1 Dans le cadre de cet article, je voudrais faire part des résultats préliminaires de recherches menées pour une thèse qui portera sur l'industrie canadienne des véhicules de lutte contre les incendies. Plus particulièrement, nous explorerons comment la ville, en tant qu'entité administrative, a pu contribuer à la naissance, bien sûr, mais plus important encore à la survie et, dans certains cas peut-être, à la prospérité d'entreprises canadiennes dans le secteur des véhicules d'incendie et ceci, contrairement au reste de l'industrie automobile au Canada, très tôt américanisée. Cette étude s'inscrit dans la problématique générale d'une thèse qui doit traiter des divers facteurs susceptibles d'expliquer cette différence, soit la monopolisation américaine du secteur de l'automobile au Canada et la coexistence possible d'entreprises manufacturières canadiennes et américaines dans le secteur des véhicules d'incendie. Nous verrons comment, au cours de la période de 1945 à 1965, les besoins de protection au Canada ont pu inciter les municipalités à devenir des agents catalyseurs de développement pour des manufacturiers de véhicules d'incendie. Nous porterons une attention particulière aux éléments susceptibles de les avoir encouragées à favoriser davantage l'achat de produits d'entreprises sous contrôle canadien plutôt que ceux de filiales établies au Canada.
2 L'industrie automobile au Canada a reçu l'attention de plusieurs auteurs, certains historiens, d'autres économistes, tels Robert Ankli, Fred Frederiksen, G. Baechler, H. Durnford et D. Davis1. Son historiographie met toutefois davantage l'accent sur l'historique des entreprises, sur l'américanisation de l'industrie et sur la dépendance de celle-ci envers les géants américains. De plus, ces études se concentrent surtout sur les véhicules de production de masse, tels les automobiles et les camions, alors que la production des véhicules d'incendie n'est que rarement et brièvement abordée. Dans le cas des véhicules d'incendie, des ouvrages d'un autre type, diffusés en plus grande quantité, s'intéressent davantage à l'historique des entreprises manufacturières et à leurs inventaires de production, à l'historique de services d'incendie et à l'évolution technologique des véhicules. Ces études sont souvent rédigées par des pompiers et des collectionneurs. Mais les détails de production, les liens entre les différents acteurs, n'apparaissent que brièvement au sein de quelques ouvrages. Je pourrais citer par exemple le travail de Donal Baird sur la lutte contre les incendies au Canada2.
3 L'historiographie américaine du monde des affaires, quant à elle, s'intéresse à un nouveau champ d'étude, celui des entreprises spécialisées et des petites firmes, sous l'égide de Philip Scranton et de Mansel Blackford. Dans son livre Endless Novelty, Scranton relève l'importance et les raisons du dynamisme des industries spécialisées en coexistence avec les grandes entreprises de production de masse. L'auteur reproche en effet à ses prédécesseurs, parmi lesquels on compte l'illustre historien Alfred Chandler, leur généralisation du monde industriel américain à partir de l'exemple des grandes firmes. Blackford, pour sa part, démontre la contribution des petites entreprises au développement politique, culturel, social et économique des États-Unis3.
4 Du côté de l'histoire urbaine, le rôle économique des villes a fait l'objet d'études portant sur leur vocation en tant qu'instruments politiques des promoteurs dans la mise en place de services publics, de mesures de planification et d'avantages matériels favorisant l'implantation d'entreprises et de commerces4. Toutefois, à notre connaissance, aucun ouvrage à ce jour ne porte sur le rôle du pouvoir d'achat des villes qui, mues par la nécessité de mieux protéger leur population croissante dans le contexte de l'après-guerre, agissent ensemble comme agents de développement économique d'un secteur manufacturier spécifique, dans ce cas-ci les véhicules de lutte contre les incendies5.
5 Ma recherche s'appuie sur diverses sources primaires et secondaires. Dans le cas des sociétés canadiennes Bickle Seagrave/King Seagrave et Pierre Thibault, j'ai eu recours aux archives de production de ces entreprises. Celles-ci sont incomplètes, en particulier pour la firme québécoise dont une majorité des documents administratifs ont été détruits lors des faillites successives que connut l'entreprise. Elles consistent principalement en des photographies de camions manufacturés. J'ai tenté de compléter l'inventaire grâce aux articles parus dans la revue Fire Fighting in Canada et dans le bulletin de l'entreprise, La Sirène, et à une liste de production compilée par des amateurs. J'ai aussi utilisé les transcriptions d'entrevues réalisées précédemment auprès d'anciens travailleurs de Thibault, dans le cadre d'un cours de méthodologie d'histoire orale. J'avais alors pu constater l'exactitude des renseignements obtenus grâce à une contrevérification avec des sources écrites6.
6 Le fonds d'archives de la société Bickle est beaucoup plus complet. Il contient les dossiers de production par ordre alphabétique des villes et des entreprises pour lesquelles les camions furent produits. Nous y retrouvons des photographies des camions, les contrats de soumissions, à l'occasion, les fiches de temps, des manuels d'instructions et d'entretien. Il s'agit d'une source très riche avec laquelle nous pouvons établir la liste de production, calculer le prix de revient des camions et, de là, les marges de bénéfices de la société par camion, les salaires, la part canadienne du produit, etc.
