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Construction d'un paysage identitaire :

Grand-Pré et la collectivité acadienne

Barbara Le Blanc
Université Sainte-Anne

Abstract

The article explores the dynamic relation between Grand-Pré National Historic Site and the construction of Acadian identity. It examines three functions of historic sites: tourist attraction, ethnic symbol, and empowerment agent. Several groups can select and appropriate an historic site, often for completely different reasons, to exploit it for their needs and according to their value system. This study shows how using an historic site to affirm group belonging is an ongoing process of negotiation that revolves around the concepts of otherness, identity and reciprocity.

Résumé

L'article explore la dynamique des rapports entre un lieu historique national, celui de Grand-Pré, en Nouvelle-Ecosse, et un groupe ethnique, les Acadiens, afin d'examiner le rôle joué par cet endroit dans la construction identitaire. L'auteure fait valoir que ce lieu historique possède trois fonctions principales : lieu touristique, symbole ethnique et agent d'habilitation (empowerment) d'un peuple. Un ou plusieurs groupes peuvent sélectionner et s'approprier, en même temps, des lieux historiques pour des raisons complètement différentes. Ils les exploitent selon leurs besoins, les uns comme symbole ethnique, les autres pour le tourisme. Cette étude démontre que l'affirmation de l'identité d'un peuple est un processus dynamique de négociation qui s'articule autour de trois pôles : l'altérité, l'identité et la réciprocité.

Introduction

1 Cet article explore l'hypothèse qu'un lieu historique, celui de Grand-Pré en Nouvelle-Ecosse, au Canada, joue un rôle dans la construction identitaire d'un groupe ethnique, la collectivité acadienne, notamment en servant de point de référence dans la création, la présentation, l'affirmation et la validation d'un sentiment d'appartenance. Notre étude du lieu historique national de Grand-Pré démontre que l'affirmation de l'identité du peuple acadien par l'entremise de cet endroit est un processus dynamique de négociation.

Création de l'identité par l'entremise d'un lieu historique

2 En recourant à une série de concepts qui touchent l'identité, nous voulons mettre en évidence qu'un lieu historique possède trois fonctions principales : lieu touristique, symbole ethnique et agent d'habilitation, ou empowerment. Un ou plusieurs groupes peuvent sélectionner et s'approprier en même temps un lieu historique pour des raisons complètement différentes. Ils l'exploitent selon leurs besoins, les uns comme symbole ethnique identitaire, d'autres comme attraction touristique et d'autres encore comme agent d'habilitation. Ce heu culturel peut servir d'outil pour une prise de pouvoir, soit symbolique, soit réelle.

Contexte socioculturel

3 Afin de mieux comprendre ce travail, il est essentiel de situer cette étude dans son contexte socioculturel. Du berceau à la tombe, chaque personne qui naît dans un groupe ethnique et qui se trouve englobée dans une société plus grande participe à la construction d'un sentiment d'appartenance et d'une identité collective. Le résultat de cette construction identitaire est un collage complexe d'expériences et de souvenirs individuels et collectifs, formulés et créés dans le temps et l'espace et continuellement négociés dans un contexte d'échanges interculturels.1

4 Plusieurs institutions contribuent à la construction identitaire dans la société. Parmi celles-ci, nous trouvons les écoles, les églises, les médias et les aires du patrimoine. Dans la catégorie des aires du patrimoine, il y a des institutions comme les musées, les monuments, les parcs naturels et les lieux historiques. L'objet de cet article est de mettre l'accent sur le rôle du tourisme associé à un lieu historique dans la construction identitaire, mais en le faisant, nous allons aussi voir comment le site est utilisé en tant que symbole ethnique et agent d'empowerment par le groupe.

5 Dans son analyse sémiotique du tourisme, l'anthropologue Dean MacCannell offre une terminologie utile à notre étude2. Il y décrit le (ou la) touriste comme un voyageur isolé, un pèlerin contemporain qui offre ses hommages à une diversité d'attractions et de sites3. Selon lui, les touristes transforment un lieu en un objet de collection naturel ou culturel, un objet sacré4. Les touristes lisent le paysage pour les significations d'un certain nombre de notions préétablies. Ces signes sont dérivés du discours qu'on trouve non seulement dans la documentation touristique, mais ailleurs5. MacCannell nous fait réaliser que, grâce au tourisme, des cultures peuvent être inventées, recréées et réorganisées6.

