1 Le Musée des Arts décoratifs de Montréal ne pouvait choisir plus beaux sujets d'exposition pour fêter son nouvel emplacement que le plaisir, la fantaisie et l'irrationnel.
2 Anciennement logé au château Dufresne, rue Sherbrooke est, le Musée des Arts décoratifs de Montréal est maintenant situé au centre de la ville. L'aménagement intérieur de l'espace muséal est signé Frank Gehry, architecte canadien de renom, qui a travaillé en collaboration avec la firme montréalaise Roy et Associés. Les deux salles d'exposition sont pourvues d'un mobilier en contreplaqué de sapin de Douglas. La première, la plus petite des deux, accueille les visiteurs en leur proposant de circuler autour de quatre îlots-tours élevés, tous percés de niches vitrées, qui évoquent les hauts immeubles urbains avoisinants. La deuxième, meublée de cubes et d'estrades, met admirablement en valeur les objets de plus grande dimension. Voyant sa superficie d'exposition multipliée par cinq, jouissant désormais d'une adaptabilité aux normes muséales des plus pointues et offrant un accès avantageux au cœur de la cité, le Musée des Arts décoratifs de Montréal a le vent dans les voiles. Quoi de plus approprié que les thèmes du plaisir et de la fantaisie pour souligner l'événement.
3 L'irrationnel, le plaisir et la fantaisie ont, tout au long du XX siècle, investi l'objet d'art et ce, malgré les théories rigides du Modernisme. Selon cette doctrine, il fallait atteindre l'épuration esthétique en toute chose. Les tenants de cette idéologie prônaient le fonctionnalisme et le rationalisme. Afin d'y parvenir, ils ont fait la Chaise longue Bubbles de Frank Gehry, en carton et bois, illustrant le thème Inversion et transformation. (Musée des Arts décoratifs de Montréal, photo prise par Gilles Rivest) promotion d'objets au design pur, au décor minimaliste ou souvent absent et au matériau choisi pour son adaptabilité à la production standardisée. Toutefois, il y a un courant d'art moderne qui ne s'identifie aucunement à ces règles, une pratique moderne moins connue, mais combien excitante !
4 L'exposition Le plaisir de l'objet : nouveau regard sur les arts décoratifs du XX siècle se veut la célébration des créations artistiques allant à l'encontre du Mouvement Moderne. Les œuvres d'art sélectionnées sont joyeuses, séduisantes, parfois remplies d'humour et surtout non utilitaires. Elles explosent de vitalité. Les quelque 200 objets de l'exposition, débordant la neutralité fonctionnelle, démontrent admirablement qu'il est possible pour un objet d'être étiqueté « moderne » tout en étant attrayant, voire même excitant. La fameuse formule « La forme suit la fonction » est éloquemment remise en question par des artistes tels que Niki de Saint-Phalle, Piero Fornasetti, Shiro Kuramata et bien d'autres.
5 L'exposition est organisée autour de quatre thèmes : Le langage du corps, Inversion et transformation, L'ornement et, finalement, La fantaisie et l'imagination. S'agit-il de l'objet pour le plaisir ou du plaisir de l'objet ?
6 L'objet possède une valeur intrinsèque que la fantaisie fait ressortir. Où se trouvent les limites d'un tel débordement ? En réalité, tout objet peut bannir la régularité, la monotonie et la rationalité. La grande diversité des objets exposés, qui appartiennent pour la plupart à la collection du Musée des Arts décoratifs, nous fait constater que la fantaisie n'a vraiment pas de limite. Les champs de création vont des textiles aux arts graphiques, du mobilier au luminaire et de la céramique au verre, sans oublier les bijoux et le vêtement. Tous ensemble, ils servent une même cause : nous dévoiler la dimension cachée de l'art moderne.
