1 Depuis des siècles, à travers le monde, l'atlas des tapis tisse ses routes de laine et de soie... Mais il est resté (un peu trop longtemps peut-être) sur cette carte comme une zone blanche, inconnue : le Maroc. En dehors du monumental corpus des tapis marocains de Prosper Ricard1 et jusqu'à très récemment, on ne trouvait sur cet art du Maroc, et avec peine, qu'un petit nombre de livres illustrés se situant entre l'ouvrage de bonne vulgarisation et la brochure ouvertement promotionnelle, quelques catalogues de collections, quelques articles érudits (d'ailleurs écrits il y a une soixantaine d'années par des officiers des affaires indigènes) et quelques pages isolées dans des revues d'art, d'ethnographie et de sociologie.
2 Heureusement, depuis une vingtaine d'années, un nouveau regard se porte sur cette partie de la terre et l'intérêt est plus spécifique et orienté. Des écrits plus sérieux, aussi objectifs que possible, s'inscrivent dans un programme dont le but est de (re)défînir l'art marocain en général et l'art berbère en particulier, suivant en cela le grand mouvement de « désethnicisation » qui voudrait rétablir les arts non occidentaux dans leur droit à l'universalité. Je pense aux travaux de Mourad Khireddine, Francis Ramirez et Christian Rolot2, dont le dessein est de réconcilier les deux termes mêmes du titre de leur ouvrage, « art » et « tradition ». Mourad Khireddine le dit bien:
3 Je pense aussi aux travaux de A. Amahan et Abdelkebir Khatibi3, et à bien d'autres qui figurent en bibliographie. L'idée commune des tendances actuelles de recherche est de faire connaître et reconnaître l'art marocain et de le considérer à sa juste valeur. En cela, je salue l'exposition Borderline4 de Bruxelles, qui présentait la création textile du Maroc comme « de la poésie pure, du pur art abstrait ».
4 Pour ma part, j'ai choisi de m'intéresser aux tapis berbères du Moyen Atlas marocain. Les liens familiaux et affectifs avec le milieu, le côtoiement de femmes artistes depuis l'enfance a été pour beaucoup dans l'élaboration de ce texte. Mais peut-on substituer un vécu à une enquête ethnologique ? Je pense que oui. J'ai eu le privilège d'obtenir des réponses à des questions intimes et délicates, sensées rester des points d'interrogation à jamais. J'ai pu (avec beaucoup d'insistance) lever le voile sur des secrets qui vivent encore parce qu'ils ont su rester dissimulés, hors de la portée de curieux comme nous. Je me rends bien compte de ma trahison, mais mes excuses tiennent peut-être dans mes intentions. La première est théorique. Il s'agit de montrer (contrairement à certaines approches et tendances muséologiques) qu'un objet matériel « parle ». Il est en mesure (moyennant une recherche ethnologique en parallèle, bien sûr) de faire remonter l'enfoui. Indépendamment du temps, un objet matériel dont le sujet peut être sans nom, ni visage identifiable, survient, se souvient, advient et surtout intervient, bousculant les acquis du moment. Ainsi s'exprime une problématique de l'émergence de l'œuvre d'art comme objet matériel.
5 Ma seconde intention est personnelle. Je projette ainsi de prendre (à mon tour), et surtout d'argumenter, la défense de cet art parce qu'il serait injuste de continuer à ne voir en ces artistes femmes que de simples victimes. Il est vrai qu'elles participent à peine à la vie publique mais elles ont réussi à se manifester en tant qu'artistes. Elles ont développé un art rayonnant de vigueur et de sensibilité. L'art du tapis mérite plus de considération et d'estime que de compassion.
6 Dans mon analyse du tapis du Moyen Atlas, j'ai opté pour trois approches. La première considère les tapis sous leur aspect morphologique. Il s'agit de prendre en compte l'aspect perceptif de ces objets, d'étudier leur matière, leur grain, leur couleur et, bien entendu, la vaste gamme de leurs motifs. De ce point de vue, les tapis du Maroc peuvent être regroupés en familles régionales ayant leurs personnalités propres, leurs règles techniques ou créatives, en somme leur esprit. La seconde approche est socioculturelle et cherche à retrouver les significations profondes de ces tapis. Enfin, associé aux multiples circonstances de la vie publique et privée, le tapis traditionnel est aussi intégré dans un réseau de croyances. Les femmes, qui continuent d'entretenir la tradition d'une sorte de magie quotidienne dans tant de contrées du monde, y codent, plutôt qu'elles ne transposent, un monde de préoccupations aussi évidentes que trompeuses pour les observateurs. C'est toute la question de la symbolisation, de ses leurres et de ses ruses que je tenterai d'aborder ici, à travers l'examen de certains « objets » fondamentalement présents dans le tapis : l'enfantement, le cycle de la vie, la protection prophylactique et même la sexualité.
