1 L'humanité de cette fin de siècle est plus que jamais à la merci d'une entité ubiquiste qui, depuis plus de 2000 ans, puise sa source de pouvoir à même le génie ironique de sa proie : le Temps. La vie des gens modernes est réglée au quart de tour par une dimension temporelle que l'être humain a lui-même définie. Quotidiennement, combien de fois demandezvous ou vous faites-vous demander : « Quelle heure est-il? » Combien de phrases toutes faites, telles perdre son temps, donner son temps, tuer le temps et laissez les bons temps rouler ont été incorporées aux langues et dialectes des différentes nations du monde? Cette entité plusieurs fois séculaire, créée et maintenue par les gens, nous aurait-elle aujourd'hui entièrement assujettis? C'est l'histoire fascinante de cette création du concept de temps que tentent de retracer à travers les âges les deux ouvrages ici présentés.
2 Ces derniers, d'ailleurs, s'avèrent être de bons compagnons. Bien appuyé par une analyse concise et circonspecte échelonnée sur plus de deux millénaires, Borst se consacre, dans The Ordering of Time, aux utilisations et aux transformations d'un des plus importants précurseurs de la conception moderne du temps : le comput. Quant à Dohrn-Van Rossum, son History of the Hour relate l'émergence des horloges mécaniques et publiques, l'apprivoisement du concept des « heures aux durées identiques » et les transformations sociales, économiques et culturelles importantes qu'ont entraînées ces innovations. De toute évidence, les auteurs ont eu la volonté de faire davantage qu'un simple historique des concepts temporels en fonction dé leurs instruments scientifiques respectifs. Cependant, bien que ces ouvrages aient d'autres affinités, nous verrons que leurs intentions premières diffèrent considérablement.
3 Selon Borst, nous faisons montre aujourd'hui d'une telle familiarité vis-à-vis de l'ordre temporel moderne que cela nous rend la tâche doublement difficile au moment de percer le mystère de ses conceptions surannées. Dans The Ordering of Time, en traçant l'histoire du comput (l'étymologie du mot ainsi que la méthode), l'auteur examine comment les Européens du Moyen Âge s'y prenaient pour supputer le temps, et ce, dans le but avoué de déceler ce qu'ils avaient appris de leur passé et ce qu'ils allaient léguer aux générations futures. D'origine grecque, la relation entre le temps et les nombres aurait été proposée entre les cinquième et quatrième siècles avant J.-C, entre autres par Hérodote d'Halicarnasse, Platon et Aristote. Cependant, cette dualité nouvelle ne sut pas s'adapter aux conditions sociales que connaissait alors le peuple grec. La volonté politique d'instaurer une harmonisation entre le temps et l'univers matériel fut créée à Rome, où Jules César décréta, en 46 avant J.-C, un calendrier strictement solaire, dit julien. L'effet fut immédiat au sein de la classe dominante, qui allait dès lors considérer le respect précis du temps comme un signe d'éducation et de pouvoir. Il fallut pourtant attendre la nouvelle ère pour voir introduit le terme de computus (ou compotus), dans un traité d'astronomie rédigé par Julius Firmicus Maternus vers 335 après J.-C. Dans ce traité, le comput avait une signification au-delà du commun computatio (compter, estimer), signifiant explicitement « une interprétation astrologique d'orbites planétaires observées et calculées ». Cette interprétation « moderne » venait bousculer la méthode ancienne de classer les événements du passé en fonction des années de règne des consuls et des empereurs, ce qui ne fit d'ailleurs qu'élargir le gouffre entre le paganisme romain en perte de vitesse et la montée du christianisme. Certes, d'aucuns refusèrent d'admettre pareille interprétation, tels les manichéens qui affirmèrent en 404 :
4 Les mathématiques, principalement l'arithmétique, devinrent néanmoins un outil essentiel à toute formation ecclésiastique. D'ailleurs, Benoît de Nursie, selon les préceptes exposés dans sa Règle émise vers 540, refusa que les abbés des monastères ordonnassent selon leurs humeurs les périodes de travail et de prière des moines. Cette régularité était soigneusement calculée par le comput, puis observée grâce aux lectures faites sur les cadrans solaires, le jour, et les clepsydres, la nuit. Puisque « la paresse est l'ennemie de l'âme », cette rigidité face à l'obéissance de la Règle devait aider les moines à s'élever au-delà de leur faiblesse par trop humaine. Cassiodore, au milieu du sixième siècle, poussa encore plus loin cette élévation de l'âme, hissant au premier rang l'utilisation du comput. C'est à cette époque que comput prit la signification de « calcul du jour de Pâques », car il était inconcevable de célébrer la résurrection du Christ un jour quelconque : il fallait s'efforcer de trouver le jour qu'il avait prescrit. L'arithmétique, soutenue par le comput, était devenue fondamentale.
