In her study of the Desjardins house in Levis, the author brings out the usefulness of studying historic homes as life portraits and biographical documents that can offset the deficiencies and biases of interpretation. Alphonse and Dorimène Desjardins' house is a fine example, as it was there that the couple raised ten children in addition to founding and running the first caisse populaire, or credit union, in North America. The author bases her investigation on the spatial and social organization of the family. Her method is based on a study of the history of the house and the behaviour of its occupants, using various written and pictorial documents and interviews with witnesses. The subsequent comparison of the information provided by these sources with photographic surveys and material traces enables her to determine whether a given space can be attributed to a specific function. The study thus reveals the real living environment provided by this historic house.
En étudiant le cas de la maison Desjardins à Lévis, l'auteurefait valoir la pertinence d'aborder les maisons historiques comme cadres de vie et documents biographiques afin de remédier aux lacunes et partis pris de leur interprétation. La maison d'Alphonse et de Dorimène Desjardins est exemplaire car le couple y a élevé dix enfants en plus d'y fonder et d'y administrer la première Caisse populaire en Amérique du Nord. L'auteure axe son enquête sur l'organisation spatiale et sociale de la famille. Sa méthodologie se fonde sur l'étude de l'histoire de la maison et du comportement de ses occupants au moyen de divers textes, de documents d'archives iconographiques et d'entrevues avec des témoins. La comparaison subséquente de l'information fournie par ces sources avec des relevés photographiques et les traces matérielles lui permet de déterminer si un espace donné peut être attribué à une fonction précise. L'enquête révèle ainsi le cadre de vie authentique de cette maison historique.
1 La sauvegarde du patrimoine a pour but de transmettre un héritage culturel. Le choix des pratiques d'interprétation des maisons historiques doit donc traduire leur authenticité. Or, j'ai constaté que les démarches muséologiques employées pour l'interprétation de l'intérieur de ces lieux dénotent un manque de recherche appliquée et qu'elles sont souvent plus soucieuses d'esthétisme et de mise en valeur de collections d'artefacts. La méthodologie et les données de recherches, pourtant déterminantes pour le réalisme de ces interprétations, sont peu documentées ou peu diffusées. Une démarche par analogie se substitue habituellement à l'étude des espaces domestiques in situ et est employée couramment pour concevoir les « décors d'époque » de ces maisons.
2 Les conclusions de chercheurs chevronnés illustrent le faible taux de représentativité des instruments associés à cette démarche. Luce Vermette (1979) a estimé le ratio décès/inventaire de biens après décès à 20 pour 100, principalement chez la bourgeoisie2. Dans des études indépendantes sur l'habitation, Hélène Bourque (1991) et Paul-Louis Martin (1999) signalent que les marchés de construction possèdent une représentativité de 3 à 5 pour 100 seulement des populations qu'ils ont étudiées3. Les chercheurs américains Thomas Schlereth (1992) et Sherry Butcher-Younghans (1993) rapportent que 15 pour 100 des éléments d'un intérieur d'origine peuvent être rassemblés à des fins d'interprétation de maisons historiques4. Ces résultats incitent donc à faire une utilisation avisée de ces outils de mise en valeur. L'absence de représentativité a d'ailleurs conduit à un abrégé de notre histoire qui reflète surtout le patrimoine de l'élite et de la bourgeoisie. On extrapole trop souvent à partir de données provenant d'intérieurs bourgeois pour créer des ambiances d'époque stéréotypées, qui sauront attirer les visiteurs friands de décors nostalgiques, inspirées de mythes et de folklore mais déconnectées de la logique d'habiter particulière aux occupants. Une recherche plus respectueuse de l'habitat exige le déploiement d'efforts au sein d'une équipe multidisciplinaire et, s'il y a lieu, une volonté de réviser les méthodologies d'études antérieures.
3 Les études québécoises sur l'habitation ont plutôt porté sur l'enveloppe architecturale que sur les manières d'habiter. Les chercheurs ont tenté d'analyser les fonctions et l'usage des espaces domestiques à partir d'éléments matériels comme la forme, le volume, les dimensions, le nombre de pièces, le style ornemental, les matériaux utilisés et les techniques de construction. Une grande partie des recherches a été consacrée à l'analyse d'objets, souvent pris hors contexte, qu'on a décrits à partir de préoccupations mobilières et particulières à l'histoire de l'art. On a ainsi négligé la physionomie expressive des objets in situ. Les objets sont devenus des synonymes d'histoire alors que l'étude des comportements propres à la maisonnée était rarement intégrée à l'analyse des univers domestiques.
4 L'histoire et les biographies associées à la mise en valeur d'une maison-témoin demeurent trop souvent muettes sur la vie d'un personnage. Elles exposent une simple chronologie ou une description sommaire de cette personne rehaussée d'anecdotes cocasses, à laquelle on joint une photographie de la maison qui porte son nom. Ces lacunes et partis pris de l'interprétation réduisent l'importance du témoignage d'un chez-soi et sa valeur historique, car on ajuste alors le cadre matériel à l'image d'une personnalité publique. Gérard Bouchard constate que le plus grand danger qui guette l'historien, c'est « de ne pas pouvoir promouvoir la connaissance historique dans un monde où les mythes, les fictions, les idées et les catégories sont promues comme des vérités scientifiques5 ».
