Popular culture and academic culture are mutually supportive. The discussion of the concerns and motivations of the academic community to uncover one's heritage, to study it and raise its profile, provides an opportunity to examine, from an ethnological point of view, the meaning of objects in popular and academic culture along with the dynamics between them. In search of local, regional and national distinctive characteristics, some supporters of culture, intellectuals for the most part, met inhabitants of particular regions to discover their habits and customs. Academic circles and governments draw up inventories, and develop and promote cultural and socio-economic characteristics. In this way, they return to the people what they had yielded up, and in so doing, help them rediscover certain facets of their culture.
La culture populaire et la culture savante se nourrissent. L'évocation des préoccupations et des motivations des chercheurs à la découverte du patrimoine, à son étude et à sa mise en valeur donne l'occasion d'aborder, dans une perspective ethnologique, la signification des objets dans les cultures populaire et savante ainsi que la dynamique qu'entretiennent l'une et l'autre entre elles. En quête de particularités locales, régionales et nationales, quelques passionnés delà culture, des intellectuels pour la plupart, ont rencontré des gens du terroir pour découvrir leurs us et coutumes, leurs savoirs et leurs pratiques. Les milieux universitaires et les gouvernements réalisent des inventaires, développent et mettent en valeur des caractères culturels et socio-économiques, redonnant ainsi à la population ce qu'elle avait livré, et même plus, en lui faisant redécouvrir certains pans de sa culture.
1 La vie humaine s'incarne dans le concret et les habitudes de vie prennent diverses formes que nous matérialisons dans notre environnement, sous notre toit et sur notre corps grâce à une panoplie d'objets. Portés par les tendances2 et selon les contextes spatio-temporels et sociaux, ces objets, ainsi que la perception qu'on en a, se modifient.
2 Une communauté d'habitation, si petite ou si grande soit-elle, inclut des personnes de diverses fonctions, occupations et statuts au regard de leur éducation, de leurs apprentissages et de leurs choix de vie. C'est ainsi que se côtoient l'agriculteur et le marchand, le domestique et le bourgeois, l'artisan et l'intellectuel. Leurs rapports par l'entremise des objets créent une dialectique qui fait en sorte que les objets sont délaissés par les uns, découverts et mis en valeur par les autres. Qui plus est, certains s'en passionnent et les collectionnent, provoquant et nourrissant ainsi une circulation orientée des objets. D'autres, dans un contexte particulier et généralement institutionnel, les étudient et, pour cela, retournent sur le terrain rencontrer leurs propriétaires et des témoins privilégiés. D'autres encore s'en inspirent dans un contexte artistique ou médiatique.
3 Cet article vise à suggérer que la culture populaire nourrit la culture savante et que celle-ci valorise la première. Les objets se révèlent alors comme étant perçus différemment par ceux qui les confectionnent, par ceux qui les possèdent, par ceux qui les utilisent, par ceux qui les étudient. Les variables liées aux contextes influent sur les perceptions, sur le degré d'importance et d'intérêt qu'ils suscitent. L'expérience québécoise servira d'exemple. Je tenterai d'esquisser le parcours de la culture matérielle3 au 20e siècle en faisant ressortir quelques préoccupations manifestées selon les périodes et les contextes. L'évocation des motivations des chercheurs à la découverte de notre patrimoine, à son étude et à sa mise en valeur, nous donnera l'occasion d'aborder la signification des objets dans la culture populaire et savante ainsi que la dynamique qu'entretiennent l'une et l'autre entre elles.
4 Si la culture populaire et la culture savante (dite aussi de référence, ou des élites) ont longtemps été placées en opposition, on leur reconnaît maintenant une certaine autonomie sans pour autant nier leur contamination inévitable4. La polysémie du terme populaire inclut l'idée du non-académisme, faisant valoir une transmission de nature familiale, locale et régionale. Elle renvoie aussi à la cohésion du groupe territorial et à la collectivité d'appartenance par la fonction, l'engagement social. C'est ainsi qu'on parle de cultures populaires régionales, ouvrières, associatives, etc. Aucune définition du mot culture ne fait l'unanimité, les idéologies et les perceptions étant trop variables pour cela. Je privilégie comme éléments constitutifs du concept le fait qu'une culture est construite par couches superposées dans le temps et dans l'espace5, que ses éléments constitutifs s'emboîtent dans un assemblage dont l'articulation permet l'adaptation et le mouvement Les concepts de culture et d'identité sont indissociables dans la perspective ethnologique que je privilégie. Pour les fins de cet article, je retiens spécialement la synthèse de Denys Cuche 6 qui rappelle le rôle premier des analystes littéraires en France, auquel on peut ajouter celui des littéraires au Québec. Par la suite, les folkloristes ont élargi la perspective en s'intéressant aux traditions paysannes et du terroir. Ont emboîté le pas les anthropologues et les sociologues. Cuche relève l'ambiguïté sémantique émanant de la polysémie des deux termes qui composent l'expression et tous ne s'entendent pas sur une même définition de culture et de populaire. N'adoptant ni la thèse minimaliste qui considère les cultures populaires comme étant des dérivés de la culture de référence, ni la thèse maximaliste qui place les cultures populaires au-dessus de la culture des élites parce qu'authentiques, je rejoins l'idée que « la réalité est autrement plus complexe. Les cultures populaires apparaissent à l'analyse ni entièrement indépendantes ni entièrement autonomes, ni de pure imitation ni de pure création. En cela, elles ne font que vérifier que toute culture particulière est un assemblage d'éléments originaux et d'éléments importés, d'inventions propres et d'emprunts. Comme n'importe quelle culture, elles ne sont donc pas homogènes, mais pas pour autant incohérentes »7.
5 Cependant, il faut reconnaître que les cultures populaires rejoignent davantage la masse, répartie par collectivités caractérisées selon des paramètres sociaux et géographiques notamment, et que, dans un certain sens, elles se détachent de la culture de référence en exprimant de la résistance face à celle-ci. L'altérité est donc une marque de distinction entre ces deux cultures, en ce sens qu'elles comportent chacune leurs manières de faire qui constituent un ensemble reconnaissable et relativement autonome. À cela s'ajoute l'idée de Michel De Certeau que la culture populaire est celle des gens « ordinaires » et qu'elle se fabrique au quotidien dans les activités à la fois banales et chaque jour renouvelées8.
6 Pour boucler cette explication, empruntons à Fernand Dumont l'idée que la « singularité foncière [de la culture savante] lui vient d'un dépassement (effectif ou illusoire...) qu'elle s'attribue par rapport à la culture commune »9.
