Editorial / Éditorial

L'appropriation et la désappropriation des objets

Laurier Turgeon
Université Laval

L'appropriation et la désappropriation des objets

1 Les articles de ce numéro contribuent au renouvellement des études en culture matérielle en explorant les phénomènes d'appropriation et de désappropriation des objets. Leurs auteurs font l'hypothèse que la culture matérielle est un champ privilégié pour observer les mécanismes de l'appropriation parce que l'objet matériel permet de les exprimer efficacement, justement en raison de sa matérialité1. L'appropriation est une notion abstraite qui a besoin d'un support matériel pour se dire. L'objet matériel permet d'accomplir des opérations aussi fondamentales que le marquage de la propriété, l'objectification de la mémoire, la concrétisation de l'identité et la médiation physique de la person-nalité. Toutes ces opérations sous-tendent d'une manière ou d'une autre l'appropriation. Il serait impossible d'exprimer la propriété individuelle sans maison ou sans véhicule, la mémoire sans lieu ou sans monument, l'identité sans vêtements et la personnalité de l'individu sans corps.

2 Toute réflexion sur l'appropriation entraîne un passage obligé par la notion de l'échange et des effets qu'il produit tant sur l'objet que sur le lien social. Nous proposons de partir du travail pionnier de Marcel Mauss sur le don2 et les nombreux aménagements et enrichissements qu'il a stimulés3. Ces travaux récents ont permis de remettre en cause le principe de réciprocité des échanges et l'opposition entre sociétés archaïques et sociétés capitalistes (modernes), entre le don et la marchandise. L'échange n'est pas toujours réciproque, même dans les sociétés les plus archaïques, et il cache souvent plus qu'il ne révèle du jeu complexe des relations sociales et des rapports de force. Loin d'être neutre, l'échange lui-même structure et oriente les relations, jusqu'à les modifier parfois, voire les renverser ou les pervertir. Les objets échangés subissent des recontextualisations culturelles : ils prennent d'autres formes, ils acquièrent de nouveaux usages et ils changent de sens. Transformer ou modifier leur cadre d'utilisation devient une manière de marquer une appropriation ou une désappropriation. Les objets échangés transforment ceux-là mêmes qui les manipulent Aussi, la prise de possession d'objets nouveaux ou leur dépossession entraîne non seulement des reconfigurations culturelles mais également des reclassements et des redéfinitions des individus et des groupes dans la société.

3 Nous proposons de réfléchir aux rituels de l'échange, aux objets eux-mêmes, à leurs déplacements dans le temps et l'espace, et aux acteurs sociaux qui les manipulent au cours de leurs diverses prestations sociales. Plus que « donner », « recevoir » ou « rendre », pour utiliser des expressions chères à Marcel Mauss, nous voulons nous interroger sur les notions de « prendre », de « reprendre » et de « rejeter ». Si les mécanismes de l'appropriation ont déjà fait l'objet de plusieurs études, ceux de la réappropriation et de la désappropriation sont moins bien connus. La réappropriation et la désappropriation sont pourtant des phénomènes culturels répandus, comme le démontrent actuellement les nombreuses demandes faites par les Autochtones de rapatriement d'objets sacrés leur appartenant qui sont conservés dans les musées d'ethnographie un peu partout dans le monde4. Pourquoi les Autochtones veulent-ils reprendre ces objets manipulés par les Blancs et, encore plus étonnant, pourquoi les Blancs acceptent-ils de leur remettre ? N'y a-t-il pas chez ces derniers un malaise moral ? La restitution des objets ayant appartenu aux ancêtres est-elle seulement un moyen de réparer les injustices du passé ? Comment compenser un sentiment de dépossession ou de perte ? Pourquoi certains objets sont-ils appropriés au point que leur origine étrangère est effacée ou oubliée ?