6 Cet anthropologue décrit un site comme une « force d'attraction » et l'interprétation d'un site se fait grâce à des « marqueurs ». MacCannell définit le terme « marqueur » comme de l'information et des supports d'information de tout genre utilisés au sujet d'un site : panneaux d'information, vidéocassettes, diapositives, dépliants, livres, souvenirs, commentaires de touristes et j'en passe. La combinaison du site comme « force d'attraction » et des multiples « marqueurs » devient « l'attraction touristique ». Avec le temps se met en marche un processus de « sacralisation du site », qui produit des stéréotypes à son sujet. Selon MacCannell, ce processus est composé des phases suivantes : 1) distinction d'un site par rapport à un autre, dénomination du site, 2) encadrement et mise en valeur du site, création d'une frontière officielle, protection et mise en valeur, 3) sacralisation du site, qui devient une force d'attraction, 4) production mécanique, incluant la production d'images, 5) production sociale, dans laquelle des groupes sociaux ou ethniques, des cultures, des régions, des nations utilisent le site comme icône d'identité7. En nous servant de ces phases décrites par MacCannell, nous serons en mesure d'aborder notre cas d'étude.

Cas d'étude

7 Le lieu historique national de Grand-Pré et la collectivité acadienne nous offrent un exemple intéressant parce qu'il s'agit d'un haut lieu identitaire de l'Acadie et d'un endroit qui a toujours provoqué beaucoup de controverses.

Dénomination et distinction du site

8 L'établissement de Grand-Pré, fondé dans les années 1680 par des habitants de Port-Royal, Pierre Mélanson dit « la Verdure » et sa femme, Marie-Marguerite Mius-d'Entremont, est devenu l'une des scènes de la Déportation acadienne en 1755 quand, sous les ordres du lieutenant-gouverneur britannique Charles Lawrence, 2 200 personnes ont été déportées de la côte du bassin des Mines vers les colonies britanniques le long de la côte atlantique du Nouveau Monde. Ainsi, Lawrence espérait pouvoir régler une fois pour toutes la question de la collectivité acadienne, un groupe francophone et catholique qui se trouvait sous un régime anglais et protestant. Exilés de leurs terres fertiles et prospères, ces déportés allaient vivre une période d'errance et de migration à la recherche de nouvelles terres d'accueil où ils devraient se forger une nouvelle existence8.

Fig. 1 Église commėmorative sur le lieu historique national de Grand-Pré.
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(Coll. Musée acadien de l'Université de Moncton)

9 L'établissement de Grand-Pré est resté vide à partir de cet événement tragique jusqu'en 1760, quand un groupe d'habitants de la Nouvelle-Angleterre, les New England Planters, sont arrivés pour s'établir sur les terres acadiennes vacantes. Ainsi, Grand-Pré aurait pu tomber dans l'oubli, comme plusieurs autres établissements de l'Acadie du XXe siècle, si cela n'avait été d'un accident de parcours. Lors d'un souper avec le ministre protestant H. L. Connolly et l'écrivain américain Nathaniel Hawthorne, un poète américain, Henry Wadsworth Longfellow, entendit parler de l'histoire d'une jeune femme aux prises avec la Déportation et ses conséquences. Il fut tellement touché par l'histoire de persévérance de cette femme inconnue qu'il décida d'écrire un poème.

10 Le poème, Evangeline: A Tale of Acadie, paru en 1847, décrit d'une manière touchante l'expérience de cette héroïne fictive, Evangeline, et de son village natal et historiquement réel de Grand-Pré9. Des milliers de personnes, acadiennes ou non, touchées par l'histoire tragique de l'héroïne, ont commencé à parler de l'événement.

11 Le poème raconte l'histoire d'amour de deux jeunes prétendants, Évangéline et Gabriel, qui ont grandi ensemble dans le village de Grand-Pré. Longfellow décrit ce coin du monde comme une terre de paix et d'abondance, un paradis terrestre, une Arcadie du Nouveau Monde. Ce paradis est perdu lors de la Déportation (1755-1762). Les deux fiancés sont séparés, embarqués sur des bateaux différents qui transportent leur cargaison humaine à différentes destinations.