7 Pour une première prise de contact, il serait important de signaler que tous ces tapis sont des objets de laine. Matériau universel, la laine constitue l'âme et le fond même du tapis : sa chaîne et sa trame ne rencontrent que des fils de laine. La présence du coton industrialise, déclasse, vulgarise un tapis et n'est guère recommandée dans les œuvres manuelles. La laine, cette matière vierge, relie le tapis à son milieu naturel, à l'élevage du mouton. Les laines utilisées sont évidemment diverses, suivant la qualité des bêtes, leur état, leur âge et surtout le soin apporté aux opérations de préparation. De même, certaines tribus utilisent de gros brins de laine pour élaborer un tapis. D'autres, au contraire, mettent tout leur soin dans la préparation aussi appliquée que possible d'une laine d'agneau soyeuse, souple et brillante. Un tapis se regarde, se touche, se caresse aussi. Le tapis est certes toute laine. Mais il n'est pas rare que cette laine soit protégée ou renforcée par d'autres toisons. Ainsi, dans quelques régions, fil de chèvre et poil de chameau viennent armer le tapis et lui donner un surcroît de résistance. Significativement d'ailleurs, c'est le plus souvent la lisière du tapis, sa frontière, qui est protégée de la sorte. C'est en quelque sorte le texte même du tapis, étendue centrale venant mourir aux lisières et qui, dans bien de régions, s'achève en haut et en bas par des franges, une vraie mise en page. Ainsi délimité par le contrefort de ses lisières, le tapis apparaît comme un corps autonome, une entité nous dirions organique qui se suffit à elle-même, à tel point que les tapis mutilés auxquels on a refait des franges pour leur donner un air d'unité apparaissent infirmes et altérés. Même dans un tapis purement géométrique, la coupe opérée à la suite d'un accident, d'un partage ou du désir de faire deux tapis d'un ouvrage très long se voit toujours. On peut couper un objet en deux mais non diviser l'ordre qui lui confère son unité.
8 Le tapis a aussi un dos, un revers. Dans le Moyen Atlas, ce revers sans fini velouté est la face estivale de l'objet : le tapis retourné est un peu comme un mouton tondu, il est moins couvert et donc tient moins chaud. Mais les motifs restent parfaitement lisibles à l'envers. Ailleurs, dans le Grand Atlas, le dos ingrat du tapis est entièrement différent de sa face et « oublie » même ses motifs : de grandes bandes de couleurs le traversent horizontalement et créent un autre décor. Un côté riche, un autre pauvre, certes. Mais, en tout état de cause, ce dernier n'est jamais une coulisse, un terrain non travaillé. Tous ces tapis naissent debout, élaborés sur des métiers de haute lisse, dressés verticalement entre des poutres de bois plus ou moins droites ou des montants de fer.
9 Il nous reste à présent à entrer dans le vif du sujet de cette première approche, c'est-à-dire définir les caractéristiques formelles des tapis produits dans le Moyen Atlas. Ceux-ci se présentent souvent sous forme de rectangles un peu trapus et se distinguent en cela, même lorsqu'ils sont très grands, des tapis systématiquement longs et étroits du Haut Atlas, par exemple. Ce rapport plutôt juste entre la longueur et la largeur en fait d'ailleurs des tapis facilement adaptables aux habitations modernes. Ces formats viennent évidemment de la tente, qui s'évase et s'élargit autour du mât central et dont il faut couvrir tout le sol, et aussi de la fonction ancienne de lit collectif de ces tapis à laine épaisse. C'est un objet protecteur indispensable au confort de l'habitat. Les couleurs contribuent également à assurer l'unité de l'ensemble. Le rouge est en effet aujourd'hui dominant dans la totalité de l'aire de recherche, à l'exception de quelques poches orientales où le blanc résiste encore. Il s'agit d'un rouge non pas uniforme mais plein de nuances et de diversité, le plus souvent d'un rouge sombre, entre dos de coccinelle et brique cuite. Presque tous les tapis jouent particulièrement sur les harmonies rouges et or. Sur cette base dominante, mais non exclusive, se déploient quelques couleurs d'effet : le vert pré, le brun terreux, le violet d'encre, mais aussi le noir naturel, le blanc ivoire et la gamme infiniment variée des orangés.
