Book Reviews / Comptes rendus de livres

Geoffrey Batchen, Burning with Desire: The Conceptions of Photography

Robert Tremblay
Musée national des sciences et de la technologie
Batchen, Geoffrey. Burning with Desire : The Conception of Photography. Cambridge, Mass. : MIT Press, 1997, 273 p. 35 $US, ISBN 0-262-02427-6.

1 Il ne faut pas s'y méprendre, Burning with Desire n'est pas le titre du dernier album du bluesman John Lee Hooker, mais plutôt un livre sérieux (parfois austère) qui interroge l'origine et l'essence de la photographie. Son titre est d'ailleurs inspiré d'une lettre que Louis Daguerre, co-inventeur de la photographie, adressait en 1826 à Nicéphore Niépce et dans laquelle il affirmait « brûler de désir » de voir aboutir les expériences de ce dernier sur la façon de fixer mécaniquement les images de la nature. Rédigé par Geoffrey Batchen, professeur associé d'histoire de l'art à l'Université de New Mexico, Burning with Desire est le fruit d'une recherche entreprise dans le cadre d'une thèse de doctorat à la fin des années 1980.

2 Qu'en est-il au juste de cette étude ? D'emblée, l'auteur nous précise que l'objectif de son essai est ni plus ni moins de réécrire l'histoire de l'origine de la photographie et, de là, tenter de retracer l'identité première de ce mode d'expression dans l'univers de la représentation picturale du XIXe siècle, voire dans la société en général. Dans sa quête des origines, Batchen ne cherche pas tant à savoir qui est le véritable inventeur de la photographie, mais plutôt quelle dynamique culturelle et sociale a rendu possible la conception de ce médium par un ou plusieurs individus. Selon son analyse, il appert que, bien avant la divulgation de la découverte de la photographie en 1839, il existait depuis déjà une quarantaine d'années un profond désir pour ce type de représentation dans les milieux philosophiques et scientifiques en Europe. Reste toutefois à savoir pourquoi ce désir est devenu soudainement un « impératif social » et une « pratique discursive » (selon la terminologie de Foucault) vers le tournant du XIXe siècle, alors que les principes chimique (les sels d'argent) et optique (la camera obscura) de la photographie étaient connus depuis au moins 1725. Pour Batchen, il ne fait pas de doute que le désir de la photographie est lié de très près à l'importante révolution des mentalités et des consciences qui secouait le monde occidental durant les années 1790 à 1830 et qui a marqué le passage de la période classique à la période moderne. C'est l'époque où les anciennes certitudes philosophiques sur les lois de la nature et sur l'ordre naturel des choses volent en éclat sous l'influence de penseurs tels que Goethe, Lamarck, Kant et Hegel:

From a stable clockwork entity produced by a single act of divine creation, nature came to be seen as an unruly, living, and active organism with a prolonged and continuing history. (p. 59)

Il en va de même des concepts qui sous-tendent le monde de l'image à l'époque : le temps, l'es-pace, le réel, le rôle instrumental de l'artiste dans l'univers divin, etc. Pas étonnant dans les circonstances que la photographie ait trouvé là un terreau propice à son épanouissement.

3 Avant d'aborder l'étude des origines de la photographie, Batchen se livre à une critique des historiens de l'art « post-moderniste » et « formaliste » qui ont avancé un certain nombre de propositions sur l'identité de ce médium. Rappelons en gros que, pour les tenants du post-modernisme, la photographie n'aurait pas d'identité ni d'unité historique propre puisque son message serait toujours déterminé par des éléments contextuels ; en d'autres mots, son pouvoir de représenter ne serait jamais le sien, mais celui assigné par d'autres institutions (étatiques, policières, scientifiques, etc.), ce qui en a amené plusieurs à conclure qu'à la limite, « photography potentially belongs to every institution and discipline but its own » (p. 7). De leur côté, les tenants de l'école « formaliste » prétendent que, parmi toutes les formes d'expression, l'expérience de la photographie est sans pareille dans la mesure où sa syntaxe s'intéresse aux domaines du particulier et du conditionnel (the true realism), plutôt qu'à l'universel et à l'immuable. Autrement dit, la photographie posséderait des caractéristiques intrinsèques qui s'inscriraient dans le prolongement de la tradition picturale des pays occidentaux. En vertu de ces deux approches diamétralement opposées, la photographie serait coincée entre ceux qui l'identifient à la culture ambiante et ceux qui l'associent à sa nature inhérente. S'inspirent des modèles sémiologiques mis en place durant les années 1970 par les philosophes Michel Foucault (archéologie du savoir) et Jacques Derrida (théorie de la déconstruction), Batchen analyse scrupuleusement le discours d'une vingtaine de protophotographes qui se sont livrés à des expériences sur ce nouveau médium entre 1794 et 1839. De la description faite par ces pionniers de leur démarche, il ressort une vision beaucoup plus complexe de la photographie, qui incorporerait à la fois des aspects de l'interprétation post-moderniste et formaliste. La plupart des premiers protagonistes refusaient d'identifier la photographie à l'un des deux pôles de la logique binaire proposée par les analystes d'aujourd'hui : culture vs nature, contexte vs essence, réel vs représentation, réflexion vs expression, général vs particulier, etc. En fait, l'identité du médium photographique était pour le moins ambiguë à ses débuts, comme en témoignent les descriptions des premiers inventeurs :