7 Dans son article « L'étude de la culture matérielle »10, Jean-Claude Dupont relate la première mention de l'intérêt d'étudier la culture matérielle au Québec. En 1852, Isidore Lebrun publie dans le journal La Minerve qu'il faudrait « qu'on inventorie les arts visuels comme tous nos pères savaient les exercer, les sortes d'instruments et d'outils, les formes de métier, les ameublements, les espèces de produits manufacturés, etc. (l'imagerie comprise), tout ce qui servirait à nous remémorer quelle était la vie domestique et industrielle durant les siècles derniers et déjà anciens »11.
8 Prendre conscience de l'intérêt de ce qui nous entoure et ne pas oublier les savoir-faire de nos ancêtres, voilà une attitude qui rejoint celle prévalant déjà en Europe, alors que l'époque romantique propose un sol fertile à la recherche d'identité et à la mise en valeur des arts et traditions populaires. La fin du 19ͤe siècle verra dans plusieurs pays un certain aboutissement du cheminement de cette recherche et une reconnaissance officielle auprès de quelques disciplines universitaires en place12. Au Québec, même si le 19ͤ siècle est aussi témoin d'un réveil graduel de l'élite, un intérêt soutenu pour les traditions ne se développera que graduellement au siècle suivant. La recherche de soi-même s'avérera sans fin, au fil de redécouvertes périodiques du patrimoine québécois.
9 En général, les objets de la vie quotidienne représentent peu d'intérêt pour la population qui les possède, jusqu'à ce que « quelqu'un », souvent un « étranger » du lieu, attire l'attention sur ses « trésors ». En quête de particularités locales, régionales et nationales, quelques passionnés de la culture, des intellectuels pour la plupart, parcourent diverses régions du Québec. Ils s'émerveillent en rencontrant des hommes et des femmes du terroir, en découvrant leurs us et coutumes, leurs savoirs et leurs pratiques. Ils prennent contact avec ces milieux qui leur sont apparus d'une richesse à préserver. Par là, ces passionnés rejoignent le désir de sauvegarde manifesté au siècle précédent.
10 La voie des travaux savants, sous l'angle d'approche qui nous intéresse, est ouverte par l'anthropologue et ethnographe Charles-Marius Barbeau, qui se captive pour « toutes les manifestations de l'activité humaine »13. Barbeau est en effet le premier à considérer d'un œil scientifique toute une panoplie de faits de culture. Dans son sillon s'inscrivent d'autres chercheurs qui, à leur tour, guideront le travail d'investigation14. Peu à peu, on s'arrête aux objets jusqu'à ce que la culture matérielle devienne un champ d'étude accueillant des chercheurs de diverses disciplines, notamment les historiens d'art et d'architecture, qui en font vite leur domaine d'intérêt, et plusieurs autres chercheurs en sciences humaines et sociales15. Dans cet article, mon propos s'attarde cependant à la vision des folkloristes, ethnographes et ethnologues.
11 Certains érudits et des illustrateurs font connaître des pratiques et interprètent des coutumes, fixant quelques pans de la vie traditionnelle, particulièrement celle du milieu rural. Ces images, véhiculées dans les romans, les journaux et les almanachs, vont marquer l'imaginaire collectif. Dès le 19ͤ siècle et au cours du premier tiers du 20ͤ, plusieurs écrivains contribuent à valoriser la culture populaire, plus particulièrement celle de la campagne. On entretient le culte de la tradition, particulièrement au regard de l'héritage français, et en cela, les écrivains « agriculturistes participent à une entreprise idéologique de portée nationale »16. Le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec17 propose un regard éclairant sur la place des romans du terroir et des romans régionalistes non seulement dans la littérature québécoise, mais aussi quant à l'idéalisation du passé et à la retenue face à la modernité. Après Jean Hivard, le défricheur (1862) et Maria Chapdelaine (1916), Un homme et son péché (1933) et Menaud, maître draveur (1937), la trilogie de Germaine Guèvrement (1946-1948) clôt une époque. Les Roger Lemelin (Au pied de la pente douce, 1944) et Gabrielle Roy [Bonheur d'occasion, 1945) invitent leurs lecteurs à la ville, en leur présentant une culture populaire devenue majoritairement urbaine. Toutes ces œuvres présentent un univers qui reflète la réalité matérielle des personnages. Plusieurs d'entre elles s'incarneront d'ailleurs à la télévision dans un décor et avec un propos qui subjuguera des familles entières rivées à leur petit écran.
12 Les arts visuels contribuent aussi à fixer des représentations qui vont s'incruster dans l'imaginaire collectif. Ainsi, le dessinateur Henri Julien et les frères Massicotte, l'archiviste Edouard-Zotique et l'illustrateur Edmond-Joseph, présentent à la population, chacun à sa façon, des traits de l'habitant énergique, jovial et respectueux des ancêtres. Les douze tableaux sur les fêtes d'Edmond-Joseph, en particulier, fixent des scènes de vie où le type de costume et d'habitat sera encore véhiculé des décennies plus tard pour illustrer un mode de vie traditionnel du début du 20ͤ siècle.
13 La base du travail des ethnographes et des ethnologues est le terrain, qui permet d'établir le contact entre les intellectuels et les gens du peuple. Au fil des enquêtes, le champ de la culture matérielle se construit. Des légendes, contes et chansons, on passe à la sculpture, aux métiers traditionnels et à l'art populaire, notamment des textiles. Lorsque s'amorce, au début du 20e siècle, une ère de modernisation qui prendra un rythme de plus en plus accéléré, la conscience des traditions s'éveille et, avec elle, le désir de les connaître et de les préserver. C'est dans ce contexte que la carrière du jeune Marius Barbeau commence. Les enquêtes qu'il entame en 1915 ouvriront ainsi une double voie : l'une de recherches anthropologiques et ethnographiques et l'autre de valorisation populaire, par la tenue de festivals, par exemple, qui feront naître des collaborations entre les gens des lieux visités et un petit groupe de scientifiques dont il sera le chef de file.
14 Marius Barbeau découvre et fait découvrir les arts, pris au sens large, comme le feront aussi plus tard Jean-Marie Gauvreau et Gérard Morisset. Les enquêtes de terrain permettent de pénétrer dans une culture du terroir. Pour lui, les traditions se divisent en trois rameaux : « la tradition intellectuelle, religieuse et littéraire, entretenue dans les séminaires, les couvents et les écoles; la tradition des arts et métiers, qui se perpétuait dans les ateliers, de maîtres à apprentis, ou simplement de père en fils; et la tradition orale, dans la masse rurale et même urbaine de la population »18. Barbeau s'attarde à rappeler les survivances françaises en Amérique et particulièrement à démontrer que Québec en a été jusque-là une forteresse. Il déplore ensuite plusieurs disparitions et le danger de l'influence américaine.
