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« Consommer la mobilité » en Bulgarie postsocialiste (1990-2000) :

sujets et objets

Dessislav Sabev
Laval University

Abstract

Analysing the social connotation of material consumption among the newly rich in Bulgaria, this article examines the dynamics of postsocialist identity. The material object is regarded as a means of expression for the newly rich individual to establish an identity within the new social context. Principal purchases — the house and car — must materialize the individual's success. However, these objects create a contradiction between the modernity of global mobility, and the sense of belonging to a place that stems from the perpetuation of local traditions. It is the family, where the most material investment is made, that must reconcile social mobility with cultural continuity.

Résumé

Analysant la connotation sociale de la consommation matérielle des nouveaux riches en Bulgarie, cet article vise la dynamique identitaire postsocialiste. L'objet matériel est abordé comme moyen d'expression de l'acteur lors de son interaction avec le nouveau contexte social. Les premiers objets d'investissement — la maison et la voiture — doivent matérialiser la réussite individuelle. Ils expriment cependant une identité contradictoire, oscillant entre la modernité d'une mobilité mondialiste et une appartenance locale gérée par des valeurs traditionnelles. C'est la famille, lieu privilégié d'investissement matériel, qui doit réconcilierla mobilité sociale et l'ancrage culturel.

1 En 1989, la fin du régime socialiste en Bulgarie a permis l'émergence du marché intérieur, l'ouverture au marché occidental, ainsi que le « retour de l'acteur »1 sur la scène économique locale. Il s'agissait des éléments de base d'une nouvelle société de consommation où les valeurs devaient nécessairement changer en même temps que les structures économiques. La période de transition qui a suivi offre un terrain d'observation très riche pour étudier la manifestation des nouvelles valeurs à travers la consommation matérielle, et fait l'objet du présent article. Le phénomène particulier de transition postsocialiste2 a conduit à des comportements excessifs qui permettent d'éclairer une question centrale de la recherche récente en culture matérielle, celle de l'objectivation des valeurs sociales et culturelles, forcément abstraites, dans les objets matériels3.

Fig. 1 Symbolique de la stabilité et de la mobilité dans la consommation matérielle chez les nouveaux riches en Bulgarie postsocialiste.
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2 Pour ce faire, je présente les deux agents de la consommation, à savoir les acheteurs et les produits, dans leur rapport spécifique au nouveau contexte social. Dans un premier temps, je présente les acteurs les plus médiatisés de la mobilité sociale—hommes et femmes d'affaires, politiciens, sportifs et pop-stars. Ensuite, j'analyse leurs préférences et leur relation aux objets qui sont censés matérialiser leur distinction, et par ceci, légitimer leur statut social. Cette matérialisation de la réussite est problématisée dans l'axe de la mobilité (fig. 1) géographique et sociale. Comment la maison, la voiture, le téléphone cellulaire, le bar et la boisson alcoolisée — principaux objets de consommation de la nouvelle classe — expriment-ils les différentes facettes de la mobilité ?

3 Jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, la Bulgarie était un pays agricole. Les petits propriétaires de terre et de bétail formaient la majorité de la population. Cette forte relation identitaire à la terre a défini les valeurs traditionnelles4 de type sédentaire à travers l'appartenance territoriale, la famille et la parenté, la maison, bref, tout ce qui évoque le « chez soi ». Le régime socialiste, instauré en 1944, a mis en oeuvre une industrialisation extensive qui a provoqué d'importantes migrations de main-d'œuvre vers les villes. La migration de la périphérie vers le centre a valorisé la mobilité géographique, sans toutefois permettre la mobilité sociale. La libéralisation économique et le passage au capitalisme après 1989 ont ouvert la voie à l'initiative privée et à l'enrichissement de l'individu entrepreneur. Ce changement social s'est fait brusquement et a permis l'émergence rapide d'une classe de « nouveaux riches ». C'est alors qu'un remarquable « élargissement du possible », comme le nommait Durkheim, a affecté les représentations de la réussite matérielle. L'ouverture de ce nouvel horizon a coïncidé avec une inévitable crise d'identités où les nouveaux acteurs ne se sont plus reconnus dans l'immobilité des anciennes images. La nouvelle dynamique sociale a cherché ses lieux d'expression, et la culture matérielle s'est vue investie d'une quête identitaire. Ainsi, la nouvelle légitimité de la mobilité sociale a mis en marche des stratégies de distinction5 qui ont trouvé dans la consommation matérielle leur Heu d'expression privilégié. Les biens matériels se sont vu attribuer de nouvelles connotations sociales afin de répondre au nouveau contexte. Certains d'entre eux sont devenus des marqueurs symboliques exprimant la différenciation sociale. C'est pourquoi la mobilité sociale et géographique a trouvé sa pleine expression dans cette nouvelle consommation matérielle.

4 Cependant, voici mon hypothèse : les nouvelles images de la mobilité se greffent sur les restes d'un fond culturel traditionnel qui ne permettrait ni un déracinement total ni une perte complète d'identité locale, tous deux provoqués par la trop grande vitesse de cette même mobilité. L'analyse de la consommation matérielle que je propose ici sert à éclairer cette mobilité entre les lieux d'ancrage traditionnels et les nouvelles valeurs, jonction où s'articule la quête identitaire postsocialiste.

5 La méthode consiste en une analyse du discours textuel et iconographique sur la mobilité sociale. Dans une approche relationnelle, j'aborde l'objet de consommation dans son contexte social et culturel pour en faire ressortir la connotation dont il se voit investi. Il est abordé comme le moyen d'expression de l'acteur dans son rapport au monde environnant. Inspirée par le modèle saussurien signifiant/signifié/réfèrent, la figure 2 représente graphiquement mon approche de l'objet comme moyen d'expression. L'objet est le signifiant qui ne prend son sens que dans sa relation au sujet (l'acteur de la réussite) et au contexte (l'environnement social). Suivant mon hypothèse, il existe un contexte culturel, ou traditionnel, qui fait contrepoids à la nouvelle mobilité sociale. Le nouveau riche se situe au cœur de ce conflit, s'inscrivant à la fois dans la modernité d'une mobilité mondialiste et dans l'appartenance locale gérée par des valeurs traditionnelles. La question consiste donc à savoir comment l'objet de consommation en est venu à exprimer à la fois l'identité sociale et l'identité culturelle du consommateur.

