-Ouest canadien et des Grands Lacs se sont approprié cette pièce de vêtement à l'époque de la traite des fourrures et en revendiquent aujourd'hui les origines7. Pourtant, les ceintures fléchées que l'on retrouve dans les musées américains et européens portent souvent des appellations comme Huron Sash ou Indian Bets, sans que leur origine soit clairement identifiée8. Aussi, un troisième groupe culturel au Canada, les Métis du Nord-Ouest, s'est approprié la ceinture fléchée comme symbole identitaire. La traite des fourrures, sur le territoire du grand Nord-Ouest, servait alors de plate-forme de diffusion de la ceinture fléchée au sein de ces groupes, de façon particulière pour chacun.
7 Historiquement, les Métis et les Amérindiens se sont approprié un objet culturel qui semblerait provenir des communautés canadiennes-françaises du Québec du 18e siècle. Compte tenu de la grande distance, non seulement géographique mais aussi culturelle, qui séparait alors ces communautés, il importe de retracer le périple de cet objet interculturel9 au moyen de ses processus d'appropriation et de réappropriation par différents groupes à l'époque de la traite des fourrures au Canada. Ainsi, il est nécessaire de revenir dans un premier temps sur le débat au sujet de l'origine de la ceinture et de sa diffusion. Nous traiterons ensuite essentiellement des processus d'appropriation et de réappropriation proprement dits et ce, par les Canadiens français, les Amérindiens et les Métis. Dans un troisième temps, nous verrons le rapport contemporain de ces trois groupes à la ceinture fléchée, qui est utilisée depuis la fin du 20e siècle comme emblème de leurs patrimoines respectifs. Dans l'ensemble, ce cheminement permet de s'engager dans une réflexion plus fondamentale sur le rapport entre la matérialité d'un objet et son usage symbolique au sein de plusieurs cultures. Il permet de démontrer que ce sont les caractéristiques matérielles même de la ceinture fléchée qui ont largement contribué à en faire un objet valorisé par des sociétés différentes à plusieurs époques de leur histoire. Cet article se rapproche ainsi des nouveaux champs de recherche en culture matérielle ouverts notamment par Daniel Miller dans Material Cultures : Why Some Things Matter10.
8 Les origines de la ceinture fléchée restent difficiles à cerner car elle est le produit d'un syncrétisme culturel propre au Bas-Canada. Malgré toutes les nuances qui devraient découler de ceci, plusieurs spécialistes et des organisations représentant diverses communautés pour qui cet objet est devenu un symbole identitaire en attribuent formellement les origines à des communautés spécifiques. Les musées, dans leur ensemble, constituent un lieu où s'étale la confusion régnant à propos des origines de la ceinture fléchée traditionnelle. Ces musées sont souvent les seuls dépositaires des ceintures du 19e siècle. C'est que les appellations que l'on donne aux ceintures exposées dans les musées européens, américains et canadiens sèment souvent le doute quant à leur provenance ou leur authenticité. Ici encore, Monique Genest-LeBlanc a visité plusieurs musées afin de rendre compte de cette situation.
9 Les ceintures fléchées des musées portent la plupart du temps des noms amérindiens, souvent parce qu'elles ont été acquises auprès de tribus amérindiennes. En Angleterre, le British Museum de Londres possède des ceintures appelées arrow sashes (Huron type). Au Pitt-Rivers Museum, on peut observer des ceintures dites huronnes. En France cependant, les ceintures portent généralement le simple nom de « ceinture fléchée ». Dans les musées canadiens, on rencontre une grande diversité d'appellations. Hormis les « ceintures fléchées », nous retrouvons des arrow sash, des red belt, des ceintures « de laine », des ceintures « indiennes » et aussi des ceintures « métisses ». Enfin, c'est dans les musées américains que la confusion est la plus grande : on retrouve des finger-woven sash, crée sash,Red River mixed-blood sash, voyageurs sash et French-Canadian sash, et plusieurs noms de tribus amérindiennes sont associés aux mots sash ou belt11.
10 Nous avons énuméré tous ces noms disparates dans le but de montrer la diversité, sinon la confusion, dans l'appellation des ceintures fléchées conservées dans les musées. Ces appellations peuvent néanmoins apporter des indications sur le parcours de l'objet. Elles amènent aussi les observateurs à se questionner sur les origines de la ceinture fléchée en tant que telle, puisque les appellations font référence à plusieurs groupes culturels distincts.
11 La question des origines de la ceinture fléchée traditionnelle est encore aujourd'hui sujette à débat. La ceinture vient-elle d'Europe, a-t-elle été conçue par les Amérindiens ou bien est-elle un produit régional du Bas-Canada ? Chacune de ces hypothèses a ses défenseurs. Retracer brièvement les hypothèses sur l'origine de la ceinture fléchée est susceptible de nous éclairer sur ses processus d'appropriation mais surtout de réappropriation par différents groupes culturels.
