First developed by young sports enthusiasts in hostile climates, outdoor clothing became part of city life, bringing with it all the symbolic ideas that led to its inception. A look at the technical characteristics of these new modes of dress establishes a connection with existing high-quality models, specifically those of the Inuit. A comparative study of the principles governing the protective clothing systems of sports enthusiasts in the south and those of the Inuit reveals the interdependence between the materials used and styles of clothing and the cultural uses. The author describes how in eastern and western Canada, men in large cities appropriated a domain historically controlled by aboriginal peoples, and then questions the distinctive use of this new means of expression by women driven to challenge dressing habits they have been exposed to since childhood.
D'abord élaborés par des jeunes adeptes d'activités récréatives en environnements hostiles, les vêtements de plein air se sont inscrits dans le panorama citadin en transportant avec eux toutes les représentations symboliques qui les ont vus naître. Un premier regard sur les caractéristiques techniques de ces nouvelles enveloppes humaines mène à un rapprochement avec des modèles performants existants, notamment ceux des lnuits. L'étude comparative des principes qui gouvernent les systèmes de protection vestimentaire de « sportifs » du Sud et ceux des Inuits fait ressortir l'interdépendance entre les matériaux et formes données aux vêtements et les techniques gestuelles. L'auteure fait état de l'appropriation parles hommes de grandes villes de l'Ouest et de l'Est d'un milieu historiquement domestiqué par les Autochtones, puis s'interroge sur l'appropriation différentielle de ce nouvel espace de représentation par les femmes poussées à remettre en question un geste de croisement appris dès l'enfance.
1 Le corps représente un matériau de base identique pour toutes les sociétés. L'attention dont il est l'objet dans la course de la vie d'un individu, de même que les stratégies développées pour vivre (ou survivre) dans un environnement donné, sont quant à elles culturellement déterminées. Marcel Mauss souligne le caractère arbitraire des techniques du corps quant à la protection physique de ce dernier :
Comme exemple de cette construction culturelle, j'appellerai ici le froid à la barre des témoins. L'industrie du plein air, telle qu'elle se développe dans la société contemporaine de consommation, propose d'utiliser comme recouvrement vestimentaire la technique des couches superposées. Mieux connue sous le terme anglais multiple layers, cette technique doit permettre de composer avec l'ensemble des conditions qu'un individu peut rencontrer en « expédition ». À l'instar de l'industrie automobile qui utilise l'univers clinquant, jet-set et snob des courses, l'industrie du plein air utilise les expéditions aux extrémités de la terre, qu'il s'agisse des pôles ou des sommets les plus hauts, comme moyen publicitaire pour imposer ses activités commerciales à la masse. Jouant plus volontiers sur les connotations des froids extrêmes, cette industrie a développé un système complet de relation à l'environnement, de l'abri tente aux aliments lyophilisés, en passant par le sac de couchage, le sac à dos (sorte de carapace de tortue qui représente le « tout-en-un ») et le vêtement.
2 Ce vêtement, l'enveloppe du corps « en action », doit avoir une coupe adaptée à une grande amplitude de mouvements. Il doit également fournir l'isolation nécessaire et assurer absolument la persistance de cette isolation par son adaptation aux situations climatiques toujours changeantes, en un ajustement constant. Si le corps est trop couvert pendant une activité où la dépense d'énergie résulte en une sudation excessive, l'humidité accumulée dans les vêtements (dans leurs différentes couches comme dans leurs interstices) réduira la capacité isolante de l'ensemble. Plus insidieuse, l'accumulation de la transpiration « invisible » qui est produite en tout temps par le corps, même au repos, même par grands froids, produira le même effet. La méthode des couches multiples utilise avantageusement l'air qui se trouve emprisonné dans les tissus du vêtement, dans les fibres comme dans l'entrecroisement des fils, mais elle utilise encore plus efficacement l'air qui se trouve encapsulé entre les différentes couches de l'habillement. Toutefois, ce principe a l'inconvénient d'encapsuler également l'humidité produite par le corps. Offrant ainsi une motivation au développement de la technologie, cet inconvénient a amené l'industrie textile à mettre au point un ensemble de tissus barrières, munis de « micropores », qui ont la propriété de laisser s'échapper les vapeurs du corps (fines gouttelettes d'eau) et de bloquer l'intrusion de l'eau de pluie ou de neige fondante (grosses gouttelettes d'eau), laissant le corps « respirer », en un mouvement de l'intérieur vers l'extérieur (mais pas l'inverse), tout en lui assurant une protection contre les intempéries. Par ces derniers guillemets, je souligne au passage la métaphore entre les termes du corps humain et ceux utilisés par l'industrie textile et l'industrie des vêtements de plein air dans leurs diverses publications et publicités.
