Cross-culturality, that is, the links that exist between different cultural entities, is a central concern of the human sciences. A number of these sciences are able to rely on data where control of the temporal "dimension" makes it possible at least to ensure that the observed phenomena are synchronous. Archaeology almost systematically faces this issue of synchrony. The fact remains that, in the long run, this discipline manages to outline the broad features of the social dynamics within a given space. Such is the case, presented in this article, regarding the ancient social dynamics that crept into a subarctic region of Canada situated in Quebec — the Saguenay-bac-St-Jean region — between 4000 B.C. and the nineteenth century.
La question de l'interculturalité, c'est-à-dire des liens existant entre des entités culturelles différentes, constitue une problématique au centre des préoccupations des sciences humaines. Parmi ces sciences, certaines peuvent compter sur des données où la maîtrise de la « dimension » temporelle permet, au moins, d'assurer que les phénomènes observés sont synchrones. L'archéologie, quant à elle, fait face de façon presque systématique à cette question de synchronie. Il demeure que, dans le temps long, cette discipline parvient à esquisser les grands traits des dynamiques sociales au sein d'un espace donné. Tel est le cas, exposé dans cet article, des dynamiques sociales anciennes qui ont joué dans une région du subarctique canadien située au Québec, le Saguenay-Lac-Saint-Jean, entre le quatrième millénaire avant notre ère et le dix-neuvième siècle.
1 Réduite à sa plus simple expression, la notion d'interculturalité rend compte des liens de tous ordres tissés entre deux communautés d'origine culturelle différente. Des disciplines comme la sociologie, l'ethnographie, voire même l'histoire permettent d'observer ce processus avec une relative exactitude puisqu'elles exposent de façon essentiellement synchrone à la fois la proximité géographique des acteurs et leurs comportements assurant les relations interculturelles. En archéologie, l'observation limitée à la culture matérielle et, au sein de celle-ci, aux seuls objets qui se sont conservés à travers le temps, ne permet le plus souvent d'examiner la question de l'interculturalité que de façon inférentielle. Ainsi, faute de pouvoir observer « directement » l'interculturalité à l'œuvre, la distinction des groupes culturels repose sur les données archéologiques dites « contextuelles » (stratigraphie, distribution spatiale des objets, etc.). Ces observations ne laissent distinguer des « groupes » culturels qu'à des échelles de temps dont la longueur défie en général la possibilité d'en établir la réelle synchronie. Lorsque, dans les meilleurs des cas, l'inférence de synchronie des comportements en deux endroits vient se combiner avec la proximité géographique de ces derniers, le plus souvent, la ressemblance ou la dissemblance des traits culturels permet seulement de faire l'hypothèse que les deux groupes distingués en ces lieux constituent des entités culturelles différenciées. En effet, suffisamment de travaux ont été accomplis à ce jour en archéologie pour démontrer qu'il n'y a pas de simple relation biunivoque entre la culture matérielle et les entités culturelles.1
2 Compte tenu des limites inhérentes au document archéologique, nous nous proposons d'articuler une réflexion sur interculturalité en archéologie autour de la saisie plus globale de la dynamique socioculturelle dans le temps long, souvent axée sur la notion de complexité, davantage croissante à mesure que l'on s'approche du présent. Mais qu'est-ce que la complexité, de surcroît culturelle ? Le développement de l'écologie culturelle a débouché sur la constatation qu'en certains endroits, des transformations à long terme (au moins à l'échelle de l'histoire humaine - au sens de la période avec écriture) ont amené le passage de groupes (s'agit-il de sociétés ?) n'exploitant que des ressources immédiatement accessibles à des « sociétés » complexes. En fait, cette complexité relève pour l'essentiel de l'augmentation de la multiplicité des formes que peuvent prendre les relations interindividuelles. Mais l'évocation du fondement social de la complexité socioculturelle tend à privilégier une appréhension structurelle de la complexité (observation, description d'« institutions » surtout liées au phénomène de hiérarchie sociale) aux dépens d'une appréhension dynamique.
