Research Reports / Rapports de recherche

Récupérer pour créer :

les enjeux de la récupération des textiles dans le design de mode québécois depuis 1980

Isabelle Simard
Université Laval
Rien ne se perd,
rien ne se crée,
tout se transforme.
Antoine-Laurent de Lavoisier

1 Réduire, réutiliser, recycler. Nous entendons et lisons fréquemment ces trois mots depuis quelques années puisque la pratique de la récupération touche désormais au quotidien notre vie et la société dans laquelle nous vivons. Pourquoi parler de récupération dans le cadre d'une thèse de doctorat qui se préoccupe de culture matérielle et de costume ? C'est d'abord le nombre croissant des commerces de vêtements usagés, communément appelés friperies, qui m'a amenée à m'intéresser de plus près à ce phénomène, puis la constatation que la pratique de la récupération s'était étendue à d'autres champs dans le domaine de la mode : en effet, il n'est aujourd'hui plus surprenant de voir des créateurs qui utilisent des matériaux récupérés et les transforment en vêtements et en accessoires de mode. Il m'est apparu que la rectitude politique actuelle, Zeitgeist ou esprit des temps modernes, avait sans doute eu pour conséquence la popularité grandissante de l'usage de matériaux récupérés. Ainsi, le sujet abordé dans cette recherche touche plus particulièrement la pratique de la récupération des matériaux et des objets depuis les années 1980. Pour illustrer concrètement ce propos, je m'attarderai à la récupération des textiles au Québec dans le design de mode contemporain.

2 Cette recherche s'inscrit dans le courant des préoccupations actuelles des chercheurs en sciences sociales (notamment en ethnologie et en anthropologie) qui s'intéressent à la culture matérielle. Dans ces différentes disciplines, la connaissance complète de l'objet est de plus en plus privilégiée ; elle suppose une compréhension approfondie du contexte de production et d'utilisation de l'objet. Cette approche implique que l'objet en tant que produit fini n'est plus la seule préoccupation des chercheurs. Dans ce cadre, la personne qui produit l'objet, ses motivations et les techniques de fabrication qu'elle utilise, de même que les contextes d'utilisation actuels et passés de l'objet, deviennent aussi importants que leur contrepartie matérielle. Ces études contextuelles, qui ont débuté dans les années 1960 en culture matérielle, n'ont pas cessé de se renouveler, particulièrement depuis la fin des années 1980 : les chercheurs s'intéressent désormais à des objets, à des techniques de production et à des méthodes de fabrication contemporains, qui impliquent une transformation constante des productions matérielles1. Les études sur la mode et sur le costume en sont de bons exemples ; elles se multiplient aujourd'hui et les chercheurs qui se penchent sur le sujet sont de plus en plus nombreux2. La perspective adoptée en est généralement une de remise en contexte plus globale de l'objet. C'est donc par l'étude de l'objet (vêtement ou accessoire de mode fabriqué à partir de matériaux récupérés) en tant que fruit d'un processus de création complexe et riche de sens que cette recherche et son sujet démontrent leur pertinence scientifique et qu'ils s'inscrivent tout à fait dans le courant des recherches contemporaines en culture matérielle.