10 En ce qui concerne le graphisme, le trait commun aux tapis de ce vaste ensemble est sans doute l'alliance d'une grande rigueur géométrique et d'une grande liberté de disposition. La rigueur vient de la rectitude de l'exécution : les motifs sont nets, anguleux, ils « tirent » droits. Partout dans la région, le rond, l'incurvé, l'hésitant recule devant le losange, le triangle, le damier, l'étoile (le plus souvent à huit branches), les lignes droites ou brisées, les quadrillages... Mais en même temps, la mise en page résiste au centrage prédéterminé. Le champ tout entier est cadre. Il y a bien un centre, mais pas de motif central comme c'est le cas des tapis de « ville ». Le texte du tapis ne s'arrête qu'à ses lisières qui, assez souvent, interrompent même la progression du motif, laissant un losange non accompli, une ligne en attente. En cela, plus que d'autres, les tapis du Moyen Atlas ont quelque chose de fragmentaire et d'ontologiquement inachevé. Parfois, la structure géométrique du tapis s'accuse jusqu'au quadrillage. Mais il n'y a pas ici de contradiction avec la liberté de composition signalée antérieurement. Ces quadrillages qui, pour ainsi dire, partagent le champ, renforcent l'impossibilité du centrage.
11 Les motifs visibles sur les tapis des différents groupes contribuent parmi d'autres critères à affirmer une appartenance tribale ou régionale. Certains d'entre eux, tels les scorpions, les serpents, les oiseaux ou les maisons, ne se rencontrent guère qu'en quelques zones bien déterminées tandis que d'autres, comme le losange, le triangle et en général toutes les figures géométriques, sont proprement universels. À l'origine d'une réflexion sur le motif, on doit donc prendre conscience d'un paradoxe : le motif est à la fois un critère permettant l'identification précise d'un tapis et, inversement, ce par quoi ce tapis se relie à d'autres qui ne sont pas comme lui. En fait, Le caractère discriminant réside davantage dans l'exécution du losange ou du chevron que dans leur choix proprement dit. En l'occurrence, la technique, la fréquence et la structure de la « mise en page » l'emportent sur la nature même du « sujet ». Ce caractère transtribal des motifs circulant de tapis en tapis est encore accusé par le fait important que certains d'entre eux ne vivent pas exclusivement sur la laine. On les retrouve dans les tatouages, sur les bijoux d'argent, sur des poteries ou des céramiques richement décorées et même dans la peinture contemporaine marocaine. Cette très large diffusion à travers divers supports prouve que les motifs que nous repérons sur les tapis puisent dans un fond culturel très significatif et ne sont en aucune manière la marque d'une fantaisie décorative. L'ornement, dont nous ne devons pas nier l'importance pour autant, est ici second. Ces signes omniprésents émanent de l'ensemble d'une société. Des motifs figuratifs se rencontrent un peu dans toutes les régions. Nous y reconnaissons ainsi sans grande difficulté des silhouettes humaines comme ce que nous voyons sur le premier tapis illustré, où quatre silhouettes apparaissent dans un champ occupé par des losanges agglomérés, trois scorpions à mandibules très géométriques apparents sur le deuxième et des objets très usuels, telle une espèce de brasero représenté par six petits triangles tantôt à l'envers tantôt à l'endroit se touchant par les angles, sur le troisième. Notons en outre que ces motifs figuratifs ne sont habituellement pas très nombreux sur un même tapis.