5 L'histoire nous est transmise au moyen d'écrits, de comportements, de valeurs et d'événements porteurs d'un sentiment d'appartenance. La maison en tant que lieu de mémoire conserve les empreintes de la vie au quotidien de ses occupants6. Une connaissance de son langage spatial et affectif révèle le code de la culture familiale. Bourdieu a défini l'habitat comme l'espace dans lequel les occupants interagissent, un système culturel qui prend vie au contact des gens qui l'habitent. Les occupants d'un lieu et leurs manières de vivre composent les éléments de cette interaction et ils s'inventent des habitudes qui se renforcent au fil du temps et définissent leur espace de vie7.
6 En 1982, Gerald Pocius constatait que les recherches sur les intérieurs domestiques s'élaboraient à partir de deux approches méthodologiques. Vingt ans plus tard, sauf exceptions, ces méthodes sont encore utilisées dans l'interprétation du patrimoine. La première approche, centrée sur l'objet, procède par la perspective atomistique. Une typologie des artefacts — créée à partir des objets inventoriés à l'intérieur de la maison — vise à définir un style et son évolution. La deuxième approche consiste plutôt à identifier la fonction des pièces à partir d'activités typiques du quotidien, les comportements d'une classe sociale déterminant la régulation de l'ordre et de la décoration8. De ses études sur le cadre de vie d'une communauté terre-neuvienne, en particulier l'observation et l'analyse des objets des maisons, Pocius conclut que ces composantes sont dynamiques et qu'elles définissent un comportement et une manière d'habiter :
Il partage les préoccupations d'autres chercheurs qui ont souligné eux aussi l'importance d'étudier non seulement les objets, mais également la façon dont les gens organisent leur cadre de vie autour d'objets, un fait fondamentalement plus révélateur d'un chez-soi que les objets eux-mêmes.
7 Dans une étude sur le mobilier, publiée en 1953, Antoine Roy soutenait le bien-fondé d'aller au-delà de l'objet matériel, car les convenances personnelles, le goût et l'accointance journalière accordent au meuble sa forme, sa couleur, sa place et son rôle10. Dans ses études sur l'espace et la culture domestique de la classe moyenne victorienne de la deuxième partie du XIXe siècle, Katherine Grier (1988) analyse le rituel social associé au choix et à l'usage du mobilier et la signification que l'on a accordé à l'emplacement des objets.
8 Le projet du McGill Centre for Research and Teaching on Women (MCRTW), mené conjointement par Annmarie Adams et Peter Gossage, explore à une plus grande échelle la dynamique entre l'espace domestique et la vie domestique dans le Québec urbain de la fin du XIXe siècle. L'étude du cas de Fadette — le nom de plume d'Henriette Dessaulles, de Saint-Hyacinthe, démontre l'intérêt d'associer l'étude de la maison aux sources écrites et non écrites, pour décoder son organisation spatiale et la dynamique familiale. Dans cette étude, le journal intime de cette chroniqueuse marquante, associé à l'analyse de sources tant traditionnelles qu'inhabituelles en histoire, s'avère un outil essentiel pour comprendre la dynamique familiale et la réorganisation spatiale de la maison qui a suivi le décès de la mère d'Henriette Dessaulles et le remariage de son père12.
9 À partir du milieu du XIXe siècle, les agrandissements successifs et la hiérarchisation plus précise des espaces rendent la maison plus complexe à décoder, à un moment où l'on assiste à la montée de la classe moyenne, dans une société où les symboles de réussite sociale prévalent. Au cours des années 1880, un plan plus ouvert apparaît, de sorte que des espaces plus grands remplacent les petites pièces aux fonctions bien définies. On supprime alors des cloisons et on pratique des ouvertures en arches, pour rendre les espaces plus fluides et polyvalents. Un chauffage central dessert maintenant un ensemble de pièces communicantes. Dans cette maison transformée, les grands espaces symbolisent succès et prospérité, symbole d'un code social en évolution.
10 Au début des années 1890, la montée du mouvement de réforme sanitaire — qui coïncide avec les récentes découvertes de Pasteur — entraîne une prise de conscience par les femmes de leur pouvoir d'agir concrètement pour prévenir la maladie et sa propagation. Pivot des réseaux familial et social, gestionnaire clairvoyante et avisée de l'économie de toute la maisonnée, la femme s'impose comme administratrice de cet univers domestique métamorphosé par l'industrialisation et les développements technologiques. Etant influencée par le mouvement esthétique qui prône le bon goût par l'intégration harmonieuse des éléments décoratifs, la femme décide de l'apparence de la maison, alors même que des matériaux et produits inesthétiques fabriqués massivement en usine exercent par leur prolifération leur emprise sur la manière de vivre. La femme applique aussi les nouvelles pratiques hygiéniques que les autorités médicales préconisent pour combattre les dangers dénoncés par les tenants du mouvement sanitaire. La prise de conscience de ces dangers entraîne une réassignation des fonctions attribuées à certaines pièces de la maison, l'air et la lumière ayant acquis un rôle préventif de la maladie, et l'utilisation de matériaux dits « hygiéniques ». Cependant que la mécanisation de l'agriculture est devenue une aventure coûteuse, une nouvelle urbanité incite les hommes à délaisser les petites entreprises familiales de subsistance pour se trouver une occupation plus rentable à l'extérieur du foyer. Ces changements dans les comportements contribuent à révolutionner la manière de vivre, base de l'ordonnancement et de l'usage des objets, alors que l'apparence incarne plus que jamais une valeur victorienne sacrée.
