1 Le développement accéléré des centres urbains, les crises énergétiques, les préoccupations reliées à la conservation de l'environnement et les aspirations à une meilleure qualité de vie font partie des facteurs qui, au cours des années 1970, amènent des communautés locales et régionales, des chercheurs et des organismes canadiens à s'intéresser aux témoignages de leur passé industriel. En cela, ces personnes et organismes rejoignent les efforts de leurs homologues britanniques, français, allemands, suédois et américains dont les réflexions ont favorisé, au cours des deux décennies précédentes, l'émergence du concept de patrimoine industriel ainsi que l'élaboration de principes et d'actions visant à en assurer l'étude et la préservation.
2 C'est à ce contexte que se rattache l'intervention de Parcs Canada qui, dès 1973 - suite à une entente avec le ministère des Affaires culturelles du Québec - met en œuvre un vaste programme de recherche, de conservation et d'interprétation du lieu historique national des Forges du Saint-Maurice, programme maintenu jusqu'au début des années 1980. Une pléiade de jeunes historiens et archéologues viendront y acquérir et perfectionner une expérience de recherche sur le terrain, fondée sur un examen presque exhaustif de fonds d'archives coloniales, judiciaires, religieuses, universitaires et militaires conservés dans la capitale canadienne et au Québec, allant de pair avec la mise au jour et l'analyse de nombreux vestiges in situ.
3 Témoignant en même temps de l'époque prospère de la « génération lyrique », pendant laquelle la recherche historique et archéologique occupait une niche privilégiée dans les coffres de l'Etat fédéral, ce programme d'intervention a eu pour résultat une série de publications à orientation pluridisciplinaire portant sur l'évolution de l'établissement des Forges du Saint-Maurice. Parmi les sujets traités, mentionnons les structures industrielles, l'exploitation, la transformation et la consommation des matières premières (énergie hydraulique, forêt, minerai), la production, la main-d'œuvre et la communauté industrielle, la culture matérielle reliée à l'habitat, aux métiers, outils, objets domestiques, coutumes et croyances de la population locale ainsi que la géographie historique, incluant l'étude du territoire. Aujourd'hui livrés surtout sous la forme de microfiches, ces manuscrits inédits sont malheureusement peu accessibles dans le commerce (sauf peut-être dans les librairies spécialisées en livres anciens) ; ils constituent pourtant des bijoux de connaissances originales sur le développement de la première entreprise sidérurgique au Canada.
4 La synthèse de ces rapports de recherche sert donc de point de départ à la publication que nous offre l'historien Roch Samson sur Les Forges du Saint-Maurice : les débuts de l'industrie sidérurgique au Canada 1730-1883. Ce très beau livre de près de 500 pages impressionne à prime abord par l'abondance et le choix des illustrations, tableaux, graphiques et encadrés qui s'ajoutent à un glossaire et un index pour compléter pertinemment le texte. Le fait qu'il ait été parrainé financièrement par l'Institut canadien des mines, de la métallurgie et du pétrole et par Ispat Sidbec peut justifier sa facture luxueuse, visible dans la qualité des matériaux et de l'ensemble de la conception graphique.
5 Empruntant la démarche chronologique propre à la méthodologie historique, l'auteur retrace l'évolution et les caractéristiques des Forges du Saint-Maurice depuis le Régime français jusqu'à la fin des opérations en 1883 et replace l'entreprise dans le contexte de la sidérurgie ancienne, ce en quoi il s'inspire surtout d'établissements semblables qui se sont développés en France entre le XIVe et le XVIIIe siècles. Son hypothèse de départ repose sur la continuité qui marque le développement de l'entreprise ; il identifie une série de facteurs historiques pouvant expliquer comment le processus se répétera d'une génération à l'autre pendant les cent cinquante ans sur lesquels s'étendront les activités des Forges, et comment celles-ci se maintiendront ainsi en marge de la révolution industrielle.