12 Le premier intellectuel à s'être intéressé spécifiquement à cette problématique, vers 1897, est l'abbé Pierre Poulin, qui a écrit les Légendes du Portage. Dans ce livre, il faisait un lien entre les origines de la ceinture fléchée et l'arrivée des contingents écossais à la rivière Rouge, sur le territoire du Manitoba actuel, au début du 19e siècle. Selon lui, « Pécharpe » de laine portée par les Écossais engagés par la Compagnie du Nord-Ouest (CNO) aurait provoqué l'envie des Amérindiens et des Métis de l'endroit. Voyant cela, les responsables des postes environnants se seraient mis à commander des quantités de laine tout en invitant les tisseuses canadiennes de Lanaudière à imiter le produit12. Cette hypothèse ne peut être prise en compte aujourd'hui car on sait que les écharpes écossaises de l'époque ne répondaient pas du tout à la méthode de confection de la ceinture fléchée. De plus, l'abbé Poulin a situé l'arrivée de la ceinture vers 1812, alors qu'à cette date, elle existait déjà dans les livres de compte de la CBH et de la CNO depuis près de 20 ans. Cependant, il faut dire que les Ecossais, très engagés dans la traite des fourrures, ont certainement contribué à la diffusion de la ceinture fléchée et surtout stimulé les commandes de laine worsted pour remplacer la laine domestique utilisée13.
13 Une autre hypothèse veut que la ceinture fléchée soit, de manière lointaine, originaire de la France. D'abord, il est certain qu'il n'existe pas en France de ceintures fléchées comme on en connaît au Canada. Cependant, Jean-Marie Gauvreau a soulevé cette hypothèse en 1958, en établissant que la technique de tissage de Lanaudière était pratiquement la même que celle utilisée dans la région de Charlevoix, selon des similitudes observées entre les ceintures fléchées et les jarretières des pères des Sacrés-Coeurs de Picpus14. Dans les années 1970, Jean Palardy a avancé que l'on retrouvait des ceintures fléchées (plutôt à chevrons) en France, mais seulement dans la petite région de Guérande, en pays nantais, et que ces ceintures dateraient des 17" et 18e siècles15. Des gens de cette région auraient émigré en Nouvelle-France en y apportant leur technique de tissage. L'hypothèse des origines françaises de la ceinture fléchée est donc généralement acceptée par plusieurs, mais seulement si l'on précise qu'on ne peut pas parler de véritables ceintures fléchées en France comme on en retrouve à l'époque de la traite des fourrures au Canada.
14 C'est l'hypothèse de l'origine amérindienne de la ceinture fléchée qui pose problème aujourd'hui. Des Amérindiens, surtout au Québec, en revendiquent les origines, ainsi que le procédé de fabrication et la diffusion au Canada. Quoique parfois invraisemblables, les arguments avancés sur cette question sont intéressants car ils apportent des indices sur la propension générale à attribuer les origines de la ceinture fléchée aux Amérindiens. En 1749, le savant Scandinave Pehr Kalm, lors de son voyage d'observation au Canada, remarquait que les Français avaient l'habitude d'adopter les coutumes des Amérindiens :
Etant donné que les Hurons et les Iroquois connaissaient la technique de tissage élémentaire, le commentaire de Kalm a amené Marius Barbeau à s'interroger sur la possibilité que les Canadiens aient emprunté une technique de tissage aux Amérindiens pour confectionner les premières ceintures fléchées.
15 Dans les années 1970, la conservatrice du Royal Ontario Museum de Toronto, Dorothy Burnham, a prétendu que la technique du fléché, c'est-à-dire « la technique de liaison, cet enchaînement des brins en diagonale qui tournent en faisant un crochet au cours du tressage », serait d'origine amérindienne17. Les Français auraient ainsi adopté cette technique, comme le soutient aussi Maurice Leduc au Québec, et l'auraient adaptée à la technique du chevron, déjà mondialement connue, pour donner naissance au modèle original de la ceinture fléchée. D'un autre côté, l'archiviste de l'Association des artisans de la ceinture fléchée de Lanaudière (AACFL), Pierre Bélanger, va plus loin en disant que l'arrivée de la laine en Amérique, produit alors inconnu des Amérindiens, aurait mis en place les conditions propices pour que les Amérindiens se mettent à fabriquer eux-mêmes d'authentiques ceintures fléchées qu'ils allaient revendre aux Canadiens. Son argument principal est que de nombreuses pièces dans les musées portent des noms amérindiens18.
16 Cette thèse ne peut cependant pas être acceptée. Marius Barbeau soutenait déjà dans les années 1940 que les ceintures dites « amérindiennes » venaient des échanges implicites à la traite des fourrures. De plus, l'introduction de la laine chez les Amérindiens ne leur permettait pas de confectionner des ceintures fléchées, compte tenu de l'absence de rouets dans leurs instruments artisanaux Enfin, des analyses techniques ont été effectuées dans les années 1990 par Marie-Berthe Guibault-Lanoix sur les ceintures de musées. Celle-ci a conclu que les ceintures dites amérindiennes dataient du milieu ou de la deuxième partie du 19e siècle, soit de l'époque de la traite des fourrures19.