11 Pour interpréter plus authentiquement la dynamique du cadre de vie de la famille d'Alphonse et de Dorimène Desjardins, j'ai reconstitué l'histoire de la maisonnée. J'ai élaboré une méthode d'enquête intégrant la dimension humaine des occupants, l'évolution dynamique du bâtiment et sa géographie intérieure. À travers ce prisme biographique, j'ai procédé à l'analyse des données matérielles à l'époque de la fondation de la Caisse populaire, à l'aube du XXe siècle.
12 Mon enquête a débuté par l'examen du cadre architectural de la maison Desjardins à Lévis, de ses traces et de son évolution. J'ai analysé la dynamique influençant le comportement des occupants et l'histoire de la maison, en comparant les relevés architecturaux, l'évolution du plan cadastral, le plan d'assurance incendie, les recensements, les bottins, les actes notariés et les photographies d'archives avec les documents plus récents. L'enquête orale et la recherche biographique ont ouvert une piste indispensable pour l'interprétation des traces matérielles. Souvent, seuls des témoins peuvent décrire l'ambiance de la maisonnée qu'ils ont fréquentée et situer des comportements particuliers dans leur contexte.
13 Jusqu'ici, à l'exception de Guy Bélanger et Claude Genest13, la majorité des historiens ont réduit le portrait d'Alphonse Desjardins à celui d'un petit sténographe inconnu, né dans la pauvreté. À l'évidence, ce mythe a influencé l'interprétation de la maison Desjardins lorsque, en 1981, la Société historique Alphonse-Desjardins a recréé un intérieur modeste de la résidence du fondateur des Caisses populaires, un homme que l'on connaissait peu. À l'époque, l'étude de la maison Desjardins demandée par la Société visait à retracer la date de construction de la maison et identifier la pièce où avaient eu lieu les transactions de la première Caisse. Les deux hypothèses retenues étaient celles de la cuisine et du bureau. L'étude de l'habitation a été réalisée à partir d'une analyse sommaire des traces matérielles intérieures, auxquelles s'ajoutaient un relevé architectural, les contrats d'acquisition des lots, une étude incomplète du plan cadastral, les observations du petit-fils Desjardins, né en 1912, et les commentaires des voisins. Dans son rapport final, la Société historique qualifiait la recherche de « non concluante14 ». Invoquant des considérations fonctionnelles liées davantage à une circulation plus sécuritaire qu'à des raisons d'ordre historique, la Société désignait la cuisine comme l'endroit principal des perceptions au lendemain de la fondation de la Caisse. La « reconstitution » de la cuisine a été entreprise à partir de cette décision. Le petit-fils Alphonse Desjardins (portant le même nom que son grand-père), consulté à l'époque, ne partageait pas cet avis15. Dix ans plus tard, la découverte d'une photographie d'archives montrant Desjardins assis à une modeste table de travail inspirait aussi inexactement la reconstitution de son bureau privé.
14 À l'occasion des fêtes du centenaire de la fondation des Caisses populaires (2000), la Société historique a décidé de rafraîchir le décor de la maison, rejetant les conclusions de ma recherche approfondie sur la maison. J'y proposais des modifications majeures reflétant un milieu de vie plus authentique de la famille, des activités de la Caisse et du statut de notable de Desjardins.
15 La maison a été occupée par la famille Desjardins de 1882 à 1938. Cédée à l'Union régionale de Levis par la fille cadette du couple Desjardins, elle a été louée à la famille d'un marchand de bois jusqu'en 1981, époque où l'Union régionale a entrepris des travaux pour en restaurer la façade et transformer le rez-de-chaussée en centre d'interprétation. La maison a été classée monument historique en 1982. Le ministère des Affaires culturelles en reconnaissait la valeur historique — c'était le lieu de fondation des Caisses populaires — mais en précisant le peu de valeur qu'il accordait à son aspect stylistique.
16 La maison Desjardins est un cottage victorien de style néo-gothique, comprenant un rez-de-chaussée et un étage, semblable à ceux qu'on retrouvait dans les nombreux catalogues de modèles provenant des États de l'est des Etats-Unis entre 1850 et 1900. D'une architecture distincte pour Lévis à la fin du XIXe siècle, elle a été bâtie à proximité de l'église paroissiale, dans un quartier habité par des notables. Face au carré Déziel, elle offre une vue magnifique sur le Saint-Laurent et la ville de Québec. Cette habitation pittoresque, dont l'extérieur est fini en planches de pin à déclin peintes en blanc, se compose de deux carrés en pièces sur pièces. Le carré principal repose sur des fondations de pierres et mesure 30 pieds 6 pouces (environ 9,3 m) en façade par 37 pieds (11,2 m) de profondeur sur la rue Guénette. Une annexe plus simple, mesurant 14 pieds (4,27 m) de profondeur par 14 pieds 6 pouces (4,42 m), est posée en L contre le mur arrière du carré principal. Un appentis est rattaché à cette annexe.