Quelques définitions

3 Tous les auteurs consultés dans le cadre de cette recherche établissent une nette distinction entre les termes « récupération » et « recyclage ». La récupération peut ou non introduire l'idée de transformation du déchet (généralement un objet). L'action de récupérer comprend implicitement la nouvelle utilisation d'un objet ou d'une matière qui le compose à des fins similaires ou à d'autres fins que celles pour lesquelles il a au départ été conçu ou créé. La récupération chapeaute des actions qui mettent en jeu une transformation, une réutilisation ou un détournement de la matière secondaire (objet ou matériau récupéré)3. Deux autres pratiques sont considérées comme des actes de récupération : celles du réemploi et de la réutilisation (aussi appelée « détournement »)4. Le réemploi est l'action de « récupérer tout ou partie d'un objet pour le faire resservir [tel quel] au même usage »5 ; il est souvent associé au circuit économique de la consigne6. La réutilisation (ou le détournement) concerne surtout l'utilisation d'un objet à d'autres fins que celles pour lesquelles il a été créé au départ, sans qu'il ne soit nécessairement modifié ; elle « comporte un changement d'usage de l'objet ou du matériau »7. Quant à l'usage de l'objet de départ, il peut ou non être modifié au cours du processus. La réutilisation met en évidence la notion de « nouvelle fonction » ou de « fonction seconde » de l'objet8. Les termes « réemploi » et « réutilisation » ne sont pas usités lorsqu'il y a transformation d'une matière récupérée en matière première secondaire. Finalement, le terme « recyclage » est employé lorsqu'une matière est récupérée et transformée avant d'être utilisée de nouveau. On retient différentes définitions du recyclage, dont « Récupérer le matériau utilisé (au moins en partie) » et « Intérêt pour une matière première d'occasion susceptible de venir en complément ou en substitution du même matériau ou d'autres »9. La récupération de matériaux, et non plus de biens, comme c'était le cas avec le réemploi et la réutilisation, est clairement mise en évidence dans le recyclage.

4 La récupération telle qu'elle est envisagée dans cette recherche ne trouve sa place dans aucune des définitions mentionnées aux paragraphes précédents puisqu'elle préconise un processus créatif (idée de recréation). Cette forme de récupération a été enrichie en fonction du caractère particulier du domaine de cette recherche. Le design de mode suppose en effet qu'une dimension créatrice est associée à celle de la récupération : les designers concernés par cette recherche recueillent ou collectent des matières ou des objets qui ne sont pas neufs pour les intégrer à leur pratique qui, elle, est créatrice. Les matières ou les objets au centre de cette étude sont textiles10 et la notion de transformation ou de recréation est inhérente au processus de récupération étudié ; toutefois, son importance est variable (on peut reconnaître ou non la matière ou l'objet récupéré au terme du processus de transformation)11.

5 Le design de mode renvoie, d'une part, « à une recherche créative d'équilibre entre forme et fonction, dans le cadre d'un projet de construction ou d'organisation de l'environnement matériel, et, d'autre part, aux produits marqués par cette intervention »12. Il peut être défini comme une discipline dans laquelle la production de vêtements et d'accessoires est menée par une recherche créatrice, qui considère le vêtement produit à la fois comme un objet esthétique et comme un bien de consommation.

Problématique et hypothèses

6 Une problématique à laquelle se greffent trois sous-questions constitue les lignes directrices de cette recherche. Ainsi, je cherche avant tout à comprendre pourquoi de plus en plus d'individus (designers et consommateurs) s'intéressent à l'utilisation de matériaux récupérés, notamment dans la création de vêtements, et comment la pratique de récupérer pour créer est aujourd'hui perçue dans le Québec urbain. Afin de répondre à cette interrogation, j'explorerai trois avenues. Je commencerai par celle de la matière première en étudiant brièvement la pratique de la récupération de manière générale dans les sociétés occidentales industrialisées. J'aborderai ensuite le domaine de la création de vêtements en m'attardant aux motivations et aux sources d'influence de designers de mode québécois. Enfin, je traiterai de l'avenue de la consommation et de la perception de tels biens en analysant les raisons pour lesquelles ces vêtements sont vendus à l'heure actuelle, les motivations de consommatrices à se procurer de tels vêtements et les habitudes de consommation de celles-ci face aux vêtements de récupération.

7 Ainsi, le premier questionnement qui contribuera à répondre à la problématique de départ est d'ordre général, puisque je chercherai à cerner certaines des raisons pour lesquelles, dans le monde contemporain occidental, et plus particulièrement au Québec, les gens récupérèrent de plus en plus et adhèrent aux pratiques de collecte sélective des biens et matériaux. Les enjeux de la pratique de la récupération semblent s'être transformés depuis vingt à trente ans et ils s'insèrent désormais dans un contexte social tout à fait particulier : celui d'une prise de conscience écologique et économique. En effet, tout se passe comme si les décennies 1970 et 1980 avaient sonné l'alarme face au gaspillage des ressources énergétiques et matérielles. Depuis, la population est de plus en plus soucieuse de la dilapidation des biens de consommation et des ressources naturelles et, par conséquent, de la production croissante de déchets que l'on ne sait plus où entreposer.