17 Plusieurs facteurs semblent démontrer que la ceinture fléchée, dans la forme qu'on lui connaît, serait apparue au Bas-Canada pendant le dernier quart du 18e siècle. Même si la thèse de l'origine amérindienne a été réfutée, il faut préciser que les Amérindiens ont joué un rôle non négligeable dans son apparition. Ainsi, ils y auraient contribué par les techniques du tressage au doigt et du fléché. Ensuite, les Canadiennes de Lanaudière l'auraient adapté à l'usage de la laine afin de confectionner les premières ceintures fléchées au début du 19e siècle, qui ont fini par prendre la forme Assomption dans les années 184020. Ce que l'on sait, c'est que la standardisation de la ceinture fléchée était encouragée par les compagnies de traite des fourrures. Pour le reste, il est difficile de trancher le débat La synthèse historique de l'AACFL n'hésite pas à conclure à une origine lanaudoise de la ceinture fléchée, mais permettons-nous de douter quelque peu de l'esprit critique de l'ouvrage sur cette question spécifique. La ceinture fléchée est donc probablement un syncrétisme des techniques de tressage amérindiennes et françaises, ce qui en ferait un authentique objet interculturel d'Amérique du Nord. Voyons maintenant comment cet objet est parvenu entre les mains des Métis du Nord-Ouest dans ce contexte.
18 La place des vêtements dans la traite des fourrures est un sujet qui commence à faire son chemin parmi les études, ces objets ayant toujours été dans l'ombre d'autres articles de troc plus « spectaculaires », tels que l'alcool et les armes à feu. Pourtant, le vêtement, en tant qu'objet de traite, revêtait une importance particulière aux yeux des Amérindiens. Au chapitre précédent, nous en sommes venus à la conclusion que la ceinture fléchée était un produit directement hé à la traite des fourrures et ce, parmi bien d'autres articles vestimentaires, qui étaient pratiquement les objets les plus souvent troqués. C'est ce qui fait dire à certains historiens de cette période que l'on aurait aussi bien pu appeler la traite des fourrures la traite des vêtements.
19 L'une des répercussions les plus importantes de la traite des fourrures a été l'introduction chez les Amérindiens de nombreux produits européens dans leur vie culturelle21. La traite a cependant eu un impact important, lié à l'introduction des armes à feu et à la demande sans cesse croissante de fourrures par la CBH et la CNO : l'extinction progressive du gibier dans plusieurs parties de l'Amérique du Nord. À force de désirer de plus en plus des articles européens, l'Amérindien ne chassait plus seulement pour sa propre subsistance. Du même coup, les ressources pour confectionner des vêtements sont venues à manquer. Cela expliquerait ainsi une dépendance de plus en plus grande, à partir du 18e siècle, des Amérindiens envers les vêtements européens que leur procuraient les postes de traite en échange de fourrures22. Bien sûr, il existait d'autres facteurs d'appropriation, tels que l'attirance pour l'apparence des vêtements européens ou encore l'élévation symbolique du statut social, et nous reviendrons sur ce point. Mais pour l'instant, retenons que les vêtements comptaient parmi les produits de traite les plus prisés par les Amérindiens en général.
20 Dean L. Anderson a en effet démontré cet aspect de la traite des fourrures pour ce qui est de la région des Grands Lacs, au 18e siècle. Il a d'abord organisé les produits de traite en treize catégories fonctionnelles, regroupant 88 articles de traite dans lesquels on retrouve entre autres les entrées « vêtements », « tabac », « alcool », « articles de chasse et de pêche » ainsi que d'autres catégories de moindre fréquence. À partir des archives des marchands de Montréal [Montreal Merchants Records], dont les produits transités étaient véhiculés par la CBH, l'auteur a remarqué que, dans les huit principaux postes des Grands Lacs, tels que Détroit et Michilimackinac, les produits les plus fréquemment traités étaient les articles de vêtements23. En effet, la catégorie « vêtements » arrivait première, représentant au moins 50 pour 100 des articles pour chacun des postes. Dans le poste de Détroit, cette catégorie atteignait même les trois quarts des produits traités. Bien sûr, une étude semblable resterait à faire sur le Nord-Ouest canadien, mais nous pouvons prendre pour acquis que la situation devait être pratiquement la même en raison de la similarité des contextes étudiés.
21 Comme nous l'avons dit plus tôt, la ceinture fléchée est apparue dans les livres de comptes des compagnies de traite à partir des années 1790. On peut cependant supposer qu'à cette époque, les ceintures fléchées, qu'on peut appeller « ceintures de transition » pour les distinguer des ceintures d'avant le type Assomption, étaient exclusivement destinées aux employés d'une compagnie. Cette constatation a été faite par Lynda Gullason, qui avait remarqué le petit nombre de ceintures dans les comptes en comparaison des autres articles de vêtements24.
22 Au départ, la CNO devait donc réserver ses ceintures pour les bourgeois et les guides de la compagnie, soit ceux qui étaient en contact avec les chefs de tribus amérindiennes. Les ceintures fléchées, attirantes par leurs motifs et leurs couleurs, se trouvaient au nombre des cadeaux destinés à maintenir des relations de commerce privilégiées avec les dirigeants autochtones25. Au fur et à mesure des contacts, les Amérindiens ont pu vouloir s'en procurer, d'où l'apparition de ceintures bon marché tissées au métier en Angleterre. Déjà au début du 19e siècle, les commandes le montraient : on y comptait 24 ceintures en 1799, 24 en 1801 et 23 en 180426. Le commerce a ainsi suivi son cours jusque dans les années 1880. Ces ceintures étaient parfois implicitement destinées aux Amérindiens et aux Métis et, dans d'autres cas, on peut déduire qu'elles l'étaient par le fait qu'elles se retrouvaient la plupart du temps expédiées dans l'Ouest, avec d'autres articles destinés aux Amérindiens. Ce commerce conditionnait alors les différents processus d'appropriation.