Niépce could not decide between physaute (nature herself) or autophuse (copy by nature) - that is, between nature and her representation - as an appropriate name for his process. Daguerre claimed, quite paradoxically, that the daguerreotype drew nature while allowing her to draw herself. Talbot spoke in similar terms of an "art" that somehow both is and is not a process of drawing. Not content with this designation, he went on to describe photography as an effort to capture both eternity and transience in the same representation, such that time becomes space, and space time. p. 177)

Par prudence face à l'inconnu, ces pionniers de la photographie ont toujours évité d'enfermer la photographie dans une définition rigide, préférant laisser flotter un flou artistique autour de ce médium.

4 Dans sa reconfiguration des origines de la photographie, Batchen détruit un autre mythe persistant : celui de l'influence de la pensée positiviste sur la nature de ce mode de représentation au XIXe siècle. Contrairement à la croyance populaire, les premiers photographes n'auraient pas été si obsédés par l'idée de traduire la réalité le plus conformément possible, à la manière des milieux scientifiques davantage touchés par le courant positiviste. En fait, les protophotographes du début du XIXe siècle s'intéressaient surtout à la déconstruction de la réalité. Pour l'auteur, le mouvement « paysagiste » qui s'est répandu dans le monde de la peinture à compter de 1780 aurait eu une influence beaucoup plus marquante sur l'invention et la pratique de la photographie. Les peintres paysagistes proposaient pour la première fois une conception de l'art pictural qui reconnaissait à l'esprit créateur de l'homme la capacité de composer des « effets » à partir d'une vision personnelle. C'est beaucoup plus pour exprimer cette réflexion de soi à travers les paysages que l'on en serait venu à concevoir l'idée de rendre permanentes les images captées par la camera obscura vers la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

5 Malgré l'originalité du sujet, je n'ai pu m'empêcher de ressentir un certain agacement à la lecture de ce ce livre. L'exposé de Batchen soulève à mon avis deux sortes de problèmes, l'un d'ordre méthodologique, l'autre de type analytique. Disons d'abord que je me suis toujours interrogé sur le caractère heuristique de la démarche sémiologique et sur la capacité de celle-ci à rendre compte seule de la totalité historique. Certes, cette science qui étudie les systèmes de signes à travers le langage nous permet de faire une lecture inédite du passé et de mieux sonder le domaine de l'inconscient collectif. Toutefois, l'adéquation entre la théorie et la réalité historique ne s'effectue pas toujours de façon harmonieuse, ce qui conduit plus souvent qu'autrement à des extrapolations exagérées des sources documentaires et à un schématisme réducteur. Sur le plan interprétatif, Burning with Desire me renvoie l'image d'une montagne accouchant d'une souris. On retrouve dans cet ouvrage une démonstration ampoulée, parfois prétentieuse, qui pourrait facilement se condenser en quelques pages. Je ne suis pas sûr qu'il faille utiliser un appareil conceptuel si abstrait et de longs détours de langage pour finalement conclure que, à l'origine, le discours sur la photographie incorporait la nature et la culture, l'essence et le contexte, le sujet et l'objet, dans un environnement historique marqué par la révolution des mentalités vers la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Outre certaines tournures de phrases inutilement entortillées et mystificatrices, l'auteur a tendance à presser trop fort sur ses sources documentaires pour en faire ressortir le jus. Abordant la fameuse photographie du Boulevard du Temple (1839) de Louis Daguerre, l'auteur affirme :