17 Le plan du rez-de-chaussée et de l'étage (voir fig. 3) illustre la distribution originale des pièces, demeurée inchangée selon le relevé architectural de 1981. Les niveaux des planchers et des plafonds de l'annexe sont plus bas que ceux du corps principal. La hauteur des plafonds des pièces du carré principal est de 10 pieds 4 pouces (3,15 m) et celle de la cuisine, de 7 pieds 8 1/2 pouces (2,4 m). Deux séquences de photographies montrent l'intérieur en 1981, à l'époque de l'occupation des anciens locataires, les mêmes prises de vue de 1998 permettant de constater les transformations réalisées en 1982. À l'exception d'une photographie polaroid, situant la salle à manger de l'ancien locataire dans l'espace actuellement retenu pour évoquer cette pièce, on retrouve les photographies aux figures 4 à 10 inclusivement.
18 Dès ma première visite, l'aménagement du bureau de Desjardins m'est apparu étrange et discordant dans cette maison de notable, à en juger par les meubles confortables des autres pièces, le mobilier étant un symbole de statut et de réussite sociale. En effet, le style rudimentaire, l'exiguïté de la pièce et le mobilier peu raffiné du bureau ne sont pas en harmonie avec le cadre général plus distingué et plus confortable de cette maison victorienne. Des documents comptables montés sur des pince-notes sont cloués directement aux murs, reflétant le cliché affiché à l'entrée de la pièce et attribué à lord Grey, gouverneur général du Canada. L'analyse de ce cliché et des circonstances entourant la visite de lord Grey en 1907 m'est apparue essentielle car le document iconographique soulevait des interrogations sur la distribution des autres pièces. Ce cliché montrant des murs en planches suggérait plutôt l'hypothèse du local prêté par la Société des Artisans canadiens français à la Caisse populaire de Lévis lors de sa fondation.
19 Compte-tenu de la présence d'un mur extérieur séparant l'annexe du corps principal et du fait que la date de construction est demeurée approximative, je me suis d'abord penchée sur la question de l'histoire de la construction. Malgré un dépouillement méticuleux des archives, je n'ai pu trouver aucun contrat de construction. J'ai comparé les actes d'acquisition de la maison au plan de cadastre, aux modifications du lotissement et aux dimensions de l'habitation existante.
20 L'étude des actes notariés et du plan de cadastre du quartier Notre-Dame de la Victoire a confirmé l'acquisition successive par Desjardins des lots 331 en 1882 et 330 en 1900. Le 25 janvier 1882, Jean-Baptiste Thériault, ingénieur de bateaux à vapeur, faisait don à Alphonse Desjardins du lot 331, mesurant 36 pieds par 50 pieds (environ 11m par 15 m) sur la rue Guénette, conservant un droit de passage de 7 pieds anglais (2,13 m) sur ce lot de 50 pieds (environ 15 m) de profondeur. A ce don s'ajoutait une somme de 500 $ qui devait uniquement servir à bâtir une maison convenable. Ce montant était payable au fur et à mesure que l'ouvrage progressait. Desjardins s'engagait à verser à Thériault et sa femme Marie-Clarisse (Mailhot), tante maternelle et marraine de Dorimène, une rente annuelle et viagère de 76 $. L'échéance du premier versement dû courait à partir du 1'" août de la même année.
21 Desjardins pouvait donc construire sur une profondeur de 43 pieds (13,10 m) sur la rue Guénette. La précision de ces dates butoirs pour les versements illustre l'encadrement sérieux apporté par Thériault, bien au fait de l'immobilier, pour que la petite famille Desjardins puisse prendre possession des lieux vers le 1er août 1882, ou tout au moins à une date proche de cette échéance. Nous pouvons donc situer la construction du corps principal de la maison à l'été 1882. Marié depuis trois ans, le jeune couple habitait alors l'étage de la maison des Thériault, les parents nourriciers de Dorimène, à qui ses parents naturels de Sorel l'avaient confiée encore enfant. Élevée comme la fille unique des Thériault, la jeune femme avait fréquenté l'académie privée pour filles à Lévis. Dorimène avait 24 ans et était enceinte du troisième des dix enfants que le couple aurait. Né à Lévis, Alphonse Desjardins était issu d'une famille nombreuse et très modeste. À 28 ans, l'ex-chroniqueur parlementaire des débats de l'Assemblée législative à Québec au quotidien Le Canadien et mutualiste engagé occupait le poste de sténographe officiel à l'Assemblée législative.
22 Le 27 janvier 1900, les Thériault cédaient à Alphonse Desjardins le lot 330, adjacent sur la rue Guénette à celui sur lequel était bâtie leur maison, en échange d'une rente viagère. Le premier versement était dû quelques jours après la transaction, à compter du 1er février 1900. Madame Thériault était malade et allait mourir quelques mois plus tard. Si le même raisonnement s'applique, voulant que la date du versement corresponde au moment de la prise de possession des lieux, Desjardins aurait procédé à l'ajout de l'annexe vers cette date, l'oncle Thériault continuant d'habiter une partie de son ancienne maison. Le plan à la figure 11 illustre l'implantation de ces lots et servitudes.