4 Comme les processus d'appropriation, de réappropriation et désappropriation s'étirent souvent sur de longues périodes, il faut prendre en charge le temps pour les observer. L'histoire offre un vaste terrain ethnologique qui permet de suivre les déplacements et les recontextualisations culturelles des objets dans la longue durée. C'est le mouvement de l'objet dans le temps, avec ses enracinements et déracinements, qui éclaire les multiples usages auxquels il a été destiné5. En même temps, l'objet offre à l'histoire un support mémoriel. Grâce à sa durabilité, il se prolonge dans le temps, matérialise et transporte la mémoire des personnes et des événements, dans des monuments ou des talismans6. Les résidus matériels témoignent des pratiques ou structures pérennes qui ont caractérisé les processus d'appropriation, de réappropriation et de désappropriation. C'est en raison de sa singulière permanence que l'objet mémoriel possède le pouvoir de ressusciter les personnes et les événements, de les commémorer et les remémorer, de les charger d'émotions puis de les transformer en sujets7.

5 En reconstituant la généalogie de la ceinture fléchée, depuis son apparition au xvme siècle jusqu'à nos jours, François Simard et Louis-Pascal Rousseau montrent comment cet objet d'origine canadienne-française, échangé par les traiteurs francophones contre des fourrures auprès de groupes amérindiens de l'Ouest, a été approprié par les Amérindiens et, plus tard, par les enfants nés des unions entre ces deux groupes, les Métis. Par des rites, des stratégies d'appropriation et de désappropriation et des jeux d'identification complexes, la ceinture fléchée est devenue un puissant marqueur d'identité nationale à la fois pour les Franco-Canadiens, les Métis et les Amérindiens. Elle est la pièce maîtresse du costume porté lors de nombreuses fêtes canadiennes-françaises : la Journée nationale des Patriotes du Québec, le Car-naval de Québec et le Festival du Voyageur franco-manitobain. Elle est également revendiquée par plusieurs groupes amérindiens comme symbole identitaire en raison des techniques de tressage qui sont d'inspiration autochtone. En même temps, la ceinture fléchée fait partie intégrante du costume national métis et elle est affichée en bannière à toutes les réunions à connotations politiques. Cet exemple permet de voir qu'un même objet peut être approprié simultanément par plusieurs groupes. Loin de réduire sa singularité et sa force identificatrice, ces appropriations multiples lui donnent une plus-value identitaire.

6 Si un même objet peut être approprié par plusieurs groupes, il peut aussi être approprié, désapproprié et réapproprié par le même groupe au cours de son histoire. Tel fut le cas des couvents catholiques du Québec, comme l'explique fort judicieusement Tania Martin. Après avoir incarné le pouvoir ecclésiastique - surtout des ordres religieux féminins - et avoir été totalement intégrés à la culture matérielle des Canadiens français, les couvents ont progressivement été abandonnés par la population et même par les religieux à la suite de la Révolution tranquille. Associés au paternalisme de l'Eglise, les couvents tombent en ruine ou sont vendus à des promoteurs. Depuis quelques années, les Québécois ont commencé à se réapproprier ces bâtiments religieux dans un élan de patrimonialisation des biens de l'Eglise. Tania Martin se demande si ce mouvement de patrimonialisation n'exprime pas un désir des Québécois et des Franco-Canadiens de se réconcilier avec leur passé religieux ou, au contraire, un paternalisme d'un État national qui souhaite singulariser le Québec des autres provinces du Canada. Quoi qu'il en soit, les couvents tendent maintenant à être des lieux de mémoire connotés positivement après avoir longtemps été marqués négativement (par les mauvais traitements infligés aux orphelins ou aux personnes déshéritées, par exemple). Tania Martin nous rappelle que c'est une chose de vouloir patrimonialiser, encore faut-il pouvoir rendre ces bâtiments fonctionnels et rentables de nouveau, sans quoi la conversion patrimoniale est vouée à l'échec.