3 Deux caractéristiques sont le plus souvent invoquées pour rendre compte de l'écologie culturelle des populations tenues pour simples qui ont traditionnellement occupé l'aire culturelle du Subarctique : une densité démographique faible et une biomasse plutôt médiocre, dont la disponibilité contraste d'une saison à l'autre. Ici, les hivers froids et longs et les étés tièdes et courts constituent des contraintes qui n'ont jamais permis l'exploitation de ressources autres que celles immédiatement accessibles2. L'exclusion de la production de ressources nourricières et de son cortège de traits culturels associés (sédentarité, accentuation de la taille démographique des groupes) peut donc amener à percevoir comme uniforme l'exploitation du Subarctique, illusion démentie à la fois par la disparité des distributions des diverses ressources et par la variété des modes d'exploitation traditionnels qu'on y enregistre. De même, sur le plan social, si la forme d'agrégation généralement observée est celle de la bande, elle présente des variations structurelles et fonctionnelles importantes. Le contraste entre apparente uniformité et variation importante semble encore caractériser à la fois les langues et les valeurs de ces populations. Bref, le seul changement de l'orientation du regard porté sur le Subarctique transforme notoirement le caractère de ce dernier : à vol d'oiseau, le Subarctique tend à être un monde peu différencié alors qu'à ras le sol, le spectre de ses traits culturels paraît étendu. Si cette variation ne saurait être a priori confondue avec le phénomène de complexité, elle suggère au moins que la simplicité du regard porté de haut n'est certainement pas satisfaisante.
4 La région du Subarctique qui servira d'illustration aux transformations des dynamiques sociales est l'un des bassins hydro-graphiques alimentant le fleuve Saint-Laurent sur sa rive nord. En effet, de sa source dans les Grands Lacs, le Saint-Laurent constitue une voie d'accès géographiquement évidente vers la façade atlantique du Nord-Est nord-américain. Mais les trois réseaux hydrographiques majeurs de la rive nord du Saint-Laurent que constituent les bassins adjacents du Saguenay-Lac-Saint-Jean, du Saint-Maurice ainsi que de l'Outaouais et des plans et cours d'eau d'Abitibi-Témiscamingue représentent probablement des voies tout aussi efficaces de circulation entre l'estuaire du fleuve et les Grands Lacs3. En effet, non seulement leurs têtes se rejoignent presque au sud de la Baie James (alors que leurs embouchures sur le Saint-Laurent sont distantes de plusieurs centaines de kilomètres), mais encore, ces réseaux sont constitués d'un lacis d'innombrables plans et cours d'eau, qui constituent des voies traditionnelles de circulation et de transport à l'intérieur de territoires propres à l'exploitation de ressources, comme on l'observe au Saguenay-Lac-Saint-Jean (fig. 1). Si les occupations les plus anciennes tendent à illustrer une circulation des biens qui s'interprète aisément, surtout en termes d'infrastructures (production, distribution), la circulation des biens eurocanadiens lors des premiers « contacts », d'abord indirects, puis directs, permet de rejoindre la complexité de la superstructure idéologique, particulièrement grâce aux documents ethnohistoriques.
5 Notre illustration de ces processus se fonde sur des sites archéologiques de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, dont plus de trois cent cinquante ont été répertoriés à ce jour. Parmi ces derniers, six ont fait l'objet de fouilles extensives, les autres n'ayant été que très partiellement inventoriés. Le seul des hautes terres de la région qui ait été intensivement fouillé, le site DhFk-7, a été découvert en 19854, évalué en détail en 19875 et fouillé d'abord en 19906, puis plus récemment en 1994. Alors que tous les autre sites sont localisés dans les basses terres de la région, quatre le sont sur le pourtour même du lac Saint-Jean et le dernier dans les basses terres longeant le Saguenay, là où se trouve l'actuelle ville de Chicoutimi. Le double numéro du site DeFc-9/l découle de la confirmation tardive que le matériel provenant d'un site fouillé par un amateur consciencieux au début des années 1970 correspondait à celui mis au jour lors d'un inventaire en 19917 et lors d'une fouille en 19948. Parmi ce matériel se retrouvent des vases dont la particularité des motifs a constitué un des objectifs majeurs de la réflexion sur le Sylvicole moyen articulée récemment dans la région9 . Combiné au matériel recueilli par un collectionneur habitant à proximité du site DcFa-5, celui tiré des fouilles de 199010 et 199211 a permis de découvrir le plus ancien vase de la région ainsi qu'une collection variée de vases du Sylvicole supérieur12, dans le contexte d'un site dont la matière première lithique majeure est une pierre locale, la calcédoine du lac Saint-Jean, présente sous forme de nodules sur l'île aux Couleuvres, à peu de distance du site. Localisé à l'embouchure de la rivière Métabetchuan, le site DcEx-1 a fait l'objet d'une première fouille en 1969. Par la suite, des travaux multiples y ont été accomplis entre 1985 et 1987.13 Se trouvant dans les basses terres du Saguenay, le site DcEs-1 comprend les installations du poste de traite érigé dès le