Fig. 2 Le double discours de la culture matérielle L'objet matériel est un moyen d'expression de l'acteur dans son rapport au monde environnant. Il exprime à la fois l'identité sociale et l'identité culturelle qui occupent des positions opposées, l'image de la mobilité sociale étant normalisée par des pratiques traditionnelles à l'égard de l'objet.
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6 L'étude est basée sur des sources médiatiques dont la principale est Club M, « le magazine de l'homme nouveau ». Cette publication, dont le premier numéro a paru en 1990, quelques mois après le changement social, se veut un « magazine pour des gens qui réussissent »6. Ce dernier est destiné à « tous ceux qui sont décidés à s'élever au-dessus du marécage collectif »7 et surtout à « l'homme actif et énergique qui veut réussir à tout prix, afin de jouir de la prospérité matérielle et sociale »8. Le corpus de textes et d'images utilisé dans ma recherche s'étend du premier numéro, en 1990, au dernier de 1999. J'ai ajouté des références à d'autres sources de la presse écrite pour vérifier la représentativité des cas analysés. Trud, le quotidien national à plus grand tirage, est appelé le plus souvent à remplir ce rôle, et je l'utilise ici comme source.

C'est quoi « être riche » ?

7 Voilà la question que pose le magazine du « nouvel homme bulgare »9 pour exposer les images les plus répandues de l'homme riche en Bulgarie socialiste. Une citation de Frank Sinatra dans le texte en question donne un contexte global pour mettre en perspective les représentations locales :

Pendant que les gens disent que les richesse promènent en yacht, baisent des stars de cinéma, s'achètent des hélicoptères et des châteaux, s'adonnent à des orgies et à des chirurgies esthétiques, savez-vous ce que font les riches? Eh bien, ils se promènent en yacht, baisent des stars de cinéma, s'achètent des hélicoptères et des châteaux, s'adonnent à des orgies et à des chirurgies esthétiques...

8 Ces propos font mieux ressortir les spécificités locales des images des riches en Bulgarie postsocialiste présentées plus bas dans le texte :

  1. Avoir une Jeep, une maison à Dragalevci10 et une entreprise quelconque.
  2. Être un bandit dont le téléphone cellulaire, au lieu de faire « bip », joue le Requiem de Mozart.

9 En réalité, on assiste souvent au mélange de ces deux images, dont les marques immuables restent toujours la grande maison familiale « près de la nature », la voiture puissante — souvent une 4x4 —, et le cellulaire qui se fait voir et entendre. Le Requiem de Mozart, à part le paradigme de la mort qui guette le mafioso en lutte pour ses zones d'influence, dresse notamment celui de la consommation « artistique », voire « spirituelle », en contrepoids de la matérialité accablante de son image. Ce paradigme « artistique » est souvent intégré dans le mobilier, sous forme de tableaux et de toiles. Loin de la chirurgie esthétique, des yachts et des hélicoptères privés, il se fabrique d'autres rêves et une autre manière d'être « près des étoiles » que nous nous proposons d'analyser ici.

10 Ce sont donc l'immobilier, le mobilier, la voiture et le cellulaire qui deviennent des marqueurs sociaux capables de structurer les images de la réussite individuelle. Vivant dans l'insécurité et le changement perpétuel du business, le nouvel entrepreneur est un nomade économique en quête de stabilité et de points d'ancrage. Ainsi, la voiture et le cellulaire exprimeraient sa mobilité sociale et son nomadisme symbolique, alors que la grosse maison familiale dans un environnement « villageois » tendrait à cimenter sa réussite en l'enracinant dans la longue tradition paysanne dont il est issu. Cette oscillation entre le nomadisme et la sédentarité, l'insécurité et la stabilité, l'ouverture au marché et le « renfermement » immobilier trouve sa pleine expression dans la relation à la famille.

La famille, lieu d'investissement

11 Plus loin dans ce même article publié dans Club M, sous le titre « les nouvelles classes », on met l'accent sur la nouvelle génération, représentée par les enfants des nouveaux riches. En effet, la majorité des nouveaux acteurs de la réussite, ne possédant pas un capital scolaire11 équivalent à leur capital économique, investissent massivement dans l'éducation de leurs enfants. Le nouveau riche envoie le plus souvent ses enfants étudier dans des écoles privées en Suisse, en Italie, en France ou en Grande-Bretagne. Le fait est donc que la famille et les enfants sont un lieu privilégié d'investissement de la « nouvelle fortune ». Du coup, la famille devient une valeur économique et morale lors de l'accumulation primaire des capitaux. Selon l'hypothèse avancée dans l'article cité, la nouvelle génération — investie de nouveaux capitaux (y compris le capital scolaire) — imposera de nouvelles valeurs et redéfinira, par conséquent, la consommation matérielle locale.

12 En 1994, Club M12 postulait qu'un gars cool ne laisse jamais sa famille dans la misère. Puisque la famille se voit accorder une valeur économique et symbolique substantielle, le mariage est à son tour investi de valeurs matérielles, exprimées surtout à travers la voiture, l'habillement et l'alcool. En 1994, sous le titre« Mariage de l'année »13, Club M présentait le mariage du président d'une pyramide financière (qui allait faire faillite et être l'objet de poursuites judiciaires quelques années plus tard) :

Le président de East-West International a instauré un modèle pour tous les mariages. Pour commencer, il a acheté une Lincoln modèle 1994 et a commandé une robe de mariée dans une boutique de New York. L'église était pleine à craquer. Puis on a continué avec une fiesta dont on va parler longtemps au [restaurant] Panorama de l'hôtel Moscva. Là-haut, près des étoiles, la fête a pris toute son ampleur. Les tables surchargées contribuaient à l'ambiance : fruits de mer, dont des octopodes; gibier, y compris du canard et du renne; et fruits de toutes les saisons. Rien ne manquait non plus du côté des boissons alcoolisées : champagne français coulant à flot de bouteilles de trois litres; tonneau de vin arrivé du pays; et toutes sortes de whiskies, y compris du scotch de douze ans.