3 Dans son étude sur l'adaptation vestimentaire des marins anglais et américains aux conditions climatiques rigoureuses des latitudes circumpolaires, à la fin du XIXe siècle, Barbara Schweger2 fait bien ressortir l'importance de la composante culturelle dans l'explication des différences d'adaptation selon les critères en vigueur dans chacune de ces sociétés. Selon la chercheure, même si les avantages des vêtements des Autochtones étaient reconnus par les Occidentaux, la hiérarchie en vigueur dans l'amirauté britannique et son expression dans un protocole vestimentaire codifié, de même que l'importance des contingents qui ont navigué dans les eaux glacées de l'Arctique, ont empêché l'emploi à grande échelle des vêtements des Autochtones. L'attitude contraire des Américains3, qui ont largement utilisé les ressources indigènes dans leur habillement, s'expliquerait par la petitesse relative du nombre des membres des différentes expéditions et l'idéalisme romantique des Américains vis-à-vis de la conquête des grands espaces glacés. Betty Issenman4 signale quant à elle que les baleiniers venus chasser en Alaska et dans les Territoires du Nord-Ouest embarquaient carrément des familles inuites afin de se faire confectionner des habits. Certains équipages étaient entièrement vêtus de caribou, habitus d'adaptation qui eut à l'époque quelque incidence sur le taux de mortalité. À la toute fin du XIXe siècle, le médecin canadien William Wakeham notait une diminution du nombre de décès chez les baleiniers de la Terre de Baffin à partir du moment où ces derniers ont opté pour le port du vêtement indigène. Néanmoins, quelques décennies plus tard, quand a pris plus précisément forme le désir des peuples du Sud d'investir le Nord sur une grande échelle, il semble que les habitus vestimentaires qu'avaient commencé à développer les premiers explorateurs et exploiteurs aient été entièrement oubliés. Peut-être ont-ils simplement été rejetés ?
4 Les livres d'histoire du costume moderne font souvent valoir l'influence du sport sur le développement du style décontracté (casual). Une étude plus approfondie de la filiation du vêtement fait également ressortir l'importance jouée par l'industrie militaire, poussée par les changements technologiques auxquels celle-ci devait s'adapter. Dès la Première Guerre mondiale, la vitesse et la mobilité accrue des moyens de transport, notamment l'avion, a mené à la modernisation des vêtements de l'armée5. Le fait s'est accentué avec le nombre à la Seconde Guerre mondiale. Dans les années qui ont suivi, caractérisées par l'opposition entre les blocs occidentaux de l'Ouest et de l'Est, c'est encore l'armée qui a stimulé les recherches sur l'adaptation physiologique du corps humain au froid ainsi que le développement de nouveaux matériaux dans le domaine textile et d'un système vestimentaire adapté6. On peut aisément soupçonner que les mêmes raisons qui prévalaient dans l'amirauté britannique du XIXe siècle ont aussi été prépondérantes dans ce cas : le nombre d'unités à fournir, l'expression hiérarchique codifiée en catégorisations vestimentaires uniformes et la volonté d'imposer une suprématie technologique certaine sur les autres peuples. Parmi ces derniers, mentionnons les peuples autochtones, qui avaient déjà intégré plusieurs éléments du vêtement occidental, consécutivement à la sédentarisation obligatoire et à l'assujettissement à l'approvisionnement au comptoir de traite.