7 Pour donner sens, les instances d'appropriation ou de désappropriation doivent souvent être ritualisées. Leritevient construire ou dé^nstruire l'objet et son appartenance. Les textes de Van Troi Tran et Marie-Blanche Fourcade soulignent le rôle majeur de l'exposition comme rite d'appropriation. Par le biais de son étude du Palais de l'Algérie à l'Exposition universelle de 1889 à Paris, Van Troi Tran démontre comment l'exposition permet de réduire les échelles de représentation, de présenter en miniature le pays, de le transporter chez soi et de le mettre en contact direct avec les visiteurs français. L'exposition n'est pas une simple représentation, c'est-à-dire une reproduction de la chose absente, mais plutôt une représentation, qui signifie de prendre un objet et « le replacer dans un nouveau contexte, subordonné à une rationalité différente », autrement dit, un rite d'appropriation. Ici, le nouveau contexte est celui de la colonisation et la rationalité, celle de l'État français. L'exposition livre aux voyageurs français la colonie - ses habitants, ses mœurs, ses marchandises, son histoire - sans que ceux-ci soient obligés de se déplacer en dehors de Paris. L'exposition privée fonctionne aussi sur le mode de la représentation. Séta, émigrante arménienne installée à Québec depuis plusieurs années, étudiée par Marie-Blanche Fourcade, a transformé la salle familiale du sous-sol de sa maison en petit musée, meublé d'objets ramenés du pays d'origine qui permettent de raconter l'histoire de la famille. À chaque visite, la propriétaire fait le récit des épreuves subies par sa famille lors de ses nombreux déplacements de l'Arménie vers la Syrie et le Liban, avant d'arriver au Canada. L'exposition des objets sert à se réapproprier ce passé, à le remémorer et à le commémorer, pour éviter la rupture avec le pays d'origine et, en même temps, pour rappeler le génocide arménien.

8 Un objet aussi simple qu'un rideau peut servir à révéler et à cacher, à exposer et déposer, bref, à produire des rites d'appropriation et de désappropriation. L'étude de l'usage des rideaux dans la petite communauté de Roms (Gitans) de la ville hongroise d'Ôzd, menée par Véronique Klauber, montre comment ces gens très pauvres se servent subtilement des rideaux pour construire leurs relations sociales. Cet objet mobile, tiré et retiré, placé devant des portes, derrière des fenêtres ou encore sur des meubles, permet d'exécuter de multiples actes performatifs : d'ériger des frontières ou de les supprimer, de cacher la pauvreté ou de la mettre en valeur, d'exposer le luxe ou de l'enrayer, de distinguer l'espace privé de l'espace public, de marquer des rites de passage ou de les interdire. On joue aussi sur l'opacité et la translucidité des rideaux pour dévoiler, souligner, cacher ou masquer les relations entre les individus, entre les individus et la communauté, entre les groupes sociaux et entre l'identité professionnelle et l'identité ethnique. Les rideaux servent également à évoquer toute l'ambivalence des mécanismes d'appropriation, de désappropriation et de réappropriation. Le jeu des rideaux est en quelque sorte l'évocation matérielle du jeu des relations sociales.

9 L'article de Paul van der Grijp nous révèle que même le plus petit des objets matériels, comme le timbre, subit de nombreux rites d'appropriation, de désappropriation et de réappropriation avant de devenir objet de collection. Ce petit bout de papier, comprenant un motif peint sur une surface et de la colle sur l'autre, ne possède que sa valeur marchande lorsqu'il est acheté. C'est par une série d'opérations d'appropriation et de réappropriation que le timbre devient artefact. Dès lors que le propriétaire du timbre l'appose sur une enveloppe, il en cède la propriété à la poste, qui le marque du lieu d'origine et de la date d'expédition. Cette deuxième prise en charge inscrit l'objet dans l'espace et dans le temps, et assure son déplacement jusqu'à sa destination. Jusque-là, le timbre a la possibilité de devenir artefact, objet de collection, mais il ne l'est pas nécessairement. Ce n'est que lorsque le destinataire décide de le conserver qu'il acquiert cette qualification. Cette troisième prise en charge hisse le timbre au rang d'objet philatélique et lui donne une autre vie, caractérisée par des phénomènes d'échange et de réappropriation entre philatélistes. Paul van der Grijp souligne que le philatéliste, par son activité, participe à une appropriation du temps et de l'espace. Généralement, il commence sa collection avec les timbres de son pays, depuis les origines, et reconstitue ainsi le territoire et son passé. Puis, il passe aux pays voisins et aux anciennes colonies et, éventuellement, au reste du monde. Objet de déplacement, le timbre vient lui-même déplacer le monde en le ramenant dans le cabinet du collectionneur.