23 Bon nombre de sources attestent le port même de la ceinture fléchée avant le 19e siècle. En 1776, un visiteur britannique du nom de Thomas Anburry, de passage à Beauport et Charlesbourg, a observé que les Canadiens portaient une « espèce de couverture qu'ils [s'attachaient] autour d'eux avec une ceinture de laine ». En 1777, à Chambly, la femme du major général du fort, où ce dernier était habillé à la canadienne, écrivait :
Enfin, en 1791, la femme du gouverneur général du Haut-Canada a passé quelques mois à Québec et a écrit dans son journal :
A ce propos, il faut aussi noter un grand nombre de peintures, de gravures et de dessins réalisés la plupart du temps par des artistes étrangers, que Monique Genest-LeBlanc a relevés, où l'on peut distinguer des habitants avec des ceintures fléchées et ce, jusqu'en 185329.
24 Pour l'habitant du Bas-Canada, la ceinture fléchée avait d'abord une valeur utilitaire : le climat rigoureux en a conditionné la popularité au 19e siècle. Cette ceinture est étroitement associée au port du « capot à la canadienne », qui résulterait du capot porté par les marins français. Souvent, il s'agissait en fait d'une couverture modifiée pour le corps. La grande ceinture de laine permettait alors de maximiser la chaleur du capot en l'enserrant autour du corps. De plus, à ceux qui travaillaient dehors l'hiver, une ceinture bien serrée offrait une protection contre les blessures au dos et la formation d'hernies30. La ceinture fléchée a ainsi fait partie intégrante du costume hivernal des Bas-Canadiens jusqu'au début du 20e siècle. Chez les habitants, d'après des informateurs de la région de Lanaudière, la ceinture était majoritairement portée par les hommes dans la force de l'âge. Outre le travail à l'extérieur, plusieurs occasions justifiaient pour eux le port de la ceinture. Ces hommes s'en revêtaient pour les déplacements, les « sorties propres » puis, plus tard, pour les activités à caractère folklorique31. Vers la fin du 19e siècle, on portait aussi la ceinture pour aller à la messe, lors de visites à la parenté ou de réveillons. La ceinture fléchée est ainsi progressivement devenue une pièce de vêtement connotant l'élégance, soit un costume national parfaitement adapté à l'hiver.
25 Nous voyons donc que la ceinture fléchée était indéniablement présente au Bas-Canada au long du 19e siècle et même avant. Tout en évoquant le prestige, cette ceinture avait aussi une valeur sociale : quoi que l'on puisse dire sur son utilité, il reste que n'importe quelle ceinture bon marché, sans coloration ni frange, aurait rempli la même fonction. Il fallait quand même se donner la peine d'en dénicher une et de la payer à fort prix à défaut de la fabriquer soi-même, ce qui exigeait quelque 400 heures de travail. Ainsi, le habitants qui portaient cette ceinture aux couleurs vives recherchaient une façon de se démarquer socialement, sinon d'acquérir une forme de prestige. C'était la même chose pour les voyageurs canadiens français. La ceinture leur était bien sûr utilitaire, assurant une protection contre le froid et l'étanchéité du manteau lors des voyages en canot, et aidant au transport des ballots de fourrures ou d'autres marchandises. Mais les voyageurs la portaient avec fierté et étaient conscients qu'elle attirait l'attention, qu'elle impressionnait les Amérindiens avec qui ils traitaient. C'est en grande partie par ces voyageurs que les Amérindiens et les Métis ont plus tard été mis en contact avec la ceinture fléchée. Ces voyageurs sont eux-mêmes devenus des « hommes libres », en restant au pays avec une Amérindienne et en faisant la traite de la fourrure. Leur ceinture fléchée a alors abouti entre les mains de leurs descendants métis, qui en ont plus tard fait un symbole identitaire. Pour les Amérindiens, la ceinture fléchée s'est ajoutée aux nombreux articles vestimentaires convoités par diverses tribus.
26 Comme nous l'avons déjà mentionné, les Amérindiens sont entrés en contact avec la ceinture fléchée précisément dans le contexte de la traite des fourrures. La tactique des compagnies de traite était alors de favoriser les conditions pour que les Amérindiens soient en contact avec cette ceinture : c'est pourquoi tous les voyageurs et engagés des postes, soit les gens en contact avec les tribus, en recevaient une de la part de leur compagnie dès le début du 19e siècle.