23 Notons que dans les relevés du bâtiment de 1981, l'architecte a constaté que la fondation de l'annexe était postérieure à celle du carré principal. Le mur arrière du carré principal, un mur extérieur de 12 pouces (environ 30 cm) d'épaisseur, était percé au centre, donnant accès à l'annexe où se trouvait la cuisine. L'analyse du relevé de la profondeur totale des deux carrés juxtaposés et composant la construction actuelle, soit 50 pieds 4 1/4 pouces (environ 15,35 m), révèle qu'elle dépasse les limites de l'espace octroyé à Desjardins en 1882.
24 Par contrat propriétaire des deux lots et libéré des servitudes antérieures, Desjardins pouvait désormais agrandir sa maison. En l'absence d'amendements aux servitudes mentionnées aux contrats de 1882 et 1900, cette précision contractuelle constitue un argument majeur appuyant la construction en deux phases de la maison Desjardins. L'acquisition de ces lots adjacents permettait aux Desjardins de loger une nouvelle cuisine et d'ajouter un accès simple, direct et fonctionnel à l'étage, pour l'usage des domestiques ou de la famille, et une salle de bain augmentant le confort de l'habitation. Ces changements considérables d'aménagement ont vraisemblablement eu lieu au cours de dix mois précédant la fondation de la Caisse populaire, en décembre 1900. Ces modifications imposaient à l'évidence une réassignation des pièces du corps principal. Posséder une cuisine plus grande à l'arrière, un salon double en mesure d'accueillir plus d'invités et un bureau plus vaste, permettant de vaquer à ses affaires et de recevoir visiteurs et collaborateurs, étaient des obligations auxquelles un homme de son statut ne pouvait se soustraire. De plus, il était impérieux que la maison reflète l'image de l'homme d'affaires respectable qu'était devenu Desjardins, dans la paroisse même où il avait grandi dans des conditions de pauvreté, alors que ce souvenir alimentait les préjugés de ceux qui se moquaient de son œuvre. Ayant grandi à proximité des Desjardins, dans une famille prospère valorisant la charité chrétienne, Dorimène possédait le sens pratique et le savoir-faire social pour s'acquitter de cette responsabilité.
25 La richesse des données obtenues par l'analyse des photographies d'archives repose autant sur un sens de l'observation que sur une connaissance des repères biographiques et historiques essentiels pour leur interprétation. Une recherche archivistique de documents conservés à la Caisse populaire de Levis, une révision de la correspondance de la famille conservée aux Archives de la Confédération, l'analyse du relevé architectural et du rapport de curetage ainsi que la description par le petit-fils Alphonse du bureau de son grand-père vers 1919, rapportée dans l'étude de 1981, ont contribué à élucider la controverse sur cette pièce clé.
26 Les archives de la Caisse populaire de Lévis indiquent que lord Grey, président de l'Alliance coopérative internationale — et gouverneur général du Canada — a visité le bureau de la Caisse en 1907. À ce titre, il a vérifié les reçus de dépôts et les dossiers comptables de la Caisse. Cette visite devait permettre à lord Grey de préparer une allocution à présenter à la Chambre des communes où, quelques semaines plus tard, il témoignerait en faveur de l'œuvre de Desjardins et des efforts de celui-ci en vue d'obtenir un statut juridique pour la Caisse. Une lettre d'Alphonse Desjardins à sa fille Albertine précise cet événement.
27 De plus, les annotations manuscrites à l'endos du cliché original, associées au procès-verbal de l'assemblée générale de la Caisse populaire du 27 septembre 1906, ont permis à l'historien Guy Bélanger de confirmer le lieu de visite de lord Grey, où a été prise cette photographie. En effet, à cette assemblée générale, Desjardins soulignait un fait important dans l'évolution de la Caisse, soit le déménagement de son bureau au local de la Société des Artisans lévisiens16. Jusque-là, la Société des Artisans de Lévis prêtait gracieusement un local à la Caisse populaire, alors que le siège social de la Caisse était situé à la résidence des Desjardins. La lecture du procès-verbal du 11 septembre 1902 traduit d'ailleurs cet état de fait. Ainsi, le conseil d'administration de la Caisse adoptait la résolution d'installer un téléphone de la compagnie Bellechasse chez Alphonse Desjardins aux frais de la Caisse populaire de Lévis, « en attendant que la Société ait un bureau public17 ».
28 Dans le rapport annuel de la Caisse populaire de Lévis (1911), nous trouvons l'explication de l'affichage de documents aux murs du bureau d'Alphonse Desjardins, croqué sur le fameux cliché de 1907. Desjardins y décrit la pratique, en application depuis la fondation de la Caisse, de préparer des états financiers toutes les quinzaines et de les afficher en permanence dans son bureau, par souci de transparence à l'endroit dés sociétaires18. La présence de lambris de planches ou de lattes sur le cliché ne correspond pas au relevé architectural de la maison Desjardins, ni aux travaux de curetage décrivant des murs en plâtre. L'absence de rayons de bibliothèque (rapportés par le petit-fils Desjardins) et d'un téléphone de table est révélatrice.