5 À ce titre, il faut regretter qu'une bonne part des études sur les emprunts vestimentaires soient à sens unique. Toute étude sur les emprunts vestimentaires entre les peuples bénéficierait d'un regard à double sens. Celle de Ornera Buijs7 sur le développement des vêtements au Groenland montre l'importance des contacts, même les tout premiers, et de la traite des fourrures dans les transformations. Pour les Inuits, le changement des activités de subsistance a eu une influence directe sur le vêtement, tout comme l'introduction de matériaux nouveaux. Avec ceux-ci, au delà des échanges inéquitables entre coloniaux et colonisés, mais sans pour autant les oublier, il ne faut pas sous-estimer le rôle de la créativité esthétique des Autochtones dans la dynamique des transformations.
6 Les inventions issues des recherches militaires ont débouché dans l'industrie du vêtement de plein air. Toutefois, les pratiques corporelles nécessairement associées à l'adaptation à un climat glacial et rigoureux n'ont pas été intégrées immédiatement par la gent citadine qui, à l'avènement de la société des loisirs, s'était aventurée de plus en plus dans des environnements relativement hostiles.
7 En 1986, la motivation du docteur James A. Wilkerson à publier un livre de vulgarisation sur l'hypothermie et les moyens de la combattre fut le choc qu'il ressentit lors de la mort stupide de participants à une compétition de marche sportive, la Four Inns Walk, qui se déroule annuellement en Angleterre sur une distance de 73 km, à des altitudes allant jusqu'à 1 400 mètres. L'édition de 1964 de cette marche, qui s'était déroulée dans les pires conditions possibles, fut une tragédie. Seulement 10 pour 100 de ceux qui avaient pris le départ se sont rendus à la fin, trois participants sont morts d'hypothermie et quatre ont été rescapés dans des conditions critiques. Les principales raisons évoquées ont été le port de vêtements inadéquats ainsi que les carences de l'alimentation des participants. La plupart des participants et organisateurs ne savaient pas reconnaître les symptômes annonciateurs de l'hypothermie et ne savaient pas davantage la traiter avant son stade fatal. Wilkerson indique que de telles situations risquent de se reproduire de plus en plus fréquemment, en raison de la popularité et de l'accroissement des activités récréatives.
8 En effet, ces changements amènent en des environnements hostiles des individus totalement ignorants des habitudes et des manières de faire en pareilles situations, la compréhension de l'action et des enjeux à ce moment leur faisant totalement défaut. Wilkinson est catégorique :
9 Ainsi, il est important de considérer que les techniques du corps, celle du vêtement comme les autres, ne se trouvent pas dans les objets matériels eux-mêmes, mais dans la façon de les utiliser. L'altérité culturelle n'est pas dans la technologie, mais à des niveaux beaucoup plus profond.