5 Plus tard, Charlemagne imposa à tous les prêtres de son empire d'être familiers, comme il l'était lui-même, avec le comput. Il n'était certes pas le premier à affirmer que le temps ne devait pas être créé et mesuré artificiellement — aidé, par exemple, d'une clepsydre — mais observé solennellement dans le ciel et calculé rigoureusement. C'est au neuvième siècle que s'échafaudèrent les premiers ponts entre la supputation ecclésiastique du temps et la quotidienneté des individus, leur permettant ainsi de mémoriser leur vie, leurs exploits et leurs impressions. Nous avons là l'origine du verbe conter, du mot latin computare, utilise par les personnes sans formation cléricale pour « compter » leur histoire, leur malheur ou leur félicité. N'utilisant aucune statistique numérique, contant plutôt une série d'événements, ils firent vraisemblablement le lien avec compter le temps. Ceci montre la rationalité de ces gens et le début de la diffusion d'un semblant de conscience temporelle. C'est aussi durant cette période que les gens commencèrent à se familiariser avec un nouveau type de signal : la cloche. Cette dernière, en format de poche, servit à déterminer les heures canoniques utilisées par les hommes de robe, au même moment où les clochers d'église faisaient leur apparition pour inviter les fidèles à célébrer la grandeur de Dieu.
6 À la fin du douzième siècle, le comput commença de perdre son espace théorique et ostensiblement tourné vers la compréhension du concept du temps pour être submergé par une pratique commerciale de l'arithmétique de plus en plus courante. Cet état de fait ne put que s'aggraver à partir du milieu du treizième siècle, alors que vint d'Italie une organisation du commerce qui modifia passablement le paysage économique de l'Europe. En italien, conto, de computus, signifait encore et toujours la supputation du temps à l'aide des astres. En raison de la position favorable de l'Italie sur tous les marchés européens, ce conto fut largement utilisé au sein des pays limitrophes, mais connut une importante dérive de sens : compter en français, cuento en espagnol et Konto en allemand firent désormais allusion au commerce et surtout à la monnaie. En France, par exemple, l'économie monétaire fit son chemin dans l'administration royale, formant la curia in compotis, assemblée à Paris, qui devint rapidement la camara compotorum et, à partir de 1304, la Chambre des comptes. Il ne faut pas chercher plus loin la provenance de nos comptes de banque modernes.
7 Au milieu du quatorzième siècle, c'est l'horloge mécanique qui fit son apparition. Borst prétend que la conception du temps alors régnante n'en fut aucunement modifiée. Selon lui, cela s'explique, premièrement, par un manque évident de sources primaires relatant l'arrivée de ce nouvel instrument, signifiant ainsi un désintéressement notable pour cette technologie moderne et ses possibles applications. De fait, dans le meilleur des cas, il serait hasardeux de situer l'invention plus précisément qu'entre les années 1300 et 1350. Deuxièmement, aucun savant contemporain ne fut en mesure d'identifier son véritable auteur. Finalement, l'apparition du mécanisme d'échappement, au cœur de l'horloge mécanique, ne trouva aucune place dans la littérature contemporaine et n'engendra aucune modification dans le langage — en effet, le terme usuel de horologium, mot de plusieurs significations, fut simplement conservé.