troisième quart du dix-septième siècle à Chicoutimi ainsi que les vestiges d'occupations antérieures (Sylvicoles supérieures). Le site et son contenu ont été fouillés au début des années 1970, sous la pression des travaux de construction d'un nouveau pont devant enjamber le Saguenay, alors que l'analyse des objets n'a pu être accomplie qu'au début des années 198014. La dichotomie alors établie entre matériel façonné respectivement dans des contextes culturels amérindien et européen a probablement occulté la possibilité de retracer les toutes premières étapes du « contact », vraisemblablement de nature indirecte d'ailleurs, au cours de la première moitié du dix-septième siècle, ainsi qu'on a pu l'illustrer pour deux catégories de matériel d'origine européenne dans les occupations amérindiennes : les perles en verre15 et les chaudrons en alliage de cuivre16. Les sites qui viennent d'être décrits ne semblent pas comporter d'éléments permettant de témoigner d'occupations antérieures au Sylvicole (avant le premier millénaire avant notre ère). Toutefois, sur la rive orientale de la Grande Décharge du lac Saint-Jean dans le Saguenay, le site DdEw-12 illustre des occupations dont les plus anciennes remontent au quatrième millénaire avant notre ère, alors que les plus récentes atteignent à peine l'orée du Sylvicole supérieur, autour de l'an mil.17
6 Rien ne permet d'indiquer davantage l'absence que la présence humaine entre le septième millénaire avant notre ère, époque où les glaces wisconsiniennes libèrent le paysage du réseau hydro-graphique du lac Saint-Jean, et le quatrième millénaire avant notre ère, qui aurait vu l'occupation de ce vaste endroit, comme le suggèrent très fortement des marqueurs typologiques. Entre cette époque et le début de notre ère, ce sont surtout les pointes de pierre taillée qui permettent de retracer les processus d'évolution socioculturelle. Leur distinction selon la morphologie de leur partie pointue et de leur partie d'emmanchement a permis de définir des catégories typologiques auxquelles ont été attribués des noms essentiellement associés au lieu de la première découverte du type. Pour le Nord-Est nord-américain en général, ces pointes sont décrites et illustrées dans Ritchie18, alors que l'exercice de typologie des pointes du seul site DdEw-12 et l'interprétation qui en découle19 sont accompagnés d'une illustration des types de pointes reproduite en figure 2. Pour l'ensemble des pointes mises au jour dans la région du Saguenay- Lac-Saint-Jean (fig. 3), la catégorisation typologique, combinée au recoupement avec d'autres types d'information (stratigraphie, datations relatives et absolues), permet de délimiter la couverture chronologique des différents types. Les chiffres entre crochets à la suite de certains des types renvoient aux numéros des types trouvés sur le seul site DdEw-12 (fig. 2). Les nombres en gras indiquent les fréquences de chacun des types de pointes de jet trouvés dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les barres noires délimitent la période de temps couverte par chacun des types.
7 Disposant de la morphologie des types de pointes comme outil de distribution chronologique, on peut alors déterminer, pour des tranches données de temps (les périodes de mille ans de la figure 4), les caractéristiques de l'exploitation des matériaux lithiques utilisés pour fabriquer ces pointes. Six catégories de matériaux ont été retenues. Leur disposition de l'avant vers l'arrière du graphique correspond à leur éloignement relatif de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Ainsi, les deux catégories disponibles localement (calcédoine du lac Saint-Jean et quartz) forment les première et deuxième catégories à partir de l'avant du graphique. Suit en troisième position un matériau régional, le quartzite de Mistassini, qui provient de la Colline blanche, un monticule de cette pierre à proximité des lacs Mistassini et Albanel, à quelque 250 km au nord-ouest du lac Saint-Jean. Les matériaux les plus « exotiques », les cherts et le quartzite de Ramah, proviennent respectivement des Etats de la Nouvelle Angleterre et de l'extrême nord de la péninsule du Labrador. Enfin, la sixième catégorie, « autres », regroupe une série de matériaux plutôt rares dont la provenance est souvent difficile à déterminer. Il convient de préciser que, pour chaque tranche de mille ans, chacune des matières premières est rapportée en pour-centage et que, en outre, chacun des graphiques est constitué du cumul de ces pourcentages. Bref, les courbes des graphiques rendent compte globalement de la totalité des matières premières pour une période de mille ans. Le graphique à l'extrême gauche consiste en la fréquence des matières premières lors de la période du peuplement archaïque initial, entre 4000 et 3000 avant notre ère. Les deux graphiques suivants illustrent les fréquences de ces diverses matières lors des périodes suivantes d'« enracinement » au sein de la région, entre 3000 et 1000 avant notre ère, au cours de l'Archaïque. À partir de 1000 avant notre ère émerge petit à petit une nouvelle « époque » culturelle, celle du Sylvicole, dont les tranches successives entre 1000 avant notre ère et l'époque du contact (1650) sont illustrées par les trois derniers graphiques de la figure.