10 Comme illustration d'une utilisation « intelligente » du vêtement dans des conditions de froid extrême, l'exemple du costume inuit « traditionnel » vient immédiatement en tête. Je dois préciser ici que les considérations esthétiques, symboliques et identitaires sont très importantes à la compréhension du vêtement inuit, qu'il soit « traditionnel » ou contemporain9. Le présent propos, qui centre l'attention sur les relations entre la physiologie du corps et son enveloppe, ne doit pas les laisser sous-estimer. Elles seront développées dans un autre article. Pour l'instant, voyons comment les études qui semblent à première vue plus fonctionnalistes ne sont pas pour autant dénuées d'idéologie. En fait de protection corporelle, le but recherché par les populations arctiques dans leurs stratégies vestimentaires est le même que celui poursuivi par l'industrie du plein air : assurer une isolation contre le froid et l'humidité et en permettre la régulation permanente. Cependant, la stratégie adoptée est différente. D'une part, les stratégies vestimentaires sont indéniablement liées aux stratégies corporelles (par exemple, surface corporelle réduite chez les Inuits, métabolisation particulière des graisses, adaptation de l'alimentation à des jeûnes prolongés, etc.)10. D'autre part, les techniques de protection et de confort des Inuits reposent sur une connaissance et une compréhension aiguë de leur environnement. Leurs stratégies vestimentaires ont comme fondement structurel premier l'utilisation d'un principe physique : l'air chaud plus léger que l'air froid a tendance à s'élever au-dessus de celui-ci. La coupe des vêtement utilisera donc le principe de la « cloche ». C'est la découverte de ce principe qui a permis aux frères Montgolfier d'inventer leur ballon dirigeable : l'air chaud monte (voir fig. 1)11. Par sa coupe optimale en forme de cloche, le vêtement inuit peut emprisonner l'air près du corps. L'ouverture à la taille, qui n'est pas cintrée, sert à la prise d'air. L'ouverture à la base du cou, en conjonction avec l'utilisation facultative du capuchon autour de la tête, permet la régulation de cet air. Leur fermeture étanche empêche l'air chaud de s'échapper. À l'inverse, leur ouverture, telle celle d'une cheminée, laisse passer l'air chaud, entraînant du même coup l'humidité produite. L'air frais, venu du bas, peut alors pénétrer lentement et remplir l'interstice entre le corps et le vêtement pour se faire de nouveau réchauffer, et ainsi de suite.
11 Ce principe fut bien démontré par l'anthropologue Asen Balikci dans l'explication de l'adaptation du vêtement inuit masculin à la chasse au phoque (voir fig. 2). Pendant les longues heures d'attente où le chasseur est recourbé sur le trou de respiration, le bas du dos est protégé par un allongement du vêtement à l'arrière. Aux poignets, l'ouverture de la manche est assez large pour laisser entrer les mains dont la nudité est nécessaire à une ferme préhension du harpon. Lorsqu'un phoque venu prendre imprudemment sa respiration dans le piège est harponné, le chasseur abaisse son capuchon pour laisser échapper la chaleur et l'humidité produits par l'effort intense qu'il doit faire pour remonter la bête blessée sur la glace et l'achever.
12 Dans son étude, même s'il recommande la méthode des couches multiples pour contrer la perte de chaleur et parer à l'humidité, Wilkerson se doute des propriétés de la méthode de la « cheminée ». Adoptée par les armées norvégienne, britannique et canadienne, la méthode Brynje qu'il mentionne fonctionne sur ce principe12. Wilkerson juge cependant que son utilisation mal comprise la rend le plus souvent inutile. Il termine son chapitre sur les vêtements qu'il recommande pour mieux lutter contre le froid et l'humidité par la phrase suivante : « La valeur établie depuis longtemps du foulard de laine ne devrait pas être ignorée13. » Le foulard dont il parle si à propos est justement l'outil de dispersion de l'air chaud par le haut dans le système de vêtement qu'il propose. On pourra toutefois noter que son argumentation, qui repose sur un transfert de chaleur par convection, evaporation et radiation, se lit dans un sens qui part de l'intérieur pour aller vers l'extérieur (et vice versa). Par une autre vision, et une compréhension sans doute plus juste du phénomène, le système développé par les Inuits fonctionne dans un sens vertical, du bas vers le haut. Ce principe d'évacuation de l'air trop chaud et trop humide se retrouve également dans les vestes orientales en bambou.
13 Secondaire et subordonné au principe de la cloche, le principe de l'isolation par couches successives est également utilisé par les Inuits et demeure très important. Le nombre de pièces de vêtement qui peuvent se superposer est considérablement réduit, mais la fourrure peut se décliner sur l'envers ou sur l'endroit afin de varier les niveaux d'isolation requis. Le phoque a une couche de graisse qui le protège du froid. Son cuir est réputé pour ses qualités imperméables. Plus maigre, le caribou se protège du froid par une fourrure particulièrement efficace. Cette dernière possède un haut coefficient d'isolation thermique, tant par la rétention de l'air entre ses poils touffus que la présence d'air emprisonné dans les cellules même des poils (voir fig. 3 et 4).
