As an unpredictable force of nature, the ocean provides neither reference point nor shelter. Sailors and fishers see its limitless horizons and impenetrable depths, and knowing the insurmountable dangers it presents, live in a state of almost constant precariousness within a culture based on a high degree of specialization. The tools of their trade, particularly boats, are tangible examples of a technology that is essential, flexible and multi-purpose, but often insufficient to thwart the unpredictability of the ocean. Fishers thus resort to magic — a set of beliefs and rituals characterized by a mixture of figures, religions and practices drawn from the official liturgy and popular magic, and by a heterogeneous universe populated by demons, souls lost at sea, mythical, fantastic and animistic beings, and divinities and saints reinterpreted in esoteric terms. The author explores some possible interpretations of the magical-religious universe of sailors, using various ethnographies from Italy's Tyrrhenian coast. Some of these ancient practices and customs are still observed today.
Par nature imprévisible, la mer n'offre ni point de référence, ni abri. Elle est sans limite et d'une profondeur impénétrable aux yeux du marin et du pêcheur. La conscience d'être exposé à des dangers qui le dépassent se traduit chez le navigateur par une précarité existentielle quasi constante et une culture fondée sur l'extrême spécialisation de l'expérience professionnelle. Les outils de pêche et surtout l'embarcation sont l'exemple tangible d'une technologie essentielle, souple, articulée etmul-tifonctionnelle, des qualités indispensables pour contrecarrer et seconder la nature imprévisible de la mer, mais souvent insuffisantes. Le pêcheur a alors recours à la magie : un ensemble de croyances et de rituels caractérisés par la présence et l'interaction défigures, cultes et procédures tirés de la liturgie officielle et de la magie populaire, et par un univers hétérogène où cohabitent démons, âmes des défunts en mer, personnages mythiques, fantastiques et animistes, ainsi que divinités et saints réinterprétés en termes ésotériques.
1 L'auteur explore quelques hypothèses de lecture relatives à la nature particulière de l'univers magico-religieux des marins en s'appuyant sur différents cas ethnographiques relevés en Italie, le long du littoral tyrrhénien. Il s'agit de pratiques et d'usages parfois très anciens, dont certains sont observés aujourd'hui encore.
2 « Le destin du marin, c'est de mourir en mer » : ainsi commence un vieux rispetto toscan2, dont la prédiction lugubre, lapidaire et funeste, en attribuant inexorablement à ceux qui naviguent et pèchent en mer un bien triste sort, souligne peut-être trop sévèrement et trop crûment l'inéluctable fragilité de l'existence des pêcheurs et des marins.
3 Dans une dimension où le poisson, le produit même du travail, n'est objectivement ni visible, ni quantifiable, ni localisable a priori, et où se cachent des dangers qui menacent la survie physique de l'équipage, par exemple une tempête soudaine ou la formation inhabituelle d'un tourbillon marin, le pêcheur oppose à la précarité qui caractérise son existence la spécificité d'une culture fondée sur l'extrême spécialisation de l'expérience professionnelle. Les techniques de pêche, la charpenterie, la conduite du bateau et la navigation sont ainsi le fruit d'une interprétation méticuleuse et réaliste du milieu de travail, qui se concrétise dans un patrimoine de connaissances acquis par le pêcheur, par le marin et par le groupe de pêche, patrimoine sans cesse modifié et affiné au cours du temps. Les outils de pêche, en particulier l'embarcation, sont l'exemple tangible d'une technologie essentielle, souple, articulée et multifonctionneile. Ces qualités sont indispensables pour contrecarrer mais aussi seconder la nature imprévisible de l'élément marin, ceci avec la conscience d'un rapport homme-mer qui reste néanmoins toujours inégal.
4 Il arrive ainsi, aujourd'hui comme hier, que le navigateur en vienne à se trouver dans une situation extrêmement critique, en véritable danger de mort, au bord d'un gouffre devant lequel toutes les ressources d'un bagage complexe de connaissances techniques et de savoirs rationnellement orientés perdent leur efficacité opérationnelle.
5 Mais l'homme de mer n'en renonce pas pour autant à une ultime tentative de réponse qui glisse alors sur un plan magico-religieux. Ce plan magico-religieux renvoie à un système de croyances et de rituels caractérisés par la présence et l'interaction de figures, de cultes et de procédures tirés de la liturgie officielle et de la magie populaire ainsi que par un univers extrêmement hétérogène où cohabitent démons, âmes des défunts en mer, personnages mythiques, fantastiques et animistes, mais aussi divinités et saints réinterprétés et « réutilisés » en termes ésotériques. Les distinctions possibles parmi les interventions magiques dans le milieu des marins sont nombreuses.
6 L'intervention magico-religieuse peut, par exemple, assumer une fonction hautement protectrice, mais elle peut aussi être appelée à conjurer un danger déjà manifeste et menaçant. Dans le premier cas, afin d'en renouveler et d'en revivifier la force et l'efficacité, on la répète annuellement ou au terme de périodes plus longues établies par les différentes traditions locales, souvent tous les trois ou sept ans, les chiffres trois et sept étant notoirement « magiques ». Dans le second cas, par contre, c'est l'apparition d'une situation critique qui conseille et décide sa mise en œuvre.
7 Parmi les interventions magico-religieuses à caractère préventif et périodique, on peut citer, à titre d'exemples, le baptême et la bénédiction du bateau, des filets et des instruments de travail. Parmi les interventions destinées à affronter un événement néfaste imprévu, on trouve les conjurations contre une tempête et le rite de la « coupe du tourbillon marin », suivant lequel précisément le « coupeur », un homme auquel sa communauté d'appartenance attribue et délègue des pouvoirs particuliers et extraordinaires, coupe le cône d'eau et d'air qui s'approche dangereusement d'une embarcation3.
8 D'autres distinctions entre les diverses interventions magiques en mer pourraient être proposées selon leur fonction protectrice spécifique, qui peut être défensive, offensive ou augurale, selon leur caractère collectif ou individuel et selon qu'elles sont initiatiques et secrètes, prévoyant exclusivement l'action d'un exorciste ou au contraire largement connues et permettant à tous, si nécessaire, de se risquer à exécuter le rite. Mais, si elles sont légitimes, de telles distinctions ne permettent pas, selon nous, de rendre compte de façon adéquate des aspects qui caractérisent le plus précisément l'univers magico-religieux des marins.