13 La sémiotique culturelle de ce mariage modèle est tout à fait East-West International, à l'instar du nom de l'entreprise du marié. La Lincoln et la robe de la mariée remplissent de leurs dimensions américaines démesurées la petite cour de l'église orthodoxe du centre de Sofia. Pourtant, s'il existe un conflit entre la tradition locale et la modernité américaine, il serait intérieur — identitaire, au sein de l'acteur — plutôt qu'extérieur et purement sémiotique. Comme on le verra, le nouvel homme représente tout à la fois une rupture et une continuité historiques. Il vit sa mondialisation localement, entre le business, les boutiques de la Fifth Avenue et le foyer familial dans la campagne près de Sofia. La culture matérielle — maison, intérieur, voiture, vêtements, produits de communication — est appelée à donner un sens à ce syncrétisme identitaire. Ici, le mariage orthodoxe participe à la même quête de sens que la Lincoln démesurée, dans un contexte de perte subite de repères identitaires après la chute du système communiste. Ainsi, le méga-party mondain suit la cérémonie religieuse. Le restaurant Panorama de l'hôtel Moscva était le haut-lieu du jet set à l'époque socialiste. Survivant de la transition politique, ce restaurant a su garder son réseau social. Il a même conservé son nom qui, sans cela, paraîtrait désuet, après la réorientation politique du pays vers d'autres centres géopolitiques, tels l'OTAN et l'Union européenne. Le nouveau riche à la Lincoln 1994 lui assure la continuité plutôt que la rupture. La dimension « près des étoiles » est en relation de complémentarité avec la cérémonie religieuse qui l'a précédée. D'une part, les deux projettent une dimension téléologique en contrepoids de la surabondance de culture matérielle sur scène. De l'autre, les étoiles au-dessus du restaurant branché rappellent les stars mondaines et artistiques, exprimant le rêve du nouvel homme, élancé vers les hautes sphères, projection de sa mobilité ascendante. Quant à l'église orthodoxe, contrairement au gothique catholique, elle appelle ici à une spiritualité « terre à terre », en profondeur plutôt qu'en hauteur, en quête de racines culturelles ancestrales et profondément locales. Ainsi, la cérémonie religieuse et le party « près des étoiles » sont les deux extrémités du cadre non matériel, voire téléologique, qui légitime le matérialisme de la Lincoln, de la robe new-yorkaise; et de la luxueuse opulence des tables.

Fig. 3 « Le mariage de l'année 1994 ». La grosse Lincoln dans la petite cour de l'église orthodoxe domine l'avant-plan de l'image pour connoter « la peau sociale » (T. Turner) du nouveau couple. L'objet de consommation est posé devant le couple pour signifier la mobilité sociale et « objectiver » la nom elle identité sociale des acteurs.
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(Club M, juin 1994, p. 44-45)

14 La liste des mets provenant des quatre coins du monde fait de la table une véritable image synthétique de la mondialisation. La viande de renne d'une part, et les fruits exotiques, de l'autre, ajoutent la dimension Nord-Sud au East-West International14. L'énumération des boissons alcoolisées renchérit l'expérience locale de l'aventure gastronomique mondiale. Le champagne français et le scotch écossais font concurrence au vin du pays. La qualité des produits est appuyée par leur quantité pour instaurer et établir le modèle en question. Ce besoin d'objectivation de la mobilité s'exprime souvent par les chiffres. La réussite socialiste se mesurait par la quantité de production qui dépassait le plan établi par le Parti. Les bouteilles de trois litres, le tonneau de vin et le whisky de douze ans participent à la création des repères de la nouvelle norme de la réussite. En même temps, les qualitatifs toponymiques assortissant le champagne « français » et le vin « du pays » doivent témoigner, sur une échelle globale, de la qualité « objective » du produit. En conclusion. la matérialisation de la mobilité à travers la Lincoln, la robe new-yorkaise, la table et le bar sert cette objectivation de la nouvelle identité sociale. La soirée près des étoiles est la projection de la mobilité, alors que le mariage orthodoxe doit donner l'image de la stabilité et de l'ancrage.

Les marques de la réussite

15 Un simple aperçu du vaste corpus de textes et d'images met en évidence les deux premiers objets où les gens investissent leur réussite, à savoir la maison et la voiture. Une championne olympique de Sidney 2000, âgée de 23 ans, avoue que la première chose à acheter sera une maison à Sofia, suivie d'une voiture dont « elle n'a pas encore choisi le modèle »15.

La maison : l'immobilier de la mobilité

16 Dans son reportage « Des propriétaires de villas veulent être villageois »16, le journal Trud témoigne de l'émergence administrative d'un village de riches dans la périphérie de Varna, au bord de la mer Noire, appelé « le Malibu de Varna ». Les premières maisons ont été construites entre 1971 et 1982, quand le Parti communiste au pouvoir avait redistribué plus de mille terrains de 700 mètres carrés chacun à des fonctionnaires locaux provenant du premier ou du deuxième échelon de la nomenklatura locale. Parmi ceux-ci, figurent des anciens directeurs au niveau municipal ou régional, ainsi que des anciens et des nouveaux directeurs de la plus grosse usine chimique du pays, privatisée en 1994 sous forme de joint venture avec le consortium belge Solvay. Après 1989, « tous ces anciens directeurs se sont reconvertis en entrepreneurs privés », selon le reportage. Le dernier nous dit notamment que 90 % des propriétaires de terrains ont déjà érigé de « grosses maisons » où ils vivraient tout au long de l'année. En 1998, soit une vingtaine d'années après la concession des terrains, ceux-ci valent déjà entre 50 000 et 100 000 $US et représentent un capital immobilier considérable dans un pays où le salaire moyen à cette époque équivaut à 80 $US. C'est un exemple représentatif de la transformation du capital politique en capital économique après 1989, et la maison en est ici la matérialisation.

