This study is about a collection of 78 hawk bill clasp knife blades discovered in a 1713 context from the site of the Intendant's Palace in Quebec City. What makes this collection so interesting is that these blades have been particularly well preserved, making it very easy to read the marks of the cutlers who fabricated them. In the first part of this paper, the author describes the blades systematically and reviews the sources and archaeological literature about them. Then, he tries to demonstrate that these knives, with their unusually shaped blades, could have been used to work on animal pelts and that it is therefore not surprising to find them in contexts associated with the fur trade.
Cette étude porte sur un dépôt de 78 lames de couteaux pliants à pointe rabattue, mis au jour sur le site du Palais de l'intendant, à Québec, dans un contexte daté de 1713. L'intérêt de ce dépôt est que les lames ont été très bien conservées et qu'on peut y lire très clairement les marques des couteliers qui les ont fabriquées. Dans un premier temps, l'auteur décrit systématiquement ces lames et essaie d'en retrouver la trace dans les documents d'époque et la littérature archéologique. Puis il tente de démontrer que ces couteaux, avec leur lame de forme un peu spéciale, auraient bien pu servir au travail des peaux d'animaux et qu'il n'est donc pas étonnant de les retrouver associés à des contextes de traite des fourrures.
1 Les couteaux, avec leur lame de métal ferreux, se présentent habituellement comme des objets fragiles, quand on les retrouve à l'état de vestiges d'activités humaines sur les sites archéologiques. Les lames sont souvent amincies, transpercées et même complètement détruites par la rouille tandis que les manches, s'ils ne sont pas faits de bois ou de métal, mais d'une matière plus résistante à la corrosion comme l'os, la corne ou l'andouiller, sont tout ce qui subsiste de cet objet. Cependant, il peut arriver que le hasard fasse bien les choses et que certains sites présentent d'excellentes conditions pour la conservation de la partie la plus fragile des couteaux : leur lame. Ces conditions se sont trouvées réunies dans un secteur très restreint du site du Palais de l'intendant, à Québec, où Annie Quesnel1 a effectué, en 1988, la mise au jour d'un important dépôt de lames de couteaux à peu près intactes mêlées à de la quincaillerie d'architecture et à des pièces d'armes (fig. 1).
2 Le site du Palais de l'intendant, situé en bordure de la rivière Saint-Charles, juste à l'extérieur des murs de fortification de la ville de Québec, a fait l'objet de fouilles archéologiques par l'Université Laval entre 1982 et 19902. Ces neuf campagnes de fouilles ont permis la découverte d'une riche séquence archéologique stratifiée qui comprend sept phases principales s'étalant du XVI au XX siècle :
3 Quant au dépôt qui nous intéresse, Quesnel3 a pu, sans trop de peine, démontrer qu'il se situait sous la couche de destruction du Palais et était relié aux restes d'un plancher de bois installé sur le dallage du germoir de la brasserie de Talon (fig. 2). Il s'agit donc d'un contexte d'abandon non remanié situé dans ce que j'ai appelé la salle 4 des caves du Palais de l'intendant4 (fig. 3). Les artefacts et écofacts constituant l'assemblage d'objets de ce contexte d'à peine 0,30 m d'épaisseur sont nombreux et diversifiés. Quesnel5 en a dénombré non moins de 3 454, principalement de la quincaillerie d'architecture, des pièces d'armes à feu, des pierres à fusil sur éclat, mais aussi des coquilles d'épées et des pinces à fourreaux, quelques hameçons barbelés, un batte-feu, des lames de couteaux, des bagues « jésuites », un sceau à marchandise en plomb, des médailles à motifs religieux, quelques centaines de tessons de faience et de terre cuite commune ainsi qu'une centaine d'écofacts, surtout des os. L'abondance des objets, mais surtout le fait qu'un grand nombre de spécimens appartiennent à un même type - surtout en ce qui concerne les pièces d'arme à feu, les pierres à fusil, les couteaux et les clous - nous ont fait penser que cette pièce servait à l'entreposage de marchandises. Interprétation fort plausible puisqu'il est bien connu qu'à cette époque, les caves du Palais de l'intendant servaient de magasins.