7 Les listes de production des autres entreprises étudiées sont le résultat du travail bénévole de passionnés dans le domaine. Il s'agit d'un travail de longue haleine dont l'exactitude est difficile à prouver en ce moment. Dans le cas des rapports des assureurs, une autre source consultée, seuls ceux de l'Ontario étaient facilement accessibles à ce stade des recherches. J'ai fait un échantillonnage des dossiers étudiés selon divers contextes - rural, urbain, industriel, minier et forestier -afin de mieux représenter les diverses réalités économiques de la province. Parmi ces rapports, j'ai retenu ceux de 14 villes parce qu'ils s'échelonnaient sur plusieurs années et permettaient de mieux saisir la portée des recommandations des assureurs. Les procès-verbaux des conseils municipaux, les rapports financiers de villes, les études économiques gouvernementales, les articles de journaux et de périodiques constituent d'autres sources primaires auxquelles nous avons eu recours. Elles nous ont permis d'établir des statistiques pour visualiser concrètement la situation des villes après la guerre en termes de nombre d'incendies et de pertes, et la volonté de remédier à ceux-ci au moyen de la relocalisation et la construction de nouvelles casernes et l'achat d'équipement7.
8 À l'aube du XXe siècle, le Canada connut une croissance urbaine et industrielle suscitée par un ensemble de facteurs politiques, économiques, technologiques et sociaux, tous interdépendants. Cette urbanisation et cette industrialisation croissantes eurent des répercussions sur plusieurs aspects de la vie urbaine, parmi lesquelles on retrouve un accroissement du nombre d'incendies et de pertes matérielles. Tout au cours du XDCe siècle, mais plus particulièrement à partir des années 1870, les autorités municipales ont pris des mesures en vue de résoudre ce problème. Au nombre de ces mesures figurait la mise en place ou la réorganisation de services municipaux tels les systèmes d'approvisionnement en eau, la formation de services d'incendie permanents et volontaires et une réglementation plus sévère.
9 La période s'échelonnant de 1929 à 1945 vit un ralentissement de la croissance de la population et de l'immigration avec la crise économique engendrée par le krach boursier de 1929. Toutefois, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale fit entrer le pays dans une nouvelle période d'industrialisation afin de répondre aux besoins en équipement militaire. Cette prospérité continua après le conflit. De 1945 jusqu'aux années 1970, le Canada connut une autre grande vague de croissance urbaine avec le retour des vétérans, la formation de nouvelles familles et l'arrivée massive d'immigrants. Cette poussée démographique encouragea le développement de nouveaux secteurs résidentiels en banlieue afin de pallier la crise du logement urbain. Cet exode vers la banlieue était aussi facilité par le plus grand accès financier à l'automobile des consommateurs canadiens8.
10 Pour la période qui nous concerne, soit celle postérieure à la Seconde Guerre mondiale, la consultation de périodiques, tel Municipal World in Canada, nous donne une bonne idée du climat qui régnait au palier du gouvernement municipal à l'époque. Il est question de sur-taxation des contribuables et de manque de fonds poux effectuer les travaux nécessaires de réfection ou de réalisation des infrastructures. Entre autres, les services d'incendie ont été négligés au cours de la crise des années 1930 et pendant la guerre. Par exemple, à Toronto, des services essentiels comme ceux de protection policière et de lutte contre les incendies ont subi des coupures afin d'offrir une aide financière aux démunis. Ainsi, sur chaque dollar de taxe, 16½ cents étaient dévolus à ces départements en 1929, alors que la somme n'était plus que de 113/8 cents en 1939, soit une baisse de 30 pour 100 en dix ans. Les services sociaux, quant à eux, sont passés de 6 cents en 1929 à 16½ cents en 1939, ce qui constitue une augmentation de 175 pour 1009.
11 Le conflit mondial réglé, outre la nécessité de renouveler la flotte de véhicules d'incendie, plusieurs autres facteurs contribuèrent à une amélioration de la protection contre les incendies au pays. En fait, le Canada connut alors une nouvelle vague d'immigration et l'expansion des secteurs résidentiels en banlieue. Ces changements exigeaient la construction de routes et de systèmes d'aqueducs et d'égouts. Des services d'incendie furent mis sur pied dans les nouvelles localités, on agrandit les casernes désuètes ou on les remplaça afin de loger de nouveaux véhicules, beaucoup plus larges que les précédents, ou de les réinstaller à un autre endroit dans la ville, susceptible d'offrir une meilleure protection à la population. Des nouveautés technologiques, telles le développement de l'énergie nucléaire et l'utilisation croissante de matières plastiques, posèrent de nouveaux défis aux services d'incendie. En milieu urbain, les édifices élevés sculptaient de plus en plus le paysage, ce qui présentait des difficultés d'accès en cas d'incendie10. Les dépenses des villes en équipement seulement témoignent de ces nouveaux besoins. Ainsi, les dépenses encourues pour l'achat d'équipement par le service d'incendie de la ville d'Ottawa ont presque triplé de 1946 à 1947. Celles de la ville de Montréal, qui comptait alors le plus important service de lutte contre les incendies au Canada, connurent également une hausse impressionnante de 72 pour 100 au cours de ces deux années11. De plus, même après la guerre, le Canada conservait la mauvaise réputation d'être le pays au niveau le plus élevé de pertes matérielles per capita à cause des incendies (voir tableaux 1 et 2)12. Confrontées à ces nouvelles réalités, les municipalités demandèrent aux gouvernements provinciaux et fédéral de l'aide financière pour développer ce secteur.