8 Ces nouvelles habitudes de vie selon lesquelles les gens se préoccupent du destin de leurs déchets s'opposent radicalement aux modes de consommation qui ont été adoptés depuis le début des années 1960 en réponse à la modification de la vie des sociétés nordaméricaines et européennes. De nouvelles habitudes sont apparues conséquemment à la réduction de la taille des ménages, à l'essor de la mobilité, des loisirs et du tourisme, à l'augmentation du pouvoir d'achat, à la diminution unitaire du prix des biens de consommation, au développement de biens nouveaux, de même qu'à l'augmentation du nombre de centres commerciaux et de grandes surfaces13. Dès le départ, certains penseurs se sont insurgés contre la nouvelle société de consommation14. Ce sont toutefois la fin des années 1960 et le début des années 1970 qui ont donné naissance aux premiers mouvements de contestation15. À partir de ce temps, plusieurs chercheurs et penseurs ont accusé cette société moderne caractérisée par le dicton : « Dis-moi comment tu dépenses et je te dirai qui tu es »16. Cette prise de conscience et cette réflexion sur une société de consommation qui achète plus vite qu'elle ne consomme et qui jette allègrement les biens qu'elle acquiert sont à l'origine de la redécouverte et de la valorisation de la pratique de la récupération et du recyclage17.

9 La conscientisation des années 1960 et 1970 s'est progressivement étendue au reste de la population et, une quinzaine d'années plus tard, on a tenté les premières expériences de collecte sélective18. Signe des temps, de nouveaux périodiques dans lesquels la gestion des déchets était au centre des préoccupations ont paru dans les années 198019. Par ailleurs, divers organismes à saveur écologique et préoccupés par la gestion des déchets et la récupération des matériaux ont été fondés au cours des mêmes années20. Une remise en question s'est aussi amorcée au Québec. En 1978, « si la majorité des gens avaient entendu parler de recyclage, peu étaient en mesure de répondre à des questions précises sur le sujet »21. L'importance du recyclage est peu à peu transparue ; plusieurs organismes se préoccupant d'environnement et de récupération ont d'ailleurs été fondés au début des années 198022. Au cours de la même décennie, des périodiques environnementalistes dans lesquels était encouragée l'exploitation des déchets ont été publiés23. Puis, en 1989, le gouvernement québécois a pris des mesures concrètes pour promouvoir la récupération matérielle24. Depuis, la collecte sélective se pratique dans la plupart des municipalités québécoises et nord-américaines. Tous ces jalons sont des indices que les enjeux de la récupération ont changé de façon notable et concrète depuis quelques décennies. Une méthode de recherche théorique (études et articles publiés sur le sujet) servira à analyser la situation dans le cadre de cette recherche.

10 Le deuxième sous-questionnement qui guidera cette recherche concerne la production et le discours de designers de mode utilisant des matières récupérées. Je m'y attarderai de façon à connaître les motivations de ces créateurs à récupérer des textiles dans le cadre de leur production. Pour ce faire, je comparerai les intentions (domaine immatériel) et la production (culture matérielle) de créateurs québécois à celles d'autres créateurs occidentaux25 qui récupèrent des textiles dans le cadre de leur travail26. Ainsi, je vérifierai notamment si la pratique de récupération de textiles des créateurs québécois a été influencée par celle d'autres créateurs, plus particulièrement de pays occidentaux francophones et anglophones27, afin de déterminer dans quelle mesure la pratique québécoise et les raisons pour lesquelles les designers font de la récupération s'apparentent ou se distinguent de celles des créateurs d'autres pays industrialisés.