4 En plus de sa richesse et de sa diversité, deux autres raisons rendent intéressant cet assemblage d'objets. Premièrement, la date de la destruction du Palais, la nuit du 5 janvier 1713, nous est bien connue grâce à de nombreux documents et nous permet de dater ce contexte avec précision6. Deuxièmement, les objets de métal qu'on y a découverts se présentent dans un extraordinaire état de conservation, aussi bien les clous que les pièces d'armes à feu ou les couteaux, qui sont parfois comme neufs. Cette situation particulière est due au fait que ces artefacts ont été trouvés dans une masse compacte de sol faisant 1,75 m sur 1,90 m et de laquelle s'échappait une forte odeur qui s'est avérée provenir de l'huile de lin. Cette odeur se serait dégagée d'une barrique de ce produit qui aurait été entreposée à un niveau supérieur et qui aurait possiblement éclaté lors de la destruction des magasins du roi, en 1760. Le contenu aurait alors imprégné les sols sous-jacents.
5 L'état de conservation exceptionnel dans lequel se trouvaient ces objets de métal en rendait possible l'étude approfondie. Ceci est particulièrement vrai pour les lames de couteaux faisant partie de l'assemblage mis au jour. En effet, on peut non seulement bien reconnaître leurs formes, mesurer leurs dimensions , mais aussi lire très clairement les marques étampées par leurs fabricants (fig. 4).
6 Au total, 78 lames de couteaux ont été retrouvées dans le dépôt de la salle 4 du Palais de l'intendant. La plupart, sans être complètes, sont cependant reconstituables, de sorte que l'on peut en déterminer la forme, les décrire et les mesurer. Ces lames sont toutes de même type : elles ont toutes la même forme générale. Il s'agit de lames de fer minces de 10,74 à 13,38 cm de longueur dont, comme il se doit, le dos est plus épais que le tranchant, et qui s'évase légèrement du manche jusqu'à la pointe. L'extrémité, près du manche, est surmontée d'un petit renflement, qui fait office de lentille d'arrêt, et percée d'un trou dans lequel pouvait être inséré un axe de rotation transversal, ou goupille. La pointe est rabattue à la façon des couteaux de type « Exacto » utilisés actuellement par les gens de métier.
7 La marque du fabricant était étampée vers le milieu et un peu vers le haut du côté gauche de la lame, lorsqu'on la pointe vers à soi. À cause de l'excellent état de conservation du métal, cinq marques ont pu être déchiffrées et reconstituées dans leur entièreté (fig. 5) : celles de Denis Buisson, Blaize Buisson, Hugues Palle, Antoine Didier, Claude et Blaize Durante.
8 Comme nos recherches ne nous ont pas permis de trouver trace de ces artisans couteliers dans la colonie du Saint-Laurent, nous nous sommes donc tourné vers la France en nous adressant à plusieurs établissements museaux intéressés à la coutellerie. En effet, la France possède une longue tradition coutelière dont les grandes lignes ont été brossées par Lecoq7:
9 Mais nos tentatives d'identification des artisans, du côté de la France, n'ont pas porté les fruits espérés, malgré les efforts déployés par les conservateurs du Musée de Rouen, de la Maison de l'outil et de la pensée ouvrière et du Musée de la coutellerie de Thiers. Cependant, Brigitte Liabeuf, du Musée de la coutellerie, nous a fait part de la présence, au début du xixe siècle, à Thiers et dans sa région immédiate, de couteliers du nom de Hugues Palle, Antoine Didier et Buisson. Comme ces mentions sont d'un siècle ultérieures au contexte archéologique du site du Palais de l'intendant, il ne s'agit évidemment pas des mêmes artisans. Connaissant par ailleurs la longue tradition de la coutellerie dans la région de Thiers, nous pouvons avancer que cette configuration de noms touchant à quatre des cinq marques relevées sur les couteaux du site du Palais de l'intendant n'est pas due au hasard et que ces couteliers du XIX siècle pourraient être les descendants de ceux dont le nom est étampé sur les lames découvertes à Québec.
10 À partir de la description donnée précédemment, nous pouvons dire que ces lames, avec leur goupille et leur lentille d'arrêt, appartenaient à des couteaux pliants ou couteaux de poche appelés aussi « jambettes », « eustaches » ou « flatins »8 (fig. 6 et 7). Ces couteaux communs, bon marché, étaient fort répandus et fabriqués en série. Fougeroux de Bondaroy9, dans son Art du coutelier en ouvrages communs, nous a laissé une description très précise de leur production.