29 Pour déterminer au-delà de tout doute si cette photographie a été prise dans la pièce où est actuellement reconstitué le bureau d'Alphonse Desjardins, j'ai procédé à une expertise photographique. J'en résume la méthodologie, illustrée aux figures 13 et 14 :
30 Un tel constat soulevait maintenant la question de situer le bureau privé d'Alphonse Desjardins et les autres pièces du rez-de-chaussée. Mathématiquement, la salle à manger actuelle est le seul espace privé du rez-de-chaussée ayant la superficie permettant d'accueillir les fonctions mixtes du bureau. En 1988, à l'époque où le petit-fils Desjardins a été de nouveau consulté, la vocation de la salle à manger dans la partie arrière du salon double était évoquée avec prudence par la Société historique. Cet espace, où se trouvait le foyer de marbre chauffé au charbon, a été estimé improbable. Contrairement aux données scientifiques, on attribuait une chaleur intense et dangereuse à ce type de chauffage en saison froide19.
31 Une analyse plus détaillée de la nature des rencontres sociales et d'affaires, des habitudes de travail d'Alphonse et de Dorimène et de leur comportement familial a enrichi mon étude de l'espace bureau. En l'absence d'une biographie approfondie de Desjardins, des archives, les sources épistolaires et des témoignages de contemporains du fondateur ont été mis à contribution. Les nombreux écrits d'Adrienne, fille et secrétaire privée de Desjardins de 1906 à 1917, décrivent les fonctions mixtes du bureau en même temps qu'ils témoignent des liens chaleureux qui unissaient le curé de la paroisse, les prêtres du Collège de Lévis et les Desjardins. Proche du couple, le clergé donnait un appui continu à l'œuvre et collaborait activement à sa « propagande ». L'élite ecclésiastique fréquentait la maison, comme l'illustrent les témoignages d'Adrienne Desjardins :
32 En même temps que la famille s'agrandissait, les motifs de la mise sur pied de l'œuvre se précisaient et marquaient de plus en plus l'espace de vie et la manière de vivre d'Alphonse et de Dorimène Desjardins. À l'époque de la fondation de la Caisse populaire, leur maison servait à la fois de heu de perception et de rencontre pour les sociétaires, les amis et les collaborateurs. Quand Alphonse Desjardins devait couvrir les sessions à Ottawa durant plus de la moitié de l'année, Dorimène remplissait bénévolement toutes les fonctions de gérance de la Caisse, les perceptions se faisant à la maison. Loin de jouer un rôle obscur auprès de son mari, Dorimène Desjardins a acquis une grande crédibilité auprès du conseil d'administration de la Caisse populaire. Aussi, en l'absence du gérant en titre, a-t-elle exercé en son nom des tâches incombant à Alphonse Desjardins22. Intelligente et réfléchie, elle révisait tous les projets de lettres importants, Desjardins estimant les conseils et commentaires judicieux qu'elle lui proposait. Devenue sa principale conseillère, voire son alter ego, elle prenait part à tous ses travaux intellectuels :
33 De même, la correspondance de Napoléon Desjardins, frère cadet d'Alphonse, avec sa nièce Adrienne, alors religieuse, m'a éclairée sur l'envergure des activités intellectuelles d'Alphonse Desjardins. Fonctionnaire à Ottawa, Napoléon Desjardins avait participé aux recherches de son frère sur la coopération. Dans ses lettres, il relate les habitudes de recherche « acharnées », méthodiques, minutieuses, voire vétilleuses de Desjardins, la volumineuse correspondance qu'il avait entretenue avec les grands coopérants catholiques européens et les quantités abondantes de volumes qu'il rapportait de la Bibliothèque du Parlement pour une durée de six mois entre les sessions parlementaires. « Les volumes qu'il ne pouvait se procurer, il les empruntait de ses maîtres et les copiait à la main24 ». Plus tard, Desjardins réussissait à dépouiller et à maintenir à jour sa correspondance, qui avait atteint le volume mensuel impressionnant de près de 400 lettres25 », avec l'aide de Dorimène et ses filles et grâce à une ténacité, une perspicacité, un sens de l'organisation et un horaire auquel il adhérait scrupuleusement. À sa mort, on a découvert parmi ses papiers quelques milliers de pages manuscrites, confirmant l'ampleur de ses recherches. À l'évidence, les conditions indispensables à l'accomplissement de son travail cérébral exigeaient un espace convenable.