14 Les vêtements de l'industrie du plein air manifestent sans doute une réappropriation, celle de l'environnement nordique par les Canadiens. Je ferai ici état de deux exemples, les entreprises Kanuk, pour le Québec, et Mountain Equipment Coop, pour la Colombie-Britannique. Je montrerai aussi les univers phantasmatiques qui les distinguent : le Grand Nord à l'Est, la haute montagne à l'Ouest. Cependant, suivant les mêmes motivations, on peut voir que ces entreprises se ressemblent, émanant toutes deux d'une culture urbaine et de la culture des jeunes, résolument « techno ».
15 Au Québec, la conquête de la nordicité passe par l'évocation du Grand Nord. Il n'est donc pas étonnant que l'industrie moderne de consommation de la nature s'inspire du système vestimentaire inuit. L'exemple de la compagnie montréalaise Kanuk, fleuron de l'entreprenariat québécois, illustre parfaitement ce propos avec le logo qu'elle s'est fabriqué. La griffe que l'on voit partout, le petit hibou d'un style faussement autochtone, ne se retrouve pas cousue à l'intérieur du vêtement, au centre de l'encolure comme c'est la coutume pour le label, mais elle est appliquée sur le col, près du centre à l'avant, et est très visible, comme en exposition. D'abord conçue pour un petit groupe d'aventuriers des grands espaces, cette entreprise s'est forgée une réputation d'excellence, qu'elle entretient par la commandite renouvelée d'expéditions diverses mais toutes menées dans des conditions extrêmes. Devenue une petite industrie parmi d'autres plus prospères, qui exploitent maintenant le filon et tentent de convaincre un nombre toujours plus grand de consommateurs d'acheter leurs produits (par exemple la société Louis Garneau), elle garde cependant une place à part. Son antériorité en est une cause, l'association de signes qu'elle a su forger en est une autre. De prime abord, la fabrication au pays de vêtements mieux adaptés à l'hiver de nos latitudes permet une certaine réappropriation culturelle de la nordicité et, de là, une affirmation de l'identité définitivement septentrionale. Auparavant, il fallait se contenter d'aménager les modes transaméricaines diffusées sur l'ensemble du continent par des catalogues et distribuées dans des magasins où la marchandise est partout la même.
16 En Colombie-Britannique, la même réaction envers les produits américains a donné naissance à Mountain Equipment Coop (MEC), dont le mode de la coopérative convient peut-être mieux à une société protestante. Fait intéressant, le réfèrent en ce qui concerne les activités de plein air n'est pas ici le Grand Nord, mais plutôt, tel que le nom adopté l'indique, celui de la haute montagne. L'imaginaire des grands espaces se traduit chez des citadins par l'image la plus proche à leur disposition. Il est ironique de constater que ce sont les expéditions au mont Baker, dans l'État de Washington, la plus haute montagne la plus proche de Vancouver, qui a inspiré à ce groupe de jeunes Canadiens la volonté de développer ses propres équipements. Les achats effectués à Seattle, où l'on pouvait se procurer des vêtements plus adaptés à ce nouveau sport, éveillaient la suspicion chez les douaniers canadiens. Dans un mouvement similaire dans l'Ouest et dans l'Est, les initiatives locales, telles Kanuk et MEC, ont rapidement été intégrées à des marchés plus grands et ont du même coup perdu leur spécificité. Par exemple, MEC a maintenant des magasins partout au Canada. La coopérative a abandonné sa politique du prix le plus bas qu'elle réalisait en confectionnant presque à la demande, c'est-à-dire sans grande nécessité de capitalisation. Son expansion a changé ses pratiques. Même s'ils demeurent compétitifs, les prix ont augmenté. La multiplication des points de vente nécessite de plus grandes quantités de vêtements confectionnés à l'avance afin de garnir les présentoirs. Les dirigeants des magasins affirment que les clients n'acceptaient plus les retards dans les commandes et désiraient faire un achat et repartir immédiatement avec la marchandise, augmentant d'autant les niveaux de stock nécessaires, donc de capitalisation qu'il faut financer par une politique de prix adaptée. Associé de loin à Green Peace par une commune origine sur la Côte du Pacifique et par le partage du même réseau de personnes intéressées à exploiter la nature en la protégeant, MEC vend autant son image que ses produits. Son magasin de Toronto allie les techniques d'efficacité de vente, l'espace de stationnement, les aires dégagées, etc. à la notion de conservation de l'environnement. On dit que le bâtiment est construit selon les méthodes de conservation de l'énergie les plus efficaces, autant en ce qui a trait à l'entretien qu'à la construction. Tous les matériaux sont recyclés, ou presque... À ses nouvelles implantations, MEC fait la promotion de ses bâtiments « verts » (voir notamment son site Internet à ce sujet), en conformité avec l'idéologie qu'il propose. L'entreprise reste cependant silencieuse sur les impacts écologiques de l'industrie textile sur la planète, l'une des plus polluantes et exploiteuses.