11 Pour les créateurs occidentaux, il semble que l'idée de récupération s'inscrive à la fois dans des courants d'économie, d'écologie et de mode, et que toutes ces tendances fassent partie d'un courant social actuel, lié de près à une plus grande accessibilité des matériaux et à une valorisation de la pratique de façon générale. Même s'il peut paraître péremptoire d'affirmer cela, il semble que les créateurs d'aujourd'hui ne révolutionnent rien en utilisant des matériaux récupérés ; en tant que pratique marginale, la récupération est originale, mais les créateurs qui en font suivent une tendance plus qu'ils n'en fixent les règles. Dans le contexte de mondialisation actuel, les créateurs québécois ne se différencient sans doute pas de l'ensemble des créateurs occidentaux.

12 D'ailleurs, tout porte à croire que nous assistons maintenant à un changement d'échelle sociale dans la pratique de la récupération des textiles en Occident, y compris au Québec. Jusqu'aux années 1930, la récupération se pratiquait essentiellement dans un cadre domestique, au sein d'un noyau familial, pour des raisons économiques et pour contrer le phénomène de rareté des matières premières. Cette philosophie de la « déclinaison » voulait que l'on aille du plus grand au plus petit (des pantalons de garçons étaient taillés dans ceux de leur père, des objets de layette étaient faits à partir de lingerie féminine, etc.)28. Cela n'empêchait pas nos prédécesseurs d'exercer leur créativité, mais dans un cadre moins étendu, sans que la vente des créations ainsi produites (vêtements ornementés ou de soirée, accessoires brodés, patchworks décoratifs, etc.) ne soit envisagée.

13 Entre les années 1930, années de crise économique, et la fin de la Seconde Guerre mondiale, la récupération a été pratiquée par nécessité et encouragée par les autorités. Puis, de la fin des années 1940 aux années 1960, un changement radical est survenu dans les habitudes et dans les pratiques de consommation : les matières premières sont devenues plus accessibles et de nouvelles matières, synthétiques, ont été découvertes. Ceci a progressivement amené les ménagères à moins récupérer et à souhaiter acquérir des biens neufs. Avec la génération hippie de mai 1968, un retour aux sources en matière de réutilisation des matériaux s'est effectué et s'est poursuivi durant les armées 1970. La récupération demeurait cependant marginale. C'est à partir du début des années 1980 que la situation a commencé à changer et que les organismes environnementalistes ont décidé de sensibiliser les gens à l'importance de récupérer les ressources dont ils disposaient. De nos jours, la pratique de la récupération n'est plus rare ; elle est même adoptée par certains créateurs de mode. Cela la fait glisser d'une pratique domestique ou marginale à une pratique reconnue et, quelquefois, élitiste29.

14 Le milieu de la mode représente un excellent exemple de changement d'échelle dans la pratique de la récupération des matériaux et dans la reconnaissance sociale qu'on lui attribue. Ce qui semble particulier à ce domaine est la cohabitation de deux tendances qui, au sein de la pratique de la récupération, s'opposent : de nos jours, c'est-à-dire depuis les années 1990, la mode de récupération d'une part se démocratise et d'autre part devient élitiste. En effet, dans le domaine de la mode, où la reconnaissance du milieu est subordonnée à celle de l'élite sociale30, c'est l'élite qui, souvent, transmet son goût au grand public. Dès le début des années 1980, Marylène Delbourg-Delphis reconnaissait l'importance de la pratique de la récupération dans le domaine de la mode et soulignait à quel point cette pratique, d'origine populaire, avait été adoptée par l'élite :

Les modes de fripe ne sont pas incompatibles avec les modes d'auteur. Elles apportent souvent des éléments, des accessoires qui en renforcent ou précisent l'esprit. [...] La fripe a de surcroît la capacité de détourner de son classicisme la mode moyenne réaliste, de grande série ou mieux de grand luxe car alors, c'est très snob, c'est très chic-au-second-degré31.