15 Une fois sensibilisée à sa propre culture, l'élite conservatrice se sent investie d'une mission. Les années 1930, décennie pendant laquelle sévit une importante crise économique, donnent l'occasion de décrier la ville, lieu de tous les maux et, pour plusieurs, incubateur de pauvreté. La campagne est alors présentée comme un paradis perdu où le travail de chacun vaut son pesant d'or. Les racines terriennes conféreraient force, courage et habileté ; le gouvernement en fera son message.
16 C'est à cette époque que l'on tend à redonner un nouveau souffle à l'artisanat. On organise des cours et des expositions pour montrer des techniques oubliées et pour présenter des « chefs d'oeuvre » nés de mains habiles. Apparaissent aussi des publications visant à faire l'éloge et la promotion de la créativité dans un contexte de référence à la tradition. Jean-Marie Gauvreau devient l'un des meneurs de ce mouvement de « revival » où la population est appelée à participer.
17 Jean-Marie Gauvreau jouera un rôle majeur. Sa formation à l'Ecole Boulle de Paris l'a ouvert à la modernité. Profondément attaché à l'artisanat traditionnel et convaincu de l'importance de faire valoir les richesses locales, il instaure à Montréal, en 1935, une École du meuble qui marquera la culture à différents points de vue. Refusant la philosophie de l'école allemande Bauhaus, qui privilégiait la machine et l'esthétique industrielle, Gauvreau et l'École du meuble tentent de favoriser l'entrée de leur société dans la modernité en s'appuyant sur ce que la tradition a de meilleur, soit une connaissance des matériaux locaux, une habileté d'exécution assurée par la transmission exemplaire et une sensibilité au milieu de vie. C'est ce que Gauvreau démontre notamment dans son ouvrage Les intérieurs de demain (1929) où il affirme certaines idées qui influenceront les façons de voir et d'habiter un lieu19.
18 Il prône entre autres l'importance d'entretenir des relations étroites avec les Français, dont la tradition serait davantage en accord avec l'état d'esprit de ses concitoyens que celle des Américains, qui apparaissent plutôt comme des usurpateurs de biens, notamment de vieux meubles qu'ils achètent à des prix dérisoires.
19 La découverte par les Québécois de leur culture, notamment de leur culture matérielle, doit à la passion de quelques intellectuels d'avoir fait pression sur les gouvernements pour qu'ils posent des actions concrètes de reconnaissance. « Dès la fin du 19e siècle, la plupart des sociétés occidentales commencent à réagir au changement et élaborent petit à petit des mesures de conservation de l'environnement matériel. »21 Lorsque l'on crée la Commission canadienne des lieux et monuments historiques (1919) puis, au Québec, la Commission des monuments historiques (en 1922), on consacre alors certains lieux et bâtiments. La même année voient le jour la loi sur les musées de la province de Québec et celle créant l'École des beaux-arts à Montréal. S'ensuivent la mise sur pied de l'Association des musées canadiens et l'Association professionnelle des artisans. Le processus d'évolution rendant compte de l'étendue du domaine de la culture matérielle à reconnaître se poursuit sur une longue période. Progressivement, les gouvernements considéreront différents types de patrimoines, au fur et à mesure du développement du concept, en commençant par le secteur de l'immobilier. En plus du patrimoine bâti, ce concept inclura peu à peu des pratiques techniques, artisanales et domestiques, de sorte que la population sera de plus en plus consciente de sa contribution au bien collectif. « Au tournant du [20e] siècle, des événements contribuent à sensibiliser la population à l'importance de la culture matérielle »22 : en 1895, ouverture au public du Château Ramezay à Montréal où, pour la première fois, sont exposés des objets de la société traditionnelle au même titre que des œuvres d'art ou des artefacts archéologiques, en 1908, fêtes du tricentenaire de Québec, en 1922, ouverture du Musée McCord à Montréal, en 1923, organisation d'un centre d'interprétation de la vie traditionnelle au moulin de Vincennes à Beaumont et, à la même époque, début de la collaboration de William H. Coverdale, président de la Canada Steamships Lines, et de Marius Barbeau, du Musée de l'Homme à Ottawa, pour constituer l'une des plus importantes collections de meubles anciens, acquise en 1967 par le gouvernement du Québec.
20 Tous les paliers d'intervention se structurent : le gouvernement, les organismes, les individus. La reconnaissance se construit, au fil des lois et de la constitution de masses critiques qui donnent une force d'action et assurent la visibilité nécessaire au développement.
21 II faut cependant attendre les années 1960, puis 1970, pour assister à un redéploiement : mise sur pied du ministère des Affaires culturelles, Loi de la Place Royale, création de divers services gouvernementaux fédéraux et provinciaux, comme une Direction générale du patrimoine ou un Service de l'artisanat et des métiers d'art. Ces décennies voient aussi le développement de Parcs Canada et du réseau des musées. En 1992 naît une première politique culturelle.
22 De 1922 à 1930, la Commission des monuments historiques du Québec réalise un nombre impressionnant de travaux sous l'impulsion de l'archiviste Pierre-Georges Roy. Ces travaux correspondent aux premiers inventaires québécois des richesses « historiques et artistiques »24. En 1937 est lancé « l'inventaire des ressources naturelles » qui se subdivise en deux volets : l'inventaire des œuvres d'art, par Gérard Morisset 25, et l'inventaire de l'artisanat,par Jean-Marie Gauvreau 26. Plusieurs années seront consacrées à ce travail majeur. Jusqu'en 1969, Gérard Morisset s'applique à « mettre sur fiches un patrimoine historique révolu »27. Jean-Marie Gauvreau, pour sa part, écrit qu'il à « entendait plutôt documenter un patrimoine pour le faire renaître et lui donner un avenir ».28 II travaille à cette fin jusqu'en 1944 en menant des enquêtes de type ethnographique auprès de la population des différentes régions du Québec.
23 Même si la découverte de la culture québécoise ne semble jamais finie, une autre étape se dessine avec la « révolution tranquille »30. La Seconde Guerre mondiale a permis une ouverture sur le monde et la période de prospérité qui s'ensuit offre l'accessibilité aux biens de consommation et aux modes internationales. Durant les années 1950 se côtoient des pratiques traditionnelles plus timides et des façons de faire nouvelles.