8 Si Borst est d'avis que « the revolutionary influence [of the mechanical clock] tends to be overrated by modern scholars » (Borst, p. 92), Dohrn-Van Rossum est plutôt convaincu que l'invention de l'horloge mécanique a été le symbole le plus probant de la transformation de la conception médiévale du temps. Son but premier n'est pas de déterminer l'origine de cette percée instrumentale. Toutefois, afin de bien ancrer son discours, Dohrn-Van Rossum discute des principales tendances de recherches à ce sujet. Deux avenues traditionnelles sont généralement poursuivies : soit l'étude des monastères médiévaux dans leurs besoins de mesurer le temps avec une certaine précision et de s'assurer du respect des heures canoniques de prière, soit l'étude d'une technologie extérieure à l'Europe, possiblement originaire de la Chine et transmise par l'intermédiaire du monde islamique. Même s'il ne se trouve aucun document qui puisse nous indiquer la date exacte de l'invention de l'horloge mécanique, Dohrn-Van Rossum donne plusieurs indices de sa possible existence avant 1330, dont une série de vers classiques de la Divine Comédie de Dante, écrits entre 1315 et 1321. Il note en outre qu'à la fin du treizième siècle, l'élaboration des mécanismes de sonnerie devint de plus en plus sophistiquée. Il n'en faut pas plus pour supposer que ces mécanismes, proches voisins du mécanisme d'échappement des horloges mécaniques, soient au centre d'une hypothèse selon laquelle le mécanisme d'échappement serait directement issu de ces systèmes de sonnerie, alors activés par les horloges hydrauliques. Cette affirmation demeure une hypothèse pour Dohrn-Van Rossum, mais elle lui permet d'avancer : « The mechanical clock escapement was in all likelihood an independent European development, since neither in China nor in the Islamic sphere can we observe a comparable development toward a more elaborate bell technology. » (Rossum, p. 105)
9 La diffusion des horloges publiques, objet principal d'étude de l'ouvrage de Dohrn-Van Rossum, fit en sorte qu'au début du quinzième siècle, toutes les plus grandes villes européennes avaient installé une de ces horloges. Maintenues dans la tour communale, celles-ci devinrent un attribut des villes et un symbole aussi important que la clef de la ville, le sceau, l'hôtel de ville et le gibet. A plusieurs égards, la vie dans les cités équivalut à une vie réglée par l'horloge. À la suite d'une description précise d'une horloge publique (horloge de construction communale grâce à laquelle une collectivité — civile, princière, monastique, universitaire, etc. — peut voir ou entendre la série ininterrompue des heures d'une journée) et d'une liste intéressante des premiers modèles exécutés selon les critères établis (1307 à 1360), l'auteur est en mesure d'affirmer que la diffusion des horloges publiques et du système moderne de l'heure provient des villes italiennes. Plusieurs exemples montrent que les grands prélats et propriétaires terriens furent en grande partie responsables de la diffusion des horloges publiques. Il est toutefois important de noter que, dans la majorité des cas, c'est à l'initiative des municipalités, pour des motifs strictement de prestige, que l'on doit l'augmentation du nombre de ces lieux publics. Qui plus est,
L'implantation d'une horloge publique dans une cité était le signe d'une certaine richesse, d'une bonne administration et, surtout, un symbole de son ouverture d'esprit face à la modernisation.
10 Les recherches poussées de Dohrn-Van Rossum lui permettent de remettre en question plusieurs événements et hypothèses, ainsi la susmentionnée provenance du mécanisme d'échappement de l'Orient (telle qu'avancée principalement par Joseph Needham), la Guilde des horlogers de Cologne au treizième siècle (qui pourrait très bien s'avérer n'être qu'une mauvaise interprétation écrite et orale de Horlogesgazen), l'œuf de Nuremberg (au sujet des horloges portatives au début du seizième siècle) et le légendaire décret de Charles V de France, qui aurait instauré l'obligation aux églises de Paris de régulariser le moment de sonner les heures selon l'Horloge du Palais royal. Ce dernier événement est historiquement attrayant, car il s'agit d'un événement fixé dans le temps et interprété par un seul protagoniste. Mais les informations sont trop ténues pour étayer pareille hypothèse. Il n'y aurait eu aucun décret selon Dohrn-Van Rossum; la pratique moderne de sonner les heures se serait établie seulement lorsqu'elle prouva son utilité, qui se fit certes de plus en plus sentir. C'est d'ailleurs ce qui est exprimé dans le chapitre huit intitulé « The Ordering of Time », le plus important du livre, où l'auteur expose toute la force de son argumentation