7 Le premier thème de l'exposition explore le corps humain comme source intarissable d'inspiration. À toutes les époques, les artistes ont puisé dans la forme humaine l'élan créateur nécessaire à leurs réalisations. Le XX siècle moderne, dans un contexte d'art souvent jugé trop aseptisé, n'a pas fait exception. Sans relâche, l'artiste explore son essence physique et, par ce processus, établit un lien puissant entre l'objet et sa personne dans une recherche de transcendance. C'est le propre de l'être humain de soutenir un état de questionnement. Cela le distingue de l'animal. De l'Art Nouveau à l'art pop, sans oublier le Surréalisme, le corps humain a figuré au cœur de l'évolution artistique. Dans cette exposition, grâce à un regroupement des œuvres en îlots pour permettre un parcours efficace, on assiste à une magnifique mise en valeur d'objets dont certains sont des plus étonnants. Les fauteuils Clarice et Charly (1981), de Niki de Saint-Phalle, deviennent des personnages sympathiques, mais également intimidants. La lampe de table Loïe Fuller (1898), sensuelle silhouette féminine s'enveloppant d'un voile ondulant, est un bel exemple d'objet de l'Art Nouveau, dont l'utilisation omniprésente du corps féminin est la figure de proue. Le porte-parapluies Pied romain (1953), de Piero Fornasetti, se veut une sandale romaine d'un rouge éclatant : il nous remémore l'imposante présence de statues antiques.
8 Le deuxième thème s'intitule « Inversion et transformation ». Les artistes y exploitent la transformation d'éléments, parfois banals, en objets souvent étonnants. Ils s'amusent avec les formes et, de ce fait, les transforment. Fidèles à une stratégie brisant la suprématie du fonctionnalisme, les artistes leur insufflent un nouvel aura, les animent d'un profil souvent burlesque, voire déroutant. Car l'essence même de leur démarche de production est de nous surprendre par le renversement des notions austères du Modernisme, dont certaines sont parfois profondément ancrées dans nos mentalités. C'est ainsi que les artistes font fi des volumes, des matières et des échelles de grandeur en proposant l'inusité. Cette conception de l'inhabituel devient l'ornementation même de l'objet. Le but est de rompre la monotonie. Ainsi, il nous est donné d'admirer un surtout de table de Joseph Hoffmann conçu en 1924 dont les anses, démesurément grandes, dépassent la nécessité fonctionnelle. Là, un vase dTittore Sottsass (1982), du groupe Memphis, nous surprend cette fois par la multiplicité des anses, dont quelques-unes semblent superflues. Une veste d'Issey Miyaké (1980), conçue en papier, déjoue la sempiternelle fidélité aux matériaux, pierre de touche des Modernistes.
9 Le troisième thème met en valeur l'ornement. La création artistique du XX siècle, malgré l'urgence sanctionnée par les Modernistes de reléguer l'ornement aux oubliettes, a pourtant fait une place de choix au décor. Adolf Loos croyait fermement que l'évolution d'une culture devait tendre vers l'élimination de l'ornement. Selon les Modernistes, toute forme de décor devient sujette à la distraction du but tant recherché, c'est-à-dire la production fonctionnelle en série. Ce progrès technologique ne peut se réaliser que par le biais d'un design proposant des formes simplifiées et la suppression de tout décor encombrant. L'art de la machine ne se préoccupe que de la fonction de l'objet et ne se soucie aucunement de l'ornement, contribution superflue et inutile. Toutefois, le décor n'est jamais vraiment disparu au cours de ces années agitées par le débat de fond sur la question « Pour ou contre l'ornement ? ». La profusion d'objets ornementés du XX siècle démontre au contraire que plusieurs artistes ne l'ont pas rejeté. Ils ont plutôt cherché à élaborer le décor approprié selon l'objet : est-il plus juste d'avoir recours à une ornementation abstraite ou géométrique ? La diversité des types de décor et d'ornements utilisés illustre parfaitement le questionnement de ces artistes. Les objets sont agrémentés de formes géométriques, florales, abstraites et linéaires. Le vase en céramique Boule coloniale de Maurice Paul Chevalier (1931) est habillé de motifs floraux stylisés accentués par des couleurs vibrantes. Un appareil-photo de Walter Dorwin Teague, NOlA Gift Kodak, conçu en 1930, se distingue par son ornementation géométrique très caractéristique du style Art Déco. Le boîtier révèle une mise en valeur de la ligne droite et des angles définis. L'ensemble est typique des objets produits en série pendant les années 1930. En effet, dans cette période de crise économique, le design industriel cherchait à contrecarrer la chute vertigineuse des masses de vente par l'utilisation marquée d'un design dit « moderne ». Considérant le fait, les designers ont élaboré des stratégies commerciales où le décor primait parfois sur l'objet lui-même, par complaisance envers le public consommateur.