12 En réponse aux cris d'alarme des municipalités, des programmes d'aide furent instaurés. Ainsi, en Ontario, la loi des services d'incendie (Fire Departments Act) fut adoptée en 1949. Le gouvernement de la province s'engageait à payer un pourcentage fixe des coûts normaux d'opération et des capitaux d'immobilisation des services d'incendie municipaux. De plus, 10 pour 100 du coût d'une première autopompe étaient remboursés aux services d'incendie nouvellement créés. Deux ans et demi après l'adoption de cette loi en Ontario, les municipalités avaient acheté 132 nouvelles autopompes, ce qui représentait une augmentation de 25 pour 100 de l'équipement motorisé des services d'incendie existants. Le nombre de camions à échelles aériennes, quant à lui, avait augmenté de 28 pour 100. L'aide financière du gouvernement favorisa donc l'achat de nouvel équipement en Ontario. Ce programme fut aboli en 1953 et remplacé par des subventions inconditionnelles13. Si on consulte le tableau 5 sur la production des compagnies au Canada, on constate que la compagnie Bickle progressa de façon marquée au cours de cette période.
13 Ailleurs au Canada, les municipalités bénéficièrent aussi d'une aide financière, sous d'autres formes. À Terre-Neuve, elles reçurent une aide discrétionnaire de leur gouvernement sous forme de subventions pour la totalité ou une partie des dépenses encourues, ou sous forme de prêts garantis. D'autres provinces, comme le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Ecosse, exemptèrent de taxes l'achat d'équipement de lutte contre les incendies vers la fin des années 1950. L'île-du-Prince-Édouard, suivant les recommandations du commissaire aux incendies de la province, proposa des subventions pour encourager les municipalités à étendre leur protection aux zones rurales ou pour créer des services d'incendie en secteur rural. Le Québec offrit au cours des années 1960 des subventions discrétionnaires à l'équipement et la construction de casernes aux municipalités de moins de 10 000 habitants ou à celles qui s'organisaient pour dispenser conjointement des services. Le gouvernement fédéral participa également à cette aide financière en abolissant, en 1954, la taxe de vente de 10 pour 100 sur l'achat d'équipement d'une valeur de 1 000 $ ou plus. J'ignore encore pour le moment si les provinces de l'Ouest canadien bénéficièrent de programmes de soutien financier, outre celui des mesures d'urgence. Ce programme avait été implanté après la Seconde Guerre mondiale dans le contexte de la Guerre froide. Dans le cadre du programme de défense civile en vigueur de 1948 à 1958, des camions d'incendie furent commandés et payés par le gouvernement fédéral. On les prêtait aux pompiers pour leur entraînement et ils pouvaient servir en temps normal au service d'incendie de la municipalité où ils se trouvaient. En 1957, face aux craintes de retombées radioactives d'éventuelles explosions nucléaires, un autre programme fut instauré. Il s'agissait de l'Organisation des mesures d'urgence, qui fut en opération jusqu'en 1968. Dans le cadre de ce programme, le gouvernement fédéral accordait une aide financière sous forme de subventions de 45 pour 100 du coût pour l'achat de véhicules d'incendie. Ce sont les seuls exemples portés à ma connaissance jusqu'ici. Je n'exclus pas l'existence d'autres programmes14.
14 Outre le désir de réduire les grandes pertes matérielles et humaines et de profiter de l'aide financière accordée, un autre facteur pouvait inciter les villes à mieux s'équiper : les rapports rédigés par les assureurs. Périodiquement, depuis la fin du XIXe siècle, le Syndicat général des compagnies d'assurance (ou Canadian Fire Underwriters' Association) envoyait des inspecteurs afin d'examiner les infrastructures urbaines en matière de protection contre les incendies. Les inspecteurs examinaient tous les aspects des services d'incendie des localités : la capacité de l'approvisionnement en eau, les véhicules et autres équipements servant à combattre les incendies, le nombre de pompiers par section, le temps de réponse à l'alarme, les systèmes d'alerte, etc. Le taux clé du tarif d'assurance pour les industries, les résidences et les commerces d'une ville était fixé d'après les résultats de cette étude. Une fluctuation à la hausse de ce taux incitait généralement les municipalités à tenter de respecter les recommandations des inspecteurs.
15 À titre de vérification, nous avons parcouru quelques vieux rapports d'assureurs rédigés pour des localités ontariennes situées en milieux industriel, forestier, agricole et minier. À l'heure actuelle, il semble que peu de rapports anciens concernant le Québec subsistent. Prenons en exemple la ville de Brockville. En 1930, l'inspecteur y recommandait l'acquisition d'un camion à échelle plus moderne. En 1934, lors d'une réinspection, on put constater que le camion suggéré avait été acheté de la compagnie Bickle. Lors d'une autre vérification en 1941, l'inspecteur recommanda que le camion à boyaux, vieux de 23 ans, soit remplacé. Quatre ans plus tard, la ville acheta un camion Bickle-Seagrave et une pompe remorque. Prenons comme autre exemple la ville de London. En 1924, elle dut supporter une surcharge de son taux d'assurance de 0,25 $ à la suite des grandes pertes matérielles qu'elle avait subies. En 1930, le taux de surcharge fut diminué de 0,15 $, en partie parce que la ville avait amélioré les conditions de protection en achetant, entre autres, deux nouvelles autopompes. Même s'ils évitaient de suggérer des noms de manufacturiers, les assureurs indiquaient les types de véhicules recommandés et la capacité minimale de leurs pompes. Les villes n'achetaient pas toujours l'équipement suggéré mais, dans bien des cas, elles respectaient les recommandations dès que leurs moyens financiers le permettaient. Au cours des années 1950, les assureurs ajoutèrent à leurs recommandations l'implantation d'un programme de renouvellement systématique des véhicules d'incendie à tous les 15 ans pour le service actif et à tous les 20 ans pour les véhicules de réserve15.