11 C'est grâce à cet auteur que nous savons que les manches de ces couteaux étaient faits de corne ou de bois pressés. Ce détail est intéressant puisque 10 des 78 lames trouvées comportaient déjà une goupille. Cela nous dit qu'elles avaient sans doute été reliées à un manche et nous porte à croire que le dépôt des caves du Palais n'était pas un simple stock de lames destinées à être assemblées à des manches en Nouvelle-France, mais un assortiment de couteaux complets entièrement fabriqués par les artisans thiernois. Cette hypothèse est d'autant plus plausible que, si l'on se fie à Fougeroux de Bondaroy, la chaîne technique conduisant à la fabrication de ces objets était fortement structurée du début à la fin et aurait laissé peu de place à la production d'objets incomplets.
12 Nous avons essayé de pousser cette recherche un peu plus loin en tentant de voir si on ne pouvait pas retrouver des mentions de ces couteaux, soit dans la documentation d'archives ou encore parmi les objets mis au jour sur d'autres sites archéologiques. En ce qui concerne la documentation d'archives, nous avons utilisé deux types de sources : les listes des marchandises commandées pour les magasins du roi à Québec et les inventaires après décès répertoriés par Séguin10 et Vermette, Genêt et Décarie-Audet11.
13 Pour les magasins du roi, les listes de marchandise mentionnant des couteaux se situent entre 1720 et 175212, donc après l'incendie de 1713 et le dépôt de nos lames de couteaux. Cependant, ces listes sont instructives en ce qu'elles nous mentionnent toute une panoplie de couteaux :
14 Parmi ces derniers, trois sont qualifiés de « flatins », donc de couteaux pliants : les « siamois », les « Perrin » et les flamands. Ils sont importés en grande quantité en Nouvelle-France : « 37 grosses [...] Couteaux flatins flamand Siamois et perrin a teste de chien » en 173713 et « 16 693 couteaux Siamois a teste de chien » en 175214. Leur prix très bas, se situant entre 1 sol 6 deniers et 3 sols, place donc ces objets parmi les marchandises à bon marché produites en série.
15 Vermette, Genêt et Décarie-Audet15 mentionnent aussi des couteaux siamois, boucherons, flamands et à tête de chien pour le XVIII siècle, mais sans pouvoir les relier à des types précis de couteaux. Du siamois, ces auteures affirment qu'il provient du Siam ou imite ceux du Siam, du boucheron, qu'il fait partie du matériel des voyageurs et qu'il est utilisé pour la traite, du flamand, qu'il provient de Flandre et de celui à tête de chie16n, qu'il est « garni à l'extrémité de son manche d'une tête de chien ». Ces interprétations ne sont pas documentées et demeurent encore à démontrer. Par exemple, bien que l'extrémité du manche de certains couteaux droits décoration paraît bien improbable sur un couteau pliant produit pour quelques sols.
16 En plus de signaler la présence de plusieurs variétés - de Rennes, flamands, à la dauphine et boucherons —, Robert-Lionel Séguin note la popularité du couteau pliant chez les habitants de la Nouvelle-France:
17 Si la documentation écrite nous montre la popularité des couteaux pliants parmi la population de la vallée du Saint-Laurent, les fouilles archéologiques nous révèlent que leur usage est aussi répandu jusqu'aux confins de la zone d'influence française, où ils sont utilisés aussi bien par les coureurs de bois et les voyageurs que les Autochtones. De plus,.ces objets peuvent être comparés directement avec notre collection. Comme les comptes rendus de découvertes de couteaux pliants sont dispersés dans une foule de publications souvent difficiles d'accès, nous nous limiterons ici à ne citer que quelques études jugées significatives : Lyle Stone18 sur Michillimackinac; Garrad19 sur les sites pétuns et Quimby20 sur le matériel de traite de la région des Grands Lacs.