12 Dans la deuxième partie du poème, Évangé-line recherche Gabriel, son fiancé. Tous deux sont réunis seulement à la fin de leur vie, dans un hôpital de Philadelphie, ville d'amour fraternel. Après de longues années de migration, Évangéline est devenue soeur de la Miséricorde, au service des malades et des plus démunis de la ville. Une épidémie de variole crée des ravages parmi les habitants. Un jour, Évangéline reconnaît Gabriel, mourant. Il expire dans ses bras. Le cœur brisé, l'héroïne suivra son fiancé au tombeau peu de temps après son décès.

13 Ce poème a fait fureur autant chez les Acadiens que chez d'autres personnes. Il a éveillé l'intérêt des poètes, des universitaires, des artistes et des touristes, acadiens ou non. Évangéline et, en conséquence, le site de Grand-Pré ont connu une très grande popularité au Canada et aux États-Unis lorsque le poème est devenu de lecture obligatoire dans les écoles de ces deux pays.

14 À la fin du XIXe et au commencement du XXe siècle, Grand-Pré et Évangéline ont servi de point de référence dans le cri de ralliement lancé par l'élite acadienne aux Acadiens et Acadiennes dispersés dans les provinces atlantiques du Canada. De plus, l'image romantique d'Évangéline et de son paradis terrestre de Grand-Pré a été utilisée à des fins commerciales par des entrepreneurs, anglophones pour la plupart, dans le développement du tourisme culturel en Nouvelle-Ecosse.

15 En 1907, John Frederick Herbin, descendant d'Acadiens par sa mère, Marie Robichaud, de Meteghan en Nouvelle-Ecosse, a acheté un terrain à Grand-Pré en vue d'y aménager un parc à la mémoire de ses ancêtres acadiens.

Encadrement officiel et mise en valeur

16 En 1908, la législature de la province de la Nouvelle-Ecosse a passé une loi visant à protéger le lieu que Herbin avait acheté. Malgré ses efforts pour convaincre des membres de la communauté acadienne de s'engager dans son entreprise de commémoration, rien ne se passa et, en 1917, faute d'argent, Herbin dut vendre le parc à la Dominion Atlantic Railway, qui utilisa les symboles d'une Évangéline romantique et d'un Grand-Pré paradis terrestre pour inciter les touristes américains à visiter la Nouvelle-Ecosse. En 1920, cette société ferroviaire érigea une statue d'Évangéline sur le heu. En 1956, après plusieurs années prospères, la Dominion Atlantic Railway vendit le terrain au gouvernement fédéral du Canada qui en fit officiellement un lieu historique national en 1961.

Force d'attraction et sacralisation du lieu : production mécanique d'images

17 Dès que la majorité de la population eut adopté le récit d'Évangéline et de Grand-Pré, on a vu surgir maintes adaptations et manifestations. Plusieurs écrivains professionnels et amateurs, inspirés par l'histoire d'Évangéline et de Grand-Pré, ont utilisé le prénom de l'héroïne, ou des références aux Acadiens et aux endroits rattachés à leur histoire tragique dans les titres de certains ouvrages. Déjà en 1859, le livre de Frédéric Cozzens, Acadie; or A Month with the Bluenoses perpétue l'image d'un paradis terrestre et d'un peuple paisible. Les deux seules illustrations dans le livre montrent deux Acadiennes de Chezzecock, petit village acadien situé à vingt minutes de la capitale de la Nouvelle-Ecosse, Halifax. Dix ans plus tard, le tourisme était florissant dans cette province. Au cours de cette période touristique, Evangeline et Grand-Pré présentaient une vision romantique et pastorale. Evangeline symbolisait la pureté, la simplicité et la loyauté. Sa terre représentait un paradis terrestre recherché des nouveaux touristes. Alors, Evangeline et Grand-Pré ont été utilisés dans les techniques de marketing pour vendre des produits des entreprises des provinces de l'Atlantique et de la Louisiane au cours des dernières décennies du XIXe et des premières années du XXe siècle.