15 La production des designers de mode se transforme de jour en jour et s'adapte au climat social et politique dont elle découle. Le discours des créateurs reflète sans doute en partie les préoccupations d'une clientèle qui, de plus en plus, souhaite poser des actes sociaux lorsqu'elle consomme. Les objets créés et les propos des créateurs témoignent des enjeux actuels de la pratique de la récupération, c'est pourquoi ils revêtent autant d'importance dans cette recherche. Leur analyse et leur comparaison avec les créations et le discours de créateurs d'autres origines permettront sans doute d'expliciter comment cette facette du design de mode québécois renvoie aux valeurs sociales contemporaines et comment elle témoigne des transformations survenues dans les habitudes de consommation à l'aube du 21e siècle.

16 Enfin, j'explorerai une troisième avenue dans le but d'étudier tous les aspects de la pratique de la récupération et de ses enjeux sociaux et économiques. Comme il a déjà été mentionné, j'analyserai d'abord certaines habitudes de vie des gens face à l'exploitation des déchets (récupération et collecte sélective) afin de déterminer dans quelle mesure et pour quelles raisons ces comportements se sont modifiés depuis quelques décennies. Ensuite, j'étudierai les objets fabriqués dans le cadre d'une pratique créative de récupération ainsi que les raisons pour lesquelles certains individus (les créateurs) ont choisi d'adopter une telle pratique, à la fois en conformité avec les habitudes de consommation actuelles et à contre-courant de celles-ci. Afin de compléter cette analyse, je chercherai d'une part à connaître les motivations des commerçants qui vendent des vêtements faits à partir de matières récupérées et comment ces produits sont reçus par les consommatrices qui fréquentent leurs établissements. Je tenterai en outre de cerner de façon plus spécifique certaines habitudes de consommation de femmes qui achètent ou n'achètent pas ce type de vêtements. Le choix des consommatrices s'est imposé par la forte majorité de vêtements féminins créés par les designers interrogés et par la plus grande représentativité de ces vêtements dans les commerces de vêtements d'occasion. La méthode d'enquête orale (entrevues individuelles) permettra de cerner ces raisons. Des commerçants de vêtements confectionnés à partir de matières récupérés aideront à dresser un portrait des habitudes de consommation actuelles et de leurs transformations possibles. Des consommatrices amèneront à comprendre l'évolution des habitudes d'achat et les transformations des perceptions par rapport à l'achat de vêtements d'occasion ou de récupération.

17 En somme, et de façon générale, les raisons pour lesquelles les créateurs de mode récupèrent des matériaux semblent plus variées qu'elles ne l'étaient il y a dix, vingt ou soixante ans. Le fait que la récupération fasse désormais partie de la vie quotidienne des gens dans la plupart des sociétés occidentales industrialisées et l'intérêt que de plus en plus d'intellectuels et de chercheurs accordent à cette pratique témoignent de son importance croissante dans nos cultures. L'utilisation volontaire de la récupération des textiles comme moyen d'expression dans le design de mode illustre également cette idée.

Méthodologie

18 Des enquêtes auprès d'informateurs variés permettront de témoigner des particularités de la pratique québécoise en matière de récupération et de mode ou, au contraire, de leur intégration au sein de pratiques plus généralisées et occidentales. La méthode d'enquête orale servira à recueillir des renseignements à ce sujet. Un guide d'enquête sera ainsi élaboré et trois différents types d'informateurs seront interrogés. Les premiers rencontrés seront des designers de mode qui utilisent des matériaux récupérés, dont des textiles, dans le cadre de leurs activités. Les entretiens réalisés auprès de ces designers permettront de répondre aux questionnements au sujet des motivations des créateurs, de leurs sources d'influence et de leur perception de la pratique de la récupération. Dans un deuxième temps, sept ou huit commerçants vendant les vêtements de créateurs récupérateurs seront questionnés. L'objectif poursuivi avec ces informateurs sera de tenter d'obtenir des réponses à des interrogations sur l'intérêt des consommateurs pour les vêtements et accessoires confectionnés à partir de matériaux récupérés, sur les habitudes de consommation et leur évolution, et sur la popularité de ces pratiques. Finalement, sept ou huit consommatrices d'âges et de conditions professionnelles différents seront interviewées. Cette dernière partie de l'enquête aura pour but de révéler certaines habitudes de consommation et de perception de Québécoises à l'égard des vêtements de récupération.