16 Plusieurs facteurs contribuèrent donc à inciter les villes et les localités à acheter du nouvel équipement de lutte contre les incendie : les nouveaux besoins, l'aide financière et les taux d'assurance. Mais, quels manufacturiers choisissaient-elles et pourquoi ? Favorisaient-elles les entreprises canadiennes ? Afin d'y répondre, je dresserai un tableau des différents acteurs dans le monde des véhicules de lutte contre les incendies au Canada entre 1945 et 1965, selon mes connaissances actuelles.
17 En 1945, trois entreprises manufacturières de véhicules d'incendie se partageaient le marché canadien : LaFrance Fire Engine and Foamite Ltd, une filiale du géant américain American LaFrance établie à Toronto depuis 1915, Bickle-Seagrave, une firme canadienne établie à Woodstock (Ontario) depuis 1913 et détentrice d'une licence d'un autre géant américain, The Seagrave Corporation, depuis 1935, ainsi que Camions Pierre Thibault, une société québécoise dont les activités avaient commencé au début du siècle à Sorel et qui s'installa à Saint-Robert et enfin à Pierreville, en 1938. Ces deux dernières entreprises avaient bénéficié de contrats militaires au cours de la Seconde Guerre mondiale. Avant l'entente conclue avec Bickle en 1935, la firme Seagrave avait déjà essayé de s'établir au Canada à deux reprises mais l'expérience n'avait pas été fructueuse. L'octroi de licence s'avéra pour elle un meilleur arrangement. Pour la construction de camions sur mesure, LaFrance et Bickle-Seagrave importaient en kit des entreprises mères les pièces de carosserie ou les patrons, les pompes, les moteurs et les échelles aériennes. Elles bénéficiaient également de l'ingénierie et de la recherche de ces grandes entreprises. La société Camions Pierre Thibault se distinguait par son autonomie au niveau de l'ingénierie et de la production de pièces. Lorsqu'elle offrit sur le marché sa ligne de camions sur mesure (custom made), au début des années 1951, elle était devenue autosuffisante pour ce qui était d'environ 70 pour 100 du contenu du camion. Elle fabriquait presque tout dans son usine, sauf les éléments du groupe motopropulseur16.
18 Au cours des années 1950 et 1960, avec l'essor que connaissaient les villes du pays, d'autres firmes en majorité sous contrôle canadien firent leur apparition sur le marché au Canada. Mentionnons pour commencer les entreprises spécialisées dans l'équipement de lutte contre les incendies. American-Marsh Pumps (Canada) Ltd s'établit à Stratford (Ontario), d'abord comme filiale de la compagnie américaine de pompes Marsh. Elle fut acquise par un groupe d'intérêts canadiens en 1958, puis rachetée en 1962 par une société américaine. Sa situation financière semblait prometteuse puisque, trois ans plus tard, elle emménagea à Toronto dans une usine trois fois plus grande. Il s'agissait d'une firme compétitive, du moins c'est ce que laisse transparaître sa publicité dans la revue Fire Fighting in Canada17
19 Bickle-Seagrave fit faillite en 1956 et fut rachetée la même année par un membre de la famille Bickle, Vernon King, alors manufacturier de remorques de camions dans la même ville, Woodstock. M. King avait d'ailleurs dessiné la ligne de camions sur mesure de la société Bickle au cours des années 1920. L'entente conclue avec la Seagrave fut maintenue et l'entreprise devint King Seagrave. Entre-temps, la société Camions Pierre Thibault s'incorpora et devint Pierre Thibault Canada Ltée. Plus à l'ouest, à Saskatoon en Saskatchewan, la compagnie Saskatoon Fire Engine Company Ltd, qui existait depuis 1908 comme service de réparations, prit de l'expansion et ouvrit une usine de fabrication de camions dans la province voisine, à Calgary, en 1962. Elle servait principalement le marché des Prairies. En Colombie-Britannique, une autre entreprise vit le jour sous le nom de Roneys of Abbotsford Ltd en 1960 et devint en 1962 la Hub Fire Engines & Equipment Ltd18.
20 En plus de la production générale de camions d'incendie, d'autres entreprises se spécialisèrent dans la fabrication de camions ou de composantes répondant à des besoins spécifiques, telles Trump, en Colombie-Britannique, qui construisait des bras articulés et des plate-formes hydrauliques, Pyrene Manufacturing Co. of Canada Limited, filiale d'une société britannique qui produisait des camions aéropprtuaires, et Wilson & Cousins, qui manufacturait le camion Fire-Pak pour les communautés rurales et forestières19 au début des années 1960.
21 Pendant ce temps, les entreprises manufacturières de camions commerciaux participaient aussi au marché des camions d'incendie en fournissant des châssis. Il s'agissait dans tous les cas de filiales de compagnies américaines, telles Ford Motor Co. of Canada Ltd et General Motors of Canada Ltd, pour n'en nommer que deux. Mais trois d'entre elles se lancèrent dans la production de camions d'incendie : International Harvester Co. of Canada, établie à Hamilton (Ontario), Four Wheel Drive Auto Canada Ltd, établie à Kitchener (Ontario) depuis 1919, qui commença à produire sa propre ligne de camions d'incendie en 1951, et Mack Trucks of Canada Ltd, établie à Toronto avant la Seconde Guerre mondiale et qui ouvrit une usine à Montréal sous le nom de Mack Trucks Manufacturing Company of Canada Limited vers 1960. La société Mack produisait déjà depuis 1911 une série de camions de pompiers et, dès 1926, avait conçu un moteur exclusif pour les besoins des camions de ce type. Il semble que, jusqu'en 1967, la plupart des camions Mack de modèles B et C au Canada aient été assemblés à Montréal et à Toronto en utilisant des panneaux de carosserie et autres éléments livrés par la société mère des États-Unis20.