18 Lyle M. Stone21 décrit, pour des contextes du Régime français à Michillimackinac, la découverte d'un ensemble de six lames correspondant à peu près exactement à celles mises au jour sur le site du Palais de l'intendant. Il les classe parmi les couteaux pliants de type 1, c'est-à-dire à lentille d'arrêt. Et la variété E de ce type, avec sa pointe rabattue en bec d'épervier [Hawk-bill] et son dos non parallèle au tranchant, montre une forme identique à celle de nos lames. Malheureusement, Stone n'a pu déchiffrer aucune marque de fabricant sur ces six spécimens de lames, probablement à cause de leur trop mauvais état de conservation. Par contre, parmi les 159 spécimens de couteaux pliants à pointe légèrement concave (sa variété A), il a pu relever quelques inscriptions partielles22 se rapprochant des marques étampées sur les lames des caves du Palais:
À ces marques, on peut en ajouter une autre pouvant être reliée à ces couteaux Perrin mentionnés parmi les marchandises acquises par les magasins du roi :
D'un autre côté, Garrad23, qui a étudié des lames provenant de douze sites neutres de la période historique, dans le sud de l'Ontario, ne rapporte que la découverte de deux couteaux pliants, ni l'un ni l'autre ne pouvant être classé avec certitude dans notre variété à pointe rabattue.
19 George I. Quimby24 note, sur certains sites amérindiens des périodes historiques ancienne et moyenne de la région des Grands Lacs, deux types de couteaux pliants : l'un à lame pointue et l'autre à lame en forme de bec d'épervier (bill of a hawk) sur lesquels sont étampés des noms français. En rapport avec le dépôt de lames des caves du Palais, retenons, parmi la liste des inscriptions relevées par Quimby, les deux suivantes : ANTOINE et HUGUE PALLE, la seconde ayant un rapport certain avec ces dernières. De plus, Quimby mentionne les noms de BARTELEMY PERRIN et CLAUDE PERRIN, qui pourraient bien avoir un rapport avec ces couteaux Perrin commandés en si grandes quantités pour les magasins du roi de Québec. Quimby illustre aussi un couteau à lame pointue portant, étampée sur son côté gauche, la marque de Claude Perrin.
20 Une dernière question que nous pourrions nous poser à propos de ces couteaux, et qui n'a pas été considérée à ce jour par les archéologues et les historiens de la culture matérielle, se rapporte à leur fonction. Comme il s'agit de couteaux de poche, on a sans doute tenu pour acquis qu'ils pouvaient servir à divers usages de la vie quotidienne, donc que c'était des ustensiles à usages généralisés. Dans l'ensemble, nous croyons que l'on aurait raison de penser ainsi si ce n'était que les lames des couteaux pliants se divisent en deux grands types, à pointe rabattue et à pointe pointue, tellement différentes l'une de l'autre qu'elles sont peut-être l'indice de fonctions ou d'usages un peu plus spécifiques à chacun de ces types.
21 L'usage des couteaux pliants par les paysans canadiens-français pour manger est bien connu, et Philippe Aubert de Gaspé, dans Les Anciens Canadiens, publié en 1863, nous dit qu'on s'en servait encore au début du ⅩⅨ siècle :
22 Le Suédois Pehr Kalm, lors de son voyage de 1749 en Nouvelle-France, abonde dans le même sens :
23 Selon Petroski, ces couteaux à manger avaient une lame pointue, et ce n'est qu'à la fin du XV siècle, chez les aristocrates, que l'on commença à en utiliser avec des pointes arrondies.
24 Il serait intéressant de déterminer combien de temps cette mode des couteaux à pointe arrondie a pris pour s'étendre aux autres couches de la société et jusque dans la colonie du Saint-Laurent. Dans l'état actuel de nos recherches, aucun contexte archéologique lié à des agriculteurs du XVII siècle, et même du début du XVIII, ne nous a révélé des couteaux à pointe arrondie, et encore moins des fourchettes. On peut donc supposer que, pour manger, ces paysans utilisaient leur couteau de poche à lame pointue pour piquer les mets solides, viandes ou légumes par exemple, en conjonction avec ces grosses cuillères en étain - relativement nombreuses sur le site du rocher de la Chapelle de l'île aux Oies, datant du XVII siècle28 - pour les mets plus liquides. De plus, ce couteau de poche, que l'on portait constamment sur soi, pouvait servir à bien d'autres usages.