Conclusion

19 Au stade actuel de la recherche, aucune conclusion ne peut être formulée au sujet des enjeux de la pratique de la récupération, particulièrement dans le cas de la récupération qui implique une dimension créatrice. Ce sont essentiellement les enquêtes sur le terrain qui permettront de vérifier les motivations des créateurs, des distributeurs et des consommatrices de vêtements confectionnés à partir de matériaux récupérés. Toutefois, on constate que cette pratique est de plus en plus répandue en Amérique du Nord et en Europe, et que la pratique de la récupération a acquis une nouvelle dimension depuis quelques années : elle entraîne des transformations dans la façon de concevoir l'économie et la consommation de biens et elle amène les gens à se questionner sur leurs propres habitudes de consommation. Il reste à découvrir comment ce choix collectif de pratiquer la récupération se répercute sur le quotidien et sur les décisions personnelles tant des créateurs que des autres personnes qui composent nos sociétés industrialisées.

NOTES
1 Henry Glassie, « Artifact and Culture, Architecture and Society », dans Simon J. Bonner, ed., American Material Culture and Folklife : A Prologue and Dialogue (Logan, Utah : Utah State University Press, 1992) ; Michael Owen-Jones, Exploring Folk Art : Twenty Years of Thought on Craft, Work and Aesthetics ([Utah] : University Press of Utah, 1993) ; Thomas Schlereth, Cultural History and Material Culture : Everyday Life, Landscapes, Museums (Londres : UMI Research Press, 1990), 440 p. et Material Culture Studies in America : An Anthology (Lanham, Maryland : Altamira Press, 1995).
2 Alfred Willener, « Les modes passent : quelques aperçus sociologiques » et Edwin Borscherg, « Le mythe du consommateur manipulé par la mode », dans Le phénomène de la mode (Lausanne : Publications de l'Université de Lausanne, 1985), respectivement p. 45-61 et 1-23 ; Jukka Gronow, The Sociology of Taste (Londres et New York : Routledge, 1997), 199 p. ; Marion Laporte et Dominique Waquet, La mode (Paris : PUF, 1999), coll. Que sais-je?, 127 p.
3 La mise en vente d'un vêtement d'occasion dans une friperie est un exemple de récupération (récupération d'un bien - non transformation [habituellement] - retour dans le circuit de consommation). L'achat de vêtements usagés par un créateur de mode qui découd et découpe ceuxci pour en récupérer les tissus et les utiliser comme matière première (récupération de biens - création [transformation] - retour dans le circuit de consommation) est un autre exemple de récupération.
4 Les termes « réutilisation » et « détournement » sont tous deux appelés « reuse » en anglais.
5 Albert Tauveron, Les années poubelle (Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1984), 211 p.
6 Un exemple de réemploi est illustré par l'utilisation d'une bouteille de verre récupérée par un producteur de boissons gazeuses (récupération de l'objet - nettoyage [non transformation] - retour dans le circuit de consommation).
7 Albert Tauveron, op. cit., p. 171.
8 Un exemple de réutilisation ou de détournement peut être observé dans l'utilisation d'embauchoirs comme patères (récupération des embauchoirs - non transformation - retour dans le circuit de consommation - changement d'utilisation). Un autre exemple de détournement se trouve dans l'utilisation d'un ancien berceau d'enfant pour exposer des plantes dans une salle de séjour (récupération de l'objet - non transformation - retour dans le circuit de consommation - changement d'utilisation).
9 Albert Tauveron, op. cit., p. 169.
10 Il est possible que des créateurs utilisent d'autres matières ou d'autres objets récupérés dans le cadre de leur pratique. Cependant, ils doivent au moins utiliser des textiles récupérés pour être considérés par la présente recherche.