24 Ce chevauchement se poursuit durant une vingtaine d'années en exerçant un mouvement d'aller-retour entre le traditionnel et le moderne. Les années 1945 à 1965 voient les objets industriels dépasser les objets traditionnels et artisanaux. La ménagère de cette époque préférera le mobilier du commerce, entre autres proposé dans les catalogues commerciaux, et une lingerie domestique différente de celle de sa mère. Les enquêtes qui se poursuivent sur le terrain sont menées en milieu rural, la ville ne représentant alors pas d'intérêt pour les scientifiques. L'exposition universelle, qui se tient à Montréal en 1967, fait découvrir aux Québécois que leurs traditions et leur artisanat peuvent côtoyer les savoir-faire des autres pays sans empêcher l'accès à la vie moderne.
25 Comme dans les années 1930, les années 1970 voient renaître cette préoccupation de reconnaissance des patrimoines, soutenue par une volonté politique. La différence est que cette décennie, beaucoup plus prospère que la précédente, fait montre d'une effervescence où le goût de se connaître est soutenu non seulement par une volonté politique, à saveur nationaliste encore plus marquée qu'elle ne l'avait été précédemment, mais aussi par une motivation populaire de collectivités, jeunes en majorité, qui souhaitent s'assumer.
26 Divers inventaires sont lancés parallèlement à l'échelle canadienne et québécoise. Sous l'égide du gouvernement fédéral se poursuivent de grands inventaires, plusieurs toujours actifs, des lieux historiques nationaux, des gares patrimoniales, des personnes et des événements. S'ajoutent de nombreux inventaires circonscrits qui ont mené à maintes études en culture matérielle sous la responsabilité, notamment, de spécialistes œuvrant au Musée national de l'Homme à Ottawa31.
27 En 1975 commence une tournée du Québec ayant pour objectif d'inventorier les croix de chemins, sous la direction de Jean Simard32. S'ensuivent l'inventaire des métiers artisanaux33, l'inventaire systématique des artisans traditionnels de l'est du Québec34, etc. Ces nombreux inventaires s'inscrivent dans une opération d'ensemble, Le Macro-inventaire du patrimoine québécois35, qui comporte plusieurs volets : paysage architectural, inventaire des œuvres d'art, histoire et archéologie, etc. Le volet ethnologique est spécialement dirigé par Bernard Genest. L'ouvrage Guide d'inventaire des objets mobiliers complète bien la présentation des concepts et de la démarche ; en effet, toute cette pratique donne Heu à une réflexion qui a favorisé le développement de méthodes et d'analyses devenues des références dans le cadre de la pratique ethnologique36.
28 La découverte par les Québécois de leurs arts et la prise de contact avec le terrain et les régions ouvrent un dialogue entre la culture populaire et la culture savante. La rencontre d'informateurs, qui racontent et chantent pour les enquêteurs intéressés, permet d'étendre l'investigation aux objets, inscrits dans des pratiques ludiques ou quotidiennes. Les textiles et le costume seront parmi les premiers artefacts à retenir l'attention38.
29 La sensibilisation à la culture canadienne-française et l'enseignement des traditions ne passent pas d'abord par les établissements d'études supérieures. Des écoles spécialisées et des groupes institués comme les Cercles de fermières, par exemple, s'en donnent la mission. Progressivement, le gouvernement, que ce soit par les ministères de l'Agriculture, des Terres et Forêts, du Tourisme, de l'Instruction publique ou de la Culture, apportera son renfort en créant, entre autres, des instances particulières de reconnaissance et de valorisation des « biens culturels »39.
30 Au début du siècle naissent aussi des associations et organismes supportés par le gouvernement, comme les Cercles de fermières, que les agronomes Georges Bouchard et Alphonse Désilets mettent sur pied dans le but « de promouvoir des petites industries rurales par les fermières »40. On organise des salons pour présenter les réalisations de ces dames et quelques « chefs-d'œuvre » qui mériteront des prix. En dehors des couvents de filles sont fondées des écoles spécialisées, comme l'École des arts domestiques dont le premier directeur est Oscar Bériau, qui se fera notamment connaître par ses publications sur la teinture et le tissage41.
31 Les années 1930 s'avèrent une période cruciale pour la redécouverte, la diffusion et la valorisation des techniques artisanales. Notons l'ouverture de l'Ecole du meuble par Jean-Marie Gauvreau, le lancement de la revue Paysana (1938-1950) par la journaliste et communicatrice Françoise Gaudet-Smet, la création des premiers ateliersécoles du gouvernement en région, comme celui de sculpture à Saint-Jean-Port-Joli, la présence de l'artisanat québécois hors frontières, sous la responsabilité du ministère du Tourisme, les festivals sur les arts et les traditions populaires organisés au Château Frontenac à Québec.
32 L'époque de l'Entre-deux-guerres se caractérise par le contraste grandissant entre la tradition et le modernisme qui entre de plus en plus au Québec comme ailleurs. Le poids des traditions est encore lourd, jusqu'à ce que la population rurale gagne massivement la ville. L'éducation en matière de traditions se limite alors à ce qui se fait au sein du giron familial, ébranlé par l'exode rural des jeunes, et par certaines organisations en milieu scolaire féminin (couvents, écoles ménagères) ou dans un cadre gouvernemental (cours du ministère de l'Agriculture, Cercles de fermières). Le 2e Congrès de la langue française au Canada, qui se tient à Québec en 1937 et dont Luc Lacourcière rédige et édite le compte rendu, est un événement marquant pour la conscientisation à l'importance de la culture.
33 Par la suite, les années 1940 et 1950 consacrent l'intérêt envers la culture populaire en la faisant entrer officiellement à l'université. Les cours alors offerts à l'Université Laval mènent à la création des Archives de folklore, qui deviendront un pôle central de formation et de diffusion des traditions francophones en Amérique du Nord.
34 L'activité créatrice, encouragée, donne des fruits42. Des coopératives d'artisans s'organisent, une Centrale d'artisanat voit le jour, de même qu'un Institut des arts appliqués. Ce développement se poursuit jusqu'aux années 1970, alors que les gouvernements provincial et fédéral investissent dans la recherche et dans la mise en valeur, comme nous le verrons plus loin.
35 Par la suite, on assiste à une stabilisation des activités de promotion proprement dites en cette matière. En continuant son chemin, la culture matérielle passe par d'autres intérêts, ceux de la géographie culturelle et ceux de l'archéologie. Si on prend les salons d'artisans comme repères indicatifs, l'artisanat se rapproche de nouveau des arts spécialisés en s'éloignant quelque peu des arts domestiques. Cependant, il est important de nuancer en soulignant l'intérêt croissant pour un certain retour au plaisir de la création individuelle en milieu privé, que ce soit par la fabrication de vêtements, de mobilier ou de conserves fines, par exemple. Cela semble s'inscrire dans la recherche d'équilibre entre l'internationalisation et la régionalisation43.