12 Entre le motif clairement figuratif et le motif géométrique intervient toute une gamme de figures intermédiaires qui incitent à parler de stylisation. Le plus souvent, celle-ci semble le résultat d'une exagération des traits dominants du réfèrent. Ainsi, la représentation des mariées participe de ce phénomène de réduction aux lignes essentielles. Le quatrième tapis illustré représente une mariée assise sur son siège d'apparat. Elle est figurée comme une silhouette divisée en un haut étroit et un bas large et évasé. Il arrive cependant que ce motif s'épure encore davantage, allant jusqu'à se réduire à une structure purement géométrique préservant la partition du corps en deux losanges très inégaux. Ce même tapis représente d'autres motifs résultant de phénomènes de figuration et de stylisation, mais aussi des motifs très figuratifs renvoyant au même thème, comme des boucles d'oreilles. Dans de tels cas, la tisseuse semble jouer sur plusieurs registres : tantôt elle montre, tantôt elle suggère, compliquant parfois l'ensemble en utilisant des figures polysémiques. Nous constatons en effet qu'autour de ces deux motifs quasi figuratifs coexistent des graphismes plus obscurs. L'un d'eux (voir fig. 5), qui ressemble à un système de parenthèses angulaires accouplées par un étranglement, représenterait une femme accouchant dans la position traditionnelle, c'es-tà-dire accroupie (les parenthèses angulaires figurent les jambes écartées) et les deux bras dressés (parenthèses du haut). Ainsi identifié, le motif s'éclaircit et il devient possible de « visualiser » l'ensemble. De même, le groupe de points de part et d'autre de la taille correspondrait à la tête de la mère et à celle de l'enfant sortant de son ventre. Ajoutons aussitôt que le décryptage de ce motif est autorisé par le fait que de nombreux autres tapis en donnent une version nettement plus grande et plus lisible à laquelle on peut le confronter. Nous retrouvons sur le tapis de la figure 5 un motif graphiquement voisin toujours composé de deux paires de parenthèses et d'un gros point situé au milieu. Si nous cherchons de nouveau la ressemblance, il serait possible de considérer que ce motif représente une sorte de maison pauvre, une de ces huttes constituées de branchages et de torchis. Et d'interprétation en interprétation, nous pourrions ainsi parvenir à une dénotation satisfaisante de quelques motifs obscurs. Or, cette façon de procéder par motifs isolés, pour chacun desquels nous chercherions une ressemblance en tenant compte de ce que le contexte socioculturel rend acceptable, présente l'inconvénient de négliger la logique unitaire de la conception. À priori, lire sur un tapis une mariée, une maison et une femme en position d'accouchement n'a rien de choquant, bien au contraire, à ceci près que la mariée est richement parée alors que la maison est très pauvre. Un autre point de vue permet de reconsidérer l'interprétation en réduisant ces invraisemblances. En juxtaposant le motif de la femme en position d'accouchement à celui que nous avons pris pour une hutte, nous constatons que le second est une variation par division du premier. Ce qui nous apparaissait comme une hutte n'est autre que la femme en position d'accouchement (jambes écartées et tête de nouveau-né). À partir de là, nous comprenons mieux ce qui unit les deux motifs et comment le glissement s'opère : nous sommes passés du figuratif (la hutte) encore décodable par simple ressemblance, au signe formellement dérivé, compréhensible uniquement lorsque nous le rapportons au motif initial. Nous assistons à deux systèmes de représentation. Une telle lecture offre aussi l'avantage considérable de référer d'autres motifs obscurs de ce tapis à la figure initiale (la femme en position d'accouchement). Nous observons en effet de part et d'autre du tapis des chaînes verticales formées de losanges irréguliers se succédant qui seraient eux aussi reliés à la thématique de la grossesse et de l'accouchement, dont nous verrons ultérieurement l'extrême importance dans les tapis de cette région.