22 À cette période, il existait plusieurs autres entreprises spécialisées dans la fabrication de véhicules d'incendie aux États-Unis mais, outre de brèves incursions, comme dans le cas de la firme Ahrens-Fox au cours des années 1920, elles ne vinrent pas s'établir au Canada. En général donc, les grands joueurs américains dans le domaine des véhicules d'incendie avaient déjà implanté des filiales au Canada au cours des trente premières années du XXe siècle afin d'échapper aux tarifs douaniers. Cette protection signifiait que, pour justifier l'importation de véhicules américains complets, il aurait fallu que les coûts de production des camions canadiens excèdent d'environ un tiers ceux de leurs voisins. Toutefois, le secteur manufacturier des véhicules d'incendie se distinguait des autres produits manufacturés. On sait que, pour diverses raisons, les produits manufacturés au Canada étaient plus chers que les produits américains21, mais les véhicules d'incendie échappaient à cette tendance. Pourquoi ? C'est peut-être en raison du caractère de production sur mesure de cette industrie.
23 La construction d'un camion d'incendie, à l'instar d'autres produits spécialisés relevés notamment par Philip Scranton dans son étude Endless Novelty, était en effet une production sur mesure22. Les économies d'échelle résultant de la production de masse, caractéristique qui avantageait les firmes américaines dans d'autres secteurs industriels, étaient donc impossibles dans ce cas-ci. Voici pourquoi. Lorsqu'un service d'incendie proposait l'achat d'un nouveau véhicule, un appel d'offre était lancé. À cet effet, le chef pompier spécifiait les caractéristiques désirées chez le nouveau véhicule selon les besoins de sa ville et selon ses goûts. Les recommandations du rapport des assureurs influençaient probablement également la détermination de ces caractéristiques. Le chef pompier avait peutêtre aussi .eu l'occasion, lors de congrès de l'Association des chefs pompiers ou d'expositions commerciales, de rencontrer les représentants des diverses compagnies. En outre, lui et ses homologues des villes avoisinantes se rencontraient parfois et profitaient du moment pour exhiber fièrement leur nouvelle acquisition. Le chef pompier était donc informé des nouveaux développements technologiques dans le domaine.
24 Les spécifications pour un camion étaient nombreuses, commençant par le genre de châssis (commercial ou sur mesure) pour finir avec l'équipement du camion23. Malgré le contexte favorable en matière de protection au Canada après la Seconde Guerre mondiale, cette fabrication sur mesure selon les besoins et les désirs de la clientèle éloigna probablement un grand nombre de firmes américaines, car la production à grande échelle était impossible et le marché canadien pour ce type de produit limité en comparaison avec le marché domestique américain. La compagnie Bickle/King Seagrave avait réagi à la petitesse du marché en diversifiant sa production à l'aide d'autres véhicules de service comme les arroseuses-balayeuses de rue et les épandeurs de sable.
25 Au début du siècle, alors que peu d'entreprises au Canada fabriquaient des véhicules motorisés, les villes canadiennes commandaient leurs véhicules d'incendie auprès de représentants de firmes américaines comme American LaFrance, Seagrave et Ahrens-Fox. Puis des entreprises canadiennes délaissèrent la production traditionnelle de pompes à vapeur, de camions chimiques hippomobiles et d'extincteurs sur roues et s'engagèrent dans la fabrication de véhicules d'incendie motorisés. Ces entreprises ont-elles alors bénéficié du support des municipalités canadiennes ?
26 Il m'est impossible pour le moment de répondre avec certitude à cette question. Il faudrait consulter davantage les procès-verbaux des conseils de ville quant aux critères de sélection. Mais les listes de production des différentes sociétés peuvent nous renseigner, comme nous le verrons plus loin. Examinons d'abord les critères susceptibles d'encourager le choix de telle ou telle firme.
27 La compétition entre les entreprises était très forte. Les représentants des ventes et les ingénieurs des sociétés ne se fréquentaient pas24. Pour remporter un contrat sur les compétiteurs, il fallait avoir recours à des stratégies. Ainsi, quelques exemples dans les procès-verbaux démontrent que, pour certaines villes, la soumission la plus basse n'était pas nécessairement retenue par le conseil. Parfois même, il n'y avait tout simplement pas d'appel d'offres25. Une ville comme Toronto encourageait l'industrie locale, la firme LaFrance dans ce cas. Ainsi, de 1915 à 1970, la ville de Toronto commanda 98 camions LaFrance. Lors de l'achat d'une autopompe et d'une échelle aérienne en 1951, le compte rendu du conseil indiquait les noms des soumissionnaires, les prix et le siège social de chacun. La firme Mack, même si elle avait présenté la soumission la plus basse, ne fut pas choisie. Les procès-verbaux indiquaient les Etats-Unis comme lieu de fabrication dans son cas. Le chef pompier justifia son choix de l'autopompe LaFrance en alléguant que son fabricant offrait une cabine de cinq hommes plutôt que trois26. La firme LaFrance était pourtant aussi une filiale américaine mais, puisqu'elle y était établie depuis 1915, elle était vraisemblablement associée à Toronto : sa main-d'œuvre était locale, le service était à proximité et elle aidait à développer d'autres industries connexes comme celle des pièces. De plus, elle produisait de bons camions. Nous avons aussi à titre d'exemples des soumissions effectuées pour les villes d'Ottawa et de Stratford, en 1949 et 1945 respectivement, pour lesquelles, sans motif apparent, les fimes LaFrance et Bickle ont obtenu chacune à son tour le contrat, sans avoir pour autant présenté l'offre la plus basse27.