34 Afin d'estimer l'espace de rangement nécessaire pour la bibliothèque d'Alphonse Desjardins à l'aube du XXe siècle, j'ai révisé le nombre connu des ouvrages et papiers dont il disposait à l'époque. Citons d'abord le nombre de 150 livres, relevé dans l'inventaire des biens au mariage du couple (1879), les inventaires d'ouvrages ayant appartenu à Desjardins et conservés à la Société historique, de même que l'inventaire contenant plus de 300 volumes et 650 brochures vendus par sa veuve à la Bibliothèque de la Législature du Québec en 1923. Compte-tenu de sa méthode minutieuse de travail et de sa propension à tout conserver, j'estime d'une manière très conservatrice que Desjardins possédait environ 650 volumes et brochures, de même qu'une copie des Débats de l'Assemblée législative du Québec, à l'aube du siècle dernier. Sa bibliothèque personnelle exigeait donc un minimum de 170 pieds linéaires (près de 52 m) de rayons. L'analyse spatiale des pièces correspondant aux nœ 4 et 5 sur la figure 3 démontre l'insuffisance d'espace de la pièce n° 4 pour satisfaire ces besoins, sans compter les autres fonctions du bureau. L'aménagement des rayons devait respecter l'espace nécessaire à son usage par Desjardins, un homme imposant de six pieds (environ 1,83 m), pesant 200 livres (90,72 kg), et favoriser une ambiance de quiétude propice à l'écriture et la lecture, tout en respectant le caractère privé des transactions avec les sociétaires.
35 Contrairement aux sociétaires masculins invités à y prendre place, les femmes n'appartenant pas au cercle de la famille n'étaient, par convenance, pas admises dans le bureau, endroit masculin où l'odeur de tabac prédominait (Desjardins était un avide collectionneur de pipes, en possédant au moins 100). Les deux secrétaires engagées par Desjardins ont précisé que leur lieu de travail était le salon, leur horaire assurant une absence prolongée durant les repas des Desjardins. Ces faits fournissent l'indice que le salon et la salle à manger étaient communicants.
36 Les dimensions restreintes du bureau reconstitué actuel offrent un espace insuffisant pour accueillir les fonctions mixtes décrites pour ce lieu. La présence du confortable fauteuil en cuir capitonné d'Alphonse Desjardins signifie que le fondateur, un notable aux multiples réseaux et un intellectuel, possédait un bureau plus spacieux et plus raffiné, reflétant sa position sociale. Ce constat a soulevé la question de l'usage des pièces du rez-de-chaussée, plus particulièrement celui des pièces nœ 3,4 et 5, à l'aube du XXe siècle. Il suppose aussi une réflexion sur le lieu de perception des dépôts au début de la première Caisse populaire.
37 En 1981, la Société historique préconisait l'hypothèse « que la première caisse aurait vu le jour dans la cuisine26 ». Les témoignages des petits-enfants Marthe Desjardins-Verville et Alphonse Desjardins, décrivant la cuisine comme l'endroit où l'on préparait les repas et fréquenté surtout par les domestiques, la famille n'y mangeant pas, ont clairement éliminé la cuisine comme lieu de perception des épargnes des sociétaires. Les sources épistolaires et les enquêtes orales, dont voici un extrait, sont d'ailleurs sans équivoque à ce sujet.
38 Lors d'entrevues en 1981 et 1997, son frère aîné, âgé de six ans au décès de son grand-père, témoignait aussi de cet usage précis de la cuisine et des habitudes liées au déroulement des repas chez ses grands-parents, auxquels il avait participé, les petits-enfants venant dîner après la messe du dimanche. Il rapportait qu'ils mangeaient toujours dans la salle à manger, même à l'heure du petit déjeuner. La cuisine était réservée à la préparation des repas, sa grand-mère y donnant ses instructions. Ses grands-parents avaient alors deux bonnes, dont une logeait dans l'alcôve au-dessus de la cuisine. La salle à manger était meublée d'une table rectangulaire, à rallonges, toujours ouverte, et des photos de famiïle garnissaient les murs. Les grands-parents prenaient place aux extrémités de la table et le « Commandeur28 » coupait la viande. Le « sideboard » (buffet à miroir de style Eastlake), la table et des chaises meublaient la salle à manger, la pièce étant trop petite pour accommoder une vitrine ou d'autres meubles.
39 Dans le contexte des années 1900-1905, avant que la loi concernant les syndicats coopératifs ne soit sanctionnée, la crédibilité des Desjardins était souvent attaquée par les sceptiques et les opposants au projet. Les conventions de l'époque s'ajoutant à une situation sociale particulière, on ne peut croire que le couple ait jeté de l'huile sur le feu en mélangeant les affaires de cuisine à une œuvre sociale et financière qui devait inspirer respect et confiance. L'hypothèse, proposée par la Société historique en 1982, relève du mythe car les Desjardins n'appartenaient pas à la classe ouvrière. En fait, le mythe du fondateur recevant les dépôts à sa table de cuisine semble plutôt s'inspirer d'une tradition profondément québécoise des années 1950 et 1960, alors que les activités des Caisses populaires à la campagne étaient souvent coordonnées par des mères de famille à partir de leur cuisine.
40 Une étude de ses réseaux sociaux révèle que le couple Desjardins fréquentait l'élite religieuse et cultivait aussi des liens d'affection et de grande amitié avec l'élite intellectuelle et sociale, dont provenaient en majorité les parrains et marraines de leurs enfants. Parmi eux, nous retrouvons Jules Tardivel (1884), fondateur et rédacteur de l'hebdomadaire catholique La Vérité, sa femme Henriette (Brunelle), Charles Darveau, c.r. (1888), avocat de la corporation de la ville de Lévis, sa femme Laura (Larue) et Charles Rayneri (1902), coopérant et président de la Banque populaire de Menton. La fille aînée des Desjardins a épousé un riche marchand, fils du maire de Lévis, et deux de leurs fils ont exercé des professions libérales.