9 La grande difficulté de contrôler, sur le plan technique, un milieu souvent insondable, où le danger est d'une part impondérable et d'autre part potentiellement soudain, grave et inévitable, se déplace et se traduit sur le plan magique par une intervention spécialisée et capillaire, visant l'événement critique particulier à affronter ou le milieu spécifique à protéger, et parfois aussi par une réponse multifonctionnelle capable d'exorciser une gamme plus vaste de situations à risque. Une autre caractéristique de l'intervention magique est son « essentialité », c'est-à-dire sa tendance à la simplification et à la rapidité des opérations à effectuer, des mesures à prendre.
10 On peut donc dire que l'on retrouve dans la magie les mêmes caractéristiques que celles des métiers de la mer indiquées plus haut, caractéristiques sur lesquelles le travail en mer fonde son efficacité.
11 La similitude entre les modus operandi dans la sphère du travail et dans la sphère magique se concrétise par exemple dans l'habitude très répandue de se servir d'éléments et d'instruments d'usage courant qui sont au besoin investis d'une valeur magico-religieuse. Le plan de l'efficacité réelle et celui de l'efficacité magique, c'est-à-dire respectivement de la conduite de l'embarcation et de l'inhibition de la tempête, de la pêche habituelle et de la maîtrise exceptionnelle de la mer agitée, sont donc subséquents mais fortement liés, tant au niveau des instruments que des procédés mis en œuvre.
12 L'usage fréquemment multifonctionnel des instruments (filets, couteaux), des espaces opérationnels (le bateau, la plage, le môle) et des hommes (chef de bord et mage) suggère enfin l'existence et la persistance chez les gens de mer de traits culturels caractérisés par l'aptitude invétérée à une activité constante et fébrile où même l'invocation du saint et la récitation de la conjuration vont de pair avec l'exécution des manœuvres pour affronter la mer ou s'appuient du moins en même temps sur le « métier », sur son substrat empirique et fiable.
13 Si ces caractères, le multifonctionnel, le spécialisé et l'essentiel, peuvent représenter, selon nous, les éléments qui définissent de façon spécifique l'univers magico-religieux des marins, il nous semble opportun d'appuyer notre hypothèse de lecture sur certains cas ethnographiques. Nous ferons référence à de véritables rites où la présence d'un officiant et l'utilisation d'une formule spécifique ainsi que d'opérations et d'instruments déterminés sont prévues. Nous décrirons également des coutumes plus simples mais également significatives et aussi de simples croyances. Tous ensemble, ces usages créent un « filet de protection » capable de fournir des réponses différenciées et articulées en fonction des nombreux types de conjurations mises en œuvre selon les cas.
14 Dans la première partie, nous analyserons des pratiques et des rituels plus ou moins élaborés, comme la protection des filets contre le « mauvais œil », le baptême et la bénédiction du bateau, qui mettent en évidence le caractère spécialisé de l'intervention magique visant à conjurer un danger précis, à protéger un milieu particulier à travers des procédures soigneusement calibrées.
15 Dans la deuxième partie, nous rendrons compte de certaines habitudes fort répandues, comme celle de placer à bord de l'embarcation, dans des espaces déterminés à l'avance, des images de saints, des cornes et des rameaux d'olivier, ainsi que de peindre des yeux et d'autres symboles religieux et profanes dont les capacités défensives hautement multifonctionnelles sont en mesure de conjurer des dangers variés.
16 Dans la troisième et dernière partie, nous examinerons le cas d'une croyance assez spéciale, qui attribue une capacité protectrice de nature magico-religieuse au système de pêche tout entier, le « thonaire », destiné à la capture du thon. C'est un exemple clair d'« économie des forces », de réponse réduite à l'essentiel, où un moyen de travail efficace et éprouvé peut se transformer, si nécessaire et sans le recours à des pratiques complexes ou à de longues formules, en un instrument magique doté d'un extraordinaire pouvoir protecteur.
17 Il va de soi que le classement d'un rite ou d'une coutume spécifique dans une partie plutôt que dans une autre n'exclut pas son éventuelle signification plus vaste, la présence de caractères à la fois spécialisés, multifonctionnels et essentiels. Les choix ont été effectués sur la base du trait qui nous a semblé dominant. Tous les cas ethnographiques cités sont tirés d'une enquête plus vaste, actuellement en cours, sur les caractéristiques culturelles des populations riveraines du littoral tyrrhénien.
18 Il s'agit d'une zone qui présente une certaine homogénéité culturelle en raison de courants migratoires répétés, dirigés essen-tiellement du sud vers le nord. Ces courants, d'abord saisonniers puis sans retour au lieu d'origine4, se sont dessinés dès le XVIII siècle mais se sont intensifiés à partir de la fin du siècle dernier jusqu'aux années 1950. Les migrations ont conduit les pêcheurs de la Campanie et de la Toscane à partager lieux de pêche, résidence, parents et donc, souvent, systèmes de croyance. Cette zone a connu, récemment encore, d'autres points de contact avec des régions méridionales et insulaires, la Calabre, la Sicile et partiellement la Sardaigne (voir fig. 1). Les cas présentés se situent dans un arc de temps qui s'étend pour l'essentiel des années trente à aujourd'hui et sont le fruit de la confrontation des témoignages que nous ont apportés les pêcheurs interviewés dans divers ports de la section de mer indiquée. Là où c'était possible, la confrontation avec des sources bibliographiques et iconographiques a permis de situer l'usage décrit dans un arc de temps plus vaste. Les principaux points de la recherche sont, pour la Toscane, les localités de Monte Argentario et de Porto S. Stefano, pour la Campanie, Pozzuoli et les îles de Procida et d'Ischia.
19 Il est évident que le but de tout pêcheur était et demeure d'effectuer une bonne pêche. Ses espoirs reposent en fin de compte sur les instruments de pêche, qui doivent donc être surveillés et protégés du risque de perdre leur efficacité.
20 À terre, le chef de bord ne manquait jamais d'asperger les filets avec de l'eau bénite lors du tannage. Pour empêcher que les filets de chanvre et de coton ne pourrissent prématurément, on les immergeait périodiquement dans un grand récipient avec une substance végétale contenant de la résine de pin, la zappina, dissoute dans de l'eau bouillante. Pendant que le tanin fondait, imprégnant progressivement les fibres du filet, le pêcheur ajoutait dans le récipient de l'eau bénite qu'il avait précédemment et personnellement prélevée du bénitier de l'église. Une offrande d'argent ou de poisson frais au curé était obligatoire parce qu'indispensable au bon fonctionnement du rite. Malgré la bénédiction, il pouvait arriver que le filet reste vide et ne garantisse pas des quantités de poissons suffisantes. D'autres remèdes s'imposaient alors.