36 En effet, le contexte qui prévaut depuis quelques années, à savoir le courant d'internationalisation favorisant la suppression des frontières et la constitution de divers regroupements en même temps que l'affirmation de nationalismes, amène les individus tant à adopter des comportements partagés entre plusieurs cultures et à en emprunter qu'à actualiser certaines pratiques traditionnelles. Les pratiques alimentaires nous en fournissent de bons exemples, alors qu'une éducation populaire se fait par les médias et les publications de toutes sortes, d'une part pour montrer ou « réapprendre » à manger des produits connus pour leurs effets bénéfiques sur la santé et d'autre part pour découvrir des goûts nouveaux qui seront mêlés à ceux acquis dès l'enfance. On retrouve alors sur les tables plus de produits régionaux, tirés des terroirs locaux, de même que des produits méditerranéens, par exemple ; cela suggère de faire la cuisine différemment des manières acquises et de manger autrement.
37 Jules-David Prown démontre que l'étude de la culture matérielle, comme façon d'examiner la culture, se situe entre l'histoire et l'anthropologie culturelles. Pour illustrer ce propos, je me référerai surtout aux enseignements prodigués à l'Université Laval depuis 1937, renforcés par la création des Archives de folklore et des programmes de formation en études canadiennes, ethnographie traditionnelle, arts et traditions populaires et ethnologie (du Québec et des francophones en Amérique du Nord)44.
38 Dans le milieu universitaire, les arts, entre autres populaires, ont retenu très tôt l'attention45 et les pratiques techniques ont suivi46. Les textiles artisan aux repérés lors d'enquêtes sur le terrain par Barbeau en sont un bon exemple. L'une des premières vues générales de la culture matérielle figure dans la thèse de doctorat de Nora Dawson (1955)47. Cette recherche est considérée comme l'un des premiers travaux universitaires à traiter d'un ensemble de faits de culture au regard de la culture matérielle48. Cette thèse servira de modèle pendant plusieurs années.
39 En 1958, Robert-Lionel Séguin introduit l'étude des techniques agricoles, se préoccupant des outils et des produits. Sa thèse sur l'habitant49 marque une étape importante dans la recherche. S'inscrivant dans une perspective historique, les travaux de Séguin ouvrent un champ d'investigation, mais sont perçus comme se situant entre l'histoire et l'ethnographie. La recherche s'oriente vers une ethnologie historique où les documents d'archives prennent une place appréciable. Mais Séguin travaillera de plus en plus près des personnes et des objets, que sa collaboration avec l'Institut des arts appliqués, lors de l'inventaire et la présentation de la collection Gauvreau en 1963-1964, lui fera aimer puis collectionner. L'ère des recherches qui puisent aux sources historiques, particulièrement aux inventaires de biens après décès, prend son essor. Robert-Lionel Séguin, un historien de formation, surnommé par le poète Gaston Miron « historien de l'identité et de l'appartenance »50, réalise plusieurs études qui attestent cette présence et cette influence française. Considéré par Jean-Claude Dupont comme le premier chercheur ayant su faire parler les documents figurés, Séguin est homme de terrain et porte une affection profonde et sincère aux gens du peuple qu'il juge détenteurs d'un savoir ancestral précieux51. On pourra estimer que les recherches de Robert-Lionel Séguin sont prétextes à dépeindre le visage français des Canadiens.
40 Quelques années plus tard, avec l'arrivée de Jean-Claude Dupont à l'Université Laval en 1968, se développe le secteur d'art et technologie déjà ouvert en 1964 avec le costume et le folklore matériel traité par Madeleine Doyon. Séguin et Dupont entretiendront une collaboration professionnelle complémentaire.
41 C'est en effet avec Jean-Claude Dupont que le domaine particulier de la technologie culturelle prend de l'importance. Respectueux des travaux de Séguin, il s'appuie surtout sur ceux du Français Leroi-Gourhan et sur ceux de l'Américain Henry Glassie avec qui il se sent des affinités, d'ailleurs partagées. La direction du CELAT, qu'il assume entre 1977 et 1983, est une période marquante pour le développement des études en culture matérielle, alors que des recherches se poursuivent sur à peu près tous les thèmes relatifs aux matières premières52, aux productions domestiques53, à l'environnement domestique régional54. Une centaine de thèses se font sous la direction de Dupont55. Il est aussi important de souligner que, par ses tableaux et les séries de petits ouvrages thématiques qu'il publie, Jean-Claude Dupont assure une diffusion très large de coutumes, de légendes et de traditions illustrées de culture matérielle.
42 À l'orée d'une époque effervescente des années 1970, Jean Simard se joint à l'équipe de l'Université Laval et collabore étroitement avec Jean-Claude Dupont. Tous deux sont parties prenantes des grands inventaires. Tous deux considèrent essentiel le rapport entre les aspects proprement matériels et spirituels des objets. Tous deux dirigent plusieurs thèses dans cet esprit. Tous deux entretiennent des liens étroits avec le marché du travail et sont reconnus comme experts et personnes-ressources dans le milieu du patrimoine.
43 Les grands inventaires auxquels ils contribuent largement les amènent à structurer la matière selon des classifications raisonnées et à publier plusieurs ouvrages marquants. Pour l'un, ce sont les métiers artisanaux qui retiennent surtout l'attention ; pour l'autre, ce sont les signes matériels de pratiques dévotes. Les deux s'intéressent à diverses formes de l'art populaire.
44 D'autres chercheurs, en particulier Marcel Moussette, chef de file de l'archéologie historique56, Laurier Turgeon, ethno-historien qui a travaillé sur les transferts culturels57, Michel Lessard, ethnologue dont l'œuvre est teintée d'histoire et d'histoire de l'art58, et John Porter, historien d'art qui a su réhabiliter le mobilier victorien et développer une analyse de cette époque galvaudée59, méritent que leur contribution à la connaissance de la culture matérielle soit soulignée.
45 Si les champs de la culture orale ont surtout été étudiés au moyen de la méthode historico-géographique, deux autres méthodes sont à retenir comme étant caractéristiques de la démarche lavaloise en matière de culture matérielle. D'abord, le développement d'une méthode descriptive détaillée et de l'analyse formelle qui y est rattachée, laquelle rejoint celle qui est présentée par Prown60. Ensuite, le traitement par croisement méthodologique, qui emprunte à l'histoire, à l'histoire de l'art ou à la géographie culturelle, rejoignant ainsi l'interprétation culturelle qui permet tant l'analyse des symboles61 que l'analyse de contextes particuliers62.