27 Les premiers processus d'appropriation se faisaient ainsi de la manière suivante : lorsque les Amérindiens se réunissaient près d'un poste pour la traite, avec leurs fourrures, ou qu'un voyageur allait visiter une tribu lointaine, le traitant mettait son plus beau costume, soit son chapeau de castor, ses ornements et sa ceinture fléchée. Fascinés par les couleurs brillantes et les motifs de la ceinture, les chefs de tribus n'ont pas tardé à imiter les Européens en se parant eux-aussi de ces grandes écharpes lors des rencontres de traite, ou même lors des rencontres entre chefs de tribus32. Pour les Amérindiens, toutes ces marques d'apparat étaient interprétées comme des signes de pouvoir qu'il fallait adopter afin de continuer de traiter d'égal à égal avec les Blancs.
28 Mais, plus encore, l'appropriation était déterminée par un changement dans le statut social du chef amérindien, proposition soutenue par Monique Genest-LeBlanc dans sa thèse de doctorat. La ceinture fléchée a donc ici une fonction symbolique plutôt qu'utilitaire. Ainsi, la quête d'objets non utilitaires par les Amérindiens au cours du Régime anglais renvoie à la théorie du capital symbolique de Bourdieu, pour autant qu'elle s'applique à la ceinture fléchée. Cette théorie fait référence à l'acquisition d'objets qui connotent l'honneur, le prestige, la respectabilité, etc. Un tel capital symbolique, « crédit de prestige » lace aux autres dirigeants, pouvait être converti en capital économique33.
29 Ce nouveau statut social chez les chefs amérindiens se traduisait donc par le sentiment d'être égaux aux Blancs lors des transactions commerciales. Cela plaçait du même coup les chefs porteurs de ceintures fléchées dans une situation particulière face aux autres chefs de tribus et aux membres de leurs propres communautés. Alors que l'on pourrait dire que l'on a exagéré la portée symbolique d'une simple ceinture de laine, disons que le lien entre le symbole et le statut était conditionné par les valeurs intrinsèques à la traite des fourrures. Les Amérindiens jouaient le jeu des compagnies en voyant que les traitants s'accordaient eux-mêmes du prestige en portant fièrement une ceinture fléchée avec le reste de leur accoutrement34.
30 En dehors de la signification des marques de pouvoir, la pratique de l'échange conditionnait aussi le processus d'appropriation de la ceinture fléchée par les Amérindiens. Le phénomène de l'adoption d'un vêtement ou d'un article de vêtement d'un autre peuple a été observé dans plusieurs régions du monde et l'Amérique du Nord n'y a pas échappé. Le fait de posséder un vêtement « venant d'un autre monde »(otherworldly) était alors une manière d'intégrer l'étranger dans ses schemes culturels et il en était de même pour les Européens qui s'habillaient à l'amérindienne35. Réfutant ainsi les théories de l'origine amérindienne de la ceinture fléchée, l'appropriation de cet objet par les Amérindiens relève de la théorie du diffusionnisme, soit un emprunt culturel qui est progressivement devenu une mode parmi les chefs de tribus, mode préalablement adoptée des Canadiens français par les gens des compagnies de traite36.
31 Un autre peuple du Nord-Ouest canadien est en cause dans le port de la ceinture fléchée et ce, par un tout autre processus d'appropriation. Les Métis de la colonie de la rivière Rouge, au Manitoba, se sont mis à acquérir des ceintures fléchées dont la valeur symbolique se rattachait davantage au système des Bas-Canadiens qu'à celui des Amérindiens. Les Métis francophones, descendants d'unions entre voyageurs canadiens-français et femmes amérindiennes, jouaient souvent un rôle d'intermédiaires dans la traite des fourrures, car leur situation leur permettait de traiter facilement avec les Amérindiens tout en étant imprégnés des valeurs européennes. Ce rôle a cependant pris fin avec la cessation de la traite des fourrures, l'extinction du gibier (surtout le bison) et l'entrée du Manitoba dans la confédération canadienne en 1867.
32 Les Métis, descendants d'unions entre commis de poste et Amérindiennes, étaient donc les intermédiaires parfaits pour la traite des fourrures car ils avaient la capacité de manipuler à la fois les symboliques européennes et les symboliques amérindiennes. Ils avaient aussi des liens de parenté avec les tribus qu'ils rencontraient, comme ils en avaient avec certains employés des postes. Ainsi, plusieurs fils de traitants sont devenus à leur tour des traitants pour la CBH ou la CNO, mais ils étaient le plus souvent guides, convoyeurs et interprètes37. D'une manière ou d'une autre, la plupart des engagés obtenaient de leur compagnie une ceinture fléchée. Dans d'autres cas, les Métis avaient hérité de la ceinture de leur père ou de leur grand-père coureur des bois ou voyageur. Les archives de la CBH témoignent aussi d'une grande demande de ceintures au début du 19e siècle, ce qui coïncide avec l'engagement de plus en plus prononcé des Métis dans la traite38. Telle est l'amorce du processus d'appropriation de la ceinture fléchée par les Métis. De plus, le processus d'appropriation coïncide avec celui de la fixation d'un « nationalisme » métis, dans le premier quart du 19e siècle, qui est encore une référence aujourd'hui. La ceinture fléchée s'est ainsi fixée dans le costume national et dans la culture matérielle des Métis.