21 Le premier contrôle était effectué sur l'outil lui-même, soit sur le plan « réaliste ». Si l'on ne constatait pas de dommages et de mauvais fonctionnement, si le problème restait insoluble, il ne restait qu'à en chercher une explication et surtout une solution au niveau magique. Les causes du problème imprévu étaient souvent attribuées au « mauvais œil » et les remèdes demandés au mage. « Ici, à Porto S. Stefano », rappelle le pêcheur Arturo, « à l'époque de mon père [années 1920-1940], il y avait un mage qui chassait le " mauvais œil ". Il accrochait des rubans aux filets. Ça arrivait si souvent qu'on ne prenne pas de poisson ! Si un pêcheur ne s'expliquait pas pourquoi lui seul ne réussissait plus à capturer de poissons, il allait chez le mage. Mais d'abord il fallait vérifier si le filet n'avait pas de défaut technique. S'il n'y avait aucun défaut, il allait chez le mage »5. Suivant un rite largement diffusé bien au-delà des côtes tyrrhéniennes et non limité aux cultures de la mer, le mage auquel on avait fait appel laissait tomber des gouttes d'huile dans l'eau. S'il lui semblait distinguer la forme de deux yeux, d'après la façon dont les gouttes s'agglutinaient, le mage les « coupait » avec des ciseaux ou un couteau. Il remettait alors au pêcheur des rubans de couleur rouge afin de les fixer avec un nœud au filet « ensorcelé ». « Il prenait une assiette, il y mettait de l'eau, de l'huile et puis il disait : tu vois ces yeux comme ils te regardent ? C'est eux qui te donnent le mauvais œil, c'est eux qui ne te font pas prendre de poisson (...) Il disait des mots incompréhensibles, il mettait du sel, il coupait la tache d'huile avec les ciseaux »6. Nous avons rencontré des exemples semblables dans la région de la Campanie, où quelques pêcheurs de Lacco Ameno et d'Ischia nous ont confirmé l'existence d'un rite pour chasser le « mauvais œil » des filets.
22 En mer, le filet était au centre d'autres rituels visant à favoriser une pêche fructueuse. Dans les années cinquante, le pêcheur récitait quelques Avé et répétait la formule « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » dans ses nombreuses variantes, au moment de mettre à l'eau ou de remonter le filet. Cette pratique était très répandue, surtout dans le sud mais aussi le long du littoral toscan, dans d'autres rites de mer et aussi de terre. Alors que certains pêcheurs en appelaient ainsi à la puissance magique de la Trinité, d'autres préféraient prononcer « Au nom de saint André » avant de mettre les filets à l'eau et « Que Jésus-Christ soit loué » au moment de les remonter7.
23 Les opérations mises en œuvre pour protéger le bateau sont différentes et en général plus complexes. La défense de l'embarcation semble pour l'essentiel de nature préventive et accompagne le bateau dès le moment de son lancement, puis est renouvelée et répétée à chaque halage successif, à chaque nouvelle « contamination » avec la terre ferme, quand l'embarcation toute entière, œuvre vive et œuvre morte, se trouve aux « yeux » de tous. Ainsi, le bateau est protégé à terre et à l'amarrage dans le port contre le « mauvais œil » et en mer contre le risque d'une tempête. Il semble ainsi « assuré » grâce à des formes de protection en quelque sorte « spécialisées » selon les dangers qui pourraient se présenter.
24 Si l'inconnue « économique » que nous avons évoquée pèse sur le filet, une inconnue « existentielle » pèse aussi sur l'embarcation. La plus grande complexité des techniques de protection appliquées au bateau renvoie en dernière analyse à la sauvegarde des vies de l'équipage : c'est pourquoi le rite doit être réitéré, répété de façon cyclique. Le lancement d'une nouvelle embarcation exige, aujourd'hui encore, la présence d'un prêtre qui, par la bénédiction, a pour tâche de « baptiser » le bateau et son armement. Le baptême effectué en montant à bord de l'embarcation encore sur bers ou amarrée à quai était considéré comme le plus efficace. D'après un usage signalé également par Pitre et Amalfi, on demandait quelquefois au prêtre de s'adresser, au cours de l'acte de bénédiction, aux différentes parties du bateau et surtout à la proue et à la poupe qui allaient devoir affronter la violence des flots8. La bénédiction était suivie d'un « rafraîchissement » auquel participaient les proches des pêcheurs et durant lequel on buvait du vin et on consommait des sucreries. Dans ce cas aussi, le curé recevait et reçoit encore du pêcheur, pour l'Église, une obole qui, dans le passé, était sou-vent remplacée par un échange en nature. On lui offrait du poisson ou bien on l'invitait à bord pour partager avec l'équipage une soupe de poissons préparée pour l'occasion.
25 Gianniniello, pêcheur de Pozzuoli, se souvient que son embarcation « a été baptisée avec le prêtre, quelques rafraîchissements, de la bière, des biscuits secs : c'est ça, un baptême de bateau ». Catiello, lui aussi de Pozzuoli, spécialisé dans l'utilisation des trémails, évoque comment « une fois le prêtre appelé, on baptise et puis on jette la bouteille de mousseux contre le bateau (...) Le prêtre récite une prière pour les pêcheurs et pour le bateau (...) et puis on prend les biscuits et on fait une petite fête comme ça, entre amis et pêcheurs »9. Le baptême se déroule selon les mêmes modalités en Toscane, notamment à Porto Ercole et Porto S. Stefano. Les pêcheurs de Toscane et de Campanie interrogés ont donné des raisons analogues pour expliquer le caractère indispensable du baptême du bateau. À ce qu'ils disent, on n'a jamais vu le cas d'un bateau qui n'ait été baptisé. « Pour le propriétaire », souligne Arturo de Porto S. Stefano, « le bateau, c'est plus qu'une femme, c'est plus qu'un enfant, c'est lui qui donne à manger à la famille, et alors il en prend soin, il le baptise, il le bénit (...) Le bateau a toujours été important ». « Le baptême, ça, c'est la première chose », remarque « U figlio e' Cacola », pêcheur de Pozzuoli, « pour moi, quand le bateau est neuf, il faut le baptiser parce que, quand on va en mer et que le bateau est baptisé, ça a un autre " air ". C'est comme si quelqu'un qui a eu un fils ne le baptisait pas, ne l'enregistrait pas à l'état civil. La même chose doit se passer en mer ; si je me fais construire un nouveau bateau, je dois le baptiser parce que c'est comme ça seulement qu'il devient un vrai bateau ». L'embarcation est ainsi enveloppée d'une auréole de protection dont l'efficacité est soulignée et garantie par le caractère sacré du rite du baptême. Cette auréole ainsi décrite et rendue comme « air », comme atmosphère nouvelle, différente, palpable, revient encore dans les mots de Catiello, autre pêcheur de la Campanie, selon lequel le baptême est nécessaire « comme bon augure, parce que sur le bateau, on respire un air nouveau quand il est baptisé ». Cette tendance à associer l'embarcation à un nouveau-né, à un enfant, est également exprimée par « Piscione » quand il déclare que « face à un enfant qui naît et à un bateau qui naît, c'est presque la même chose », tandis que « N'derra i sassi » avance que « le bateau est comme un chrétien (...) et un prêtre le baptise comme il le ferait avec un enfant, en lui donnant même un nom », et qu'Alfredo, encore plus explicite, soutient que « le bateau est un chrétien et c'est pour ça qu'il est baptisé ; (...) il est baptisé parce qu'il doit avoir un nom comme un chrétien qui croit en Dieu, qui croit aux saints, qui croit à tous »10.