17 L'industrie mondiale du plein air, véritable industrie de consommation, est financée par la masse de ses adeptes, mais elle n'est réellement vécue que par les quelques happy few du jet set de l'Internationale Aventure. À l'image des grands espaces, des exploits et de l'aventure, elle ajoute une image de marque qui allie compétitivité et standing. Par choix ou par nécessité, Kanuk a décidé de rester sur le marché régional. Ne pouvant rivaliser en matière de prix avec ses concurrents, dont la grande production, souvent réalisée dans les pays du tiers monde, demeure avantageuse économiquement pour les consommateurs de l'hémisphère nord, Kanuk joue donc sur l'autre élément à sa disposition, celui du standing : ses prix sont les plus élevés. On peut dire qu'il réussit assez bien. Déclinant une idéologie sur un autre motif que MEC, Kanuk, qui tient à conserver la production près des lieux de création des produits, soit à Montréal, a fait des efforts louables dans l'amélioration des conditions de travail de son personnel. Son catalogue largement diffusé dans les centres urbains montre des chefs de petites entreprises, hommes ou femmes (souvent le genre self-made man ou woman), des fonctionnaires urbains, des professionnels en régions éloignées (là où il fait encore plus froid), etc. Pour l'essentiel, il s'agit de gens qui ont réussi, qui sont heureux, qui ont le temps de prendre des vacances, qui ont l'argent pour le faire et qui jouissent de la vie. Depuis quelques années, les journalistes de la télévision, dont on exige maintenant qu'ils se trouvent à l'extérieur lorsqu'ils font leur reportage devant la caméra, ont pour la plupart adopté un Kanuk pour la saison hivernale. Il est vrai que, travaillant à l'extérieur, ils doivent être habillés chaudement mais, la plupart du temps, ils sont à proximité d'un immeuble. Dans les rares cas où ils sont vraiment dans la « nature », la captation médiatique a lieu dans un endroit protégé, car le micro qu'ils tiennent en main ne saurait être utilisé dans un endroit trop venteux sans que ne surviennent des interférences sonores inacceptables dans un journal télévisé. Ainsi, il est très rare que ces journalistes aient réellement besoin d'un vêtement aussi chaud. La preuve en est que, sauf exception, le col de leur veste ou de leur manteau est largement ouvert et laisse paraître dans son entièreté le petit hibou si caractéristique, cadré parfaitement à l'écran, près du visage. Comme publicité, c'est difficile de faire mieux.