33 L'image glorieuse des Métis et de la ceinture fléchée nous mène à la résistance métisse de 1870 et 1885 au Manitoba et en Saskatchewan. De cette crise, nous retenons la figure historique de Louis Riel et de certains de ses compagnons comme Gabriel Dumont. Depuis cette époque, l'imagerie du Métis francophone Louis Riel est presque indissociable de la ceinture fléchée qu'il portait sur la plupart des pièces iconographiques qui l'évoquent. La ceinture fléchée de Louis Riel et plusieurs ceintures ayant appartenu à ses partisans se retrouvent exposées au Musée historique de Saint-Boniface, au Manitoba39. La ceinture sert donc à rappeler aux Métis cette époque tumultueuse. C'est ainsi que, chez les Métis, la ceinture fléchée représente un symbole d'identité culturelle et est totalement intégrée au costume folklorique, comme c'est le cas pour les Canadiens français. Une fois de plus, cela fait de la ceinture fléchée un authentique objet interculturel.
34 À l'aube du 20e siècle, le port de la ceinture fléchée, tel qu'il s'observait dans le contexte de la traite des fourrures et de la vie paysanne canadienne, a graduellement cessé dans les communautés amérindiennes, métisses et canadienne-françaises. Dans les années 1950, les structures d'échanges économiques, qui avaient jusque-là porté la ceinture au rang de marqueur de prestige social au sein de ces communautés, se sont définitivement éclipsées. Au début des années 1960, un renouveau s'est toutefois opéré dans l'utilisation de la ceinture fléchée, alors qu'elle a été consacrée emblème du patrimoine des groupes qui l'arboraient historiquement.
35 De nos jours, la ceinture fléchée a sans doute trouvé sa tribune la plus ostentatoire chez les organismes politiques métis, qui en font un usage récurrent depuis une trentaine d'années. En effet, dans les dernières décennies du 20e siècle, le port de la ceinture fléchée est devenu un geste quasi protocolaire largement pratiqué dans les assemblées politiques métisses, telles que les réunions du Ralliement national des Métis.40 Les dignitaires participant à ces assemblées, comme la gouvemeure générale Adrienne Clarkson et Nelson Mandela, se voient offrir une ceinture fléchée en guise de rituel d'accueil41. Chaque année, non seulement le Ralliement national des Métis42, mais aussi une myriade d'associations métisses locales, notamment les Nations métisses du Manitoba, de la Saskatchewan43 et des Territoires du Nord-Ouest44, remettent une ceinture fléchée honorifique à certains de leurs membres, afin de souligner leur participation au développement de la collectivité métisse, les intronisant ainsi dans l'Ordre de la ceinture fléchée.
36 La généralisation du port de la ceinture fléchée au sein des organismes métis contemporains traduit une volonté d'afficher publiquement les particularités de la collectivité qu'ils représentent. En effet, alors qu'elle est littéralement exposée chez les organismes politiques métis, la ceinture fléchée fait l'objet de plusieurs discours construits par leurs dirigeants, qui lui associent un ensemble de symboles précis sur l'histoire et la culture des Métis. Le Ralliement national des Métis a d'ailleurs adopté quelques variantes de la ceinture de l'Assomption, déclinant ainsi sous plusieurs formes les discours sur la symbolique que véhiculent ses couleurs :
37 En ce sens, dans un contexte contemporain, la ceinture fléchée est toujours présente chez les organismes politiques métis et sert à soutenir une évocation publique de la culture et de l'histoire des collectivités qu'ils représentent. Aujourd'hui, les Métis ne peuvent concevoir leur propre culture matérielle traditionnelle sans la ceinture fléchée, ornant invariablement les représentations de leurs grandes figures historiques telles que Louis Riel et Gabriel Dumont. Le port actuel de la ceinture fléchée, consacrée accessoire central du costume national métis, évoque par lui-même l'histoire et la culture que défendaient ces personnages historiques.
38 Le port de la ceinture fléchéea également trouvé de nouvelles fonctions chez les collectivités d'ascendance canadienne-française au cours du 20e siècle. Chez ces collectivités, la ceinture fléchéea alors en effet été consacrée objet de tradition, leur permettant d'exprimer l'enracinement et la pérennité de leur culture au Canada. Comme chez les Métis, les Franco-Canadiens se réapproprient la ceinture fléchée d'abord dans le cadre de manifestations publiques servant à exprimer leur patrimoine.