26 Ces multiples analogies entre le baptême de l'enfant et celui de l'embarcation trouvent, selon nous, une explication plausible dans l'association que le pêcheur tend à faire entre bateau et nouveau-né, dans le lien particulier qui le conduit à assimiler la nouvelle embarcation à un nouveau-né.
27 Dans les cultures populaires, la période inter-médiaire entre la naissance et le baptême se présente comme un moment de suspension pendant lequel l'enfant, sorti de la condition prénatale, s'apprête à entrer dans la vie mondaine. C'est une phase particulièrement critique à traverser pour celui qui a alors, suivant l'interprétation d'Ernesto De Martino, « une existence fragile, fluide et fuyante, particulièrement exposée à l'agressivité des forces malignes et non encore dûment protégée ». Le baptême devient indispensable « en raison de ses propriétés exorcistes (...), il consolide et renforce l'existence fragile du nouveau-né » en le mettant de fait « dans cette condition d'immunité magique qui procède du baptême »11.
28 De même, l'embarcation à peine sortie des mains du maître-charpentier et descendue des cales du chantier où elle a été, des mois auparavant, mise en route et construite, ne connaît pas encore la pleine mer qu'elle devra affronter, elle n'a pas été guidée et utilisée par son équipage lors de la première pêche. Sa solidité, sa fiabilité, ses qualités marines en général sont encore purement potentielles et doivent donc elles aussi être consolidées et renforcées par un rite, le baptême précisément, qui éloignera de l'embarcation tous les risques et exorcisera tous les dangers possibles. Le baptême tient lieu de viatique, pas simplement en guise de bon augure mais pour son efficacité, et on attend donc de lui une protection réelle : « le baptême », remarque en effet Procolo, un autre pêcheur de Pozzuoli, « doit porter bonheur »12. La comparaison réitérée avec un nouveau-né, mais plus particulièrement avec un fils, souligne aussi la tendance diffuse à inscrire l'embarcation dans un horizon d'affections et de liens familiaux. En effet, tout au long des nombreux jours et nuits passés en mer, loin du village et de la maison, le pêcheur devra établir avec son bateau un haut degré de « familiarité », un rapport presque symbiotique qu'il finit de fait par instaurer. Une sorte de gratitude, un sentiment de reconnaissance semble en outre lier le pêcheur à son embarcation qui lui permet de travailler, d'obtenir un bénéfice et de vivre. Cette gratitude, cette reconnaissance font même du baptême un acte dû par rapport au bateau lui-même.
29 Les analogies rencontrées dans le baptême du bateau le long du littoral tyrrhénien, aussi bien en Toscane, à l'Argentario, qu'en Campanie, dans les Champs phlégréens, sont donc nombreuses. Par contre, la variante la plus significative observée dans la procédure suivie pour baptiser l'embarcation à Pozzuoli, par rapport aux usages des pêcheurs de Porto S. Stefano, réside selon nous dans l'utilisation de l'eau de mer à la place de l'eau douce. Angelo D'Ambrosio note à ce propos que, « une fois le bateau construit et décoré, le prêtre puisait l'eau de la mer et après l'avoir bénie, il l'aspergeait sur l'embarcation avec une espèce de petit bouquet d'algues au lieu du goupillon. Les cloches de la petite église du port sonnaient pour la fête et puis, à la maison, il y avait le banquet »13. Ce n'était cependant pas la seule occasion où, aux mêmes fins, on utilisait de l'eau de mer. Le départ pour la saison de pêche de l'été inaugurait une longue période d'éloignement du lieu de naissance et de la famille et substituait au lien visuel et tactile quotidien avec les quais et les maisons du village de pêcheurs une période de non-retour, d'exil forcé dans une dimension délimitée seulement par l'horizon marin, ce qui constituait chaque année un moment particulièrement critique pour le pêcheur de Pozzuoli. En raison des inconnues et des dangers qu'il pouvait cacher, c'était un moment difficile vécu avec appréhension et souffrance. Une fois effectués l'armement et l'arrimage de tout ce qui était nécessaire pour la longue traversée vers les côtes toscanes et le séjour prolongé dans ces eaux, les équipages quittaient le port de Pozzuoli, puis revenaient vers la côte et s'approchaient à quelques mètres de l'église de l'Assomption et du village. En face du petit temple dédié à la Madone, ils recueillaient l'eau de mer avec laquelle ils mouillaient le bateau et les filets, puis ils partaient.
30 « Nous, quand nous allions à Civitavecchia et en Toscane à la voile, parce qu'avant il y avait la voile », rappelle encore Procolo, pêcheur de Pozzuoli, « une fois arrivés à l'embouchure, nous revenions en arrière en longeant la côte à l'extérieur du môle jusqu'à la hauteur de l'église, nous prenions l'eau de mer, parce que là, il y avait la Madone. C'était un usage de nos pères et nous avons fait comme ça nous aussi »14.
31 Une interprétation du rituel décrit ci-dessus peut être tentée à partir de l'acte de l'aspersion issu de l'ancienne coutume d'immerger entièrement dans l'eau lustrale le corps de celui qui doit recevoir le baptême.
