1 Fruit d'une thèse de doctorat réalisée sous les auspices de la Faculté d'aménagement de l'Université de Montréal, le livre de Claire Poitras apporte une contribution significative à la connaissance des principes ayant présidé à la mise en place d'un premier espace de connexion virtuelle dans les grandes villes nord-américaines, dès la fin du XIXe siècle. Jusqu'à tout récemment, peu d'études avaient abordé la question du rôle de la téléphonie dans la redéfinition des frontières spatiales de la ville. Nul ne pouvait dire dans quelle mesure le déploiement du système téléphonique avait agi sur la transformation des villes compactes (pedestrian city) en villes réticulées (networked city), entre les années 1880 et 1930. De tous les équipements urbains (aqueducs, installations sanitaires, transports en commun, éclairage public, systèmes de communication, etc.) mis en chantier durant cette période, le téléphone demeurait encore celui auquel on avait porté le moins d'attention. C'est avant tout pour remédier à ces lacunes en histoire urbaine que Claire Poitras a choisi de mener une enquête approfondie sur l'introduction de la téléphonie à Montréal, entre 1880 et 1930. Au cœur de cette entreprise, on retrouve deux axes majeurs autour desquels se concentre l'essentiel de la discussion, à savoir : l'insertion sociale du réseau téléphonique dans la ville et son pendant, la re-composition de l'imaginaire urbain en vertu de nouvelles normes de modernité. L'auteure en vient ainsi à se demander comment les premiers utilisateurs du téléphone ont apprivoisé cet instrument de communication. Dans quelle mesure les entreprises de téléphonie ont-elles dû adapter leurs objectifs de croissance aux particularités sociales et territoriales de la ville ? Jusqu'à quel point la mise en œuvre du réseau téléphonique a-t-il modifié les représentations de la ville et les idéaux urbanistiques ?
2 Pour Claire Poitras, il ne fait aucun doute que l'avènement de la téléphonie à Montréal, entre 1880 et 1930, s'est heurté aux aspirations divergentes de plusieurs groupes sociaux — promoteurs privés, élus municipaux, gens d'affaires, consommateurs, etc. —, qui tentaient de faire prévaloir leur vision respective du développement urbain. S'inscrivant dans la mouvance de l'école du « constructivisme social », l'auteure nous invite incidemment à mesurer le succès de l'aventure téléphonique moins par les prouesses techniques de l'outil que par la capacité des gestionnaires du réseau à conclure un compromis sociopolitique capable de rallier la majorité des intervenants autour d'un idéal commun de communication.
3 Quatre grandes parties composent la trame de cet exposé. La première, consacrée à la présentation des éléments contextuels de la recherche (chapitres 1 à 3), retrace les principales étapes qui ont marqué le processus de modernisation de la société montréalaise entre 1880 et 1930. L'auteure y montre de façon éloquente comment la tertiarisation de l'économie et l'expansion du territoire urbain ont contribué à la formation d'une classe moyenne dont l'idéal de vie était animé par des valeurs de confort matériel, d'éloignement résidentiel, de sécurité personnelle et de communication, ce à quoi la téléphonie parvenait à répondre en partie. Poursuivant son effort de contextualisation, l'auteure examine avec minutie les pratiques qui avaient cours dans le domaine de la communication à distance avant l'arrivée du téléphone à Montréal : envois postaux, messagerie et télégrammes. On y apprend entre autres choses que le Canadian District Telegraph avait réussi à mettre sur pied, dès le début des années 1870, un premier service d'appels télégraphiques grâce auquel un groupe d'abonnés montréalais était relié par câble à un central.
4 Axée principalement sur la mise en œuvre des infrastructures téléphoniques à Montréal entre 1880 et 1930, la seconde partie (chapitres 4 à 8) renvoie le lecteur à un ensemble de considérations matérielles. À partir de quel modèle le réseau téléphonique a-t-il été conçu à l'origine ? Ce qui frappe dans cette histoire, rappelle Claire Poitras, c'est la facilité avec laquelle la compagnie Bell du Canada est parvenue à éliminer ses concurrents et à se constituer en monopole sur la scène montréalaise. Il faut dire que, dès sa création en 1880, la compagnie avait été investie de pouvoirs considérables — droits exclusifs de fabrication du matériel téléphonique, droits de connexion au réseau télégraphique, droits de fusion avec d'autres compagnies, etc. — par les gouvernements fédéral et provincial. Tel était le prix à payer pour assurer, semble-t-il, la survie financière de l'aventure téléphonique. Mais le bien commun des collectivités locales exigeait en même temps de nouveaux arrangements politiques, si bien qu'en 1902 le gouvernement canadien conférait au téléphone le statut de service public. En vertu de sa nouvelle charte, la compagnie Bell était dorénavant tenue de respecter un certain nombre d'obligations sociales : contrôle public de la tarification, fourniture du service sur demande, abolition des pratiques discriminatoires en matière de desserte, et amélioration technique du réseau selon les besoins des abonnés. Reprenant un thème qui lui est cher, l'auteure examine un peu plus loin dans quelle mesure le déploiement des installations téléphoniques traduisait une volonté des dirigeants de s'inscrire en interaction avec le milieu d'accueil montréalais. Si les gestionnaires du réseau étaient parvenus à surmonter assez rapidement certains éléments faisant obstacle à l'introduction du téléphone à Montréal — comme la dualité linguistique, la topographie particulière, l'écoumène (p. ex. la présence du Mont-Royal) et les limites changeantes du territoire urbain —, il en allait autrement des disparités sociospatiales. Tout porte à croire que la compagnie Bell avait fait preuve de prudence à ce niveau, ciblant d'abord le quartier des affaires et les riches îlots résidentiels de Montréal, comme lieux de recrutement de sa clientèle, et repoussant aux années 1920 l'extension du réseau téléphonique dans les quartiers populaires.