8 Dans la mesure où l'ensemble des quelque 400 pointes de jet mises au jour dans le bassin hydrographique du Saguenay-Lac-Saint-Jean rend bien compte du processus de peuplement de l'ensemble du réseau hydrographique, entre autres au niveau de la continuité de l'occupation, on peut affirmer que les plus anciennes occupations du quatrième millénaire avant notre ère se caractérisent par des pointes de jet dont les trois quarts environ ont été fabriquées à partir de cherts en provenance de régions au sud du Saint-Laurent, de la côte atlantique jusqu'à l'État de New-York compris.
9 Par contre, dès le troisième millénaire, les matériaux lithiques témoignent d'une dynamique tout autre que celle d'une « simple exportation ». En effet, toujours pour l'ensemble des pointes de la région, un modèle récurrent s'installe jusqu'à la période du « contact ». Ainsi, un matériau « régional » (c'est-à-dire disponible en très grande quantité près du lac Mistassini, à quelque 150 à 300 km, selon l'endroit considéré autour du lac Saint-Jean), le quartzite dit de Mistassini, constitue 50 ± 10 pour 100 de l'ensemble des matières premières et côtoie des matériaux certainement allochtones (cherts et quartzite de Ramah, autour de 30 ± 5 pour 100) et d'autres certainement locaux (calcédoine du lac Saint-Jean et quartz, autour de 10 ± 5 pour 100).
10 Si les pointes de jet sont l'une des catégories de témoins pour lesquelles il est le plus facile de tirer des conclusions chronologiques à partir des caractéristiques morphologiques, le recours à cette seule catégorie n'induit-il pas des distorsions fondamentales pour la saisie de la complexité de la circulation des matériaux ? Il convient d'abord de noter qu'à la diversité de la provenance des matériaux s'oppose l'assignation typologique, pour une bonne partie des pointes, à partir de critères reconnus plus généralement dans le Nord-Est, comme si l'influence stylistique principale n'avait cessé d'émaner des régions au sud du Saint-Laurent, même si ces styles s'exprimaient très majoritairement dans des matériaux locaux et régionaux, indication vraisemblable d'un degré significatif d'enracinement des populations dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean dès le troisième millénaire avant notre ère.
11 L'importance relative des diverses matières premières dans les assemblages lithiques des sites fouillés de façon extensive dans la région à ce jour (fig. 5) fait ressortir davantage la dynamique de la circulation. À cet effet, les distributions des mêmes matières premières lithiques que celles retenues en figure 4 sont présentées pour chacun des six sites fouillés, ordonnés approximativement selon un axe nord-ouest sud-ouest de gauche à droite du graphique. Pour chacun des sites, c'est l'ensemble des objets en pierre, aussi bien les outils que les déchets de la taille de la pierre, qui a été retenu. Si un tel exercice occulte partiellement la variabilité chronologique, il faut rappeller que seul DdEw-12 possède une profondeur temporelle nettement plus étendue que celle des autres sites, restreinte aux périodes du Sylvicole moyen et supérieur; c'est pourquoi le site DdEw-12 a été reporté à l'extrême droite du graphique et n'a pas été symbolisé par une trame particulière. Par ailleurs, le site DcEs-1 (Chicoutimi) a été analysé à deux reprises. La différence de courbe est d'abord liée à la méconnaissance de la calcédoine du lac Saint-Jean lors de la première analyse20, tandis que sa discrimination et son importance lors de la seconde analyse reposait sur une connaissance du matériau, acquise au cours des quelque cinq ans précédant le colloque de 1992 de l'Association des archéologues du Québec. Par conséquent, une part significative de la calcédoine a été imputée à la catégorie des cherts lors de la première analyse; en corollaire, cette catégorie a baissé notoirement au cours de la seconde analyse. Des trames obliques de lignes minces vers le bas et vers le haut ont été respectivement assignées à ces deux exercices d'analyse. Le site le plus près de la source de la calcédoine (DcFa-5) et un site proche à l'est (DcEx-1) sont représentés en trames verticales et horizontales, alors que les sites à l'ouest du lac (DeFc-9/1 et DhFk-7), où la calcédoine se retrouve en petite quantité seulement, le sont par des trames de petits carrés.