10 Le dernier thème de l'exposition s'articule autour de l'imagination et de la fantaisie. Les représentations subjectives des objets en démonstration nous donnent à voir, entre autres, un portemanteau de Guido Drocco et Franco Mello dont le titre évoque la forme, le Cactus (1972), et une lampe formée en serpent ondulant, La Tentation (vers 1925), d'Edgar Brandt. Ces articles s'approprient une deuxième identité : un portemanteau sert à recevoir des vêtements en même temps qu'il est un cactus et une lampe procure l'éclairage adéquat tout en se métamorphosant en serpent inquiétant. Ces transferts d'identité bravent les règles du Modernisme. L'objet ne s'exprime plus uniquement par le biais de la fonction, mais aussi par le truchement d'une double identité. Désormais, il ne s'agit plus de brandir la bannière du formalisme, mais d'accepter que les objets puissent également suggérer le plaisir, à l'exemple d'un jeu où l'imagination règne en grande dame. Walt Disney n'a-t-il pas lui aussi donné vie à des tasses en forme de personnages ? Quoi de plus approprié alors que le canapé Coucher de soleil sur New York (1980), de Gaetano Pesce, pour égayer un intérieur ? Cette pièce de fantaisie est peut-être un clin d'œil au canapé Mae West, œuvre surréaliste de Salvador Dali. Le point commun de ces réalisations est la fantaisie débridée, dont le mot clé est « imagination ». Lorsque l'on recherche l'inusité, l'une ne va pas sans l'autre. Il devient alors facile de glisser dans le domaine du rêve et des fantasmes. C'est ainsi que dans les années 1960, les voyages dans l'espace ont largement stimulé l'imaginaire débridé. Ces déplacements dans l'espace infini sont une source généreuse d'inspiration. La Marche dans l'espace (1969), coton imprimé de Sue Thatcher Palmer, illustre parfaitement l'ambivalence de l'être humain face à l'attrait et à l'inquiétude de l'inconnu. Dans le but de mieux apprivoiser leurs craintes, les artistes laissent carte blanche au rêve. Celui-ci devient alors un moyen privilégié d'accéder à l'insaisissable, à l'infini.
11 Le XX siècle a vu une quantité de tendances et de mouvements en art, dont certains ont eu plus de répercussions que d'autres. En nous proposant des intérieurs blancs au décor minimaliste, le Mouvement Moderne a certainement aidé à dépoussiérer les intérieurs domestiques éclectiques des périodes précédentes, caractérisés par la surcharge. Mais un mouvement parallèle semble se dégager, dont le but premier est d'apporter à nos vies une touche d'humanisme. Si l'on joue la carte de la joie et du plaisir, il apparaît possible de composer un intérieur toujours moulé sur le registre moderne, mais non pas terne et froid.
12 En effet, pourquoi pas une table à café en forme de nappe dans mon salon (table Nappe, du Studio Tétrarch, 1969)? Et si j'éclairais l'ensemble par une lampe en forme d'oiseau (lampe de table conçue par Edouard Eugène Victor Chapelle vers 1925)? Il faut voir ces créations et jouer avec les artistes.