18 De plus, de nombreux artistes ont dépeint leur Évangéline imaginaire. L'Ecossais Thomas Faed fut l'un des premiers à créer une image d'elle, en 1863. Cette image fut reprise par la Dominion Atlantic Railway dans sa publicité sur la Nouvelle-Ecosse. Au cours de la période où le parc lui appartenait, cette société s'est servie de l'image à maintes reprises. Nous trouvons aussi dans les journaux de l'époque des annonces publicitaires qui montraient de jeunes couples d'amoureux regardant des paysages ruraux de la Nouvelle-Ecosse et un menu sur lequel figurait, bien visible, la représentation classique de Grand-Pré et d'Evangéline. Séduit par ces images de paix et de constance en amour, le couple en voyage se préparait à manger dans des assiettes reproduisant le visage de l'Evangéline de Faed. La société ferroviaire ne manquait aucune occasion de vendre son voyage en train à Grand-Pré, cette Arcadie de l'Amérique du Nord.

19 Pour son premier long métrage produit au Canada, The Canadian Bioscope Company a choisi de rendre en images l'histoire du poème de Longfellow. Hollywood a produit une version cinématographique du récit en 1922, mettant en vedette l'actrice Miriam Cooper, et une autre en 1929, avec l'actrice Delores del Rio. Plusieurs statues et statuettes, poèmes, bandes dessinées, opérettes et comédies musicales ont été inspirés de l'histoire créée par le poète américain. Une comédie musicale présentée par la compagnie de théâtre Les araignées de boui-boui, de l'Université Sainte-Anne en Nouvelle-Ecosse, sous la direction artistique de Normand Godin, a repris l'histoire. La cinéaste Ginette Pèlerin a réalisé un documentaire sur l'influence du personnage d'Evangéline.

20 L'âge d'or du site de Grand-Pré et d'Evangé-line correspond aux années 1920 et 1930. Tout au long de cette période, les événements ont servi de validation et de légitimation de Grand-Pré comme symbole acadien aux yeux de la collectivité acadienne elle-même et des « autres ». Une série de célébrations sur place ont été parrainées par les Acadiens. De plus, le ministère des Postes du Canada a lancé un timbre de cinquante cents en 1930 pour commémorer le 175e anniversaire de la Déportation. Ce timbre montre la vue classique de Grand-Pré avec la statue d'Évangéline, l'église commemorative et le vieux puits. Un tel geste de reconnaissance nationale et de validation de l'importance du site dans l'histoire canadienne n'est pas négligeable pour la construction identitaire du peuple acadien.

Fig. 2 Evangeline, gravure de James Faed, d' après un tableau de son frère Thomas, 1863.
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(Coll. Musée acadien de l'Université de Moncton)
Fig. 3 Logotype de la Dominion Atlantic Railway.
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(Coll. Musée acadien de l'Université de Moncton)
Fig. 4 Statuettes représentant Evangeline, d'après Philippe et Henri Hébert.
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(Coll. Musée acadien de l'Université de Moncton)

21 Une délégation de Cajuns de la Louisiane a fait le voyage du sud vers sa terre ancestrale afin de participer à des célébrations de la survivance de son peuple, malgré les obstacles de la Déportation. Ce groupe de visiteurs a participé à l'inauguration du musée, qui se trouve dans l'église commemorative de Grand-Pré. La société des Amis de Grand-Pré, qui a pour objectif d'encourager le soutien financier du musée de Grand-Pré, a été fondée en novembre 1930.

22 De plus en plus, des groupes utilisent l'image stéréotypée et romancée d'Évangéline et de Grand-Pré. Un exemple frappant est celui de la Fruit Growers Association de Nouvelle-Ecosse qui a envoyé une jeune Acadienne, Jacqueline d'Éon, costumée en Évangéline, au salon national des producteurs agricoles du Canada à Montréal, en 1954, afin de promouvoir ses fruits provenant de la Vallée où se trouve Grand-Pré.