au sujet du rôle prépondérant de l'horloge mécanique et des horloges publiques. En effet, l'heure de la rédaction ou de la signature des documents se trouve dans de nombreux écrits rédigés par des notaires et des chroniqueurs, conjointement avec la date, le nom du prince régnant, le nom des signataires et d'autres indications d'importance. Les marchands italiens, dans leurs registres, indiquaient déjà l'heure d'exécution des transactions qui, selon eux, pouvait servir à diverses fins légales. L'Église et les monastères s'approprièrent l'usage moderne des heures numériquement identiques pour déterminer le début des célébrations, allant même jusqu'à régler la durée des sermons et des homélies. Les conseils et assemblées populaires, municipales et royales instituèrent des horaires stricts afin de maximiser les efforts et ainsi perdre le moins de temps possible. Des amendes et des pertes de privilèges étaient le lot des retardataires et des absents. Pour toutes sortes de raisons, mais particulièrement pour prévenir les pénuries et la spéculation, on fixa différentes grilles horaires en fonction des diverses activités représentées sur la place du marché. Les écoles et universités calculèrent la durée des classes ainsi que le temps de travail des professeurs, qui furent désormais rémunérés en conséquence. Dans un tout autre contexte, on établit des règles de temps pour gérer la torture, et ce, en fonction de la gravité des délits. Par ailleurs, rien ne prouve que les sciences expérimentales purent utiliser judicieusement cette conception du temps moderne. Les tenants de cette discipline usèrent d'un nouvel éventail de métaphores, comparant la nature et les mouvements de l'univers à un mécanisme d'horloge et Dieu au Grand Horloger.
11 Faut-il interpréter ces transformations socio-culturelles du quinzième siècle comme un signe indiscutable d'une « révolution » de l'ordre temporel? À défaut d'une symbolique plus nuancée, Dohrn-Van Rossum explique de la façon suivante le changement fondamental qui s'opéra à la fin du bas Moyen Âge :
Borst, par ailleurs, n'est pas disposé à défendre cette hypothèse d'une transformation radicale et moderne de la perception médiévale de l'ordre temporel. En discutant de l'évolution du computus ancien au computer d'aujourd'hui, il argue que les deux instruments — de même que le cadran solaire, la clepsydre, l'astrolabe, le sablier et l'horloge mécanique — ont en commun dans le passé et dans le présent « the rationality of an instrument that help humans to understand their world » (Borst, p. 127). L'ordinateur d'aujourd'hui, à l'instar de l'horloge mécanique et du comput d'hier, est un outil sophistiqué, adapté aux multiples exigences de son époque et conçu par l'être humain dans le but d'approfondir l'entendement de son cadre naturel. Il est possible de voir en Cassiodore le précurseur d'une longue lignée de modernistes opiniâtres. En effet, celui-ci était convaincu qu'en éliminant le comput, l'être humain ne serait désormais en mesure de vivre que dans l'ignorance la plus complète. Il alla même jusqu'à dire que « it is impossible to distinguish from other living creatures anyone who does not understand how to quantify [c'est-à-dire savoir utiliser le comput] » (Borst, p. 27). L'implantation de l'ordinateur dans les écoles n'est-elle pas une façon de prévenir qu'une grande partie de la population de demain soit « numériquement illettrée » et par le fait même laissée-pour-compte?
12 Bien que les deux auteurs aient une position différente au sujet du rôle joué par les instruments scientifiques dans l'évolution de la conception du temps, les ouvrages constituent une véritable mine d'information. Les notes sont nombreuses, pertinentes et issues d'une remarquable quantité de sources primaires et secondaires. De plus, il est impossible de passer outre la recherche iconographique exemplaire de Dohrn-Van Rossum. Trop souvent, les écrivains oublient la richesse et la pertinence des images et des gravures. Les quelque 70 illustrations mettant en vedette clepsydres, sabliers, cadrans solaires, horloges mécaniques et publiques soutiennent mieux que toute autre chose la thèse de Dohrn-Van Rossum sur la transformation profonde de l'ordre temporel au terme d'un long et fructueux Moyen Âge. En somme, ces deux ouvrages méritent une lecture attentive par ceux et celles qui se demandent pourquoi, en cette ère de globalisation planétaire, nous en sommes rendus à déterminer la valeur numérique d'une transaction boursière en fonction des 9 192 631 770 oscillations par seconde de l'atome de césium. Le vieil adage qui prétend que « le temps, c'est de l'argent » ne se mesure donc plus en jours, en heures ou en même secondes, mais en nanosecondes!