Conference Reviews / Rapports de colloques

Interpreting Edison

Louise Trottier
National Museum of Science and Technology
Rapport du colloque « Interpreting Edison », tenu conjointement par le National Park Service, la Rutgers University à Newark et I'Organization of American Historians les 25,26 et 27 juin 1997 à la Rutgers University à Newark (New Jersey).

1 « The Electrical Wizard » est l'expression adoptée par John Dos Passos, dans son ouvrage The 42nd Parallel publié en 1930, pour définir Thomas Alva Edison. Le « magicien de l'électricité » lui apparaissait comme un empiriste, soucieux d'expérimenter ses idées et ses découvertes sans jamais se préoccuper de mathématiques, d'un système social ou de concepts philosophiques.

2 Il semble étonnant que les qualificatifs attribués à Dos Passos il y a plus de soixante ans continuent d'avoir prise en 1997. C'est du moins ce qui ressort de la trentaine de communications présentées lors du colloque « Interpreting Edison », marquant le 150e anniversaire de la naissance d'Edison et tenu à la Rutgers University à Newark (New Jersey) en juin de cette année. L'université s'était associée au National Park Service et à I'Organization of American Historians pour organiser l'événement.

3 Edison est-il un mentor, un sorcier, un représentant de l'esprit scientifique du xix e siècle ou de la modernité, ou celui qui a tout inventé ? Dans quelle mesure aura-t-il propagé le culte de la personnalité ? Les multiples réalisations qui balisent sa vie pourraient justifier ces appellations et bien d'autres encore.

4 Rappelons que Thomas Alva Edison naît en 1847 et qu'à sa mort, en 1931, il détiendra 1 093 brevets d'invention. D'abord télégraphiste à Sarnia (Ontario) puis à New York et Boston de 1863 à 1870, il obtient ses premiers brevets pour un appareil à enregistrer les votes et un téléscripteur à utiliser sur les marchés boursiers. Établi à Newark de 1870 à 1876, il met au point une plume électrique et perfectionne le télégraphe.

5 L'effervescence des activités créatrices d'Edison se concrétise surtout au laboratoire de Menlo Park (New Jersey), qu'il fonde et dirige de 1876 à 1887. A ce laboratoire s'ajoutent un atelier d'usinage et une bibliothèque abritant un centre administratif. Entouré de collaborateurs exceptionnels, dont Alfred Haid, Francis Jehl et John Kruesi, Edison entreprend les travaux qui mèneront à l'invention du phonographe en 1877. La dynamo « Long Waisted Mary-Ann » et l'ampoule à incandescence, inventées en 1879, deviennent des composantes fondamentales dans les expériences qui conduiront à l'implantation d'une centrale électrique à Manhattan - une première mondiale! - pour développer l'éclairage public.

6 Plus de la moitié des inventions d'Edison seront toutefois commercialisées à partir des installations de West Orange (New Jersey), en activité de 1887 à 1931. À l'origine, celles-ci comprennent trois laboratoires - de chimie, métallurgie et musique -, une petite centrale électrique, un atelier d'usinage, le studio de production cinématographique Black Maria et un édifice administratif intégrant une bibliothèque. Ces bâtiments bordent une cour intérieure qui sert de zone de stationnement et de livraison, ainsi que de heu d'expérimentation pour les prises de vue. Le développement du kinétoscope, en collaboration avec William K. Laurie Dickson, le perfectionnement du phonographe et l'invention des batteries d'accumulateurs pour les automobiles comp-tent parmi les principales réalisations de cette période.

7 Pour commercialiser ses inventions, Edison va créer une constellation de sociétés, dont la General Electric. À maintes reprises, il bénéficiera de l'appui de financiers tels que Samuel Insull, John Pierpont Morgan et Henry Ford.

8 La perception d'Edison dans l'historiographie américaine, la mise en marché de ses inventions, les circuits de production aux laboratoires de Menlo Park et West Orange, sa contribution au développement de l'ampoule à incandescence et des « vues animées » ainsi que sa représentation dans des musées et lieux historiques américains font partie des thèmes qui ont été abordés au cours du colloque « Interpreting Edison ».

9 Remettant en cause le rôle de rélectrification dans la diminution des tâches domestiques de 1880 à 1980, Ruth Schwartz-Cowan a noté une double ironie dans l'héritage qu'Edison a légué à l'humanité. L'idée de progrès telle que prônée dans la publicité des appareils électriques semblait contredire le fait que leur prolifération dans les foyers pendant cette période n'avait pas réussi à alléger la charge de travail. Elle en a conclu que celle-ci ne pouvait diminuer si des changements n'avaient pas cours dans le comportement des consommateurs.

10 David Nye a suggéré qu'Edison avait contribué à forger son propre mythe et mis en place un puissant appareil discursif fondé sur son image publique. Dans des articles parus entre 1880 et 1930, l'inventeur était perçu comme un penseur, un mage, un entrepreneur et un héros financier, un allié des puissants, un rêveur, voire « le citoyen américain idéal ». Par contre, certains aspects de sa personnalité ont été négligés par les chercheurs, tels son sens de l'humour et son besoin d'explorer des idées nouvelles.

11 Dans la correspondance reçue par Edison de 1900 à 1930, John Staudenmaier a perçu la confiance que lui témoignaient les petites gens, pour qui il incarnait une valeur-refuge, une vision robuste et optimiste du progrès, un genre de sécurité comparable à ce que peut offrir aujourd'hui une visite dans un centre commercial. Par contre, l'inventeur lui a semblé peu touché par la période de bouleversements des premières décennies du XX siècle.