17 La présence d'un bon réseau de routes, de communications, d'électricité, d'eau et de canalisations (parfois déficient dans les villages voisins) aurait poussé les habitants à prétendre au statut officiel de village. Le motif principal de la demande serait de « préserver ce site exotique [d'une nouvelle vague] d'une construction résidentielle incontrôlable ». Le maire élu par les résidants argumente la demande ainsi :

Nous avons organisé notre propre système de défense contre les voleurs, nous nous occupons nous-mêmes de l'électricité, nous sommes nous-mêmes propriétaires des terrains et de la plage, nous fabriquons nous-mêmes nos produits alimentaires. En plus, nous promettons de créer 200 nouveaux emplois dans le tourisme que nous allons développer ici...

18 L'ambivalence sociale du « nous-mêmes », à la fois entrepreneur et autosuffisant, prend corps dans la culture matérielle du futur village. L'ancien directeur de l'usine chimique s'est fait construire une piscine aux dimensions olympiques et avoue qu'il se sent « au paradis ». La terrasse devant la maison a été transformée en immense « cuisine d'été ». Chacun des trois gros fours, faits à la main, est strictement spécialisé : le premier pour le barbecue, le deuxième pour la stérilisation des marinades et des macédoines, et le troisième — pour chevermè (rôtir un agneau entier, pratique traditionnelle des habitants des régions semi-montagneuses en Bulgarie).

19 Voilà pourquoi cet ancien directeur reconstruit son espace privé selon les mesures ambitieuses de sa nouvelle entreprise, et l'inscrit dans une tradition locale réinventée, avec ses trois fours spécialisés en cuisine régionale. Apparemment, le discours visuel « olympique » de sa terrasse est en contradiction avec ce qui cuit dans ses fours. Les marinades et les macédoines, par exemple, relèvent d'une tradition non marchande de subsistance. La conservation de légumes automnaux (poivrons et choux en première place), largement pratiquée dans le pays, a toujours eu pour fonction d'assurer la subsistance familiale durant les quatre mois d'hiver (de décembre à mars) quand la terre ne produit plus. La raison principale en est donc économique — et elle l'est encore aujourd'hui, pour une vaste couche de la population — avant d'être culturelle comme dans ce cas-ci. Le chevermè, de son côté, est une pratique séculaire de bergers isolés dans la montagne, loin des ressources agricoles du village et de son marché. Ainsi, la recréation du marché, source de reproduction du capital, est-elle confrontée à la résistance culturelle — ici culinaire—de ses acteurs. Des pratiques d'une économie de subsistance deviennent le principal enjeu architectural de la maison du directeur. Pour l'entrepreneur local, l'autosuffisance énergétique, matérielle, sociale et alimentaire affichée dans la citation ci-dessus, est l'autre façon de faire. Dans ce cas, « les tables surchargées » n'exhibent pas de « fruits de mer, dont des octopodes; gibier, y compris du canard et du renne; et fruits de toutes les saisons ». L'exotisme mondialiste affiché lors du mariage East-West International est ramené ici à un localisme dit « exotique », puisque le nouveau village est perçu par ses habitants comme un « site exotique », voire comme un « Malibu » mais « de chez nous ». C'est une autre forme de distinction sociale : l'exotisme d'être « villageois ». Le village réinventé retrouve ici sa valeur, par opposition à la grande ville industrielle, valorisée sous le régime socialiste. Des acteurs de la nouvelle économie de marché érigent la culture de subsistance comme marque culturelle de leur réussite économique. La tension entre le discours matériel et les pratiques culinaires est un élément de l'ambiguïté culturelle du nouvel entrepreneur. Le projet de tourisme « villageois », mentionné dans la dernière phrase de la citation, tend à concilier le nouvel esprit entrepreneur avec le conservatisme sédentaire des anciens directeurs régionaux.

Fig. 4 Maison « villageoise » dans le Malibu de Varna. L'ancien directeur de l'usine chimique montre sa piscine devant sa terrasse d'été.
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(Photo de Peter Petrov, Trud, 14 décembre 1998, p. 11)
Fig. 5 Maison familiale dans un village près de Sofia. La version moderne, plutôt décorative, du four traditionnel structure la connotation sociale de la cuisine. Le four traditionnel avait cette voûte élevée et arrondie pour faciliter la cuisson de la viande. Aujourd'hui, il sert à recréer une ambiance de convivialité où, entre deux cannettes de bière, chacun peut faire cuire son barbecue. La position centrale de la table, du four, et du potager devant la maison fait ressortir le réseau familial (eb bas) et amical (en hauit), pour souligner la « socialite » de la culture matérielle, aux dépens de l'antenne satellite, cachée en arrière-plan sur le balcon de la chambre à coucher.
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(Club M, juin 1994, p. 6)

20 L'ancien chef de la Culture populaire à la mairie de Varna s'est construit une piscine moins impressionnante que celle de son voisin; par contre, il s'est fait un « stade privé » où il invite les sportifs passionnés du village à un match de foot le soir. La sociabilité du nouvel entrepreneur s'inscrit de manière particulière dans l'axe ouverture (marchande) — autosuffisance (familiale). Le réseau est l'élément clé de la mobilité sociale postsocialiste autant qu'il l'était dans le système de l'économie planifiée. Rappelons que les habitants du nouveau village font partie d'un réseau d'anciens hauts fonctionnaires au niveau régional d'avant la distribution des terrains. Leur nouvelle appartenance territoriale ne fait que légitimer ce réseau. Celui-ci n'est pourtant guère ouvert. Plutôt exclusif, il se livre à « préserver ce site exotique d'une construction résidentielle incontrôlable ». Dans un certain sens, le réseau informel précède l'entreprise économique en Bulgarie. En règle générale, les entreprises créées après 1989 le sont par des gens liés d'abord par des relations de parenté ou d'amitié. La grande famille et le cercle d'amis sont souvent à la base des réseaux à la fois social et économique. Ainsi, tout se rejoint finalement dans le privé, autour du four, comme dans le bon vieux temps de la tradition rurale17. Ici, la table et le terrain de foot sont des lieux privilégiés de rencontre des deux réseaux. Leur importance sociale influe sur l'architecture et la gestion de l'espace du nouveau village — les vastes terrasses, les cuisines d'été, le stade privé...