23 L'écrit, les manifestations spéciales, les images, tout a servi à créer le stéréotype et a été renforcé par les outils de marketing du lieu de Grand-Pré. Des œuvres d'art, commanditées par des sociétés ferroviaires ou produites par des artistes indépendants, ont renforcé l'image qui non seulement attirait les touristes, mais servait aussi de ciment culturel à la collectivité acadienne.

24 Tous les facteurs sociaux, économiques et politiques combinés ont créé un lieu touristique d'un pouvoir imaginable. Ce site « sacré » est devenu partie du rituel touristique de l'est du Canada. Même la route touristique de Windsor à Pubnico est encore aujourd'hui connue comme la route d'Évangéline. Les touristes arrivent avec leurs idées établies, dérivées du discours touristique.

25 Malgré le fait qu'Évangéline et Grand-Pré soient devenues un motif central dans la création d'un sentiment d'appartenance à la collectivité acadienne depuis la fin du XIXe et le commencement du XXe siècle, certains Acadiens et Acadiennes des années 1960 et 1970 croyaient qu'elle symbolisait une Acadie silencieuse et le site, un passé lointain. Ils trouvaient que l'héroïne occupait trop de place dans le discours contemporain.

26 Les vertus chantées par Longfellow n'étaient plus appréciées par tous. De nouvelles idéologies ont tenté de remplir le « silence ». Une réflexion sur l'identité acadienne a mené à cette réévaluation et à cette remise en question. Certains artistes et écrivains ont cherché à nourrir le sentiment d'appartenance au groupe en proposant des personnages indigènes. Par exemple, Antonine Maillet a créé Évangéline Deusse, La Sagouine et Pélagie-la-Charette, des femmes fortes et sages, qui parlaient la langue du peuple.10

Production sociale d'icône identitaire

27 Malgré le fait que les gens apprécient ces nouveaux arrivés, Évangéline et son village de Grand-Pré, en Acadie, habitent notre paysage physique et mental de multiples manières et, ce faisant, nourrissent notre imaginaire. Grand-Pré et Évangéline atteignent une signification universelle en gardant vivant le souvenir de la Déportation. C'est en partie ce qui fait que celuici perdure dans la mémoire collective.

28 De la fin du XIXe jusqu'au milieu du XXe siècle, plusieurs Acadiens et Acadiennes se sont servis du lieu de Grand-Pré pour créer un lien avec un passé lointain et tragique, afin d'éprouver un sentiment de maîtrise du présent et de s'inspirer d'un avenir meilleur. En mettant l'accent sur le lieu, nous croyons que la collectivité a pu mieux affronter la question de l'identité en construisant un sentiment d'appartence au sein d'une société plus vaste à majorité anglophone. D'autres groupes, tel celui des visiteurs, ont pu renforcer l'importance de l'histoire comme élément crucial dans la création d'un sentiment d'appartenance à une collectivité. Certains Acadiens et Acadiennes ont utilisé le pouvoir latent de créer un lien avec une version romancée d'un paradis perdu et avec un réel passé tragique. Ce lien romantique et historique permettait aux Acadiens et Acadiennes de mieux comprendre et alors d'avoir le sentiment de prendre la maîtrise de leur présent. De plus, ce lien peut amener un nouvel espoir pour l'avenir.

29 En tant que symboles, Grand-Pré et Evangeline touchent non seulement le cœur des descendants de ceux et celles qui ont vécu la Déportation, mais également celui de toutes les personnes qui veulent donner un sens à leur vie. Ces deux images juxtaposées peuvent symboliser les hauts et les bas de l'existence, les joies et les tristesses, ce qui apporte signification et justification à la vie d'un groupe social.

En guise de conclusion

30 Cette étude nous amène à conclure que le lieu historique national de Grand-Pré et l'héroïne Évangéline sont devenus des icônes identitaires polysémiques, en partie réels, en partie fictifs, en partie anglais, en partie acadiens, un exemple par excellence de métissage des cultures par l'interaction. Chaque personne interprète l'icône à sa façon, en fonction de ses expériences personnelles et des contextes socio-culturels. Comme icônes, images et métaphores, le site et l'héroïne sont utilisés autant pour promouvoir le tourisme que pour réveiller une collectivité à son histoire et à sa culture.

