1 J'ai lu avec beaucoup d'intérêt et, je dirais même, d'avidité le livre de Siân Jones, le dévorant d'une couverture à l'autre comme on le ferait d'un roman policier. Cet intérêt a été non seulement soulevé par l'actualité de la question de l'ethnicité, très grande en ce moment, mais aussi parce que je m'y suis senti interpellé personnellement en tant qu'archéologue impliqué dans l'étude de sa propre histoire, soit l'histoire des régimes coloniaux français et britanniques dans la vallée du Saint-Laurent.
2 L'archéologie de l'ethnicité est une question complexe et remplie de nuances et de pièges à travers lesquels les archéologues, dans une littérature malgré tout abondante sur le sujet, n'ont pu progresser jusqu'à maintenant qu'avec difficulté. Il faut donc être reconnaissant à l'auteure de bien baliser le terrain en consacrant trois chapitres substantiels à l'identification archéologique des peuples et des cultures, à la classification des peuples en science humaine et aux aspects conceptuels et théoriques de l'ethnicité. Cette très longue préparation du terrain, que l'on pourrait qualifier d'introduction, lui permet de nous présenter un cas type, celui de la romanisation, qui lui servira de démonstration en rapport avec le point de vue archéologique, de nous montrer comment l'ethnicité est devenue une catégorie taxonomique de première importance et d'en arriver à proposer une approche théorique de l'ethnicité intégrant à la fois les approches primordiale et instrumentale de ce phénomène.
3 C'est à partir de ce point que se trouve l'apport théorique très important de l'auteure sur la question de l'ethnicité. En effet, son très long état de la question lui permet d'en arriver à une définition opérationnelle de l'ethnicité. Cette définition, à la fois processuelle et relationnelle, est basée sur la conscience de la différence qui fonde la reproduction et la transformation des distinctions classificatives de base entre des groupes de personnes qui se perçoivent comme êtres culturellement distincts (p. 64). Cette définition a comme principal avantage de laisser de côté la conception monolithique des groupes ethniques prévalant dans la littérature archéologique et de permettre l'analyse des processus impliqués dans la construction identitaire.
4 L'identité étant une réalité en perpétuelle construction par les personnes qui la vivent, elle s'insère tout naturellement dans une théorie de la pratique, au centre de laquelle se trouve le concept d'habitus tel qu'il est défini par Pierre Bourdieu. Cette utilisation du concept d'habitus a comme principal effet d'exiger une approche contextuelle à la réalité, puisque les habitus sont principes générateurs de pratique s'insérant dans les contextes sociaux et historiques. De plus, l'ethnicité étant fondée plus sur une conscience des différences que des similarités, elle constitue un phénomène très variable aux manifestations fluctuantes, selon les dispositions de Yhabitus, les contextes sociaux et historiques. Ces différences pourront aussi être variables selon que l'on se situe à l'échelle interpersonnelle, intraculturelle ou interculturelle.
5 Cette ethnicité multidimensionnelle fondée sur une conscience de la différence, qui se manifeste par une pratique reposant sur les dispositions de l'habitus, fournit à l'auteure les bases théoriques nécessaires pour s'attaquer de front à la question de l'ethnicité et de l'archéologie, plus précisément de l'ethnicité et de la culture matérielle. Et c'est là que se situe sa contribution la plus importante sur le plan théorique.
6 Après avoir reconnu au concept de style sa valeur comme moyen de communication, donc le rôle actif que joue ce concept pour symboliser l'identité et négocier les relations sociales, l'auteure en vient à la conclusion qu'aucune des approches fondées sur ce concept ne réussit à nous expliquer comment l'identité ethnique est produite, reproduite et transformée. Il faut donc aller chercher ailleurs, et c'est dans une approche fondée sur le rôle actif de toute la culture matérielle dans les productions sociales, et non la simple notion de style, qu'elle trouve une voie féconde : « Material culture is an active constitutive dimension of social practice in that it both structures human agency and is a product of that agency » (p. 117).
7 Cette conception de la culture matérielle lui permet d'avancer que le changement culturel est le produit de la rencontre des significations incorporées dans les mondes idéels et matériels avec les nouveaux contextes d'interprétation et d'action dans lesquels des acteurs vont agir stratégiquement à partir des dispositions structurées de l'habitus (p. 119). Cette partie théorique a pour effet d'éliminer l'opposition entre la fonction et la structure déjà soutenue par Hodder et surtout de démontrer la nécessité d'une approché franchement contextuelle pour analyser les données archéologiques en vue de mieux comprendre les pratiques et les relations sociales.
8 Appliquée à la question de l'ethnicité, cette approche révèle toute la complexité du problème, puisque l'ethnicité s'avère ne pas être un produit direct de l'habitus et de la culture, mais plutôt un produit de la rencontre des dispositions habituelles des gens avec les conditions sociales dans lesquelles ils vivent à un moment donné (p. 120). Il en résulte donc que les manifestations de l'ethnicité et, par conséquent, des différents styles de la culture matérielle vont varier selon les contextes de la pratique de cette ethnicité. Dans cette vision dynamique liée à celle des pratiques, l'ethnicité va se révéler comme une réalité parfois intangible et difficile à cerner. À ce problème, Pauteure répond que les différents styles de culture matérielle impliqués dans l'articulation de la culture matérielle ne se retrouvent pas par hasard dans des contextes sociohistoriques particuliers et qu'une connaissance très approfondie de ces contextes précis est nécessaire.
9 En appliquant systématiquement son approche au problème de l'ethnicité, l'auteure s'est trouvée à apporter un éclairage très considérable sur ce fameux problème de la polysémie des objets auquel les chercheurs en culture matérielle ont eu à faire face depuis les écrits de Baudrillard sur le sujet.
10 Cependant, je dois avouer que l'application de son approche au cas type de la romanisation, déjà abordé au début de son livre, est trop esquissée. La rigueur conceptuelle s'y retrouve, mais la dimension factuelle, réduite à sa plus simple expression, enlève beaucoup à la démonstration que l'auteure effectue.
11 Enfin, je souligne l'attitude engagée de l'auteure relativement à une archéologie qui se conjugue à la fois au passé et au présent. En regard des reconstructions passées des groupes ethniques et du discours actuel sur les questions ethniques, cet engagement est d'une importance primordiale.