12 Notons que, mis à part DdEw-12, site dont l'extension temporelle va clairement, sur une base typologique, du quatrième millénaire avant notre ère au premier de notre ère, l'extension temporelle des autres sites paraît limitée à la période située entre le cinquième et le dixseptième siècle de notre ère (période Sylvicole). L'assignation globale des témoins à ces longues périodes, plutôt que leur assignation individuelle à des périodes restreintes, découle de ce qu'une partie, au moins, des matériaux provient d'un contexte de « surface ». En outre, les fouilles « en stratigraphie » du site DhFk-7 sur le lac Ashuapmuchuan révèlent que, si des concentrations de matériaux lithiques peuvent former des assemblages dont la portée chronologicoculturelle est plus limitée, ces matériaux présentent par ailleurs une dispersion horizontale et verticale marquée.21
13 L'influence du matériau local, la calcédoine du lac Saint-Jean, est tout à fait notoire à proximité immédiate de la source (DcFa-5) mais demeure parfois très largement perceptible aussi bien à plus d'une centaine de kilomètres (DcEs-1) qu'à quelques dizaines (DcEx-1) vers l'est. Par contre, à des distances comparables de dizaines et d'.un peu plus d'une centaine de kilomètres vers l'ouest, ce matériau local ne se trouve qu'en quantité négligeable, respectivement à Saint-Méthode (DeFc-9/1) et au lac Ashuapmuchuan (DhFk-7). L'importance du matériau « régional », le quartzite de Mistassini, en grande quantité dans les sites DhFk-7 et DeFc-9/1, les plus proches de la source dans l'ordre, tend logiquement vers des quantités mineures dans des sites plus éloignés comme DcFa-5, DcEx-1 et DcEs-1, d'autant que cette importance est partiellement masquée par l'envahissement du matériau local qu'est la calcédoine du lac Saint-Jean.
14 Par ailleurs, la quantité importante de quartzite de Mistassini sur le site DdEw-12, comparable en distance à DcEs-1, correspond probablement à l'influence de la circulation caractéristique avant le Sylvicole. Ainsi, immédiatement à la suite du peuplement initial en provenance du sud, l'influence des fondateurs a pu permettre le maintien de liens sociaux serrés même lorsque les populations se sont dispersées dans toute la région; une fois la source du quartzite de Mistassini découverte, au cours de leur exploration, ce matériau a pu circuler aisément grâce aux relations sociales encore serrées entre les groupes. Mais les relations se sont atténuées avec le temps et une dynamique d'enracinement local s'est amorcée, comme l'indique l'emploi de matériaux locaux, au moins dans certains sites, pendant le Sylvicole.