11 Un vêtement acheté dans une friperie et revendu comme tel (sans être transformé) est un exemple de récupération sans préoccupation pour la recréation. Lorsqu'un créateur utilise un « déchet » textile (matière ou objet textile retiré du circuit de consommation) et le transforme pour fabriquer un nouveau vêtement ou pour intégrer ce matériau à un vêtement ou un accessoire, son travail s'insère dans le cadre de la présente recherche. Fait intéressant, on remarque que les matériaux récupérés sont de plus en plus valorisés dans le design de mode puisque dans plusieurs écoles de mode, les étudiants sont amenés à utiliser des matières récupérées dans le cadre de leurs cours.
12 Gérald Baril et Michelle Comeau, « Le domaine du design : un nouvel objet », dans Denise Lemieux, dir., « Traité de la culture » ([Sainte-Foy, Québec] : [IQRC], à paraître en 2001).
13 Regina Weik et René Longet, La gestion des déchets : la société du prêt-à-jeter (Genève : Georg Éditeur S.A., 1988), 124 p.
14 Vance Packard, L'art du gaspillage (Paris : Calmann-Lévy, 1962), coll. Liberté de l'esprit, 316 p.
15 Jean Baudrillard, Le système des objets (Paris : Gallimard, 1968), 288 p. ; Jean-Paul Ceron et Jean Bâillon, La société de l'éphémère (Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1979), 254 p.
16 En 1987, Gilles Lipovetsky reprend cette idée de l'omniprésence du gaspillage dans les sociétés modernes et l'applique au monde de la mode dans L'Empire de l'éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes (Paris : Gallimard, 1987,345 p.).
17 Le phénomène est illustré par la fondation de divers périodiques destinés à l'industrie du recyclage à partir des années 1980 dans les pays industrialisés. Aux Etats-Unis, par exemple, on publie des périodiques tels que World Wastes (mensuel, 1958), BioCycle (mensuel, 1960) et Secondary Raw Materials (mensuel, 1963).
18 En France, les premières expériences de collecte sélective ont lieu à La Rochelle en 1974, comme le rapporte Tauveron dans Les années poubelle, p. 128. Aux États-Unis, on redécouvre cette pratique en 1983 et le premier essai a lieu dans six municipalités de Montgomery, en Pennsylvanie, selon le texte collectif « Le monde et le recyclage » diffusé sur le site Internet Le Fer Blanc World Wide Web (accès au site le 30 octobre 2000, http://www.le-ferblanc.com/recyclageeurope.htm). Effectivement, la « tripartition » était une pratique courante dans certaines grandes cités américaines de la première moitié de ce siècle. Chaque maison avait trois récipients destinés à recevoir les cendres utilisées dans le remblai des terrains, ce qu'on appelait le « rubbish » (papier, cartons, balayures, métaux, débris de vaisselle et de verre, morceaux de bois et de cuir) et, enfin, ce qui était nommé le « garbage » (épluchures, reliefs de repas, os, etc.) était généralement traité en usine pour en extraire de la graisse, vendue aux savonneries, tandis qu'un résidu solide était transformé en engrais ou utilisé dans l'alimentation des porcs. Ce système de séparation fut peu à peu délaissé, puis abandonné, selon cette même source collective.
19 En France, des périodiques tels que Compost Information (trimestriel, avril 1980), Information déchets (mensuel, avril 1980) ou Recyclage, environnement, déchets (mensuel, 1984) paraissent, tandis qu'aux États-Unis, la revue Waste Age (mensuel, 1980) est fondée.
20 En France, on met notamment sur pied l'Agence Nationale pour la Récupération et l'Élimination des Déchets (ANRED), qui publie également, à partir de 1981, son rapport d'activités annuel. En Suisse, depuis plus de vingt-cinq ans, la Société Suisse pour la Protection de l'Environnement (SPE) se préoccupe de récupération et de recyclage. Enfin, en Grande-Bretagne, le groupe environnementaliste Greenpeace, fondé en 1971, s'organise à la même époque. Il devient particulièrement actif et médiatisé à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980.