32 Aspersion et immersion peuvent à leur tour être ramenées au rite de l'ablution pratiqué dès l'antiquité par d'innombrables populations de la Méditerranée, de l'Asie et de la Polynésie, et à travers lequel, notent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « les vertus de la source sont assimilées. Les différentes propriétés des eaux se communiquent à celui qui s'en imprègne (...) L'ablution est une façon de s'approprier la force invisible des eaux »15.
33 L'aspersion de l'embarcation avec de l'eau de mer, au moyen d'une touffe d'algues, indique la tentative d'établir avec l'élément marin un contact et donc aussi un rapport non plus de l'extérieur, de la surface, du « dehors », du « dessus », mais de l'intérieur, de la profondeur, du « dedans », du « dessous ». Ce contact, qui change de direction et de sens, peut être relié à une tentative de faire partie de la mer dévoilant un désir de fusion, de reconnaissance et d'acceptation, comme Anita Seppilli l'a mis en lumière à propos de la coutume du « saut en mer », un moment culminant de différents rites déjà connus dans la Grèce antique qui prévoyaient un plongeon dans l'eau à partir de rochers ou de lieux toujours élevés, coutume où prédomine aussi cette exigence d'aller à la rencontre de l'élément marin et de se « donner » à lui. Dans le cas que nous analysons aussi, on peut avancer l'hypothèse de l'existence, encore plus en amont, d'une « projection symbolique de nature éminemment psychique, implicite dans l'eau, [qui] naît sans aucun doute de l'intuition d'une similitude entre eau (...) et liquide amniotique »16. Une telle projection est révélatrice d'une situation existentielle difficile dont la résolution est confiée à l'eau, élément capable de donner de nouvelles forces et de nouvelles énergies qui permettront de surmonter le moment critique et d'acquérir un statut regénéré. S'immerger, « incorporer » lamer à soi à travers le rite de l'aspersion, peut donc signifier en assumer la nature intime, établir avec elle une alliance, un pacte de nonagression qui, en dernière instance, cache le désir de s'approprier sa force terrible, ou du moins de l'exorciser, de la domestiquer et de la contrôler.
34 Nous avons pu noter par ailleurs comment l'eau de mer employée pour asperger le bateau et les filets est d'abord bénie par le prêtre ou est en tout cas l'eau « de la Madone » parce qu'elle est prélevée du côté de l'église de l'Assomption. Le fait d'avoir recours, avant d'affronter la mer, à une eau qui présente ces qualités sacrées, qui est par ailleurs employée dans le rite du baptême et l'acte de la bénédiction, met en évidence sa forte valeur purificatrice déjà perçue chez diverses populations et illustrée par Hésiode, entre autres auteurs, selon ce que rapporte encore Anita Seppilli : « franchir les mers sur des navires, [franchir les détroits] est donc un défi (...). Cela se présente comme un acte périlleux (...) qui exige pour le moins pureté rituelle. Malheur à celui qui ne s'arrête pas avant sur le rivage pour se purifier et se laver les mains »17.
35 Dans divers ports de la Toscane, du Latium et de la Campanie, la bénédiction de l'embarcation avait lieu à nouveau au terme des opérations périodiques de calfatage et de peinture du bateau, effectuées de préférence durant les premiers mois de l'année, avant la nouvelle saison de pêche. À Porto S. Stefano, le curé du village était invité par les pêcheurs à se rendre sur la plage pour bénir les bateaux avant leur lancement. De nos jours, la bénédiction est donnée sur les cales et sur les quais du port commercial où se concentre une grande partie de la flotte de pêche de Porto S. Stefano. Parfois, l'intervention religieuse était requise et l'est encore aussi en cas de restructuration, de modernisation ou d'intervention rendue nécessaire à la suite d'avaries ou de réarmement de l'embarcation. Dans les situations que nous venons de décrire, à la différence de la béné-diction effectuée lors du baptême d'un nouveau bateau, le rite n'était pas nécessairement accompagné de festivités comprenant banquet, rafraîchissements et participation des proches de l'équipage. Nous ne sommes pas en effet devant une pratique initiatique mais devant la simple et successive confirmation de l'efficacité protectrice du rite.
36 Parmi les habitudes de l'équipage une fois à bord, pour se défendre durant les périodes de navigation et les phases de pêche contre les nombreux pièges possibles de la pleine mer, il faut signaler le recours à des images et à divers objets à fonctions hautement protectrices placés en des points précis de l'embarcation.
37 Les effigies des saints et des divinités envers lesquels il entretient une dévotion accompagnent très fréquemment le pêcheur de Porto S. Stefano. Parmi les saints les plus vénérés, on retrouve le saint du village, saint Stéphane, saint Jean et saint André, puis saint François d'Assise, la Madone de Pompéi et aussi saint Paul de la Croix, de même que, en son siècle, Paolo Danei, qui débarqua en 1721 du côté de Porto Ercole, fonda à l'Argentario l'ordre des pères passionistes et construisit le premier couvent sur le versant oriental du promontoire. Dans le bateau, le pêcheur a toujours choisi avec soin l'emplacement considéré le plus digne et le plus respectueux du caractère sacré du saint, le mieux adapté à protéger la figurine de papier contre l'eau salée et les intempéries, mais aussi le plus conforme à la défense de l'embarcation et de l'équipage. Sur certains bateaux, de petits placards ou des tiroirs étaient aménagés à proue, sous le pont, et chaque pêcheur y rangeait ses effets personnels et les images des saints. Arturo rappelle encore que « chaque marin avait sa caissette où il rangeait l'argent, les lettres qui venaient de la famille, où il plaçait le petit portrait de sa femme, de ses enfants, le saint, la Madone. Derrière cette petite porte, quand on l'ouvrait, à l'intérieur il y avait une petite église ! »
38 L'habitude de conserver dans une caissette l'image sacrée ainsi abritée et encadrée est très répandue un peu partout dans la zone étudiée. « J'ai une caisse avec tous les papiers », explique Pierino, pêcheur de Pozzuoli, « c'est là-dedans que je garde la Madone aussi, parce que mon bateau est petit et que je dois le protéger. Mais maintenant, je veux l'encadrer, la Madone »18. Le pêcheur entretenait un rapport de dévotion de caractère presque liturgique avec la caissette, placée en un lieu volontairement retiré et protégé. La caissette le défendait du danger de perdre son identité physique et culturelle, en gardant ensemble et en lui permettant d'embrasser d'un coup les entités de ce monde et de l'autre, qui orientaient sa vie, qui lui donnaient sens et valeur et grâce auxquelles il s'opposait aux risques inhérents à la précarité de son existence. Si la représentation sacrée assumait une fonction clairement protectrice, l'image photographique, selon un usage récurrent dans la culture populaire, analysé entre autres par Bourdieu, Faeta, Mazzacana, Seppilli et l'auteur19, jouait un rôle essentiel de commémoration et de réintégration, en remplaçant le contact physique direct avec les proches par leur image. Il s'agit d'une photo souvent conçue et réalisée expressément pour ceux que leurs exigences professionnelles contraignaient à rester longtemps loin de chez eux et que la femme faisait réaliser avec ses enfants pour l'envoyer au mari. Grâce à une mise en scène austère et digne, habituellement dans le studio de photographie, au port des meilleurs vêtements et à l'adoption de poses et d'expressions qui, dans leur rigidité formelle prédéterminée, entendent confirmer sans équivoque la respectueuse observance des rôles et des devoirs familiaux socialement approuvés (plus généralement l'adhésion aux valeurs d'une tradition perçue immuable et indiscutable), la photo est investie du devoir de rassurer le mari, ici le pêcheur, sur le caractère inaltérable de l'équilibre domes-tique, en le confirmant, même à distance, dans ses affections familiales et en lui significant la protection que lui garantissent ses ancêtres.