15 Il est possible non seulement de rendre compte archéologiquement de la circulation au cours de la période sylvicole, entre le cinquième et le dixseptième siècles de notre ère environ, grâce aux tessons de poterie mis au jour dans les sites de la région, mais encore de comparer les caractères de cette circulation avec les bribes d'information que l'on peut glaner dans les plus anciens des textes ethnohistoriques. En tableau 1 [22 23 24 25 26 27] le décompte en termes de vases (c'est-à-dire un ensemble de tessons, surtout de bords, qui s'ajustent les uns aux autres ou appartiennent vraisemblablement au même contenant) est une mesure probablement plus juste de l'occurrence de la poterie amérindienne que le décompte indifférencié des tessons. Au Sylvicole moyen, qui couvre la période s'étalant des premiers siècles de notre ère jusqu'à l'an mil environ, correspond en particulier la présence de vases à base plutôt conique et décorés de motifs ondulants (pseudo-scalloped shell). Entre 1000 et 1650 environ, le Sylvicole supérieur se démarque par la présence de vases dont la panse est nettement globulaire et dont les motifs décoratifs sont essentiellement constitués de motifs géométriques incisés surtout autour de l'ouverture du contenant et sur les parois externes immédiatement sous-jacentes. À titre d'exemple, les tessons mis au jour sur le seul site DeFc-9/1 sont rapportés en figure 6. Deux phénomènes principaux des sites sylvicoles au Saguenay-Lac-Saint-Jean sont ainsi illustrés : la rareté même des témoins indicateurs de cette période et leur occurrence récurrente à travers le temps. Ainsi, sur le site DeFc-9/1, la collection de vases amérindiens contient neuf spécimens qui s'étendent du Sylvicole moyen (tessons 2,7 et 8) au Sylvicole supérieur (tesson 9) et incluent des vases marquant la jonction de ces deux périodes (tessons 1,5 et 6), dont les décorations constituent des « styles » à peu près inconnus ailleurs.
16 Bien que, toutes périodes confondues, la région totalise à peine une trentaine de sites à poterie sylvicole, sur l'ensemble de plus de trois cent cinquante répertoriés à ce jour, et qu'on retrouve seulement deux vases en moyenne sur ces sites, l'essaimage de la poterie est un phénomène qui croît avec le temps (tableau l)28. Par ailleurs, si la distribution spatiale de la poterie du Sylvicole moyen, compte tenu de sa fréquence très limitée, paraît homogène à la grandeur de la région29, celle de la fin du Sylvicole récent semble correspondre à deux pôles. Ainsi, les vases apparentés par leur style à ceux fréquemment découverts dans le Sylvicole récent ontarien tendent à se retrouver davantage dans la zone occidentale de la région, alors que les vases présentant des analogies stylistiques avec ceux du Sylvicole récent du Saint-Laurent se retrouvent plutôt dans la zone orientale.
17 Il semble donc que le vecteur général d'influence allant du sud-sud-ouest vers la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, mis en évidence par les matériaux lithiques et les influences stylistiques notées sur les pointes de jet, caractérise aussi la poterie sylvicole. Par ailleurs, l'importance des matières premières lithiques régionales et locales se voit en quelque sorte confirmée par l'essaimage très limité, au moins d'un point de vue quantitatif, de la poterie sylvicole dans la région (10 pour 100 à peine des sites, 20 pour 100 en admettant une erreur énorme de recouvrement archéologique). Cependant, la récurrence temporelle et la dissémination spatiale à toute la région des sites à poterie sylvicole invitent à réfléchir sur la portée de l'intégration de ce trait culturel dans une région où les contraintes environnementales (moins de 120 jours consécutifs sans gel) interdisent la production des cultigènes traditionnellement utilisés par les populations amérindiennes de la plaine laurentienne entre Québec et Montréal.
18 D'un point de vue quantitatif d'abord, il faut noter l'extrême essaimage des populations dans l'aire subarctique. Ainsi, à l'échelle de tout le territoire, les densités démographiques sont de l'ordre d'approximativement un centième d'individu par km2. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, la biomasse disponible ne permet vraisemblablement pas de supporter de façon synchrone plus de quelques milliers d'individus exploitant selon le mode de vie traditionnel de chasse-cueillette-collecte les 90 000 km2 environ que couvre l'ensemble du réseau hydrographique. Par ailleurs, les basses terres, qui forment le neuvième de la surface totale de ce réseau, ne peuvent soutenir beaucoup plus que quelques centaines d'individus. Cet ordre de grandeur semble d'ailleurs caractéristique du groupe d'Amérindiens le mieux connu de la région à travers les écrits ethnohistoriques de la seconde moitié du dix-septième siècle, les Kakouchacks.30
19 Cette densité démographique réduite doit être prise en compte si on veut jauger de façon convenable l'importance de la céramique dans le Subarctique oriental, où seul le mode de vie basé sur le nomadisme est possible, alors qu'en milieu plus méridional, les groupes sédentaires démographiquement plus denses peuvent pratiquer l'agriculture. A titre impressionniste, rappelons que les maisons longues iroquoiennes comptent en moyenne de 50 à 100 vases pour un nombre d'individus du même ordre. Dans les sites subarctiques, le nombre de vases de l'ordre de 5 à 10 correspond sensiblement à la taille des groupes qui établissent ces campements temporaires. Bien sûr, la durée d'environ sept ans d'occupation d'une maison longue n'est en rien comparable à celle s'étendant souvent sur plusieurs siècles d'un site subarctique. Mais il n'est pas invraisemblable que la très grande discontinuité de l'occupation de ce site puisse compenser, en terme de fréquence de vases, pour l'extrême réduction temporelle et continue de l'occupation caractéristique de la maison.