18 Association de sens : froidure, grands espaces
19 Le nom et le logo de Kanuk, dont la consonance et l'image empruntent au monde inuit, représente un vol symbolique où l'ambiguïté se mêle à l'identité dans une espèce de nordicité confuse. La mode se nourrit de ces associations, emprunts et vols symboliques ou très réels que l'industrie transforme en artifices normalisés. Prévus deux ans à l'avance, les mouvements de l'industrie de la mode sont décidés dans un nombre restreint de lieux et les prévisions sont diffusées partout dans le monde pour que l'ensemble de l'industrie puisse s'y conformer et arriver à produire à bref délai couleurs, tissus et styles coordonnés. Consultons par exemple le cahier des tendances de Nelly Rodi, à Paris, qui bénéficie d'une certaine popularité. Dans son catalogue pour la saison hiver 1998-1999, la maison y annonçait, entre autres styles, le « techno-eskimo »14. L'association de termes est éloquente. Le « techno » est à la fois un style de musique, un type de nourriture et un genre de vie foncièrement urbain. La technologie est exprimée dans son caractère idéologique. Le terme « eskimo » reflète déjà un certain décalage. Aujourd'hui friandise glacée servie dans les cinémas parisiens, ce terme désignait autrefois le peuple que l'on reconnaît désormais comme celui des Inuits. Le style développé par Nelly Rodi allie, d'une part, l'ensemble de ce que l'imaginaire urbain européen peut associer à la vie arctique, soit peaux, cuirs, fourrures et vague ressemblance stylistique, et, d'autre part, le prestige des vêtements de plein air nourri par l'utilisation des « techno-tissus » et autres matériaux nouveaux, et comprenant bien sûr l'élément qui résume tout, les lunettes fumées, ces lunettes opaques qui éloignent des rayons nocifs du soleil mais qui rapprochent des « étoiles ».
20 Les vêtements développés par les peuples circumpolaires sont typiques. Pour l'œil le moindrement averti, ils sont faciles à identifier, Il existe néanmoins de grandes différences entre eux. Quelques détails suffisent à distinguer même les plus semblables. Un exemple parmi d'autres, la coupe caractéristique au carré de la rencontre de l'encolure et du capuchon, à l'avant du parka groenlandais, est sans pareille. Ainsi, concernant l'ensemble des groupes humains qui ont en partage cet environnement « extrême », les costumes diversifiés qu'ont produits les différents peuples circumpolaires, même s'ils peuvent sembler d'une remarquable uniformité dans leur composition, montrent bien en général la variabilité culturelle. Quant au type de production qui est effectivement développé, il dépend entièrement d'une réponse culturelle, qui change selon les différentes sociétés.
21 Chez les Inuits en particulier, la différence sexuelle des vêtements est tout à fait remarquable. Il faut bien prendre conscience que, comme dans le système vestimentaire occidental, las différences morphologiques entre les hommes et les femmes ne sont pas la cause principale de ces distinctions dans l'habillement, qui relèvent bien plus de la division sexuelle du travail. J'ai déjà fait mention de l'habit masculin. La femme garde son jeune enfant sur elle, dans une enveloppe vestimentaire unique qui « incorpore » porte-bébé et instruments de travail. Le tablier, parfois intégré au devant et qui est utile, entre autres, aux tâches de préparation des aliments et de confection de vêtements, se prolonge à l'arrière, tel un coussin, en une protection nécessaire à toute personne qui passe une grande partie de son temps au travail des peaux (couture et assouplissement), assise sur un sol gelé. Les détails de la coupe et des motifs fondus à même le vêtement accentuent visuellement ces différences sexuelles, que l'on peut ainsi percevoir même de loin.
22 La grande différenciation sexuelle des vêtements inuits doit être comparée avec la grande indifférenciation sexuelle des vêtements développés par l'industrie du plein air. Pour la plupart des firmes, notamment Kanuk et MEC que j'ai prises en exemple, mais cela est vrai pour la plupart des entreprises de vêtements de plein air, la non-différenciation sexuelle montre que l'exploration des grands espaces et la capacité de s'y maintenir dans des conditions extrêmes n'est pas une affaire de femmes. Le vêtement exprime cet énoncé idéologique dans sa coupe, qui est exclusivement masculine. Celle-ci est caractérisée par ses larges carrures d'épaules et le peu d'ampleur laissée au torse (la poitrine) et aux hanches. La séquence d'agencement des panneaux qui forment le devant du vêlement est encore plus remarquable.