39 Que ce soit au Festival franco-manitobain du voyageur46, à la Journée nationale des Patriotes47 ou au Carnaval de Québec, le public est invité à arborer cette ceinture, d'ailleurs souvent commercialisée à ces occasions. Dans les festivités franco-canadiennes de l'Ouest, la ceinture fléchée est d'abord présentée comme une partie intégrante de l'habillement du voyageur, auquel des valeurs collectives de liberté et d'autonomie sont associées. Dans les festivités québécoises, le port de la ceinture évoque d'abord l'habillement du paysan canadien français du 19e siècle ainsi que son opiniâtreté culturelle et, parfois même, sa quête d'autonomie politique. La ceinture est d'ailleurs souvent associée chez les Québécois aux paysans patriotes de la révolution de 1837, portant l'étoffe du pays comme le voulait la consigne des rebelles. C'est dans cet esprit qu'en 1970, la silhouette d'un patriote portant la ceinture fléchée, reproduction d'un dessin d'Henri Julien, apparaissait à l'arrière-plan du manifeste du Front de libération du Québec. Depuis la fin du 20e siècle, chez les francophones du Canada, la ceinture fléchée est ainsi devenue un objet patrimonial, dont le seul port permet d'évoquer l'enracinement de leur culture dans la terre canadienne et l'attachement aux valeurs autonomistes de la collectivité issue de cet enracinement. Dans certaines situations, de nos jours, la réappropriation de la ceinture fléchée par les francophones du Canada entraîne des conflits avec les communautés métisses qui l'entourent. Cela a été le cas en 2001 à Fort Smith, dans les Territoires du Nord-Ouest, où la mise sur pied d'un atelier de tissage de ceintures fléchées par l'association culturelle francophone de l'endroit a suscité le mécontentement de l'organisme métis du même lieu, qui considérait cet objet comme étant uniquement associé au patrimoine de sa communauté. Ce n'est qu'après des explications sur les origines de la ceinture que l'association métisse s'est montrée disposée à la tenue de cet atelier48.
40 Un processus de réappropriation de la ceinture fléchée s'est aussi enclenché de nos jours chez les Amérindiens, bien qu'il soit certainement moins apparent que chez les Métis et les Franco-Canadiens. Cette réappropriation amérindienne du la ceinture fléchéese manifeste non pas lors de rassemblements festifs ou politiques, mais plutôt dans le cadre du débat sur les origines de l'objet, qui a été évoqué précédemment. Bien qu'elle soit composée de laine, matière d'origine européenne, la ceinture fléchée reste un emblème patrimonial pour les groupes Amérindiens qui, en s'attribuant son origine, peuvent exposer la complexité et le raffinement de leur civilisation ancestrale. « Sashes were handmade according to a traditional Native weaving technique, which seems to be unique to North America »49 soutiennent dans cet esprit de nombreux organismes autochtones. La réappropriation des origines de la ceinture par les Amérindiens, en ce sens, s'inscrit dans un discours visant à déstructurer les visions préjudicables de primitifs entretenues à leur endroit, en venant appuyer l'idée qu'ils avaient la capacité de transformer les matériaux européens à leur disposition au moment du contact colonial.
41 Ainsi, l'usage de la ceinture fléchée s'est modifié profondément au cours du 20e siècle, alors que l'objet est passé de marqueur de distinction sociale à emblème du patrimoine des communautés métisses, franco-canadiennes et amérindiennes. S'il est devenu improbable, au cours du 20e siècle, de rencontrer un Métis portant une ceinture fléchée dans sa vie quotidienne, il est devenu tout aussi improbable de voir un dirigeant politique métis sans ceinture fléchée lors d'une assemblée publique. De la même façon, si la ceinture fléchée a disparu du quotidien des Franco-Canadiens, elle reste immanquablement présente lors des rassemblements célébrant leur patrimoine. Enfin, bien que les Amérindiens ne portent plus la ceinture fléchée dans leur vie de tous les jours, leurs organismes représentatifs en revendiquent presque invariablement les origines. Ainsi, dans l'ensemble, même si son usage quotidien est révolu dans les communautés amérindiennes, métisses et canadiennes-françaises, la ceinture fléchée a trouvé de nouvelles fonctions d'emblème patrimonial en leur sein vers la fin du 20e siècle.
42 Nous l'avons vu, depuis le débat sur ses origines jusque dans son utilisation historique et contemporaine, la ceinture fléchée est revendiquée par plusieurs communautés différentes. Ses origines font l'objet de vifs débats et justifient en elles mêmes la formulation de thèses par des chercheurs et des organismes de divers milieux nationaux et internationaux. Historiquement, la ceinture fléchée s'est aussi retrouvée au carrefour des convoitises des communautés métisses, canadiennes-françaises et amérindiennes du Canada, qui s'en sont d'abord servi comme marqueur de prestige social, notamment dans le cadre de la traite des fourrures. De nos jours, elle est devenue objet emblématique des patrimoines respectifs de ces communautés. Comment expliquer l'attrait que la ceinture fléchée suscite chez ces collectivités différentes ? Pour conclure notre suvol de son cheminement, la réflexion que voici vient rejoindre les thèses de Daniel Miller, exposées dans Material Cultures : Why Some Things Matter, selon lesquelles l'usage et le sens accordés à certains objets par des collectivités découlent de leurs caractéristiques matérielles intrinsèques.