46 L'étonnement des premières découvertes de Marius Barbeau porte sur les arts en général puis sur ce qu'il considère comme des chefs-d'œuvre de l'artisanat. La sculpture statuaire notamment et les arts de l'aiguille développés par les religieuses au Régime français amènent Barbeau à écrire sur les Saintes artisanes63. Mais ce monde des arts mène à celui de l'artisanat. Les couvertures tissées et particulièrement la couverture « boutonnue », aussi appelée « bouclée par la trame » ou « boutonnée », incarnent bien ce passage d'œuvres savantes, d'écoles et d'artistes aux ouvrages dont la technique est transmise dans un contexte d'abord familial, de génération en génération. « Au cours de ses pérégrinations à travers le Québec, vers 1917, à la recherche de chansons de folklore et d'artisanat domestique, monsieur Marius Barbeau a trouvé dans plusieurs foyers, particulièrement dans le comté de Charlevoix, des couvre-lits tissés au point "boutonné". »64
47 La valorisation de la production domestique et artisanale s'inscrit tout à fait dans le contexte de valorisation globale de la culture de tradition française et dans l'esprit d'une sauvegarde, voire d'une renaissance des valeurs traditionnelles, particulièrement en milieu rural. « Les arts textiles n'ont pas été négligés durant ce qu'il est convenu d'appeler la renaissance des arts rustiques, qui a commencé au Québec, dans les années 1930, pour prendre de l'ampleur dans celles qui ont suivi.»65
48 La période de la Crise a favorisé ce phénomène en ce sens que les problèmes ressentis par les agriculteurs ont poussé les gouvernements à trouver des moyens de diversifier l'économie tout en tentant de maintenir à la fois une tradition menacée par les produits industriels proposés en série et par un exode des jeunes vers les villes dans l'espoir de trouver un travail qui les ferait mieux vivre que les seuls produits de la terre paternelle.
49 La création des Cercles de fermières (1915) ainsi que la publication de périodiques bien diffusés dans de nombreux foyers, comme le Bulletin des agriculteurs (1905) et, plus tard, Paysana (1937) de Françoise Gaudet-Smet, ont incité les femmes à retourner à leur métier à tisser et à leur aiguille pour « retrouver » les techniques perdues et pour faire œuvre de création. On a donc voulu animer l'ingéniosité populaire, faire créer et recréer.
50 C'est ainsi qu'on voit apparaître une production typée, conforme aux enseignements prodigués par le ministère de l'Agriculture du Québec tout spécialement, qui invitait des techniciennes d'autres pays pour montrer aux femmes d'ici diverses techniques des sciences domestiques.
51 La fabrication de tapis et de courtepointes, entre autres, est le reflet de cet enseignement qui vise non seulement à sauvegarder certaines connaissances passées, mais aussi à favoriser l'ingéniosité par la récupération et à promouvoir la créativité. On tente ainsi de refaire le lien entre activités domestiques, art et artisanat. L'intérêt envers l'objet pour lui-même laisse se révéler ce qu'il représente par sa matière, sa technique, son décor. L'objet renferme une histoire et devient le témoin d'une époque et d'un genre de vie.
52 Après l'émerveillement des découvertes et la satisfaction de s'être rendu compte qu'ils possédaient aussi un patrimoine digne de ce nom, les Québécois sont poussés surtout par des motivations de sauvegarde à prendre les objets à témoin de leurs traditions et à s'acharner à retrouver des caractéristiques d'origine française.
53 Jean-Marie Gauvreau contribue à valoriser et à recréer le patrimoine matériel du Québec.
54 Les enquêtes qu'il mène sur l'artisanat dans les diverses régions du Québec le font entrer en contact avec les gens du milieu. Au début de sa démarche, lorsqu'il se présente comme fonctionnaire du gouvernement provincial, il est mal reçu car on craint de fâcheuses conséquences, comme des réclamations indues de taxes. Conscient du problème, Gauvreau modifie alors sa démarche et tait la référence au gouvernement, ce qui lui permet d'établir des contacts plus spontanés. Ses enquêtes laissent « le premier corpus ethnographique qui associe objets et savoir-faire recueillis in vivo dans leur contexte fonctionnel »67.
55 Quelques passionnés participent ainsi, par leurs relevés et leurs enquêtes, à la découverte et à la reconstitution du patrimoine matériel du Québec. C'est la recherche du fait français, allant même jusqu'à nier toute influence autre que française. Au cours des années 1940 et 1950, maints thèmes ont servi l'optique de la reconstruction d'un patrimoine aux origines françaises. Dans cet esprit, évacuant rapidement la présence anglaise, Madeleine Doyon écrit en 1946 :
Madeleine Doyon instaure un cours sur l'histoire du costume. Ses enquêtes sur le terrain l'amènent vite à présenter un costume de type régional, à l'instar des pratiques européennes traditionnelles qu'elle connaît très bien puisqu'elle entretient des liens avec le milieu scientifique européen en cette matière, notamment par la participation à divers congrès. Son influence sera grande comme personne-ressource, d'une part à l'occasion de l'organisation de festivals et de fêtes commémoratives, comme les centenaires, et d'autre part auprès de troupes de danses folkloriques.
56 L'interprétation des objets dépend du rapport qu'on entretient avec eux. Pour les uns, ils sont souvenirs personnels, objets de valeur estimables ou représentations historiques et sociales qui font figure de symboles identitaires. Pour les autres, ils sont images à effacer ou réalités à oublier.
57 La ceinture fléchée est un bon exemple d'objet qui inspire des sentiments contradictoires. Lorsque Marius Barbeau publie Ceinture fléchée en 194569, il poursuit plusieurs buts, dont celui de faire renaître cette technique particulière. À la suite d'Edouard-Zotique Massicotte qui a écrit en 190770, puis en 192471, sur la ceinture fléchée en faisant entre autres appel à ses souvenirs, Barbeau reprend ce sujet pour s'attarder sur sa technique à peu près perdue, sur son histoire complexe et sur l'intérêt de faire revivre cet artisanat particulier, producteur d'un chef-d'œuvre négligé. Dans sa thèse de doctorat, Monique Genest-LeBlanc s'applique à démontrer, notamment, que la ceinture fléchée est un symbole ambivalent, positif pour les uns et négatif pour les autres. Elle précise : « Si le symbole est un signe qui représente quelque chose, il peut être arbitrairement choisi, mais il suggère une idée, une appartenance. C'est même à partir d'objets d'usage courant que les symboles peuvent prendre forme; lorsqu'ils sont convoités et possédés par d'autres, ils prennent une signification différente. »72 Alors que la ceinture fléchée semble tomber dans l'oubli, une octogénaire décide en 1967 d'en confectionner une - elle est une des rares personnes à posséder .encore les secrets de la technique - pour l'offrir en cadeau au Québec. Elle déclenche alors un mouvement qui mène à la création de cours et à des rassemblements. Une association est créée sous cette impulsion par Lucien Desmarais, en 1972. Des publications voient le jour et on assiste à une production nouvelle et actualisée. « Tout cela [est] un second souffle à l'instauration de cours à l'école des arts et métiers par Jean-Marie Gauvreau en 1939 et au ministère de l'agriculture à Québec par Germaine Galerneau, engagée comme enseignante »73. Pourtant, cette tentative ne réussit pas à réhabiliter la ceinture fléchée comme chef-d'œuvre de confection artisanale. Elle demeure plutôt un symbole passéiste qui ne peut plus répondre aux exigences de la vie moderne en raison notamment de sa difficulté d'exécution et de son prix élevé74.