13 Ces deux derniers tapis (fig. 4 et 5) présentent donc trois états différents d'une seule et même entité graphique centrée sur le concept de femme : apparaît tout d'abord une représentation assez clairement figurative, celle d'une mariée installée dans ses postures cérémonielles et reconnaissable par ses vêtements rituels et colorés, puis le motif encore analogique, mais déjà dégagé de la stricte ressemblance, de la femme qui accouche et, enfin, une série de motifs non figuratifs (chaînes verticales) dérivés du précédent et le réduisant à ce que nous appellerons une représentation du concept de l'enfantement. Une telle lecture, qui cherche à suivre les avatars d'un même thème dans le champ du tapis, permet en outre de comprendre l'importance de la variation, de la métaphore, dans cette forme d'expression. De nombreux tapis jouent en effet continuellement sur la déconstruction, l'éclatement, la recomposition d'un ou de plusieurs motifs. Dans certains tapis du Moyen Atlas, comme c'est le cas dans celui montré à la figure 6, nous pouvons suivre la formation et le morcellement d'une fleur dont le cœur et les pétales se dispersent. Le plus souvent, des motifs renvoyant à des phases temporelles différentes coexistent au sein de la même composition. Le motif non figuratif reste un motif populaire, une autre façon de dire, plus cachée, parfois plus pudique, mais non moins reliée à la réalité. D'un autre côté, le tapis du Moyen Atlas se caractérise par un phénomène de reprise et de variation. Par exemple, nous remarquerons sur le tissage en figure 7 une double variation : chaque bande horizontale diffère de la précédente; tandis qu'à l'intérieur d'elle-même, la juxtaposition des motifs joue également sur d'insensibles décalages. Une autre caractéristique très forte de ces tapis géométriques réside dans la mise en forme si particulière de la rupture des motifs. Quand nous regardons attentivement le dernier tapis illustré (fig. 8), nous constatons en effet que les zones de motifs s'enchaînent suivant une fausse continuité. Une ligne transversale vient interrompre la progression des masses de signes, qui reprennent de l'autre côté de cette frontière, presque au même endroit mais seulement de façon approximative. L'hypothèse d'une quelconque difficulté à faire coïncider les lignes est évidemment à écarter. De fait, nous sommes en présence d'une caractéristique importante de l'esthétique berbère, à savoir la création d'une continuité dans la rupture. On peut penser que la pensée artistique berbère va au-delà de la question de la ressemblance et de la reconnaissance des objets du monde. Elle entretient un intérêt constant pour la forme qui se répète et qui fuit dans le cadre général d'une pensée iconique rêvant le même et le mouvant, la règle et sa transgression. L'objectif consisterait donc à interpréter sans se laisser enfermer dans les pièges de la ressemblance et ensuite de la dénomination. Par ailleurs, la question de la dénomination des motifs est un bon moyen d'apprécier la complexité des problèmes d'interprétation posés par les tapis berbères. Rappelons-nous d'abord que toute description implique un effort considérable pour nommer les formes. Or, cet effort fait naître des ambiguïtés car les tisseuses ne parlent pas de damiers, de losanges ou de triangles. Elles peuvent parfaitement donner des noms figuratifs à des motifs que nous pourrions penser géométriques. Une ligne de chevrons devient une serpette, une succession de quatre carrés dont les côtés se prolongent extérieurement porte le nom de « griffe du grand lion », deux traits se croisant à angle droit sont une « empreinte de colombe ». Parfois, les tisseuses peuvent ne pas donner de noms à certains motifs ou encore, par pudeur, ne pas accepter de communiquer verbalement ce qu'elles pensent. En fait, plus le motif touche à des questions fondamentales de la vie personnelle ou sociale (mariage, naissance), plus il résiste à la nomination. L'exemple des femmes en position d'accouchement est, en la matière, hautement significatif : on sait ce que le motif représente, mais on ne le dit pas. Le tapis devient dans ce cas le lieu d'une écriture, d'un texte du silence. En réalité, la nomination du motif ne semble avoir de sens que dans le cadre d'une communication sociale finalisée, soit dans une relation commerciale, soit dans une relation de production. Le souk et l'atelier du centre artisanal sont ainsi les deux lieux où l'on rencontre le plus de motifs lexicalisés de façon fixe. Le marchand interprète les motifs et les cerne nominalement pour répondre à la demande d'information qui, particulièrement dans le cas d'un acheteur étranger, optimalise la vente et tient l'acheteur le plus proche de la production. Les motifs repris dans les ateliers n'entretiennent qu'une relation très conventionnelle avec le réfèrent. Un nom signifiant disjoint de son signifié assure une fonction de désignation, mais cela n'engage en rien la tisseuse : c'est une question de commodité, de pratique, et non un dévoilement. Rien ne serait plus injuste cependant que de penser que la tisseuse est impliquée dans ce cirque motivé par des objectifs commerciaux. La variabilité des termes, leur faible valeur descriptive nous renvoient simplement au fait que les tapis montrent des éléments mais ne disent rien. En somme, leur sens ne procède pas de l'établissement et de la traduction d'un lexique, mais de l'interprétation de structures, de constantes, de variations développées à l'intérieur d'une thématique liée à un cadre culturel précis. À strictement parler, un tapis, même s'il est crypté, ne se déchiffre pas comme un message codé.