21 Collectif, Compte rendu des journées de concertation sur la récupération et le recyclage, 13-15 février 1981 (Montréal : Collège de Maisonneuve, 1981), 531 p. Cette étude a été menée par l'Association des consommateurs du Québec et s'est tenue dans la ville de Sainte-Foy.
22 Éco-Sens (quartier Notre-Dame-de-Grâce à Montréal), Récupération, Recyclage-Québec (Récuperbec), le Regroupement des récupérateurs à la source du Québec et le Centre de récupération Les Feuillus ne sont que quelques-uns des organismes qui déposent des mémoires lors de ces journées de concertation. En février 1981, ils se rencontrent dans le cadre des Journées de concertation sur la récupération et le recyclage qui se tiennent à Montréal. Plusieurs de ceux qui déposent des mémoires dénoncent le peu d'actions entreprises pour récupérer biens et matériaux jetés au Québec, et les objectifs de ces journées sont entre autres de « Favoriser la sensibilisation de l'ensemble des Québécois à l'importance de la lutte contre le gaspillage » et de « Consulter les intervenants sur une éventuelle politique globale de récupération et de recyclage » (voir l'avant-propos du Compte rendu des journées de concertation...). Un autre objectif poursuivi par les journées de concertation est de permettre la rencontre entre les producteurs de matières récupérables, les utilisateurs de ces matières, les récupérateurs et les recycleurs (entreprises et organismes qui pratiquent la récupération et transforment ou non les matériaux récupérés).
23 Par exemple, Vecteur environnement (bimestriel) et Franc-Vert (mensuel) sont fondés au cours de cette période.
24 Le gouvernement se fixe l'objectif de « réduire de 50% la quantité de déchets d'ici l'an 2000 » grâce à la collecte sélective et à la récupération, ainsi que l'expose Yvon Deshaies à la page 3 du Guide de la collecte sélective des matières recyclées (Québec : Publications du Québec, 1994,135 p.).
25 Dans le cadre de cette thèse, le terme « occidental » désigne les pays d'Amérique du Nord et d'Europe de l'Ouest.
26 Ces limites sont essentiellement dues à la langue. Toutefois, les sources secondaires consultées permettront sans doute de discuter de créateurs d'autres origines, le cas échéant.
27 Xavier Fauche, Rien ne se perd, tout se récupère (Paris : Balland, 1988), 259 p.
28 Effectivement, même si les créateurs utilisent des matières récupérées pour des raisons écologiques et se préoccupent de l'environnement, la plupart d'entre eux considèrent la reconnaissance du milieu, des pairs ou de ceux qui édifient ou détruisent une carrière comme la reconnaissance ultime (je fais ici référence aux journalistes et aux rédacteurs de mode).
29 L'élite sociale est ici représentée par les individus qui ont les moyens financiers de s'acheter des vêtements griffés, ou par les personnalités qui bénéficient d'une certaine visibilité.
30 Marylène Delbourg-Delphis, Le chic et le look : histoire de la mode féminine et des mœurs de 1850 à nos jours (Paris : Hachette, 1981), p. 246 [de 279]. Au Québec, par exemple, en 2000, la designer Marie-Chantal LeBreton (griffe Myco Anna), qui qualifiait elle-même sa collection de « haute couture », affirmait ouvertement sur son site Internet (http://www.mycoanna.com/index2.html) qu'elle se donnait comme « mandat d'habiller les plus grandes vedettes internationales et de percer avec succès les marchés américain et européen ».
31 Les créateurs québécois qui utilisent des matériaux récupérés ne sont pas très nombreux. Dans le cadre de cette enquête, la saturation déterminera le nombre d'informateurs.