58 L'appropriation des traditions est donc variable dans la population. Certains sont plus sensibles à la poussée de la modernisation et à la pression des modes. Grosso modo, les années 1920,1940, 1960, 1990 auront été moins favorables au discours de valorisation des traditions, si ce n'est, pour la dernière période, des traditions régionales du monde. L'adoption de celles-ci, dans les façons d'habiter un lieu, de se vêtir ou de manger, témoignent de l'ouverture qu'on veut se donner, à la différence du repli sur soi que semble signifier le fait de privilégier ses propres traditions.
59 Le désir de repérer des traits marquants pousse donc les collectivités à retenir et à consacrer, ou à l'inverse à rejeter, certains objets comme des symboles.
60 En 1942, Luc Lacourcière souhaite
Trente ans plus tard, après plusieurs publications, des cours, des expositions, des salons, etc. s'ouvre une ère de mise en valeur des patrimoines. Parcs Canada et le ministère des Affaires culturelles du Québec jouent un rôle majeur dans ce développement et pour l'avancement des connaissances, entre autres avec la mise en valeur de sites comme le Fort Chambly, le Parc Cartier-Brébeuf, les Forges du Saint-Maurice, la Place Royale à Québec, le Vieux-Québec, le Vieux-Montréal, etc. Plusieurs spécialistes faisant carrière à l'un ou l'autre des paliers de gouvernement contribuent à exploiter des fonds documentaires jusque là ignorés et à mettre au point diverses méthodes, et publient nombre d'ouvrages. En partenariat avec l'Université, ces chercheurs-praticiens, souvent regroupés en équipes multidisciplinaires, permettent d'enrichir la formation des étudiants, à tous les cycles d'études, et participent à leur encadrement.
61 Des archéologues, des ethnologues et des historiens forment des équipes qui travailleront à constituer des dossiers documentaires pour servir à la connaissance de sites bien identifiés, puis à leur reconstitution et à leur interprétation.
62 Selon Philippe Dubé et Raymond Montpetit, qui signent la préface de Patrimoine muséologique au Québec : repères chronologiques, la muséologie aurait commencé son nid bien avant la mise sur pied d'un réseau muséal77. Grâce à un certain nombre de collectionneurs, plusieurs musées sont nés et continuent de se développer78. Les maisons d'enseignement ont aussi fourni une contribution importante en présentant aux élèves, et parfois au grand public, des collections à vocation pédagogique, mais qui n'en avaient pas moins le mérite de diffuser des éléments de la culture. Des musées à caractère commercial ont soulevé l'intérêt du public en s'adressant « au goût populaire pour les curiosités »79. La volonté politique des gouvernements a incité à la mise sur pied de réseaux et d'institutions nationales. Le contexte socio-économique aidant, des musées régionaux ont aussi vu le jour en s'appuyant fortement sur les collections locales et sur Québec, dans laquelle les personnes intéressées reçoivent de l'information sur des amateurs éclairés. À ce jour, plus de 450 institutions muséales existent au Québec.
63 Du côté de la population, toutes les actions posées depuis que Barbeau et ses disciples ont pénétré dans les campagnes en quête de diverses formes d'expressions originales de la culture lui ont fait prendre conscience non seulement de la richesse de ses traditions, mais aussi du potentiel d'exploitation, au sens large, que celles-ci représentent.
64 Curieux et poussés par quelque motivation scientifique ou politique, les chercheurs qui parcourent le terrain en quête de matière originale font en même temps œuvre de sensibilisation et de valorisation. Ce sont eux qui ont réveillé la fierté nationale et régionale. Ces enquêtes et ces inventaires ont produit l'effet d'une sensibilisation générale. L'exercice qui visait à demander de livrer des connaissances et de présenter les biens patrimoniaux a fait en sorte que plusieurs se sont rendu compte de l'intérêt de s'en occuper. Se réclamant de l'originalité dégagée, des individus et des groupes se sont alors mobilisés pour agir sur ce patrimoine méconnu, oublié, méprisé80.
65 C'est ainsi que des personnes se sont remises à entretenir la croix de chemin plantée jadis sur leur terrain, que d'autres sont retournées au coffre d'outils laissé par le grand-père, qu'un bon nombre a suivi des formations pour réapprendre à tisser au métier, que des familles entières se sont partagé les vieux meubles du grenier, etc. Les communautés locales et régionales ont aussi contribué à la mise sur pied de petits musées thématiques, au développement de petites et moyennes entreprises basées sur la fabrication de produits du terroir et à la mise en valeur des patrimoines bâtis, mobilier, textile, photographique, etc. Les traditions sont devenues une source de fierté et une ressource pour constituer des patrimoines pris au sens de richesses collectives, transmises de génération en génération et susceptibles d'être réintégrées avec profit à la vie moderne.
66 Les nombreux ouvrages, publiés surtout durant les trente dernières années, sont achetés et lus par une large tranche de la population. On s'en inspire pour restaurer les bâtiments et s'y réfère avant d'acheter des antiquités. Le dialogue, entamé dans les années 1930 et relancé intensivement au cours des années 1970, se poursuit de toutes sortes de façons. L'engagement de certaines institutions et d'individus s'exprime encore dans les diverses régions du Québec ; un bon exemple de ceci est l'activité « Le patrimoine à domicile » proposée par le Musée de la civilisation de les objets apportés à des experts qui se sont spécialement déplacés à cette fin.
67 Le rapport qui s'est établi entre les intellectuels, les artistes, les fonctionnaires et les Québécois sur le terrain a donc été fécond. Le dialogue qui s'est installé entre eux relevait d'un certain pari, celui de convaincre : en faisant découvrir aux gens ordinaires que leur culture est intéressante et, par là, qu'eux-mêmes le sont, les intellectuels donnent le ton au dialogue. Mais ils ne resteront pas maîtres de la situation.