21 La sémiotique visuelle des images de la réussite est révélatrice de la fonction sociale de la culture matérielle postsocialiste. Les objets affichés sont le plus souvent de l'ordre de la sociabilité (les terrasses d'été, les intérieurs accueillants, les salles de réception et las cuisines) et de la communication (le téléphone ou le cellulaire). Tous ces moyens de socialite sont omniprésents, et cela, aux dépens des ordinateurs, d'Internet, des antennes satellites, ces autres marques distinctives à connotation individualisante, voire aliénante. Dans le système d'analyse proposé par Bernard Arcand18, le « nouveau villageois » se situe quelque part entre le Jaguar (« grand chasseur, grand mangeur et grand baiseur ») et le Tamanoir (enfermé dans son trou). Il entretient une relation dynamique entre son privé et l'environnement public. À la fois en expansion et en repli, il s'affaire quotidiennement entre l'économie de marché et la culture de subsistance.

Fig. 6 (ci-contre) Le téléphone est souvent affiché comme objet de communication avec le monde social. Comme la maison et la voiture, il est le moyen d'expression du nouvel acteur. Il connote fortement la « socialite », renvoyant à la fois au monde des affaires et au réseau informel des copains.
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(Club M, février-mars 1991, p. 7)
Fig. 7 (en haut, à droite) Les tableaux sur les murs sont souvent affichés dernière l'acteur, comme contrepoids à une image sociale surchargée de referents matériels, « trop matériels ».
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(Club M, juin 1992, p. 8)
Fig. 8 (ci-dessous) Les tableaux sur les murs sont souvent affichés dernière l'acteur, comme contrepoids à une image sociale surchargée de referents matériels, « trop matériels ».
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(Club M, septembre 1995, p. 60)

22 Le texte finit en disant que « les seules choses qui manquent encore au "Malibu de Varna" sont des artistes, des showmen et une vie nocturne, mais les habitants espèrent en avoir bientôt avec leur nouveau statut ». Ici, on assiste au même rêve d'être « près des étoiles » qu'à l'hôtel Moscva, tout en restant « les deux pieds sur terre », sur son propre terrain, dans le monde familier et matériel de « chez soi »19. Le rêve de consommer l'exotisme localement s'inscrit dans la dialectique de la mobilité et de la sédentarité, du marché et de la subsistance, du Jaguar et du Tamanoir, présentée tout au long de mon texte. Le Malibu alimente le rêve aux nourritures terrestres. Les tableaux aux murs, Mozart sortant du cellulaire et les showmen du Malibu local participent tous au même élan : investir la culture matérielle environnante de valeurs non matérielles, « artistiques » en l'occurrence. Plus que simples décorations, ils deviennent la complémentarité obligatoire du matérialisme ambiant, la légitimation visible par laquelle passe la distinction sociale.

23 Avoir une modernité urbaine mais en campagne, redevenir villageois mais en villa, recréer le village mais à quelques minutes du centre urbain, consommer le marché en famille et matérialiser la mobilité en immobilier, voilà le nouvel habitus20 de l'ancien directeur.

24 Cependant, les nouvelles constructions résidentielles n'expriment pas toujours cette même quête du village identitaire. Le mouvement inverse — de la périphérie vers le centre —, assorti de la volonté d'afficher une culture « urbaine », est toujours intense. Le journal Noshten Trud du 8 janvier 1999 nous apprend que Gloria, une chanteuse de pop-folk21, vient de faire bâtir sa nouvelle maison de 120 mètres carrés à Dragalevci. « Les 580 autres mètres carrés, nous confie le journal, seront recouverts de pelouse et non pas de cultures de poivrons ou de tomates. » Ce serait la deuxième maison de la chanteuse, qui possède déjà un étage d'un bâtiment dans sa région natale au nord du pays. « La chanteuse a l'intention de s'installer dans sa nouvelle demeure avec son mari et leur fille. » Encore une fois, la famille est ce que le sujet transporte dans sa mobilité. Toutefois, la structure de la maison exprime un désir d'autonomie individuelle : « La nouvelle maison comprend six chambres, deux longs couloirs, deux garages, deux salles de bain et deux toilettes. » La réussite matérielle permet l'expression des nouvelles valeurs sociales, tels l'individualisme et l'indépendance économique, à travers le lieu d'ancrage traditionnel qu'est la famille. On remarquera que tout ici est multiplié par deux, à commencer par les deux maisons. Ce dédoublement de l'infrastructure matérielle traduit bien la volonté d'un double enracinement du sujet à la fois dans la région natale et dans le quartier chic de la capitale. Il est la marque d'une mobilité qui va dans les deux sens. Le Malibu des anciens directeurs régionaux veut aussi être en campagne et avoir en ville. Transcendant cette appropriation territoriale, la chanteuse veut être aussi bien dans la capitale qu'au pays. C'est pourquoi elle affiche publiquement sa pelouse, tout en refusant un environnement agricole autour de sa nouvelle maison. En effet, nombre d'habitants urbains font pousser des cultures (tomates, poivrons, oignons, persil) dans les espaces parfois extrêmement limités adjacents à leurs bâtiments. Même les habitants des gros HLM aménagent des petits jardins communautaires. On peut y voir une raison économique (de subsistance) aussi bien que culturelle (plusieurs d'entre eux ont migré de la campagne comme main-d'œuvre lors de l'industrialisation socialiste des années 1950-1970). Rien de tel n'entourera la deuxième maison de la chanteuse populaire. Elle ne veut surtout pas de tomates22. En conséquence, il ne sera pas question de fours pour stériliser les macédoines. La résidence en ville ne doit pas être conditionnée par l'appartenance régionale. La pelouse doit marquer une demeure urbaine, autonome par rapport à sa contrepartie campagnarde. Il s'agit d'un dédoublement qui ne met pas en cause l'autre appartenance. Centre et périphérie expriment chacun à son tour les marques matérielles de la réussite sociale.

25 Plus loin, la chanteuse raconte le tournage à Chicago de son vidéoclip « 100 % femme ». Elle dit changer jusqu'à trois fois de costumes pour un clip, sans oublier de mettre « un maquillage frappant, à la Cléopâtre ». La maison à la campagne, la pelouse à Sofia, le tournage à Chicago et le maquillage à la Cléopâtre participent tous à cette dynamique entre centre et périphérie, local et étranger, soi et autre, qui traverse l'image du nouveau riche postcollectiviste.