28 Les explications fournies quant au critère de sélection peuvent nous laisser perplexes. Elles confirment les renseignements obtenus lors d'entrevues réalisées auprès d'anciens employés de Thibault. Les techniques de commercialisation utilisées par les diverses firmes jouèrent probablement aussi un rôle auprès des représentants des villes dans la sélection du manufacturier. Les fabricants faisaient des démonstrations de leurs camions lors de foires commerciales, de rencontres de l'Association des chefs pompiers ou de réunions du conseil de ville. En général, l'offre la plus basse remportait le contrat, mais parfois les caractéristiques exigées étaient si particulières que seule l'entreprise favorisée par le chef pompier ou le maire pouvait les satisfaire. On a même parlé de pots-de-vin offerts aux membres du conseil. Les liens avec les fournisseurs locaux de pièces étaient aussi importants pour influencer favorablement les membres du conseil lors de l'octroi des contrats. Il semble que la firme Pierre Thibault se distinguait des autres compétiteurs par le fait que, quand la convention des chefs pompiers avait lieu près de Pierreville, tous étaient invités au domaine estival de Pierre Thibault pour un grand repas28.
29 Au cours des années 1950 et au début des années 1960, une incitation à l'achat de produits canadiens afin de promouvoir l'indépendance économique du pays ressort de divers documents et du discours officiel. Il s'agit de la politique du Buy Canadian. Les Canadiens réalisaient que de plus en plus d'entreprises étaient entre les mains d'intérêts étrangers (américains surtout). En plus de l'élément de nationalisme canadien, un autre facteur important entrait en jeu dans la compétition entre les manufacturiers : les subventions plus généreuses accordées par certains gouvernements provinciaux aux municipalités qui achetaient un produit local dans le cadre de programmes d'achat chez nous. Ainsi, à compter des années 1960, le gouvernement québécois adopta une politique d'achat qui avantageait dans la mesure du possible les compagnies québécoises. L'Ontario aussi eut un tel programme sous le nom d'Union Trade mais je n'ai pas de détails à ce sujet29. Il reste à mesurer l'influence réelle de telles politiques d'achat chez nous pour les compagnies canadiennes. Il est toutefois intéressant de noter que la société Pierre Thibault prit de l'ascendant sur les autres au cours de cette période.
30 La vague de nationalisme canadien était déjà manifeste en 1950 dans les numéros du périodique Bus and Truck Transport in Canada. Dans la revue Fire Fighting in Canada, dont la publication commença en 1957, les annonces des manufacturiers affichaient leur couleur nationaliste : on mentionnait « fait au Canada », « main-d'œuvre canadienne », etc. Pierre Thibault Canada insistait sur son statut d'entreprise entièrement canadienne. Dans une lettre de la CE. Hickey & Sons à la ville d'Ottawa, M. Hickey relevait que Thibault était la seule entreprise canadienne à fabriquer ses pompes et plusieurs de ses composantes de camions. Selon lui, tous les autres manufacturiers au Canada importaient leurs pompes et leurs châssis des Etats-Unis30.
31 Le service après vente était aussi un autre critère, très important dans le choix d'une entreprise manufacturière car un véhicule d'incendie est un véhicule d'urgence, qui doit pouvoir être réparé rapidement. Les camions en inventaire sont habituellement de vieux camions désuets. Chacune des firmes importantes avait des représentants dans tout le Canada. En 1964, King Seagrave instaura même un service de camion de réparations mobile pour servir sa clientèle de l'Ouest canadien. Selon les entrevues réalisées auprès d'anciens employés de la firme Pierre Thibault, celle-ci offrait un service d'excellente qualité, peu importe le jour et l'heure31. Il est donc probable que ce critère entrait aussi en ligne de compte lors du choix final parmi les soumissionnaires.
32 De plus, si l'on voulait éviter d'avoir à communiquer avec divers manufacturiers pour se procurer des pièces de rechange, en cas de bris ou de problèmes mécaniques, ou si l'on souhaitait faciliter la réparation sur place par le mécanicien du service d'incendie ou un garagiste local, il était préférable d'observer une certaine constance dans le choix du manufacturier lors des achats de camions. La standardisation des pièces constituait donc un facteur dans le choix d'une firme parmi les soumissionnaires32.
33 Chez la clientèle francophone, un autre facteur, celui de la langue, comptait probablement aussi parmi les critères de sélection. En cas de problème ou pour obtenir de l'information, on désirait pouvoir communiquer avec le manufacturier dans sa langue maternelle. Ainsi, la firme Pierre Thibault aurait d'abord touché le marché francophone, même lorsqu'elle entreprit son expansion vers les Etats-Unis en vendant d'abord ses camions aux villes franco-américaines du Maine, du Vermont et du Massachusetts. Elle avait aussi cet avantage auprès des villes francophones de l'Ontario. Parallèlement à ceci, Bickle-Seagrave avait un représentant à Saint-Jean, au Québec, et plus tard, en 1968, King Seagrave ouvrit une usine à Ville Saint-Pierre afin mieux servir sa clientèle du Québec. Mack ouvrit aussi une usine à Montréal au début des années 1960. Le marché québécois était donc assez important pour justifier ces efforts. En contrepartie, pour satisfaire la clientèle anglophone du Canada et, plus tard, celle des États-Unis, la firme Thibault s'attira un personnel administratif bilingue pour recevoir les appels, pour la vente et pour la rédaction de soumissions, de plans et de manuels. Elle publia même un catalogue en espagnol quand elle entreprit de courtiser le marché de l'Amérique du Sud33.