14 Le tapis entretient un rapport étroit avec son milieu naturel et social. Nous pourrions presque dire qu'il sort du sol, comme une plante, tant ses caractéristiques sont précisément liées à l'environnement. Tout d'abord, son apparence dépend de la qualité de sa matière première, c'est-à-dire de la laine qui est elle-même directement en relation avec la richesse ou la pauvreté du terroir. Dans une région où les pâturages sont abondants, on aura une grosse production de laine et des tapis à brins nombreux et très serrés. Les produits du Moyen Atlas en sont un exemple. Nous y rencontrons beaucoup de tapis en laine d'agneau, notable signe d'aisance. Cette laine est plus résistante que celle du mouton adulte. Elle est plus longue, plus soyeuse et prend bien la couleur. Mais elle offre surtout l'image du luxe : elle brille et donne de la lumière au tapis. En revanche, les tapis des régions pauvres se montrent eux aussi pauvres. La laine en est grossière et la texture est faite de gros nœuds espacés pour épargner une matière première plus rare. Bien entendu, la pauvreté ou la richesse des familles réintroduit les mêmes types de variations à l'intérieur de chaque ensemble. Une tisseuse pauvre, même dans une région riche, peut être amenée à utiliser diverses qualités de laine et son tapis gardera les traces, au fil de sa croissance, des années d'abondance et des années de sécheresse. Que la laine soit considérée comme un fruit de la terre ne résulte pas seulement de son statut objectif de produit naturel. Les travaux de l'ethnologue Henri Basset5 sur la société marocaine ont clairement montré que les rites du travail de la laine l'assimilent culturellement à un produit agricole. Basset observe également que la même croyance en un accroissement surnaturel et spontané réunit la laine, le blé et l'huile.
15 Si la laine est la fibre vivante du tapis, la couleur, qui en est la parure, ne dépend pas moins du milieu naturel. Traditionnellement, les couleurs étaient fabriquées avec des éléments minéraux, végétaux et animaux collectés sur place. Avant l'invasion des couleurs artificielles, les tisseuses se servaient de racines, de pierres, de fleurs et d'insectes. Tout en la matière dépendait du milieu immédiat. Un tapis pousse là où la famille est enracinée et la variété des tapis provient presque autant de la variété des sols que de celle des traditions tribales. Toutes ces remarques nous amènent à étendre à l'objet façonné certaines des caractéristiques des organismes vivants, à la fois par leur nécessaire adaptation au milieu et par leur patrimoine héréditaire. Ces tapis qui empruntent tant de traits à la vie végétale et animale ne finissentils pas par se les approprier ? Ne méritent-ils pas le statut de sujet et non d'objet ? C'est l'idée que je défends et qui trouvera toute sa justification dans la partie du texte où il sera question de croyance.
16 Si la nature continue de vivre et de se refléter en lui, le tapis garde aussi la mémoire matérielle du milieu humain qui l'a vu naître. Ainsi, il conserve parfois la trace précise de la durée de sa gestation, laps de temps plus ou moins long qui, en lui-même, dit beaucoup de choses sur la vie de la famille. Chez les riches, en effet, le tapis peut facilement être fait d'un seul coup, résultant d'un travail continu, non entravé par un manque de laine ou de colorant ou même un manque de temps. Cela produit une unité dans ces œuvres. En revanche, dans une famille pauvre, si la femme est occupée à autre chose, le tapis attend patiemment avant de reprendre sa croissance. De là ces tapis hétérogènes, ces tapis qui prennent des années à s'étoffer, commencés par une mère et terminés par une fille. Ces tapis mémoire portent aussi les traces des usages familiers, bref, d'un mode de vie. La mort aussi se lit dans ces tapis. Les héritages les amputent et les divisent pour les vendre en morceaux.