25 D'un autre côté, le couteau pliant à pointe rabattue nous paraît mal fait pour piquer des substances solides, ce qui ne l'empêcherait pas de se prêter à des usages divers comme le couteau à lame pointue. En fait, cette pointe rabattue a une forme qui se rapproche beaucoup du couteau « Exacto » utilisé de nos jours par les artistes et les artisans pour effectuer du travail de précision, des coupures et des entailles nettes et bien calculées. Ainsi, Lecoq29 montre des couteaux droits de boucher à lame à pointe rabattue qui servent à l'habillage des agneaux, c'est-à-dire à leur evisceration et au parage de leur carcasse (fig. 8). Diderot et D'Alembert vont dans le même sens quand ils décrivent le couteau utilisé par le pelletier ou fourreur (fig. 9).
26 En 1835, Landrin31, dans son Manuel du coutelier, désigne un couteau ayant une lame à dos rabattu comme étant un couteau de fourreur. Et Delort32 illustre un couteau de tailleur de fourrure à lame à dos rabattu encore utilisé de nos jours. Nous avons retrouvé un outil du même type chez un tailleur professionnel de fourrure de Québec, monsieur Adrien Lapointe, qui l'utilise constamment dans la pratique de son métier (fig. 10). Ce ne serait donc pas par hasard que des couteaux dont la lame se prête si bien à l'habillage des animaux à fourrure et au découpage des fourrures se soient trouvés sur des sites importants pour la traite des fourrures, Michillimackinac par exemple33, ou encore parmi des populations autochtones engagées dans le commerce des pelleteries avec les traiteurs européens34. On le sait, dès les débuts des contacts entre Européens et Amérindiens, les couteaux de fer font partie des échanges de présents ou du troc: Jacques Cartier35 en laisse comme présents à Yagouhanna d'Hochelaga lors de leur rencontre de 1535 ; Fitzgerald36 mentionne la présence de longs couteaux droits dans les assemblages d'objets de traite définis sur les sites amérindiens de la fin du XVI siècle, dans le nord-est de l'Amérique du Nord ; et Kalm37 rapporte, encore en 1749, des couteaux échangés aux Amérindiens par les Français. De toute façon, les quantités énormes de couteaux qui, en compagnie d'autres marchandises de traite comme les perles de verre, les pierres à fusil, les garnitures de fusils, etc., ont transité par les magasins du roi à Québec suffisent à nous démontrer que ces objets jouaient un rôle important dans la traite des fourrures.
27 Notre étude montre bien cette relation et elle nous a permis de proposer que les couteaux pliants à lame à pointe rabattue, du type trouvé dans les caves du Palais de l'intendant, constituaient des outils efficaces pour l'habillage des animaux à fourrure et la taille des peaux, ce qui explique bien leur présence sur les sites de contact et de poste de traite. Cependant, cette connaissance un peu plus précise de la place qu'occupaient ces ustensiles dans les systèmes culturels du Régime français ne règle pas encore entièrement la question. Il faudrait aller plus loin, en faisant une revue exhaustive de tous les sites où de tels types de couteaux ont été trouvés et déterminer la date de leur apparition en Amérique du Nord. Il serait en effet intéressant de voir à quel moment de l'évolution du commerce des fourrures entre les Français et les Autochtones correspond l'utilisation d'un outil ou d'ustensiles aussi spécialisés dans le travail des peaux. Personnellement, nous y verrons une volonté de plus grande efficacité dans la chaîne technique et d'une meilleure intégration des Autochtones.
28 Cependant, qu'on ne s'y trompe pas, la lame à pointe rabattue n'est pas spécialisée à ce point qu'elle ne puisse servir à d'autres usages généraux. Le fait qu'elle soit fixée de façon à former un couteau pliant, c'est-à-dire un couteau de poche que l'on peut garder sur soi et transporter en toute sécurité, dispose cet ustensile à toutes sortes d'usages différents du travail des peaux. Ainsi les habitants du monde nouveau, Amérindiens ou Français, en faisaient-ils divers usages dans leurs courses à travers les lacs, les rivières et les forêts : préparer les poissons ou les viandes pour les repas, couper l'écorce de bouleau, etc. Cette diversité des usages pourrait aussi être signifiée par le fait que, comme le mentionnent les documents d'archives, on en fabrique de différentes grosseurs, « gros, moyens et petits », chaque taille étant probablement adaptée à différentes façons de travailler les solides fibreux et les solides souples.