68 L'arrivée de la télévision force la comparaison entre soi et les autres. S'incarnent, puis se transforment, les images du Canadien, du Québécois, du campagnard, du citadin, des jeunes, des vieux, des familles et de la société en effervescence après cette Seconde Guerre mondiale qui a repoussé les frontières et fait entrer la modernité.
69 La programmation qui propose des émissions d'information comme l'une des pierres angulaires du nouveau médium fait aussi place au divertissement passif. Entre autres, le téléroman, genre - voire phénomène — devenu fort important au Québec, contribue à remplacer en quelque sorte le conte81. Dorénavant au cœur des réunions familiales quotidiennes, la télévision devant laquelle tous et chacun s'assoient pour s'en faire raconter, sert de moyen d'apprentissage, de transmission et d'innovation. Les récits d'époque occupent une large place dès le départ (en 1952) et présentent des reconstitutions plus ou moins fidèles de la vie passée. Cependant, ils laissent de la place à des représentations et à des mises en scènes contemporaines où le traditionnel est bousculé par le moderne.
70 Le phénomène de la télévision et, par ricochet, celui des téléromans, remodèle les mentalités et fait naître de nombreux clichés qui prennent forme dans certains objets comme le poêle à bois, la berçante, la coiffe et le tablier, la chemise à carreaux ou la pipe de maïs. Les artistes de la scène, pleins d'ingéniosité, s'inspirent de ce qu'ils connaissent, mais le transforment, par commodité, par goût ou, plus ou moins consciemment, pour changer l'idée d'une réalité que l'on veut différente ; le décalage entre la campagne et la ville, entre autres, est mis en évidence. Dépendant du contexte à créer et du message à passer, on rend la scène belle ou misérable, fidèle ou arrangée.
71 La population entière a ainsi l'occasion de se retrouver dans ce qu'on lui présente, avec bonheur ou dérision. Des symboles se renforcent, d'autres se créent pour former une banque de référents culturels qui changent au fil du temps et dont la perception aussi change. Ainsi, alors que, durant les années 1950 et 1960, les émissions de variété et certains téléromans offraient aux spectateurs des personnages vêtus « à la canadienne », il est maintenant à peu près impossible, au Québec, de concevoir une ceinture fléchée comme un symbole positif82.
72 À l'instar des littéraires qui ont louange la terre, les traditions et les savoir-faire anciens, les intellectuels ont accordé de la valeur aux témoignages, aux objets quotidiens et aux manières d'être locales. L'avènement de la radio a déjà permis que des personnages « du monde ordinaire » s'expriment, mais l'entrée de la télévision dans les foyers fait beaucoup plus en les montrant, en les replaçant dans leurs demeures à l'image de celles des téléspectateurs. La télévision joue un rôle incontestable dans la valorisation et l'actualisation des traditions, notamment par la reconstitution de décors, de costumes et d'environnements propices aux réminiscences ou à la séduction des spectateurs.
73 Les artistes et les artisans de la scène jouent un rôle majeur dans la construction des images identitaires projetées dans les médias, particulièrement à la télévision. Les décorateurs, les costumiers, les accessoiristes valorisent, déprécient ou transforment les objets devant donner le ton, créer l'ambiance, suggèrent les attitudes et cela, au risque d'introduire des anachronismes :«[...] tout concourt à prétendre au réalisme ; mais ce travail du vraisemblable en est un de simple camouflage du processus idéologique »83.
74 Derrière une façade de divertissement, la télévision se manifeste clairement comme un système d'influence beaucoup plus large, qui transmet des valeurs, des modes de vie et de pensée, des modèles d'interaction sociale : elle ne se contente pas de présenter sur les ondes des individus bien de chez nous, avec les problèmes et les conflits quotidiens de tout un chacun ; elle les transcende, en quelque sorte pour « vendre » des modes de vie, des images, des symboles. Cette propriété fait de la télévision un phénomène social extrêmement important, parce qu'elle contribue de façon indéniable à l'évolution de la culture, soit en renforçant, soit en modifiant les patterns culturels établis. La télévision suggère à ses spectateurs des valeurs de conduite et des modèles d'identification : par le divertissement passe donc un message de conformité à un mode de vie suggéré. C'est ce mode de vie, cette image de soi qui est l'enjeu de l'interaction profonde entre les concepteurs des émissions et leurs publics84.
75 Si la télévision joue un rôle majeur dans le dialogue entre la culture populaire et la culture savante, quant à la construction et la reconstruction de l'image qu'on entretient de sa propre culture, le cinéma en fait probablement autant. L'une et l'autre mériteraient une analyse de contenu, sans aucun doute révélatrice quant à la connaissance et la perception de différents volets de cette culture toujours en mouvance. D'une part, les filons de type ethnographique85 et, d'autre part, tous les films de fiction s'avèrent des objets d'étude fort riches, aux quels il serait par ailleurs intéressant de s'attarder.
76 Lorsque Barbeau aborde son terrain, les traditions font partie de la vie privée. Peu à peu, elles sortent de l'ombre, sous l'impulsion de quelques individus curieux, étonnés et convaincus de leur intérêt. Puis le gouvernement lui-même en fait son affaire, créant des institutions, élaborant des lois, promouvant maintes actions favorables à un retour aux sources.
77 De l'étonnement, on passe à l'enchantement et au désenchantement, en alternance, dépendant du contexte qui prévaut, de valorisation ou de désaveu du passé. La formation est importante pour apprendre, réapprendre, comprendre. Les milieux universitaires et les gouvernements s'appliquent à inventorier pour connaître et pour développer des moyens d'intervention socioculturels et socio-économiques. Les études qui s'ensuivent conduisent à restituer à la population de qu'elle a livré et même à lui donner davantage en lui faisant redécouvrir certains pans méconnus de la culture.
78 Pour plusieurs, la culture matérielle se résume aux antiquités. Pour d'autres, elle renvoie à la technologie ou encore à l'artisanat et à l'art populaire. Pour tous, elle représente, même sans l'utilisation de ce vocable, l'environnement d'abord immédiat, quotidien. Elle signifie aussi une réalité plus large, caractérisée par le lieu d'appartenance ou par l'exotisme.
79 L'objet témoin et l'objet symbole sont conservés par certains, rejetés par d'autres. Mais les courants de mode les réintroduisent avec vigueur ou subrepticement, comme si la modernité ne pouvait se passer de la tradition pour avancer.