17 Nous pourrions commencer cette seconde approche en situant généralement le tapis dans les circonstances de la vie. Quand une femme tisse un tapis, elle ne le fait pas uniquement pour l'usage. C'est comme un manuscrit qui sera lu par d'autres familles. Le tapis est d'abord message, fait pour circuler. À partir de cela, nous pouvons comprendre que le tapis, présent dans toutes les grandes occasions, occupe une place centrale dans la société traditionnelle. Signe fort de la prospérité, il doit être là pour les mariages, pour les fêtes, à chaque événement. Et il ne faut pas oublier que les gens se prêtent ou s'offrent des tapis pour s'honorer. Les femmes cherchent même à rendre un tel service, car elles se disent que leur travail sera vu, jugé et considéré. À la montagne, on est toujours fier de montrer ses tapis, c'est une preuve de richesse. La jeune mariée en emporte de sa propre famille à celle de son mari en gage d'aisance. Cet objet, qui restera sa propriété privée, est un morceau de son ancienne vie, une part d'elle-même, un héritage qu'elle a eu de sa mère et qu'elle transmettra à son tour à sa fille. Mais quand la vie devient difficile et que la sécheresse arrive, le tapis reste le dernier recours. Cependant, à ce moment, un grand chagrin enserre la famille parce que c'est sa mémoire qu'on trahit quand on se sépare de son tapis.
18 Le moment est venu de définir plus précisément la relation étroite et privilégiée unissant le tapis aux femmes. Certes, toutes ne sont pas tisseuses en acte, mais toutes le sont en puissance. Cela entre en quelque sorte dans leur « génome social ». Bien entendu, c'est dans les régions nomades ou semi-nomades que cela prévaut avec le plus de force : naguère encore, la plupart des familles du Moyen Atlas possédaient un métier à tisser. En outre, tissages et tapis font toujours partie des biens propres de la mariée. Ce capital inaliénable en droit est l'un des facteurs importants de la constitution symbolique du statut personnel de la femme dans une société traditionnelle. Aujourd'hui encore, la plupart des femmes mariées, même engagées dans une vie moderne, possèdent en propre un tapis, des coussins bourrés de laine, des banquettes et des bijoux. Parfois, ces biens ont une valeur marchande élevée mais, même quand ce n'est pas le cas, la force du symbole reste vive. De là découle naturellement l'importance de la thématique féminine dans les tapis. Les questions du mariage et de l'enfantement y sont bien souvent abordés, comme nous l'avons déjà observé. En fait, tout un univers de préoccupations féminines traditionnelles est capté.
19 Un autre aspect contribue à expliquer l'extrême importance de la thématique féminine : faire un tapis est un ouvrage désiré, une œuvre accomplie dans le retirement, dans la liberté. Mais ces enclaves de temps libre ne surviennent guère qu'en deux occasions : lorsqu'il fait si mauvais qu'on ne peut s'occuper à autre chose et lorsque la femme attend un enfant. Cette donnée objective pourrait expliquer la fréquence des tapis dont la thématique traite de l'enfantement (fig. 8, par exemple). Revoyons ce tapis composé de motifs formant des genres de chapelets spasmodiques qui correspondraient aux contractions de la gestation et aux douleurs de l'accouchement. Ces chapelets sont plus figuratifs dans le tapis de la figure 5. Celui-ci représente ce que la féminité a de plus spécifique, le fait de donner la vie. Ainsi conçu, le tapis est le coffre-fort entrouvert des craintes et des espérances intimes de la femme, et ses motifs mystérieux sont investis de significations inexprimables autrement, parce que soumises à la censure de la parole. D'une certaine façon donc, l'expression cryptée contourne la parole illicite. Nombreux sont les tapis qui, de façon plus ou moins figurative, abordent des sujets non seulement de grossesse mais aussi de sexualité. Il est vrai que, dans le Moyen Atlas, la représentation est plutôt géométrique, mais ailleurs, nous retrouvons sur les tapis des motifs très figuratifs du sexe masculin. Ces représentations sont protégées par l'astuce de l'ambiguïté. La tisseuse exprime de cette façon un côté qui est humain mais extrêmement impudique dans une société traditionnelle. Elle le fait et expose son tapis dans la maison aux yeux de tout le monde. Parce qu'elle est protégée par la « naïveté » de son dessin, la femme tisseuse présente un éventail de signifiés à ses signifiants. Livrés ainsi à leur imagination, les observateurs indiscrets n'ont que l'embarras du choix. Elle seule saura si cela représente un homme et de quel homme il s'agit.