43 Par sa matérialité même, la ceinture fléchée est un accessoire vestimentaire qui suscite l'intérêt dont elle fait l'objet. Qu'elle soit portée à la taille ou en bandoulière, d'un rouge vif, longue de près de deux mètres et large d'une vingtaine de centimètres, la ceinture fléchée enveloppe l'articulation centrale du corps d'un symbole très visible. Elle s'apparente en ce sens aux ceintures de couleurs nationales portées par certains hommes d'Etat ou par les détenteurs de l'autorité policière, notamment en France, servant à signaler publiquement la position symbolique d'un individu au sein de la société et son engagement à en défendre les principes. À l'instar d'autres ceintures collectivement symboliques, la ceinture fléchée a aussi l'avantage de pouvoir être portée par les dirigeants politiques sans déroger aux protocoles parlementaires officiels qu'ils doivent actuellement suivre. Ainsi, lorsqu'ils foulent le seuil des grands halls parlementaires canadiens ou lorsqu'ils reçoivent la visite d'un dignitaire politique, les dirigeants métis actuels arborent cette large pièce symbolique qu'est la ceinture fléchée par-dessus les vestons et les cravates d'usage. Les dignitaires et les récipiendaires du National Order of the Métis Sash peuvent aussi se prêter publiquement au rituel de reconnaissance des collectivités métisses en revêtant à leur tour la ceinture qui leur est offerte, sans déroger au protocole d'usage.
44 Par la façon dont elle est tissée, la ceinture fléchée représente ainsi un objet fort propice à une utilisation patrimoniale. À l'origine, la ceinture fléchée était tissée à la main avec un matériau rare en Amérique, de la laine fine colorée artisanalement, et sa production pouvait s'étendre sur plusieurs jours. Ces caractéristiques en font un objet qui s'apparente à plusieurs pièces vestimentaires longues à confectionner et chargées de valeurs symboliques aux yeux de certaines collectivités, telles que les coiffes en plumes des chefs sioux. La ceinture évoque ainsi le savoir-faire et la conservation des traditions d'une collectivité, d'où les nombreux débats contemporains sur son origine, son authenticité et la façon dont elle est produite. De plus, les multiples couleurs de la ceinture fléchée appellent à un décodage symbolique semblable à celui que l'on peut faire d'un drapeau. Les organismes métis, rappelons-le, considèrent que les couleurs de cette ceinture représentent différents aspects de l'histoire et de la culture des Métis50. Une lecture des couleurs de la ceinture fléchée est susceptible de supporter des discours sur le patrimoine d'une communauté, ce qui la rend d'autant propice à une utilisation symbolique par une collectivité.
45 L'ouvrage Comment l'esprit vient aux objets, qui porte notamment sur la création par des collectivités d'objets leur permettant de commémorer leur passé, offre d'autres éléments de réflexion sur le rôle patrimonial actuel de la ceinture fléchée51. Dans cet ouvrage, Serge Tisseron souligne que toute collectivité éprouve un besoin fondamental de concevoir son passé et de se le remémorer. Pour elle, il s'agit d'une façon de comprendre et d'expliquer son existence même, ce qui lui est essentiel. Or, afin de répondre à ce besoin fondamental, les collectivités utilisent presque toutes des objets, qui permettent aux processus mémoriels de prendre forme à travers le geste et l'image52. Pour plusieurs sociétés, le monument ou le drapeau, notamment, joue ce rôle commémoratif. Les rassemblements autour du drapeau tricolore évoquent par eux-mêmes la Révolution française, à l'origine de la société française actuelle et des principes qu'elle poursuit. Le baiser de la Pierre noire, incrustée dans la Kaaba, au centre de la mosquée de La Mecque, évoque par lui-même les débuts prophétiques de l'islamisme et la destinée des musulmans. Le port de la ceinture fléchée évoque par lui-même la croisade de Riel et de Dumont, ou bien la rébellion des Patriotes pour les droits de leur collectivité et le rêve de construction d'une nation. Ces objets commémoratifs, seulement parce qu'ils existent et que des gestes rituels leur sont associés, permettent aux collectivités de répondre à leur besoin de comprendre leur passé et de consolider sur cette base la cohésion identitaire qui les anime.
46 Parmi les nombreuses formes que peuvent prendre les objets commémoratifs, plusieurs sont vestimentaires, surtout chez les collectivités sans territoire reconnu ou en diaspora, qui ne peuvent pas se rassembler autour de monuments déterminés, la kippa pour les juifs, le kilt pour les Ecossais et la ceinture dans le cas des Basques, par exemple. Toutes ces pièces vestimentaires sont portées à l'occasion d'événements ritualisés à des degrés divers dans le but d'entretenir la mémoire du passé d'une collectivité par le geste et l'image. À une assemblée métisse ou canadienne-française, notamment, le port de la ceinture fléchée, en soi, permet aux individus d'évoquer leur passé collectif et ce, même si cette assemblée traite de bien d'autres sujets. Le simple geste et l'image que projette le rituel du port de la ceinture fléchée suffisent aux collectivités pour qu'elles se rappellent leur passé, souvent d'ailleurs figé à une époque glorieuse de leur histoire. C'est le cas chez les Métis, qui conçoivent la ceinture fléchée comme une partie intégrante de leur costume traditionnel, tel qu'il a émergé au temps de leur résistance au gouvernement canadien.
47 Les recherches en culture matérielle ont longtemps considéré que le repérage du parcours historique d'un objet permettait à lui seul d'étudier le sens qui était donné à celui-ci par les collectivités avec lesquelles il avait été en contact. Par le biais du parcours historique de la ceinture fléchée, notre réflexion est un moyen d'explorer une autre voie d'appréhension du sens des objets, celle des rapports entre la matérialité des objets et le sens qui leur a été attribué par des collectivités.