31 Les échanges interculturels ont influé sur le sens de l'identité acadienne. Historiquement, l'autorité britannique et la collectivité acadienne se trouvent juxtaposées dans la période avant la Déportation (1632-1755). Elles se trouvent embrouillées et emmêlées à compter de l'apparition du poème écrit par le poète américain Henry Wadsworth Longfellow, en 1847. Elles se trouvent renouvelées dans le rituel du tourisme. Finalement, elles vivent des confrontations dans les efforts d'appropriation du site de Grand-Pré, au XXe siècle.

Fig. 5 Timbre honorant le lieu historique national de Grand-Pré.
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(Coll. Musée acadien de l'Université de Moncton)

32 Ce processus se compose d'éléments complexes et de multiples facettes. Les éléments sont utilisés, négociés et renégociés par les membres du groupe acadien et par les « autres ». Le processus d'altérité, d'identité et de réciprocité au sein de rapports interculturels influence la construction d'un sentiment d'appartenance et d'une signification socioculturelle dans le temps et dans l'espace, et en fait partie.

33 Le lieu historique de Grand-Pré a servi et continue de servir d'indice historique, de point de référence culturel, d'élément cathartique, de catalyseur et de facteur de motivation autant pour les membres de la collectivité acadienne que pour « d'autres » au sein d'un processus de maîtrise du destin identitaire dans un monde changeant. Au cours du processus de construction de sentiments d'appartenance, à l'intérieur d'échanges interculturels, un lieu historique joue un rôle important en servant de lieu de commémoration du patrimoine et de célébration du passé, du présent et du futur. En devenant un icône social identitaire, le lieu historique national de Grand-Pré constitue un endroit où le rêve de cohésion d'un groupe est continuellement présent.

NOTES
1 Plusieurs auteurs qui parlent de la dynamique de l'interculturalité m'ont inspirée : Richard Bauman, « Differential Identity and the Social Base of Folklore », dans Journal of American Folklore (Texas : University of Texas Press, 1971), vol. 84, p. 31-42; Elli Kongas-Maranda, « Symbols of Finnish Identity in Minnesota », dans Travaux et inédits de Elli Kongas-Maranda (Québec : CÉLAT, 1982), p. 211-220; Claude Clanet, L'Interculturel : introduction aux approches interculturelles en éducation et en sciences humaines (Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 1990), 236 p.; Carmel Camilleri, « La culture et l'identité culturelle : champ notionnel et devenir », dans Carmel Camilleri et Margalit Cohen-Emerique, Chocs de cultures : concepts et enjeux de l'Interculturel (Paris : L'Harmattan, 1989), p. 363-397; Lucille Guilbert et Normand Labrie, Identité ethnique et interculturalité : états de la recherche en ethnologie et sociolinguistique (Québec : CÉLAT, Université Laval, 1990), 102 p., ainsi que Jean-René Ladmiral et Edmond Marc Lipiansky, La communication interculturelle (Paris : Armand Collin, 1989), 319 p.
2 Dean MacCannell, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class (New York : Schocken Books, 1976), 214 p.
3 Ibid., p. 7-9.
4 Ibid., p. 10.
5 Ibid., p. 12.
6 Ibid., p. 13.
7 Ibid., p. 44.
8 Afin de mieux comprendre l'histoire complexe de l'Acadie, je vous invite à lire les ouvrages suivants : Jean Daigle, ed., L'Acadie des Maritimes (Moncton : Université de Moncton, Chaire d'études acadiennes, 1993), 908 p.; Naomi Griffiths, The Acadians: Creation of A People (Toronto : McGraw-Hill Ryerson, 1973), 94 p., ainsi que Jean-William Lapierre et Muriel Roy, Les Acadiens (Paris : Presses universitaires de France, 1983), 128 p.
9 Henry Wadsworth Longfellow, Evangeline: A Tale of Acadie (New York : Houghton Mifflin, 1847), 143 p.
10 Antonine Maillet,Évangéline deusse (Montréal : Leméac, 1975), 109 p., La Sagouine (Montréal : Leméac, 1974), 218 p. et Pêlagie-la-Charette (Montréal : Leméac, 1979), 351 p.