6 La « monographie industrielle » que l'auteur nous propose est distribuée en neuf chapitres, dont les six premiers retracent spécifiquement les composantes organisationnelles et techniques de l'établissement des Forges du Saint-Maurice, soit les administrations successives, l'espace de l'industrie, l'exploitation, le transport et la transformation des matières premières, le harnachement et l'utilisation des ressources hydro-énergétiques, la mise en place des structures industrielles, le travail du fer et la production, alors que les trois derniers chapitres se rapportent directement aux composantes sociales, c'est-à-dire la population ouvrière ainsi que la communauté et le village industriels.
7 Cette publication de synthèse arrive à point dans le paysage de l'histoire minière canadienne puisqu'elle rend accessibles au grand public des connaissances approfondies sur cette première génération de l'industrie sidérurgique au Canada. Par le fait même, elle constitue un hommage aux chercheurs qui ont fourni nombre de données originales sur lesquelles se fondent ces connaissances dans leurs rapports inédits au cours des vingt-cinq dernières années.
8 Le style clair et précis facilite la compréhension de principes, d'opérations et de mécanismes industriels plutôt complexes. Parmi les exemples méritant d'être retenus, mentionnons les procédés d'extraction et de transformation du minerai en vue de la fabrication du charbon de bois (p. 87-97) ainsi que la mise au point du système hydraulique, en particulier les analyses et schémas de l'ingénieur Chaussegros de Léry (p. 125-129). Le chapitre IV bénéficie d'une abondance de détails sur l'établissement industriel, surtout au XVIIIe siècle, quoique des références soient souhaitables pour l'encadré où est exposée la chimie du haut-fourneau (p. 154). Le public lecteur saura apprécier l'identification par caractères gras des termes techniques qu'il retrouvera définis plus loin dans le glossaire.
9 Ajoutant à la valeur du texte, les illustrations d'époque permettent de retracer l'évolution des Forges presque tout au long de leurs activités, alors que les photographies des fouilles archéologiques montrent l'envergure d'un des sites les plus importants au Canada au cours des années 1970-1980. Véritable mine de références pour les chercheurs, ces photographies sont pratiquement les seuls témoignages qui restent pour nous aider à saisir l'envergure des installations originales in situ. Compléments de la recherche historique, elles demeurent, à notre avis, très significatives des débuts de l'archéologie industrielle au Canada.
10 L'étude de Roch Samson répond en grande partie au défi qu'offrait cette synthèse des rapports de recherche inédits produits par les chercheurs de Parcs Canada au cours des armées 1970-1980, en unifiant de façon cohérente la diversité des thèses qui y étaient exposées. Pourtant, même si l'auteur allègue la dimension multidisciplinaire de l'ouvrage, celle-ci ne nous semble pas toujours évidente dans la méthodologie qu'il emprunte, limitée à l'histoire événementielle. On peut se demander si le sujet des débuts de l'industrie sidérurgique au Canada aurait pu être renouvelé à la lumière d'études spécialisées, particulièrement dans les domaines de l'histoire et de l'archéologie industrielles, de l'histoire des sciences et des technologies, et reflétant des expériences semblables dans un contexte international. À notre avis, ceci aurait permis une analyse plus approfondie de certains thèmes, dont voici quelques exemples.