20 Dans la mesure donc où la céramique ne présenterait pas, d'un point de vue quantitatif, de différences notables chez les groupes sédentaires et nomades, il convient de poser la question de l'intégration de la poterie au sein des populations nomades en terme qualitatif. Ainsi, à la fragilité relative du contenant en argile cuite lors de la circulation dans le territoire peut-on opposer le caractère plus durable du matériau, eu égard à des phénomènes comme la combustion. Par ailleurs, les documents ethnohistoriques invitent à voir cette intégration comme un phénomène complexe d'interactions sociales. Ainsi, l'intrusion, même rare selon ces documents, de groupes iroquoiens dans le Subarctique oriental a pu avoir comme conséquence d'« apporter » la céramique en milieu boréal et, dans la mesure où Iroquoiens et Algonquiens auraient entretenu ensemble des relations, de la faire « passer » des premiers aux seconds. Par ailleurs, la circulation des Algonquiens jusqu'en Iroquoisie, attestée dans les documents ethnohistoriques, est un vecteur possible d'intégration de la poterie dans le mode de vie nomade.
21 L'examen minutieux de l'interface des groupes iroquoiens et algonquiens montre qu'au moins cinq mécanismes ont pu être à l'œuvre. Dans la région subarctique elle-même, évoquons des relations entre Algonquiens, d'autres entre Algonquiens et Iroquoiens, enfin des intrusions iroquoiennes sans relation avec les Algonquiens. En périphérie méridionale du Subarctique oriental, le mécanisme des intrusions algonquiennes dans le milieu iroquoien a pu exister, qu'il y ait eu contact ou non avec les populations iroquoiennes. En fait, archéologie et ethnohistoire combinées, il semble qu'aucun de ces mécanismes ne soit totalement à exclure. Et même, leur réalisation plus ou moins synchrone suggère des mécanismes de relations sociales intriqués les uns dans les autres.
22 En définitive, rendre compte de la circulation des biens en milieu Subarctique, si l'on considère la dissémination sur un très large territoire de populations de taille très limitée, ne paraît pas une tâche simple : des mécanismes de transmission d'information, lorsque le support technique est limité, doivent assurer la synchronie des dynamiques propres aux plans économique, social et idéologique.
23 Au fur et à mesure que les Européens et leurs descendants colonisaient le Saint-Laurent au cours de la première moitié du dix-septième siècle, à la circulation des biens façonnés par les populations amérindiennes est venue se superposer celle des biens façonnés en Europe, certains spécialement à des fins d'échange, comme les perles en verre31, d'autres, dans la foulée de leur consommation en Europe, tels les chaudrons en alliage de cuivre32. Rarement conservés entiers, sauf dans des sépultures, ces chaudrons se retrouvent transformés en objets divers (rang supérieur de la figure 7 alène, pointe de jet, pendentif) ou le plus souvent à l'état de retailles, dont il n'est pas aisé de départager celles qui ont pu être utilisées de celles qui ne constituent qu'une réserve de matière première, voire même que des débris non destinés au façonnage.
24 L'intégration de ces apports permet aussi de rendre compte de la complexité des mécanismes à l'œuvre dans les populations nomades. Au premier chef, il est vraisemblable que l'approvisionnement en biens eurocanadiens ait engendré des modifications dans les termes mêmes de la circulation des biens puisque les témoins lithiques et céramiques d'avant les « contacts » attestent d'un vecteur d'influence en provenance du sud-sud-ouest, alors que les biens eurocanadiens provenaient nettement de l'est, au moins au cours de la première moitié du dix-septième siècle.