34 Maintenant que les divers critères de sélection possibles ont été déterminés, reportons-nous aux listes de production pour voir quelles entreprises furent sélectionnées, et par quelles villes. Ces listes ne sont pas exhaustives mais elles peuvent servir de guides dans l'analyse, sauf dans le cas de la firme Thibault pour laquelle mes données sont nettement insuffisantes.
35 La société LaFrancé, établie à Toronto depuis 1915, s'acquit une popularité respectable auprès des municipalités ontariennes mais aussi des grandes villes canadiennes comme Vancouver, Edmonton,Winnipeg, Montréal, Saint John et Halifax. De 1945 à 1965, elle produisit environ 524 camions, dont 56 pour 100 étaient faits sur mesure, alors qu'à l'usine de Thibault, les « custom » représentaient seulement 10 pour 100 de la production annuelle. Le tableau 5 faisant état de la production de toutes les entreprises au Canada indique l'amorce d'un déclin pour LaFrancé dès 1956, dont elle ne se remit pas au cours de la période étudiée. Ses anciens clients se seraient-ils tournés vers ses rivales ? Si oui, ce changement ne peut s'expliquer par les prix. En effet, dans le cas d'une soumission présentée à la ville de Penticton (C.-B.) en 1960, LaFrancé demandait 4 000 $ de moins que King Seagrave et Thibault, 1 700 $ de moins, pour produire une autopompe à châssis commercial. Ici en tout cas, la firme LaFrancé était compétitive. Le contrat lui fut donc attribué34. De plus, lors d'entrevues réalisées auprès d'anciens employés de Thibault, on mentionna la grande compétivité de la firme torontoise et son bon réseau de relations d'affaires parmi les fournisseurs locaux de la ville cliente, Saint-Hyacinthe (Québec), pour l'adjudication du contrat d'une échelle aérienne. Thibault remporta le contrat de justesse35. Il semble donc que la firme LaFrance était compétitive autant pour les camions faits sur châssis commerciaux que pour ceux faits sur commande. Comment donc expliquer cette baisse ?
36 Au cours de la même période, soit de 1954 à 1965, la société Mack produisit au moins 60 véhicules d'incendie, en majorité pour quatre grandes villes : Montréal, 16 camions, Hamilton et Winnipeg, 7 chacune, et Edmonton, 6. Les listes de production n'ont toutefois fourni d'indications que pour les modèles sur commande (« custom ») B, C et L. J'ignore si d'autres modèles produits pourraient venir gonfler les chiffres donnés. Les camions Mack étaient réputés pour leur solidité36
37 American-Marsh Pumps (Canada) Ltd produisit environ 50 camions de 1954 à 1965, la plupart destinés à diverses villes en Ontario (environ 96 pour 100). Toutefois, la liste de production ne tient pas compte des contrats militaires que l'entreprise avait obtenus dans le cadre du programme de défense civile. La présence au Canada de cette firme coïncide avec l'effort d'organisation des services d'incendie à travers le Canada après la Seconde Guerre mondiale. Selon certains connaisseurs, American-Marsh offrait de bons camions, qui étaient économiques parce que dotés de châssis commerciaux. L'entreprise proposait même des plans de location de véhicules aux municipalités. Les communautés rurales pouvaient donc plus facilement se permettre l'achat ou la location d'un tel camion. Toutefois, d'après notre tableau, cette firme ne représentait pas une forte compétition pour les trois sociétés dominantes37.
38 Au cours de la période étudiée, la compagnie Saskatoon Fire Engine fabriqua au moins 4 camions selon l'inventaire fourni par M. Dubbert pour des villes en Saskatchewan, en Alberta et en Colombie-Britannique. Mais cet inventaire est incomplet. Toutefois, selon les anciens ouvriers de Thibault interviewés, cette compagnie canadienne ne constituait pas une rivale38.
39 La firme Hub, établie à Abbotsford en Colombie-Britannique, produisit 29 camions de 1959 à 1965, tous pour le marché de cette province39.
40 De 1945 àl965, cette entreprise produisit environ 1 571 véhicules selon une source ou 998 selon une autre, dont 781 pour la lutte contre les incendies. Les chiffres varient selon les listes consultées car les dossiers du fonds d'archives ne portent en général que sur les véhicules d'incendie. Un recueil contenant la liste des autres véhicules produits par la firme m'a toutefois permis d'en estimer la production totale. Si nous examinons le tableau 3 illustrant la production totale des entreprises qui assemblaient des véhicules d'incendie au Canada, nous remarquons dans le cas de Bickle une croissance après la guerre, puis une baisse à partir de 1953, jusqu'à la fermeture de Bickle-Seagrave en 1956. King Seagrave a ensuite pris la relève et on observe une belle remontée. Ce graphique représente cependant la production totale de l'entreprise. Le tableau suivant (4) montre que cette production était diversifiée et qu'en fait, la remontée est surtout attribuable au nombre croissant d'épandeurs de sable manufacturés plutôt qu'à la production de camions d'incendie. Les véhicules de ce genre offraient l'avantage d'être produits plus rapidement que les camions d'incendie car ils n'étaient pas faits sur mesure. Le tableau 5, qui rend compte seulement de la production de véhicules d'incendie, confirme ceci : la même progression s'observe après la Guerre, puis un déclin se fait sentir à compter de 1953. Celuici correspond à la fin du programme ontarien d'aide financière pour l'équipement des services d'incendie. Toutefois, la production de Bickle/King Seagrave en matière de camions d'incendie pour cette période est tout de même supérieure de près de 50 pour 100 à celle de sa rivale ontarienne, LaFrance. Ceci peut s'expliquer par le nombre de pompes remorques qui entrent dans la liste de production de Bickle-Seagrave ainsi que le haut pourcentage de camions « custom » construits par LaFrance. Nous ne pouvons pour le moment calculer le pourcentage de camions faits sur mesure par Bickle/King Seagrave car la liste est incomplète et montre beaucoup de variations (voir tableau 4).