23 Dans la mode occidentale, de façon générale, le croisement des vêtements qui ont une ouverture centrale à l'avant s'opère de la gauche sur la droite pour les hommes et, à l'opposé, de la droite sur la gauche pour les femmes. Ce fait, qui demeure inexpliqué dans le domaine de la mode et qui a donné lieu à un foisonnement d'hypothèses les plus saugrenues, a été analysé par les anthropologues. En Occident, la femme a de tout temps été associée à la gauche. Danielle Pigeon15 donne pour exemple la statuaire grecque dont une proportion significative représente une femme tenant dans la main gauche un objet qui, en un rappel éloquent du paradis perdu, est souvent une pomme. Pour Roland Barthes16, l'alternative de la droite et de la gauche correspond à une différenciation considérable de signifiés ethniques, rituels et politiques, mais également, et sans doute de prime abord, sexuels.
24 Cette pratique millénaire est inscrite dans des gestes enculturaux devenus « automatiques ». L'échange de vêtements entre hommes et femmes rend ceux-ci aussi « gauches » l'un que l'autre lorsqu'il s'agit de fermer sur soi le vêtement de l'autre. L'hésitation que crée la remise en question des automatismes se répète chaque fois que l'on enfile la veste de l'autre, car, chaque fois, il y a « quelque chose » qui ne marche pas. Mountain Equipment Coop, par sa commercialisation devenue plus agressive et expansive, a fait un pas timide vers une differentiation sexuelle de ses vêtements. La coupe est légèrement adaptée, pas nécessairement dans tous les modèles et tous les styles, mais des « lignes » particulières pour femmes ont été développées, caractérisées surtout par le mode de fermeture droite sur gauche. Ainsi, MEC fait preuve d'ime certaine adaptation à sa nouvelle clientèle féminine. Chez Kanuk, jusqu'à récemment, aucune différenciation sexuelle n'existait dans les coupes, pas plus que dans le mode de fermeture, et cela, même pour des modèles adaptés à la vie urbaine et n'ayant plus rien à voir, concrètement, avec une quelconque vie dans des conditions extrêmes, même pour des modèles dont le coût d'achat était le plus élevé. La maison a toutefois répondu aux demandes de la clientèle, principalement des femmes d'âge mûr qui sont moins enclines à se laisser imposer la gestuelle masculine. Ainsi, Kanuk a développé des modèles adaptés aux femmes. (Voir fig. 5 et 6.) La société Chlorophylle, basée au Saguenay, dont la référence de l'intitulé fait appel à l'air pur et aux bienfaits du soleil, comprendre le plein air, présente à peu près le même cas de figure17. Les femmes portent volontiers des vêtements d'hommes, alors que l'inverse est « impensable ».
25 Certains pourront estimer que ce fait n'est qu'un autre pas vers une supposée mode unisexe et que, bientôt, hommes et femmes, démocratiquement égaux, seront sexuellement confondus dans leurs vêtements. De Montrond affirme que la mode actuelle va vers une tendance à l'indifférenciation, à l'exemple du jeans. Il oublie cependant de dire que cette « indifférenciation » passe par l'adoption pour les femmes de la mode masculine (dont la fermeture se fait gauche sur droite). De toute façon, il ne pense peut-être pas que les premiers pantalons pour femmes de l'ère moderne se fermaient soit au centre du dos, soit sur la latérale gauche et non pas au centre du devant, comme c'était le cas des pantalons pour hommes dont le modèle s'est aujourd'hui largement répandu.
26 Quoi qu'il en soit, le message que l'on doit retenir — car message il y a —, c'est que ce monde de plein air est modelé à l'image des hommes. Lorsque les femmes veulent s'y aventurer, elles doivent se « déguiser » en homme, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent en faire à leur « guise ». Elles doivent adopter une autre contenance si elle veulent coloniser le monde des extrêmes, autant que celui du standing qui lui est associé. Tout leur rappelle qu'elles n'y sont pas vraiment à leur place, même les gestes les plus quotidiens, même les gestes les plus anodins. Par la légère hésitation qui accompagne la déprogrammation d'un automatisme, attacher sa veste montre toujours qu'on est en fait en dehors du terrain connu.