La consommation nomade, marque de distinction artistique

26 Les artistes et les vedettes populaires présentent des modes de consommation particuliers. La relation au produit est en général moins directe, plus détachée en quelque sorte. Dans la même logique, la consommation du fun est prisée au point de structurer leurs dépenses. Voici ce qu'en dit une chanteuse populaire23 :

  • Aimez-vous vous acheter des vêtements ?
  • Non, j'aime qu 'on me les achète. Le pire, c'est que mon goût est plutôt bon et ça coûte assez cher. Alors je m'abstiens, par autodiscipline. Je dépense mon argent d'autres façons, je ne m'appelle pas Madonna. Par contre, je peux dépenser tout mon argent ce soir pour le fun [dans un bar].

27 Le mode de consommation « j'aime qu'on me les achète » serait impensable chez tous les autres acteurs de la réussite : ceux du monde des affaires, de la politique ou du sport. Par contre, il est fréquent dans le discours des chanteuses populaires. La raison n'est pas un manque d'argent, et l'interviewée le précise bien : elle préfère l'investir dans des choses beaucoup moins matérielles, regroupées sous l'étiquette de fun. Se référant à la figure 1, on peut souligner la valeur « mobile » de sa manière de consommer la réussite. En général, les autres groupes de consommateurs présentés dans mon texte interprètent leurs achats en termes d'investissement. Or, il n'y aurait pas d'investissement plus futile que celui présenté par la chanteuse. Et c'est là où réside la distinction. Il ne s'agit plus d'investir dans une maison ou dans une Mercedes; c'est la première fois que la notion de « dépense »24 apparaît dans le corpus analysé. Il s'agit d'un style de vie où la dépense devient une stratégie de distinction dans un monde soumis au « stakhanovisme des temps nouveaux »25. L'instabilité de l'objet de consommation accentue la mobilité du sujet. Plusieurs parmi les chanteuses et chanteurs de pop-folk — le style à succès des années 1990 — sont d'origine tzigane; l'image de vie « à la bohème » réconcilierait donc la mobilité sociale et le fond culturel nomade. La dépense, forme d'investissement discontinu, renouvelable et non durable, nomade par excellence, acquiert une valeur structurante dans l'image de la réussite individuelle. Comme dans un désir ultime d'échapper à la logique capitaliste, l'objet perdrait de sa fonction utilitaire au nom d'une célébration de la liberté postsocialiste. Le fun est appelé à redonner du sens dans ce nouveau monde devenu trop matériel, trop quantitatif et trop objectivable, par souci de normalisation. Ici, le fun joue le même rôle de contrepoids à la matérialité que l'église orthodoxe le faisait dans le mariage du pharaon financier. Du même coup, il devient une marque de distinction plus signifiante que le vêtement qui « coûte assez cher » et que la Lincoln modèle 1994. Toutefois, sans ces derniers, il perdrait complètement sa valeur sociale. Il ne prend son sens qu'en relation de complémentarité avec la culture matérielle. En résumant Marx, je dirais que les relations matérielles sont la base sur laquelle se greffe la suprastructure du discours symbolique, en l'occurrence celui de la distinction sociale.

Fig. 9 En Chrysler entre Dragalevci et Sofia. Le nouveau riche se déplace quotidiennement entre le business dans la city et la maison familiale en contexte « villageois », entre la réussite sociale mondialiste et l'ancrage Culturel. La mobilité sociale est signifiée par l'objet qui occupe tout le cadre et structure l'image. La voiture devient le « deuxième corps de l'acteur ». celui qui donne l'image.
Thumbnail of Figure 9Display large image of Figure 9
(Club M, août 1994, p. 25)

28 Revenons à la relation à l'objet de type « Je préfère qu'on me les achète. » Cette autre relation au produit évoque une ressource que les gens d'affaires n'ont pas, à savoir les fans. Les fans constituent la ressource distinctive de la chanteuse tout comme l'est le terrain en campagne pour les anciens directeurs de Varna. Il est fréquent que l'homme d'affaires se voie dans le rôle de fan de la chanteuse. Avec l'avènement du style pop-folk vers 1993, l'image de plusieurs chanteuses affiche les cadeaux reçus parmi les marques de la réussite. Ainsi, apprend-on que Maria, star de pop-folk, s'est fait offrir une Jaguar pour son 30° anniversaire :

La chanteuse l'a commandée elle-même, apprenant que l'ancien chef de Mobiltel26voulait lui offrir un cadeau de valeur. La Jaguar. de couleur bleu foncé métallique, est de la série XT avec moteur de 2,5 litres. Le nouveau véhicule de Maria est équipé de tous les accessoires possibles, y compris un ordinateur de bord et un petit téléviseur. Les premiers à apprécier les qualités de la Jaguar ont été les invités du party au nouveau complexe hôtelier Maxi à Sofia, où la chanteuse a fêté son anniversaire27.

29 On en arrive donc au rôle central que joue la voiture dans l'image de la mobilité sociale postcommuniste.

L'auto-mobilité et les multiples corps du sportif

Ils arrivent de la partie occidentale du continent en Mercedes, en BMW, en Opel, en Fiat... Vêtus comme des mannequins de magazine de mode. ils parlent sans émotions, juste avec un peu de douleur. [...] Ce sont nos joueurs et entraîneurs de football29, de volley-ball, de basket, nos compétitrices et compétiteurs en gymnastique rythmique, en lutte, en haltérophilie, en boxe... Des gens qu'on dit avoir eu de la chance, avoir réussi. C'est que leurs contrats sont moins désavantageux que ceux de leurs compatriotes ici-bas, obligés de travailler dans des conditions « africaines ». Il reste que les salaires [de nos sportifs à l'étranger] sont loin d'égalerles revenus « divins » de nos diplomates là-bas30.