20 J'ai signalé plus haut qu'au Moyen Adas, on considérait la laine comme un produit agricole. Mais plus encore, la préparation de la laine, de la tonte au filage, s'accompagne toujours de rituels dans le but prophylactique de chasser les mauvais esprits et d'attirer les bons. Cependant, c'est le métier à tisser lui-même qui est l'objet le plus concerné par la croyance. On lui adresse le plus grand respect, comme on l'accorderait à une personne à part entière, de peur de le provoquer. Il doit être traité avec prudence. On ne s'aventurera pas à s'asseoir dessus ni à y suspendre des vêtements, par exemple. Mais il n'y a pas que la matière première et le métier à tisser qui baignent dans cette atmosphère prophylactique. Les tapis aussi s'inscrivent dans ce registre. Ils peuvent être eux-mêmes à valeur protectrice. Cette fonction de défense est assurée par un certain nombre de motifs protecteurs. Parmi ceux-ci, on rencontre le chiffre cinq, sous diverses apparences. Ce chiffre éloigne le malheur. Nous le retrouvons sur les tapis du Moyen Adas de façon géométrique sous forme de cinq petits carrés et dans plusieurs autres dispositions. Différents motifs protecteurs se rencontrent sur un tapis, tel le sceau de Salomon, sous la forme classique de l'étoile à six branches ou sous la forme réduite de deux triangles renversés et délimitant un losange. En plus du motif, la couleur aussi peut avoir une fonction protectrice. Le noir a certes ses vertus esthétiques dans le soulignement et le remplissage des motifs, mais il est également pertinent dans une visée prophylactique. Dans la société traditionnelle tout entière et non seulement berbère, il est la couleur des ténèbres et du mal. Cela permet de comprendre qu'on l'utilise homéopathiquement : un peu de mal contre beaucoup de mal. Ce principe était à la base des pratiques anciennes de la médecine prophylactique. Nous pensons surtout à la technique de la variolisation qui consistait à protéger une personne en bonne santé en la mettant en contact avec de petits morceaux de croûtes prélevées sur des éruptions varioliques. Ce même principe est aujourd'hui encore à la base des représentations de l'œil, du serpent et du scorpion. En les représentant, on s'en protège. Mais pourquoi le serpent et le scorpion ?
21 Le serpent de la bible est Satan chez les musulmans, comme l'exprime Abdelwahab Bouhdiba7 : « principe général du mal, archétype de l'âme inférieur en nous, que symbolisent Satan, le serpent et le scorpion ». La présence de ces deux figures sur les tapis berbères est un moyen de s'en protéger par contamination. Or, au Maroc, le serpent est resté un eminent symbole de fécondité féminine. Les deux aspects se confondent. Le bien et le mal se retrouvent associés au thème de la féminité. Cette association de la femme et du diable est un fait transculturel qui prend des formes variées tout autour du bassin méditerranéen. Nous retrouvons ainsi dans le répertoire des motifs du Moyen Adas la représentation du scorpion apparaissant sous forme de losange à appendices et à pattes (fig. 2). Puis, ce même motif subissant une espèce de réduction devient ce qui a été identifié comme étant la représentadon des contractions et des douleurs de l'enfantement. Une étude ethnographique menée sur le terrain pourrait sans doute étudier et démontrer le caractère corporel du tapis, dans la mesure où il porte des figures physiologiques, des structures représentant un modèle de fonctionnement organique et de nombreux autres éléments qui font de lui un être. Le tapis est un porte-parole de la femme, ce qui lui confère une valeur davantage intellectuelle que protectrice et cela, en dépit de la fréquence des motifs à portée aussi prophylactique.
22 Pour finir, j'aimerais dire que les « connaisseurs » ne détiennent plus la clé de la beauté. Ce qu'ils savent de l'authenticité, de la valeur et du rang d'un objet ne fait plus autorité. Le jugement que le sujet porte sur ce qu'il regarde est désormais conditionné par ce qu'il éprouve. Etendu à l'art berbère, cela revient à dire que tout regard doit nécessairement se réserver le droit de trancher du beau et du laid, se fier à son émotion, à sa sensibilité, bref à son sentir, sans s'emprisonner dans les théories d'apprentissage et des mises en doute. Certes, cela ne peut se faire dans une liberté absolue, car on est toujours affecté, secrètement et inconsciemment, par les jugements de son époque. On ressent donc tout au fond de soi ce que l'époque dicte impérieusement tout en restant dissimulée, à l'arrière plan. Quoi qu'il en soit, effet de mondialisation ou autre, l'art marocain se voit affranchi d'un vieux regard injuste. Il vit une (re)naissance dans la reconnaissance de sa pure beauté de formes.