12 Afin d'illustrer l'esprit compétitif que démontrait Edison dans la commercialisation de ses inventions, David Sicilia a présenté le cas de l'ampoule à incandescence. L'association du dépôt de brevets à l'établissement de nombreuses sociétés ainsi que la création de rivalités entre les services publics de gaz et d'électricité et entre les monopoles engagés dans la vente des appareils d'éclairage constituaient les principaux atouts dont Edison a su tirer parti.

13 Parmi les collaborateurs d'Edison, Lewis Howard Latimer s'est distingué en faisant la promotion de l'invention de l'ampoule à incandescence et en publiant un ouvrage sur le sujet. Un survol de ses réalisations a amené Rayvon Fouché à s'interroger sur les nombreux compromis que Latimer avait dû faire au cours de sa carrière pour obtenir une certaine notoriété, incluant l'abandon progressif de son identité afro-américaine.

14 Par ailleurs, Edison a eu à affronter nombre de problèmes dans la mise en marché du phonographe. Habitué de voir ses inventions bénéficier d'une publicité gratuite, il aurait, selon Leonard De Graaf, été davantage guidé par l'expérience du travail de laboratoire et aurait préféré les démonstrations publiques aux catalogues commerciaux de bonne qualité. En ce sens, De Graaf a confirmé le jugement d'Henry Ford définissant Edison comme un grand inventeur mais un piètre homme d'affaires.

15 Dans le même ordre d'idées, Joseph Sullivan a analysé le développement de la société General Electric pour démontrer qu'Edison était plutôt un homme d'affaire représentatif du XDC siècle, alors que son associé John Pierpont Morgan illustrait davantage les milieux financiers duXX siècle.

16 Dans son analyse des premiers films produits au studio Black Maria, Charles Musser a relevé la prédominance des représentations de la culture masculine et virile au détriment de thèmes familiaux ou féminins. Il en a conclu qu'Edison aurait voulu promouvoir son invention en mettant en scène la force, les performances et la confiance en soi des Américains à la fin du XIX siècle.

17 Il a semblé difficile d'éviter le piège du « heu de culte » dans les messages véhiculés par les lieux historiques consacrés à Edison et illustrés lors de ce colloque. Par exemple, c'est le « génie en herbe » qui est mis en évidence dans sa maison natale à Milan (Ohio). De même, le practical wizard constitue actuellement le thème des programmes éducatifs au laboratoire de Menlo Park, ensemble intégralement reconstruit par Henry Ford en 1930 et maintenant incorporé au musée de plein air de Greenfield Village à Dearborn (Michigan). Par le biais du projet IDEA [Interactive Distance Education Access], une visite virtuelle des installations guidée par un des conservateurs du musée a été offerte aux congressistes.

18 Un espace de travail systématiquement organisé à la manière des manufactures contemporaines, telle a été l'image transmise aux congressistes lors d'une visite aux installations de West Orange qui font aujourd'hui partie de l'Edison National Historic Site. La présentation des guides a porté sur l'évolution des machines-outils et des génératrices dans l'atelier d'usinage et sur les expériences réalisées avec les différents modèles de cylindres et de phonographes dans le laboratoire de musique.

19 West Orange propose la vision tant d'un homme de science du xix siècle que de celui qui a inventé le XX siècle, a avancé André Millard. Selon lui, le lieu était déjà un musée du vivant d'Edison et, après sa mort, il est devenu sanctuaire. Edison lui-même a entretenu le culte de la personnalité développé par les gens qui l'admiraient.

20 À certains égards, le colloque « Interpreting Edison » a laissé l'impression que le personnage demeure l'un des icônes importants de la culture américaine contemporaine, comme l'ont indiqué les références à sa croyance optimiste dans le progrès, la confiance qu'il a pu inspirer à ses concitoyens et le ton héroïque avec lequel il est évoqué dans les lieux historiques qui lui sont consacrés. En contrepartie, certains aspects de ses réalisations ont été remis en question, tels les bénéfices de l'électrification, la commercialisation de ses inventions, ses lacunes en affaires et surtout cette perception de « l'homme qui a tout inventé ».

21 Ce colloque a-t-il rendu justice à Edison en mettant uniquement l'accent sur le succès de ses entreprises ? Ses échecs, en quoi il se distingue des autres inventeurs, et les répercussions de ses inventions à l'extérieur des États-Unis font partie des questions qui auraient pu être soulevées. En outre, il aurait été pertinent de mentionner l'une des premières expériences d'Edison réalisée au Canada, dans laquelle il a utilisé une ampoule à incandescence pour éclairer l'intérieur d'une usine de textile.

22 Peut-être les angoisses qui traversent la fin de ce siècle, nourries entre autres par l'épuisement des ressources naturelles, les divers types de pollution de l'environnement naturel et social, les fluctuations des marchés financiers et la menace de guerres chimiques, remettent-elles en cause justement le rôle joué par les inventeurs dans les révolutions industrielles, voire dans la désindustrialisation. Associé aux créateurs de American dream, Edison est aux yeux de ses compatriotes un véritable monument national, aussi imposant que le gratte-ciel qui loge la société d'énergie Consolidated Edison à New York. Il serait difficile de le lézarder.