30 On remarquera que l'acteur de la réussite ci-présente est évalué sur une échelle comparative entre le peuple ordinaire et les diplomates, correspondant librement à une échelle géographique où l'acteur local se trouverait, métaphoriquement, entre les conditions de travail « africaines » et celles de l'Europe occidentale. En effet, les métaphores géographiques servent souvent de repères sociaux dans le discours étudié. Ceci est dû à la spécificité de la problématique « centre-périphérie » et « ville-village » en Bulgarie, spécificité que j'ai exposée plus haut. La mobilité géographique de la problématique sociale influe sur l'image de la réussite. Comme le sport a été le premier marché à s'ouvrir pleinement, avant même le changement social, les sportifs ont été les premiers à aller massivement travailler de l'autre côté du mur de Berlin. Ils ont donc été les premiers à vivre l'économie de marché et la société de consommation. On a mentionné, dans le cas de l'immobilier, le rôle structurant de la position géographique de l'acteur — de son lieu de travail et de résidence — dans l'image de la mobilité sociale. On a aussi souligné, notamment par la figure 2, que l'objet matériel ne prend sa connotation sociale que dans l'environnement spécifique où il est mis en fonction. Ici, les voitures sont importantes en tant qu'« importées ». Non seulement sont-elles témoins de la réussite à l'étranger, mais elles deviennent une image incorporée de la mobilité — sociale parce que géographique — du sujet. C'est dans la Mercedes que ce dernier franchit les frontières pour revenir finalement au pays. La voiture devient donc son « deuxième corps », celui qui donne l'image.

31 Le lieu géographique qui marque l'objet de consommation a une double fonction ici. Dans un premier temps, il est une ressource. La différence économique du niveau de vie en Europe occidentale par rapport à celui des pays ex-communistes permet aux sportifs jouant à l'étranger de gagner en une seule saison quatre fois plus d'argent que leurs collègues au pays. Le travail à l'étranger devient ainsi une source de réussite économique. Dans un deuxième temps, le lieu géographique est un marquage. Il doit sanctionner, objectiver et signifier la réussite. C'est l'étape où l'argent gagné doit être investi en culture matérielle. Les maisons, les voitures et les vêtements sont les lieux privilégiés de cet investissement qui a pour fonction la distinction sociale. Ce marquage matériel est assorti du style discursif de l'acteur. Sans émotions, il poursuit cette même objectivation, cette normalisation de la réussite. Lorsqu'on sort d'une Mercedes, la distance (affective) est constituante de la distinction (sociale). Elle remplit la même fonction que joue le fun dans la distinction artistique des chanteuses.

32 Évidemment, les modèles des voitures sont d'une importance primordiale. Les rares fois où le mot générique « voiture » figure dans le corpus de textes analysé ici, il sert juste à introduire le(s) modèle(s), par exemple : « À 29 ans, il est revenu de Lausanne avec... 3 voitures ! Une BMW-325, une Opel Kadet-2000 I - Diesel décapotable, ainsi qu'un microbus Mazda. En d'autres mots, le rêve américain d'un footballeur bulgare s'est réalisé31. » Ces trois voitures ont des destinataires différents au sein de la même famille, comme l'explique le propriétaire lui-même : « La BMW est pour moi-même. L'Opel est pour mon épouse. Et la Mazda servira à l'entreprise que mon épouse a enregistrée. »

33 Les véhicules atteignent donc deux objectifs — le bon (dé)roulement des affaires et celui du ménage — tout en demeurant en possession d'une seule et même institution, la famille. Le footballeur explique cette gestion par le rôle crucial que son épouse y joue :

Elle ne peut plus travailler comme hôtesse de l'air, puisqu'elle doit être près des enfants. C'est pourquoi elle a l'ambition de se lancer dans les affaires. Elle va probablement ouvrir un magasin. Je l'aide de mon mieux. Pour le moment elle est aussi mon propre manager. Ainsi, au lieu de payer des amaqueurs étrangers, tout rentre dans la famille.

34 Ici, la famille est encore une fois désignée comme le heu d'ancrage. Avec la naissance des deux enfants, l'épouse doit « atterrir » à la maison pour assurer son fonctionnement durable, tant au niveau maternel qu'au niveau de la gestion économique. La famille devient ainsi à la fois l'unité sociale et l'unité de travail. La femme est désignée comme le pilier du ménage. Par contre, le conjoint, lui, est dans le paradigme « nomade », voire « instable ». Avec ses trois voitures, toujours entre Sofia et Lausanne, en compétition ou en affaires, le footballeur privilégie nettement les valeurs mobiles et l'ouverture vers l'extérieur. Toutefois, les valeurs de type « petit bourgeois » dominent ici les valeurs bohèmes, ainsi la valorisation d'une famille stable ne correspond pas aux fluctuations du cercle d'amis : « Des amis (comme [les collègues du terrain] Atanas et Nick) se perdent. Qu'à cela ne tienne, d'autres s'en viennent. Dieu merci, avec des millions [de $], on réussit toujours à se débrouiller en Bulgarie. »

35 Le corps du sportif n'emprunte pas que la voiture pour son image. Les vêtements sont une valeur sûre parmi les marques corporelles de la réussite. Voici une séquence d'interview avec un ancien champion de lutte, devenu aujourd'hui un homme riche possédant, entre autres, une importante collection de tableaux :

  • T'es un homme riche, t'as une Mercedes 300 C, tu portes des costumes qui coûtent cher, t'aimes le luxe. Es-tu snob ?
  • Non, je ne le suis pas. J'aime être bien habillé. Encore enfant, je ramassais des œufs dans mon village, je les vendais et je gagnais l'argent pour m'acheter des vêtements. Aujourd'hui, je suis plus exigeant, j'aime être élégant et porter des habits qui coûtent cher, parce que mon corps est cher. Mon corps a travaillé pendant 20 ans pour moi, et mérite d'être bien habillé !