25 Par ailleurs, l'utilisation même des perles en verre et des chaudrons indique un haut degré d'intégration dans la culture amérindienne. Les seconds, par exemple, lorsqu'ils n'étaient plus utilisables comme tels, sont devenus source de matière première. Dans ce contexte, les sites du Saguenay-Lac-Saint-Jean montrent la récurrence d'un comportement, celui de la mise en réserve de quelques dizaines de retailles dont on ne peut affirmer qu'elles aient été débitées sur place mais dont l'homogénéité de la composition chimique contraste avec la composition largement hétérogène des autres pièces.33 Cette observation est d'autant plus intéressante que ce comportement de laisser sur place une réserve de matière première s'observe aussi occasion-nellement dans le cas du matériel lithique. Bien plus, ces retailles sont découpées en objets selon les canons traditionnels du Subarctique. Ainsi, même s'il était plus facile de découper une forme de pointe de jet en triangle isocèle dans du cuivre, l'habitude prise sur le matériel lithique de façonner un pédoncule pour l'emmanchement a été reprise sur les pointes façonnées à même les retailles de chaudrons en alliage de cuivre.
26 Les perles en verre témoignent quant à elles d'un mécanisme d'intégration au plan idéologique. En effet, leur circulation s'inscrit dans le cadre des objets qui, par leur office de parure, fournissent des indications sur l'état psychique de l'individu. Aussi convient-il de noter qu'au moins à l'origine, les perles échangées correspondaient en couleurs (foncées, pâles, rouges) et jusqu'à un certain point en dimensions à celles fabriquées traditionnellement en os (blanc), en coquillage (blanc, noir) et en pierre (catlinite rouge). Si, d'après nous, un tel transfert symbolique des matériaux traditionnels aux matériaux importés a pu se faire sans difficulté, certains textes ethnohistoriques montrent que l'intégration de ces objets a rendu plus complexes les relations sociales, en y imprimant, par exemple, déjà à l'époque, une dichotomie entre traditionnels et « modernes » au sein des populations amérindiennes.34
27 La distinction entre sociétés « complexes » et sociétés « simples », sur la base de la hiérarchisation des relations sociales, offre un outil de catégorisation culturelle commode. Cependant, cette approche plutôt structurelle, institutionnelle, que tend d'ailleurs à privilégier l'approche méthodologique de l'archéologue fondée sur la typologie, n'est peut-être pas exempte de connotation évolutionniste. Ainsi, est-il possible de montrer de façon concluante que le phénomène de hiérarchie sociale est plus « complexe », s'entend, implique une gestion sociale de traits culturels plus nombreux, plus intriqués les uns dans les autres que, par exemple, « l'égalitarisme » ? En outre, ces traits culturels ne représentent-ils que des différences d'ordre quantitatif? Toute réponse négative à ces questions entraîne inéluctablement à conclure que les traits culturels retenus pour définir la hiérarchie demeurent, en somme, d'une complexité plus grande et d'une autre nature que celle des sociétés simples, peut-être davantage dans notre esprit que dans la réalité.
28 Selon nous, la dynamique économique, sociale et idéologique des sociétés du Subarctique, pourtant tenues comme parmi les plus simples des sociétés de chasseurs-cueilleurs, relève de phénomènes complexes.35 Ainsi, la circulation des biens illustrée dans nos exemples n'apparaît pas moins complexe, en termes de phénomènes socioculturels impliqués par cette dynamique, que celle décrite par les chercheurs qui travaillent sur le Néolithique ou le Formatif. Ou, si ces sociétés diffèrent, au moins suggérons-nous d'aborder la mesure de leur complexité en termes comparables : origines des biens, acteurs en cause moyens d'interrelations entre les acteurs, etc. Peut-être, à partir de là, y aurait-il lieu de modéliser, un peu à la manière des fractales, de tels phénomènes dans diverses situations culturelles afin non seulement d'en saisir la complexité mais aussi de jauger le degré de ressemblance de cette complexité.
Les travaux d'analyse à la base de cet article ont été réalisés dans le cadre d'un contrat octroyé au Laboratoire d'archéologie de l'Université du Québec à Chicoutimi par l'étude Gilbert, Lortie & Boivin de Roberval, pour une recherche sur l'histoire ancienne des Montagnais commanditée par le Conseil des Montagnais du lac Saint-Jean. Ces données ont fait l'objet d'une communication présentée lors de la session The Ends of the Earth: Cultural Complexity of Hunter/Gatherer Societies in Cold Environments organisée par D. R. Yesner et l'auteur, dans le cadre du 26e Colloque Chacmool tenu à Calgary du 11 au 14 novembre 1993.