11 Premièrement, une définition du concept de « révolution industrielle » nous apparaît essentielle dans le cadre d'une telle étude. Sans vouloir donner une liste exhaustive des fort nombreux ouvrages parus sur le sujet au cours des vingt dernières années, mentionnons ceux d'historiens tels que Fernand Braudel, Louis Bergeron, Robert Buchanan et Barrie Trinder, les articles parus dans les Actes des colloques du Comité international pour la conservation du patrimoine industriel (TICCIH), les revues françaises L'archéologie industrielle en France et Milieux, de même que l'Industrial Archaeology Review, publiée en Grande-Bretagne. On y démontre en effet que le processus de la révolution industrielle n'est pas forcément fondé sur l'avènement de la vapeur ou sur la mise en place de manufactures, mais qu'il a évolué différemment dans les pays maintenant postindustriels. Peut-être que ces sources auraient été utiles à l'auteur pour situer les étapes de la révolution industrielle au Canada, particulièrement dans le secteur de la sidérurgie, et préciser que certaines activités conduites aux Forges du Saint-Maurice - ainsi la production de fer et de fonte pour la fabrication d'équipement hydraulique, de conduites de gaz ou de roues pour les wagons de chemin de fer (p. 239-243) - pourraient illustrer une première initiative en ce sens. N'y aurait-il pas aussi eu lieu de s'interroger sur le rôle de ces activités dans la formation d'une mentalité industrielle au Québec ?
12 Deuxièment, il aurait été important d'établir des liens entre la tradition et l'innovation, et l'intégration des deux aspects dans un système technique. Ainsi, l'auteur n'aurait-il pas pu développer ce thème davantage et convier à la réflexion des chercheurs la façon dont les activités industrielles aux Forges ont pu être intégrées dans un système technique regroupant l'exploitation, la transformation, la distribution et la consommation des matières premières et la mesure dans laquelle ce système a favorisé des innovations, ou le savoir-faire ouvrier dans la production de biens de consommation et de pièces d'équipement ? Les ouvrages de Thomas Hughes, par exemple The Social Construction of Technological Systems, ainsi que les articles de la revue Technology and Culture auraient pu offrir des références intéressantes à cet égard.
13 Troisièmement, la description des mécanismes hydrauliques est limitée essen-tiellement aux transferts de technologie français. Si ce fait se justifie au XVIIIe siècle, des innovations n'auraient-elles pas été importées d'ailleurs ultérieurement ? Nous pensons par exemple aux roues à eaux et aux turbines hydrauliques utilisées dans les moulins du Haut-Canada ou aux États-Unis au XIXe siècle. Par ailleurs, il serait tout aussi intéressant de connaître dans quelle mesure l'énergie thermique a été répandue aux Forges, quelles en ont été les structures et les combustibles. Sur ces sujets précis, n'aurait-il pas été possible d'apporter des données comparatives en référant, par exemple, aux études de Felicity Leung, Grist and Flour Mills in Ontario: From Millstones to Rollers, 1780-1880 (1981), et de Louis Hunter, A History of Industrial Power in the United States (1979) ?
14 Enfin, il est surprenant de constater que le livre de Samson omet de référer aux nombreuses publications et aux travaux réalisés depuis près de trois décennies dans le domaine de l'archéologie industrielle aux États-Unis, compte tenu des influences que cette discipline a eues au Canada, notamment au point de vue méthodologique. Il nous semble que la problématique soulevée dans les différents chapitres aurait sans doute bénéficié des articles de la revue IA, de la Society for Industrial Archaeology, des inventaires dressés par le Historic American Engineering Record (HAER) et des recherches conduites sur des sites comparables en Pennsylvanie, au New Jersey ou en Alabama.
15 En fin de compte, cette monographie industrielle sur les débuts de l'industrie sidérurgique au Canada aurait pu offrir une analyse plus poussée, plus articulée au contexte international. Elle pourrait autant servir de phare à des recherches spécialisées portant, par exemple, sur l'histoire des fouilles en archéologie industrielle au Canada, ou encore sur l'apport du green engineering dans la conception architecturale et muséographique des lieux historiques canadiens.
16 La démarche retenue par l'auteur, le contenu encyclopédique, la qualité du texte et des illustrations, enfin l'accessibilité à un vaste bassin de lecteurs - incluant des chercheurs en sciences humaines et la population de la région de la Mauricie - constituent des ingrédients de choix pour apparenter l'ouvrage de Roch Samson à une histoire populaire des Forges du Saint-Maurice. En ce sens, la publication mérite d'être retenue comme exemple intéressant d'histoire appliquée.