41 Alphonse et Dorimène partageaient les mêmes valeurs d'éducation et de foi catholique, inculquées par leurs mères. Napoléon Desjardins a décrit avec éloquence la valeur primordiale que sa mère (mère d'Alphonse, de Napoléon, de quatre autres garçons et d'une fille) accordait à leur éducation — alors qu'elle savait lire mais ne pouvait écrire. Il rappelle qu'elle avait un goût sûr en matière de littérature, citant des extraits des grands auteurs classiques, qu'elle savait par cœur29, et qu'elle était intraitable à propos de l'étude et de la prière. Les réalisations professionnelles des six frères Desjardins témoignent de ces valeurs.
42 Dans une enquête orale recueillie sur bande sonore et réalisée chez elle en 1998, Marthe Desjardins-Verville, la petite-fille du couple Desjardins née en 1919, soit un an avant le décès de son grand-père, et proche de sa grand-mère Dorimène, a décrit la maison de ses grands-parents. Je me permets de souligner la spontanéité de cette dame à l'esprit vif dont le témoignage est riche de nombreuses descriptions détaillées et associées à ses expériences personnelles. Madame Desjardins-Verville relate les habitudes de sa grand-mère : Dorimène s'assoyait le plus souvent dans le salon, à un petit bureau-secrétaire placé devant « la bay-window », sa chaise faisant face à l'église. C'était aussi l'endroit où elle recueillait les cotisations des Dames de Sainte-Anne, dont elle était trésorière. La petite-fille avait été initiée toute jeune à la Bible illustrée, sur les genoux de sa grand-mère, dans le petit salon.
43 Madame Desjardins-Verville a hérité du fauteuil de cuir noir provenant du bureau de son grand-père. La présence de ce fauteuil avait été aussi évoquée par son frère, dans une entrevue qu'il m'avait accordée en 1997, alors qu'il décrivait l'ameublement du bureau. La photographie de cet imposant fauteuil, en figure15, traduit le caractère confortable de ce bureau privé.
44 La petite-fille affirme que la bibliothèque était située dans l'espace actuellement occupé par la salle à manger. Consultée sur la possibilité qu'il y ait eu réaménagement de la maison après le décès de son grand-père, la petite-fille, âgée de 13 ans au décès de Dorimène Desjardins, soutient que sa grand-mère a conservé les fonctions des pièces intactes :
45 La salle à manger qu'elle a fréquentée, avec son manteau de cheminée en marbre, communiquait avec le salon. Une grande table à rallonges, toujours ouverte, était garnie d'une nappe brodée aux quatre coins de la lettre D. Une arrière petite-fille ayant hérité d'une nappe jaune or brodée par Dorimène Desjardins a corroboré cette information. Les dimensions de la nappe, 60 pouces par 82 pouces (152 cm par 280 cm), ont permis de déduire la surface de la table à dîner.
46 Les résultats de mon enquête se résument en huit points :
47 Le plan d'aménagement, présenté en figure 16, illustre les résultats de la recherche et reflète plus fidèlement la manière de vivre de la famille Desjardins à l'époque de la fondation de la première Caisse populaire :
48 La position des objets dans la maison possède une valeur symbolique importante qui détermine l'usage et la fonction de l'espace. L'analyse de la dynamique entre les repères biographiques et les traces du cadre matériel a permis de décoder l'organisation spatiale de la demeure des Desjardins, de révéler à quel point le cadre de vie et le heu de travail du couple étaient intimement associés et d'en établir le statut de maison-bureau. Ce heu de mémoire présente une vision nouvelle du rôle clé qu'a joué Dorimène Desjardins dans la mise sur pied de la première Caisse populaire. Une reconstitution plus fidèle de la maison Desjardins impliquerait un réaménagement majeur qui refléterait le mode de vie et les activités de ce couple catholique engagé socialement.
49 La méthode que j'ai utilisée avait pour objectif de susciter une curiosité sur la maison comme cadre de vie, une source biographique peu exploitée. L'interaction entre les objets de la maison et les comportements de la maisonnée déteimine la manière d'habiter. Cette étude démontre qu'on ne peut pas généraliser les connaissances acquises sur les maisons d'une classe sociale pour les appliquer à des cas particuliers. Elle permet aussi à des personnages mythiques de devenir plus humains, plus réels, et des modèles plus accessibles. En outre, l'étude du cadre de vie apparaît une source particulièrement révélatrice pour appréhender l'histoire des femmes.
50 La reconstitution historique d'une maison-témoin doit traduire le plus fidèlement possible le cadre de vie représentatif de ses occupants. En l'absence de recherches sur la dynamique entre le cadre matériel et le cadre de vie, la prolifération des décors d'époque banalise les lieux du patrimoine, où les objets ornementaux, généralement choisis selon les tendances de la mode du temps, sont confondus avec l'histoire. Par contre, l'application des connaissances plus intimes des occupants, documentées par des recherches historiques, contribue à promouvoir la vérité historique.