39 La « petite église » dont parle Arturo rem-place pratiquement le meuble de la cuisine où, derrière une vitrine ou sur le dessus, se pressent les images des saints que l'on vénère, les photos des parents émigrés et lointains et celles des chers défunts, véritables dieux tutélaires de la famille. Le pêcheur logeait aussi cet ensemble iconique magico-religieux complexe et hétérogène dans d'autres endroits, toujours choisis en sorte que l'action protectrice soit particulièrement efficace. Selon une habitude extrêmement ancienne et très répandue, la proue, construite plus massive et plus robuste que le reste de l'embarcation parce qu'elle était la première exposée au choc des lames, devait être protégée et renforcée de manière adéquate, non seulement sur le plan technique et structural, mais aussi sur le plan magico-religieux.
40 La proue est la première partie de l'embarcation à rencontrer la mer, qu'elle fend et « viole » en ouvrant un passage pour le bateau : il s'agit, par certains aspects, d'une véritable profanation, répétée ensuite par l'immersion des filets dans ce « corps étranger », la profondeur marine, dont l'homme est exclu mais dont il veut pourtant extraire la « lymphe » précieuse, le poisson. Depuis toujours, la proue est donc particulièrement protégée au niveau magique. À la fin du siècle dernier, sur le littoral de la Campanie et en Sicile, il y avait encore beaucoup de bateaux de pêche qui présentaient une proue exagérément haute se terminant par une forme ovoïdale peinte de couleurs violentes, souvent en rouge. L'allusion à l'organe sexuel masculin et en particulier au gland était évidente. Cette proue était tout aussi efficace sur le plan technique pour affronter les vagues raides et rapprochées de la mer tyrrhénienne (voir fig. 2). La proue-phallus, ouvrant et pénétrant la surface de la mer, affirme un principe vital dans un contexte potentiellement mortel et répète une tentative de domination masculine sur une surface associée ici à des connotations négatives, attribuées traditionnellement à l'univers féminin, telles le caractère imprévisible, l'ambiguïté, un danger latent et masqué.
41 D'autres proues arborent à leur sommet soit une boule de chiffons (voir fig. 3), une peau de chèvre enroulée sur elle-même ou bien sa représentation gravée en ronde-bosse sur un morceau de bois. La référence est le mythe de Jason, la valeur, la hardiesse et la témérité des argonautes naviguant de la Grèce jusqu'à la Colchide pour s'emparer de la toison d'or. Cette toison, replacée sur le bateau de pêche et de marchandise, doit transmettre par contact et par incorporation du symbole ces mêmes qualités aux équipages et, par transfert, au bateau.
42 C'est en général sous le beaupré des vaisseaux, puis sous le beaupré des premiers navires à propulsion mixte à voile et à vapeur, qu'était placée la figure de proue, chargée de différentes valeurs de protection, selon le personnage réel, fantastique ou divin qu'elle représentait.
43 Dans la zone que nous étudions également, c'est à proue qu'on plaçait l'image sacrée, selon un usage probablement importé sur les littoraux toscans par des pêcheurs émigrés de la Campanie Arturo, dont les parents étaient originaires de Pozzuoli, rapporte encore à ce propos : « Mon père avait un bateau où la Madone était placée à proue ; elle était protégée par une petite boîte de bois, une petite boîte faite pour ça, juste ici, en haut de la proue. Beaucoup de bateaux de Pozzuoli venaient en Toscane avec ces petites boîtes de bois clouées et il y avait la Madone peinte, et même un ange, et aussi saint Michel que bien des marins vénéraient. Ils les peignaient avec des couleurs contrastant avec celles du bateau ; si celui-ci était bleu, il les peignaient en blanc. Le visage était peint soigneusement, les yeux aussi, et la bouche en rouge »20. L'habitude d'exposer la divinité dans une espèce de tabernacle, de petit sanctuaire, a été relevée également à Pozzuoli par Vincenzo Cafaro dans les années 1940. A propos de la construction d'un nouveau bateau, ce dernier écrivait qu'au terme des travaux, « pour rendre le bateau plus fastueux, on y plaçait à proue des petits anges, un saint et même la Madone »21.
44 C'est donc à la divinité que revenait la tâche d'éviter les obstacles sur la route du bateau, en veillant sur la mer et sur les vagues à partir de l'extrémité de la proue, dans une caissette à fonction de tabernacle où elle était dûment protégée, mais aussi délibérément exposée et rendue plus visible grâce à des tonalités chromatiques contrastant avec celles de l'embarcation. Ces couleurs, qui soulignaient le caractère sacré de l'image et de la niche où elle était placée, étaient employées comme force de dissuasion face à l'agressivité potentielle des forces malignes et mettaient en évidence la protection en acte. L'usage d'exposer, avec la Madone et le saint, différents anges et en particulier saint Michel archange est illustré dans diverses régions et jusqu'en Sicile. En l'occurence, il doit sans doute être mis en relation avec le culte particulier dont le Prince des Anges fait l'objet dans la zone des Champs phlégréens et surtout à Procida, île dont il est d'ailleurs le saint patron22.