41 Dans le cas de cette société, l'inventaire est malheureusement incomplet. Nous savons toutefois que sa clientèle était d'abord constituée des villes et villages du Québec mais que, déjà en 1942, elle commençait à percer sur le marché ontarien grâce au recrutement de la firme d'équipement d'incendie C. E. Hickey & Sons de Hamilton à titre d'agent commercial. Puis au cours de la décennie suivante, ce fut au tour des provinces de l'Atlantique, du marché de l'Amérique du Sud, notamment le Vénézuela, le Chili et la Colombie, puis de l'Ouest canadien40. En 1963, selon un article paru dans le journal Financial Post, la firme Thibault occupait 82 pour 100 du marché canadien comparativement à 50 pour 100 vers la fin des années 195041. En 1964, elle réussissait une percée sur le marché américain. Contrairement à son homologue ontarienne, Bickle/King Seagrave, elle ne s'est pas dirigée vers une production diversifiée de véhicules municipaux, se spécialisant plutôt dans l'équipement de lutte contre les incendies. L'explication pourrait résider dans le fait que, n'étant rattachée à aucune entente avec une société mère, l'entreprise de Pierre Thibault était en mesure d'exporter, d'innover, d'opérer et de produire à moindre coût puisqu'elle était en grande partie autosuffisante. Selon une estimation de son ancien ingénieur, M. Shooner, la firme construisait environ 40 camions par année vers 1953 et la production annuelle passa de 50 à 75 camions environ au début des années I96042. La liste de production compilée à partir des photographies et des listes parues dans La Sirène et dans Fire Fighting in Canada ne reflète pas cette quantité. Il reste donc à combler cette différence afin de pouvoir prouver sans le moindre doute que les municipalités canadiennes ont effectivement encouragé les entreprises canadiennes de véhicules d'incendie.
42 Somme toute, les villes canadiennes ont encouragé l'industrie des véhicules de lutte contre les incendies au Canada, surtout après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'elles ont dû s'équiper pour faire face aux nouveaux besoins issus de l'expansion des villes et de l'industrialisation. Le contexte était excellent, suite aux interventions importantes de différents groupes qui prônaient une meilleure protection, à la poussée démographique qui entraînait la création de nouveaux secteurs résidentiels et à la montée du nationalisme canadien, accompagnée de programmes d'aide pour l'achat d'équipement d'incendie. Ces facteurs ont-ils avantagé les entreprises sous contrôle canadien ou des filiales de sociétés américaines ? Si on se réfère encore au tableau 5 sur la production, on constate que, peu après la guerre, alors que le contexte était très favorable, toutes les entreprises progressaient. Toutefois, le déclin de la société LaFrance à partir du milieu des années 1950, le faible nombre de commandes passées à Mack et la diminution de la production de véhicules de lutte contre les incendies chez Bickle/King Seagrave semblent appuyer mon hypothèse. Ceci se produisait parallèlement au fait que de nouvelles petites entreprises canadiennes émergeaient et que Thibault occupait une large part du marché canadien des véhicules d'incendie. Ainsi, selon un article, elle occupait 82 pour 100 du marché canadien en 1963. Comment expliquer cette ascension alors que toutes les entreprises bénéficiaient du même climat favorable? Plusieurs facteurs peuvent rendre compte de ce succès. Premièrement, le contexte nationaliste a sans doute joué un rôle.
43 Deuxièment et surtout, comme nous l'avons dit plus tôt, l'explication pourrait résider dans le fait que, n'étant rattachée à aucune entente avec une société mère, la firme Thibault était en mesure d'exporter, d'innover, d'opérer et de produire à moindre coût parce qu'elle était en grande partie autosuffisante, suivant la politique de gestion de l'entrepreneur, Pierre Thibault. Elle pouvait donc offrir de bons produits à des prix abordables puisqu'une bonne partie des composantes importantes du camion, dont la pompe ou l'échelle aérienne, étaient fabriquées à l'usine même. Malheureusement, les sources consultées ne permettent pas à l'heure actuelle d'établir une liste de production complète pour cette société et de répondre à notre interrogation de façon indubitable. Mon travail a tout de même contribué à faire la lumière sur la situation des entreprises productrices de véhicules d'incendie au Canada et sur les efforts de protection entrepris par les municipalités dans le contexte suivant la Seconde Guerre mondiale. J'ai aussi observé qu'au cours de cette période, en raison de son caractère spécialisé, la production de camions d'incendie constituait un créneau qui a permis aux entreprises manufacturières canadiennes de survivre aux côtés de filiales américaines établies au Canada et même de les surpasser.
J'aimerais remercier plusieurs personnes et organismes pour leur précieuse collaboration : la Société historique de Pierreville, notamment son président, M. René Shooner, M. Claude Lalancette, les gens de Pierreville qui ont participé au projet, les Archives de la ville de 2. Montréal, le bureau torontois du Groupement des services techniques de Plnsurance Advisory Organization 3. (IAO), M. Doug. Biesenthal, pompier de la ville d'Ottawa, MM. Donal Baird, Jim Campbell, Bob Dubbert, Warren Swaney, Walt McCall et Robert Garneau ainsi que mes collègues du musée Robert Tremblay, David Monaghan, André Dessaint et Randall Brooks. Je remercie aussi pour leur patience mes enfants, Jean-François et Valérie.