More than the first photo to show people, it is also the first to illustrate both labor and class difference, and in a particularly graphic fashion (standing middle upper-class being served by a kneeling worker). Given the political turmoil that beset Paris in the nineteenth century, this image therefore continues to have a considerable historical resonance, albeit a resonance rarely mentioned by photography's various historians. (p. 136)

Examinant plus loin (p. 157) le portrait, réalisé en 1856, du physicien britannique Michael Faraday tenant dans sa main droite une barre à pôles magnétiques (négatif-positif), Batchen en conclut qu'il s'agit là d'un commentaire inattendu exprimant dans un langage codé le désir de la photographie !!!

6 Sur le plan de l'analyse, il me semble plutôt périlleux de vouloir associer le désir, voire l'invention, de la photographie uniquement à la révolution de l'épistémè survenue dans les pays occidentaux entre 1780 et 1830. Le nouveau discours philosophique axé sur la réconciliation entre la volonté subjective et la connaissance rationnelle, quoique essentiel, n'explique pas à lui seul le besoin qui s'est manifesté à l'endroit de la photographie. À cet égard, il faut rappeler que la photographie est contemporaine de la révolution industrielle qui avait déjà touché l'Angleterre, la France et la Belgique en 1840 et qui s'apprêtait à gagner l'Allemagne et les États-Unis. Succédant de peu aux élites agraires d'Ancien Régime, parfois au prix de tensions sociales, la bourgeoisie allait connaître un essor économique et politique sans précédent qui lui permettrait d'imposer ses propres valeurs à l'ensemble de la société. Malgré ces conquêtes, il lui restait encore à trouver un mode de représentation susceptible de témoigner de son ascension sociale. La photographie semblait l'invention toute désignée pour remplir cette tâche. N'oublions pas que le portrait « bourgeois », à un exemplaire ou sous forme de cartes de visite, occupait la majeure partie de la production photographique entre 1840 et 1880, surpassant de loin la représentation de paysages. Des études récentes montrent comment les grands studios de portraits du XIXe siècle ont rapidement mis en place un système de signes définissant l'appartenance à la classe bourgeoise et attestant l'identité distincte de ce groupe social.1

7 En guise de conclusion, l'auteur soulève une fois de plus la question de l'identité de la photographie en abordant, cette fois-ci, le débat sur la disparition éventuelle de ce médium à la suite de l'essor récent de l'image numérique. Est-ce que la photographie est vouée au même sort subi par la peinture 150 ans plus tôt? L'essence même de la photographie ne risque-t-elle pas de s'évaporer dans un monde de plus en plus hyperréel? Contrairement à la plupart des prophètes de malheur, Batchen se dit confiant de la survivance du discours photographique au-delà de la technologie numérique. Pour lui, le principe même de la manipulation (angles, degré de lumière, temps d'exposition, niveau de concentration chimique dans le révélateur, etc.) est omniprésent dans l'histoire de la photographie. En outre, la pratique de cet art ne serait ni plus ni moins qu'un exercice de transfert de signes, de la réalité à la représentation, selon un processus humain de déconstruction visuelle. Après tout, l'image numérique et son potentiel d'informations traitables par ordinateur s'inscrivent dans le prolongement de la photographie traditionnelle. Loin de disparaître, la photographie subirait tout au plus une modification de son statut hégémonique au sein la culture moderne de l'image.

8 Concevoir la photographie uniquement comme une entreprise de déconstruction visuelle, ou encore un signe parmi d'autres signes (signing of signs), équivaut à banaliser le rôle de ce médium. Force est de constater que la photographie constitue également un index privilégié, quoique imparfait et subjectif, de lecture de la réalité ; en conférant de l'importance à un moment particulier dans le temps, elle a la capacité de stimuler la réflexion, voire de susciter des prises de conscience. Pour s'en rendre compte, il suffit de constater jusqu'à quel point la photo montrant cette jeune Vietnamienne2 brûlée au napalm courant désespérément sur la voie publique, à la suite d'un des nombreux bombardements de l'aviation américaine en 1972, a pu influencer le cours des événements subséquents.

NOTES
1 B. Belleau, « Histoire des studios de portraits au XIXe siècle », thèse de maîtrise en histoire, Université de Sherbrooke, 1996.
2 Kim Phuoc, qui vit aujourd'hui au Canada.