29 Si on prend une collection archéologique, cette différence de tailles entre des couteaux devrait surtout se manifester dans la longueur de leur lame, la longueur du manche demeurant à peu près constante pour assurer une bonne poigne. En ce qui concerne la collection issue de la salle 4 des caves du Palais de l'intendant, 57 des 78 lames mises au jour sont mesurables dans le sens de leur longueur, ce qui constitue un excellent échantillon. Comme ces lames à pointe rabattue portent toutes le nom de leur fabricant, il nous a été facile d'établir, pour chacune des marques identifiées, un histogramme montrant la longueur des lames fabriquées et, par là, la taille des couteaux (fig. 11). Comme nous l'avons dit plus haut, les longueurs des lames étudiées se répartissent entre 10,74 cm et 13,38 cm. Pour construire nos histogrammes de fréquence, nous avons donc imaginé des classes de longueur d'un intervalle de 0,20 cm et allant de 10,60 cm à 13,40 cm de façon à inclure toutes les longueurs mesurables des lames de notre collection. Un simple examen de ces histogrammes nous amène à des interprétations intéressantes. En effet, si on exclut HUGUES PALLE, qui a fabriqué des lames de toutes les longueurs, soit entre 11 cm et 13,40 cm, il est facile de voir que la production des quatre autres couteliers se regroupe en deux ensembles de lames différentes, que je qualifierai de petites et de moyennes. Les lames de DENIS BUISSON correspondent exactement à ce modèle, se séparant en deux groupes de longueur : 10,60-11,40 cm et 12,20-13,20 cm. Pour ce qui est de BLAIZE BUISSON et ANTOINE DIDIER, leur production se limite à des petites lames, 11,00-11,60 cm et 10,80-11,60 cm respectivement, alors que celles des DURANTE sont de longueur moyenne, entre 12,20 cm et 13,20 cm. Comme on peut le constater, la collection des caves du Palais de l'intendant ne montre pas de grandes lames à pointe rabattue. Cependant, la découverte sur l'un des sites de l'île aux Oies, dans un contexte du XVII siècle, d'une lame de ce type, de 13,74 cm de longueur et marquée JACQUE BR(?), nous prouve qu'une telle catégorie existe bel et bien38. Ce simple essai de quantification paraît donc probant, mais il faut le voir comme une première indication d'une voie de recherche qui devrait être approfondie par d'autres études et des mesures beaucoup plus extensives à partir des couteaux conservés dans les collections existantes.
30 En guise de conclusion, on peut dire que cette étude nous aura au moins permis de rassembler et de discuter certains aspects importants de la littérature sur les couteaux pliants. Plusieurs de nos questions sont demeurées sans réponse, et le demeureront encore un bon moment, mais il nous sera dorénavant impossible de considérer l'ensemble des couteaux pliants, avec leurs lames de formes et de longueurs différentes, à lame pointue ou à pointe rabattue, comme un ensemble homogène. En effet, le corpus des faits rassemblés nous semble assez cohérent pour nous faire croire que la fonction principale de ces couteaux pliants à pointe rabattue était de servir à l'habillage des animaux et à la coupe des peaux, donc de jouer un rôle important dans le commerce des fourrures. Il resterait maintenant à mieux asseoir cette première conclusion par des recherches plus approfondies en archives, tant au Canada qu'en France, et surtout de passer systématiquement en revue toutes les découvertes de ces couteaux pliants sur les sites des XVII et XVIII siècles en Amérique du Nord.
Je tiens à remercier les nombreuses personnes sans lesquelles cet article n'aurait pu être produit : Annie Quesnel et Benoît Fiset, qui ont excavé ce dépôt avec une patience exemplaire ; Lise Jodoin et Richard Rouleau, qui ont effectué la délicate restauration des lames de couteaux ; Nathalie Hamel, qui a préparé la collection pour cette recherche et réuni certaines des références de base ; Rénald Lessard, qui a consulté les archives du Régime français sur le site du Palais de l'intendant ; Brigitte Liabeuf, du Musée de la coutellerie de Thiers, Catherine Vaudour, du Musée de Rouen, et G. Pierre, de la Maison de l'outil de Troyes, en France, qui ont si gentiment répondu à nos requêtes sur les couteaux et nous ont fourni une très utile documentation ; Louise Bernard, qui a dactylographié le texte ; Aline Cantin, qui a fait la révision et Adrien Lapointe, qui a spontanément accepté de nous parler de son métier de tailleur de fourrure.