36 Le discours de la culture matérielle ici est un discours de la mobilité. Les deux corps du lutteur — la Mercedes et le costume — sont investis de mobilité. En effet, l'histoire du vêtement est une forme elliptique de l'histoire de l'acteur lui-même. Elle commence dans le village et dans la misère. Le vêtement est l'objet de rêve. Du coup, il devient le premier investissement. Il acquiert une valeur initiatique, marquant le passage à une forme d'autonomie économique de l'enfant — la capacité de gagner de l'argent. C'est une initiation au marché dans un contexte de subsistance, sous-entendu par le ramassage des œufs. Alors, l'objet devient le signifiant (fig. 2) par lequel le sujet peut être distingué par(mi) le monde environnant. C'est le moment où l'enfant devient un individu. Le vêtement est son moyen d'expression dans sa relation avec le monde, sa « peau sociale », pour reprendre une expression chère à Terrence Turner32. En fait, ce que le narrateur nous dit par ce récit c'est : « Mon vêtement, c'est moi. » L'objet matériel devient ainsi l'expression de la mobilité sociale du sujet. La distinction est nette : « Aujourd'hui je suis plus exigeant, j'aime être élégant et porter des habits qui coûtent cher, parce que mon corps est [devenu] cher. » C'est l'accomplissement du récit, où la distinction sociale du sujet est couronnée par la distinction matérielle du vêtement. Cette production de l'identité sociale se fait légitimer par l'histoire individuelle du corps : « Mon corps a travaillé pendant 20 ans pour moi et mérite d'être bien habillé ! » Ainsi, l'objet matériel construit un récit de vie autour de la mobilité. Le riche appartement à Sofia avec la collection de tableaux (moment de renonciation) et le ramassage des œufs au village (degré zéro de la distinction) sont le cadre narratif de la mobilité sociale du sujet. La Mercedes 300 C est ici pour nous répéter qu'il s'agit aussi d'une mobilité géographique.

Conclusion

L'automobile, moyen de transport entre deux réalités

37 « K. fait des affaires sérieuses dans le domaine des ordinateurs, porte un costume cher, aime le guvetch33 et se déplace en Opel Corsa34. » Opel Corsa représente ici le véhicule qui assure le lien entre le business des ordinateurs (un des piliers de la mondialisation) et le foyer familial au guvetch chaud. Ainsi, le Nouvel Homme bulgare se déplace quotidiennement entre le global et le local, entre les hautes technologies et le plat traditionnel. L'objet de consommation est son moyen de communication avec et entre les deux mondes, d'où la polysémie de ce signifiant dans l'image sociale en pleine construction.

REMERCIEMENTS

Cette recherche s'inscrit dans le cadre du projet « Le Soi et l'Autre » dirigé par Pierre Ouellet, professeur en études littéraires à l'Université du Québec à Montréal. J'aimerais remercier le Centre d'études interuniversitaires sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT), et particulièrement M. Laurier Turgeon, pour son soutien substantiel. Mes remerciements vont aussi à la direction de « Media Holding AD », propriétaire du journal Trud et à celle du magazine Club M à Sofia qui m'ont permis d'utiliser leurs sources, sans lesquelles cette étude n'aurait pas vu le jour.

NOTES
1 Emprunté à Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984.
2 Dessislav Sabev, « L'appropriation du passé dans l'imaginaire postcommuniste » in Laurier Turgeon (dir.), Les entre-lieux de la culture, Paris et Québec, L'Harmattan et Les Presses de l'Université Laval, 1998, p. 241-256.
3 Daniel Miller, « Why Some Things Matter », in Daniel Miller (éd.), Material Culture: Why Some Things Matter, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 10-19; et Jean Bazin et Alban Bensa, « Des objets à la chose », Genèse, vol. 17,1994, p. 4-7.
4 Ivan Hadjiyski, Bit i dushevnost na Bulgarskia selyanin, Sofia, Bulgarski pisatel, 1974.
5 Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
6 Club M, janvier 1990, p. 3.
7 Club M, février 1990, p. 4.
8 Club M, mars 1991, p. 4.
9 Club M, mars 1999, p. 45.
10 Située au pied de la montagne à 40 min. du centre de Sofia, cette zone branchée entre « village » et « quartier chic » est devenue un point d'attraction pour les nouveaux riches qui y font construire leur maison. Nous reviendrons plus loin sur la problématique centre/périphérie dans la culture immobilière des nouveaux riches, en utilisant Dragalevci comme nom générique de toute zone de construction en périphérie de Sofia possédant les mêmes caractéristiques.
11 Bourdieu, op. cit.
12 Club M, juin 1994, p. 14.
13 Club M, juin 1994, p. 44-45.
14 Ian Cook et Philip Crang, « The World on a Plate: Culinary Culture, Displacement and Geographical Knowledges », Journal of Material Culture, vol. 1, n ° l , p. 131-153.
15 7dni Sport (journal), 4 novembre 2000, p. 32.
16 Trud (journal), 14 décembre 1998, p. 11.
17 Hadjiyski, op. cit., p. 361.
18 Bernard Arcand, Le jaguar et le tamanoir : vers le degré zéro de la pornographie, Montréal, Boréal, 1991.
19 Martine Segalen et Béatrice Le Wita (éd.), Chez soi : Objets et décors. Des créations familiales ?, Paris, Autrement, 1993.
20 Bourdieu, op. cit.
21 Sur le style pop-folk et ses valeurs matérielles, voir Dessislav Sabev, « Musique pop et changements sociaux en Bulgarie (1986-1996). Les transformations identitaires dans le discours amoureux », in Ethnologies, Québec, ACEF, 2000, p. 39-66.
22 Pour la symbolique de la tomate dans la culture bulgare, ibid., p. 61.
23 Club M, février 1993.
24 Voir aussi Sabev, op.cit, p. 46-47.
25 Dessislav Sabev, « Du corps collectif au corps individuel : rupture et permanences », in Tristan Landry et Clemens Zobel, Post-socialisme, post-colonialisme et postérité de l'idéologie, Paris, EHESS, 2000, p. 36.
26 Opérateur GSM pour la Bulgarie.
27 24 chasa (journal), 26 juin 2001, p. 40.
28 L'Europe.
29 Soccer, dans tout le texte.
30 Club M, novembre 1990.
31 Club M, février 1992.
32 Terrence S. Turner, « The Social Skin », in Jeremy Cherfas et Roger Lewin (éd.), Not Work Alone: A Cross-Cultural View of Activities Superfluous to Survival, Beverly Hills, Sage, 1980, p. 112-140.
33 Plat traditionnel bulgare.
34 Club M, mai 1997, p. 37.