45 Au cours des premières décennies de ce siècle, on avait en outre l'habitude de placer une lampe devant les images sacrées. « Le samedi, sur les bateaux à voile qui allaient pêcher jusqu'aux côtes de la Tunisie », rappelle Pietro Fanciulli à propos des pêcheurs de Porto S. Stefano, « il y avait ce bel usage d'allumer la lampe à huile votive devant l'image de la Madone »23. Chez les pêcheurs qui ont conservé cet usage, cette lampe est aujourd'hui remplacée par une lumière électrique.
46 À partir du moment où, entre les années 1920 et 1930, la diminution progressive des bateaux à voile s'accompagne d'une diffusion toujours plus importante de bateaux de pêche à moteur équipés pour la pêche au filet traînant, l'image votive et les photographies de famille changent de place et se retrouvent, aujourd'hui encore, surtout dans la passerelle ou bien à proue, mais à l'abri, dans le local où sont les couchettes.
47 L'interaction avec le saint, dont l'effigie, comme nous l'avons vu, est généralement conservée à bord avec soin et souvent encadrée, peut cependant prendre des formes, pour ainsi dire, plus directes et « concrètes ». Pour solliciter l'intervention divine, il arrive que le pêcheur ressente l'exigence de sortir l'effigie de la caissette où il l'avait déposée afin de la porter sur le pont, devant le grave événement en cours. Au même moment, à terre, on expose devant la mer en tempête l'icône sacrée ou la statue du saint protecteur du village. Il s'agit d'une coutume aujourd'hui largement tombée en désuétude mais qui était encore présente au début du XXe siècle. L'exhibition de l'image, opposée directement, physiquement, à la furie des éléments, se présente souvent comme extrema ratio, comme la dernière tentative désespérée de calmer la mer, de l'appprivoiser, quand toutes les manœuvres accomplies précédemment par l'équipage n'ont pas produit les effets désùés. C'est une ultime tentative commune aux pêcheurs et aux marins de tous lieux et dont on trouve témoignage dans la zone que nous étudions, en Toscane comme en Campanie.
48 Cet usage est ainsi illustré dans certains exvoto de l'église de S. Restituta de Lacco Ameno, dans l'île d'Ischia, et dans ceux qui sont dédiés au Beato Romano et réalisés en particulier par les pêcheurs de corail de Torre del Greco, où l'effigie du saint est parfois représentée dans son cadre au bas du mât ou bien soulevée entre les mains d'un membre de l'équipage, souvent le commandant lui-même24.
49 En Campanie toujours, un rite encore plus radical que celui que nous venons de décrire, mais auquel il est lié et dont il représente par certains aspects la continuation et l'aboutissement extrême, a été signalé et illustré par Lello Mazzacane, dans l'analyse de certains ex-voto marins retrouvés dans l'île de Procida. Il s'agit de l'usage de « jeter l'image du protecteur invoqué dans les flots en tempête », suivant lequel le « protecteur est " matériellement " engagé dans l'événement dramatique, participant de sa propre image à l'expérience du naufrage »25.
50 L'usage d'arborer une paire de cornes de bœuf ornées de rubans rouges était et est encore fréquent sur les bateaux de pêche. Les cornes sont souvent placées sur la cabine, c'est-à dire en correspondance avec le « cœur du bateau », un point « névralgique » puisqu'il s'agit du local d'où l'on gouverne l'embarcation, où sont rassemblés tous les instruments pour la navigation et où la présence du chef de bord est pour ainsi dire constante (voir fig.4). Si une habitude analogue a été signalée, ainsi que nous le verrons plus loin, comme étant pratiquée par les pêcheurs du Latium, de la Campanie, de la Sicile et de l'Adriatique, elle présente aussi des ressemblances évidentes avec l'habitude des paysans qui, pour défendre leur habitation, placent des objets généralement acuminés (cornes, couteaux, faux et ciseaux) dans des points considérés particulièrement critiques, à la conjonction des deux versants du toit, sur la porte d'entrée et aux coins des murs principaux26. Toutefois, expliquer les raisons d'une telle analogie, du moins à un niveau de première approximation, en recourant à l'hypothèse de contacts, mélanges et transvasements évidents mais probablement inconstants et fragmentaires, n'est peut-être pas aussi utile que de remonter à l'universalité évidente du symbole, à la forte valeur défensive attribuée populairement à la corne tant par les gens de l'intérieur que par ceux de la côte. En effet, chez les peuples les plus divers et dès l'anti-quité, des Sumériens aux Hindous, des Iroquois aux Dogons, comme dans les mythologies grecque, celtique et chinoise, on peut relever la tendance à interpréter la corne comme un symbole de puissance, d'énergie et de pouvoir d'origine souvent phallique. Selon Chevalier et Gheerbrant, il s'agit d'un « principe actif et masculin, dont la conformation physique robuste représenterait en raison de sa dureté une force défensive comme le bouclier »27, d'une efficacité supposée indiscutable.
51 Le ruban rouge, dont nous avons déjà relevé l'usage dans la pratique destinée à libérer le filet du mauvais sort, semble avoir dans ce cas aussi une tâche de renforcement et de complémentarité par rapport à celle de la corne. On peut observer, d'une part, le choix de la couleur rouge qui, dans son acception positive et diurne, est le symbole de la vie, de la force et de l'agressivité et, d'autre part, le nœud qui, avant tout, entrave, lie, raffermit et confère cette énergie à la corne et donc au bateau, mais qui intervient aussi comme moyen de « lien » magique, d'immobilisation des forces malignes : « la bande rouge nouée sur la corne (...), chasse le mauvais œil, arrête la malchance, il y a cette coutume ici », dit à ce propos Arturo28.
52 L'utilisation de la corne a été relevée encore dans les années cinquante : les pêcheurs de Nettuno tenaient à bord de petites cornes de corail ; les pêcheurs de Minturno suspendaient une corne à proue ; à Acciaroli, la corne était attachée au mât ; sur les bateaux de Catane, elle était souvent peinte ; dans l'Adriatique, la paire de cornes29 apparaît de nouveau. Saverio la Sorsa rapporte enfin l'habitude qu'avaient certaines femmes d'exposer une corne de bœuf sur le rebord de la fenêtre si leurs hommes se faisaient surprendre en mer par une tempête30. Nous avons personnellement constaté, aujourd'hui encore, l'habitude de placer les cornes à bord : non seulement sur le toit de la passerelle, mais aussi sur les infrastructures du bateau de pêche, dans de nombreux ports du littoral tyrrhénien.