10 Les articles de ce numéro permettent, chacun à sa manière, de voir comment les rites d'appropriation, de désappropriation et de réappropriation, en tant qu'opérateurs de sens, viennent construire ou déconstruire l'objet et son appartenance. Tous les auteurs restent attentifs à l'ambiguïté et à la polysémie de cette activité rituelle. Ce qui est interprété par le groupe de réception comme une dépossession peut être considéré comme un abandon volontaire ou un simple changement de mode par le groupe d'origine. Seule l'analyse de chaque contexte rituel donne la possibilité de dégager les subtilités de la négociation, de la contestation et de l'émulation qui surgissent entre les individus ou les groupes agissants. Nous voyons aussi que ce sont les rites d'appropriation, de désappropriation et de réappropriation qui participent à la constitution ou la destitution de la valeur des objets et, par extension, des régimes de valeur qu'ils mettent en œuvre.

Le rédacteur en chef adjoint,
Laurier Turgeon
NOTES
1 Nous nous inspirons ici du travail de Daniel Miller, « Why Some Things Matter », dans Daniel Miller (éd.), Material Cultures : Why Some Things Matter (Chicago : University of Chicago Press, 1998), p. 3-21. Voir aussi Roland Barthes, Empire of Signs (New York : Farrar, Straus and Giroux, 1982).
2 Marcel Mauss, « Essai sur le don », précédé d'une introduction de Claude Lévi-Strauss, Sociologie et Anthropologie (Paris : Presses universitaires de France, 1978 [réédition de 1950]), p. 145-279.
3 Jean Bazin, « Des clous dans la Joconde », dans Franck Chaumon (éd.), Détours de l'objet, (Paris : L'Harmattan, 1996), Jean Bazin et Alban Bensa, « Des objets à la chose », Genèses n° 17 (1994), p. 4-7, Maurice Godelier, The Enigma of the Gift (Cambridge : Polity Press, 1999), Fred R. Meyers, The Empire of Things : Regimes of Value and Material Culture (Santa Fe : School of American Research Press, 2001), Nicholas Thomas, Entangled Objects : Exchange, Material Culture and Colonialism in the Pacific (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1991) et Annette Weiner, Inalienable Possessions: The Paradox of Keeping-While-Giving (Berkeley : University of California Press, 1992).
4 Devon A. Mihesuah, Repatriation Reader : Who Owns American Indian Remains ? (Lincoln : University of Nebraska Press, 2000), Trudy Nicks et Tom Hill, Turning the Page : Forging New Partnerships Retween Museums and First Peoples (Ottawa : Assembly of First Nations et Canadian Museums Association, 1992).
5 Arjun Appadurai, « Introduction : Commodities and the Politics of Value », dans Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective (Cambridge : Cambridge University Press, 1986), p. 3-63.
6 Pierre Nora (éd.), Realms of Memory : Rethinking the French Past (New York : Columbia University Press, 1996).
7 Anne-Marie Losonczy, « Le patrimoine de l'oubli : le "parc-musée des Statues" de Budapest », Ethnologie française, vol. 29 (1999), n° 3, p. 445-452, et Serge Tisseron, Comment l'esprit vient aux objets (Paris : Aubier, 1999).