5 La troisième partie (chapitres 9 à 12) met en perspective les pratiques culturelles sous-jacentes au phénomène de la téléphonie durant la période. Recourant aux nombreux documents publicitaires mis en circulation par la compagnie Bell, l'auteure retrace le discours promotionnel utilisé par les gestionnaires du réseau pour convaincre la population montréalaise des vertus du téléphone et discipliner par la même occasion le comportement des abonnés. Ainsi, dans sa publicité conçue à l'intention du monde des affaires, Bell misait avant tout sur les idéaux d'instantanéité et de centralité. Pour les grandes entreprises industrielles, cela voulait dire que leurs activités de production, de commercialisation et de gérance pouvaient être dispersées en divers endroits, tout en étant contrôlées à partir d'un même lieu, grâce aux communications téléphoniques. Il est malheureux que l'auteure n'ait pas saisi l'occasion se présentant à elle d'approfondir davantage le rôle de la téléphonie dans l'avènement de la révolution managériale au XXe siècle, ne serait-ce que par de brèves allusions illustrant l'incidence de ce nouvel outil sur la culture relationnelle et l'organisation bureaucratique des entreprises.
6 En ce qui a trait aux ménages urbains, il semble que les dirigeants de Bell aient plutôt joué la carte de la rationalisation des tâches domestiques et celle du bien-être familial, afin de susciter une certaine ferveur à l'endroit du téléphone, notamment parmi les membres de la classe moyenne. Pour s'en convaincre, nous dit l'auteure, il suffit de constater le nombre de réclames qui prédisaient un allégement du travail ménager (achats, rendez-vous, réservations, assistance, etc.) et plus d'efficacité en cas d'urgence (catastrophes naturelles, maladie, incendie et vol), une fois le téléphone introduit dans les foyers. À la lumière de ces exemples, on ressort avec l'impression que la culture téléphonique de la maison était un univers féminin dont les contours avaient été préalablement définis par des idéaux masculins. Tout se passe comme si certains groupes de consommateurs — en l'occurrence les ménagères — avaient exercé un rôle passif dans le façonnement des comportements culturels associés à la téléphonie. Ce faisant, l'auteure occulte une dimension importante de l'expérience féminine de la téléphonie : celle se rattachant à la construction d'un nouvel idéal de sociabilité1.
7 La quatrième et dernière partie (chapitres 13 et 14) porte essentiellement sur les conflits qui ont surgi entre les administrateurs municipaux et les gestionnaires de la compagnie Bell, lors de la mise en place du réseau téléphonique à Montréal. L'auteure y aborde la question controversée de l'enfouissement des fils, évoquée par la Commission Mulock de 1905, pour s'attaquer ensuite à celle tout aussi épineuse de la tarification abusive, soulevée par la campagne antimonopole du journal La Presse en 1918. Compte tenu du fait que le service téléphonique était en voie de devenir un élément indispensable de la croissance urbaine, on y apprend que les élus municipaux n'eurent d'autres choix que d'harmoniser leurs rapports avec la compagnie Bell, et de souscrire à l'entrepreneurship de ses dirigeants durant les années 1920.
8 Par la richesse de son questionnement, l'ouvrage de Claire Poitras ouvre de nouveaux horizons en histoire urbaine et en histoire sociale des télécommunications. Les lecteurs de la revue seront certainement ravis d'y constater un intérêt manifeste pour la culture matérielle, en parcourant les passages consacrés à la modernité architecturale des bâtiments de la compagnie Bell (p. 141-159), et ceux réservés à l'évolution du design des appareils téléphoniques (p. 222-228). Ces mêmes lecteurs risquent toutefois de rester sur leur faim s'ils s'attendent à y retrouver des explications détaillées sur les techniques de transmission et de commutation téléphoniques.