53 À côté des cornes, on trouve souvent un rameau de palmier ou d'olivier béni à l'occasion du Dimanche des Rameaux : c'est une habitude qui reste parmi les plus répandues encore aujourd'hui, à la fois dans la région tyrrhénienne et sur les côtes adriatique et ionienne. Dans cette recherche d'une fusion symbolique avec le ciel et donc avec la « sphère céleste », le rameau est placé le plus haut possible, au sommet du petit mât métallique qui soutient les antennes de la radio et le radar ou, sur les chalutiers, au sommet de l'arc arrière à partir duquel on descend le filet.
54 La corne et l'olivier représentent peut-être l'une des synergies protectrices actuelles les plus utilisées, exemple significatif du syncrétisme fréquemment opéré par les milieux populaires entre le plan magique et le plan religieux.
55 Nous avons considéré jusqu'ici des techniques de protection qui impliquent toutes, à différents niveaux, la réutilisation d'instruments et de moyens, mais aussi de lieux normalement utilisés pour la pêche, la navigation ou, simplement, pour la vie à bord. En vue de son utilisation à des fins de protection, l'homme de mer a sélectionné chaque fois l'outil le plus adéquat en lui conférant une valeur magique, spécialisée ou pas, grâce une pratique appropriée ou en l'associant à d'autres objets et éléments.
56 Comme nous l'avons indiqué au début, il y a cependant des cas où c'est le système de pêche tout entier, donc le complexe filets, outils et bateau, qui acquiert un pouvoir défensif, un pouvoir magique d'une extraordinaire efficacité. Le thonaire représente sans doute l'exemple le plus significatif de ce cas. Le thonaire est un système de pêche pour la capture du thon de conception très ancienne, particulièrement répandu en Sicile où il est encore utilisé31. À partir du siècle dernier, l'usage du thonaire s'est diffusé sur le littoral tyrrhénien jusqu'en Ligurie et le long des côtes de la Sardaigne. Il a disparu autour des armées 1950, parallèlement avec l'intensification d'une navigation côtière essentiellement touristique, pour laquelle le système de filets de ce type de pêche constituait une entrave. Le thonaire est en effet constitué d'un filet de barrage, la « pédale », qui, partant de la terre, s'avance en pleine mer jusqu'à plus d'un mille : là, son extrémité s'engage dans une espèce de vaste enceinte rectangulaire formée, elle aussi, de longs filets soutenus sur les deux côtés plus courts par deux grosses embarcations, dont l'une, en général la plus grande, est solidaire avec le filet et n'est donc pas utilisée pour naviguer. Maintenue à la surface par de nombreux flotteurs, la « pédale » est assujettie sur tous les côtés à de longs cordages appelés « croix » attachés sur le fond à des ancres de grandes dimensions ou corps morts. Des cordages aussi nombreux maintiennent en place une enceinte à l'intérieur de laquelle, grâce à un autre barrage de filets, est aménagée la « chambre de la mort » où s'effectue la mattanza, c'est à dire la capture au moyen de harpons du thon ainsi piégé. Il s'agit d'un système de pêche qui demande jusqu'à un mois de mise en place et qui demeure donc fixe au même endroit, jour et nuit, pendant toute la saison, en général d'avril ou mai jusqu'à septembre ou octobre. De nombreux hommes remplissant les différentes fonctions liées à ce type de pêche rejoignent le thonaire à bord de petites embarcations, pour passer ensuite sur les deux plus grandes et attendre les bancs de thons. Quand ils rencontrent la « pédale » sur leur chemin, les thons la longent en pointant instinctivement vers le large, mais ils finissent à l'intérieur de l'enceinte. C'est le rais qui dirige le thonaire. Ce terme d'origine arabe, largement répandu dans le sud de la Méditerranée, désigne le chef, un homme d'expérience que les propriétaires de thonaire cherchent à engager pour plusieurs saisons s'il se révèle particulièrement habile. Au cours d'une interview avec l'un des derniers rais, Carlino Intartagha, responsable du thonaire de Procida en activité jusqu'aux années cinquante32, il nous a semblé naturel de demander comment il était possible, sur un thonaire et sur les bateaux rattachés à celui-ci, de se protéger contre un soudain tourbillon marin, étant donné qu'aucune fuite, aucun déplacement n'est permis par ce système de pêche qui est, comme nous l'avons vu, enchaîné à ses multiples ancrages. Sa première réponse tendait à souligner les qualités d'extrême solidité des bateaux, filets et câbles d'amarrage : il s'agissait d'une explication « réaliste » qui exaltait les qualités techniques de l'équipement. Quand nous lui avons fait remarquer qu'il était difficile de supposer que, en tant d'années d'exercice et de mois passés en mer à chaque saison, le thonaire n'ait jamais subi de tempête, Carlino a déclaré que jamais une grave tempête ne s'était abattue ni n'aurait pu s'abattre sur le thonaire, parce que celui-ci était constamment protégé par Dieu. Devant notre expression dubitative, l'ancien rais nous a alors invités à réfléchir sur la structure du thonaire, sur sa conformation particulière qui, vue du dessus, prend la forme d'une croix dont la pédale est le bras le plus long et l'enceinte le bras le plus court (voir fig. 5). « Si cela n'avait pas été suffisant », a ajouté le pêcheur, « mon filet avait même trente-trois " petites croix "», faisant allusion au nombre des cordages qui maintenaient la pédale, égal à l'âge du Christ à sa mort, « et donc qu'est-ce qui aurait pu nous arriver ? Rien ! ».
57 La structure du filet qui fait écho à la croix, le symbole le plus vénéré du monde chrétien, est ainsi en mesure d'attirer une protection exceptionnelle, celle du Christ. Cette protection n'est pas répétée dans le temps ou en cas de besoin : elle est continue, permanente. Elle devient effective au moment où le filet, descendu en mer, prend la forme de la croix et est « ancré » solidement au thonaire qu'il défend, de ses 33 amarres, durant toute la saison.
58 Le filet est donc suffisant en soi, même sur le plan magico-religieux. Nul besoin de rite et de conjuration. La réponse à la menace s'ex-prime de façon synthétique et implicite dans l'outil lui-même : c'est une réponse essentielle pour une défense totale.