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Éditorial

Gerald Pocius
Memorial University

Formes idéales, solutions pratiques

1 Les articles dans ce numéro de la Revue d'histoire de la culture matérielle portent sur les mondes des artefacts militaires — l'un récent, l'autre plus ancien. Dans son numéro spécial « La guerre : objets, contexte et culture » (n° 42, 1995), la RHCM publie une série d'essais plaçant l'offensive artefactuelle dans un contexte historique et culturel plus large; les essais de Cook et MacLean viennent enrichir ce morceau d'anthologie.

2 Dans sa longue étude, Tim Cook démêle les fils d'un type particulier d'instrument de guerre, qui est d'actualité encore aujourd'hui, soit le recours aux poisons chimiques. Il ressort clairement de la recherche méticuleuse à laquelle s'est livré l'auteur que la mise au point des instruments de guerre technologiques doit en réalité beaucoup au hasard. Il est souvent arrivé que le matériel soit testé par tâtonnement, provoquant des souffrances humaines de toute nature, soit le prix à payer pour perfectionner des types particuliers d'objets de destruction. À l'inverse des autres formes de technologie qui peuvent voir le jour, tout au moins en partie, dans le milieu conditionné du laboratoire ou de la maison-test, on ne peut perfectionner les armes que dans la réalité du champ de bataille.

3 L'étude de Terry MacLean porte sur le même sujet - il s'agit dans ce cas d'un haut lieu militaire qui est devenu emblématique à plus d'un titre. Bien que MacLean ne traite pas directement de cette question en particulier, il semble ironique que Louisbourg, l'un des grands musées canadiens, soit en réalité une forteresse militaire. Alors que les États-Unis ont reconstitué une capitale datant de l'époque des colonies et que la Suède s'est dotée d'un paysage champêtre1, le gouvernement canadien (renommé pour ses opérations de maintien de la paix) s'est attaché en partie à faire revivre son passé par le biais d'un ouvrage militaire datant des premiers temps de la colonisation. Il reste encore beaucoup à faire pour bien comprendre comment notre identité nationale collective est représentée dans nos musées fédéraux et provinciaux.2

4 Dans son essai, Richard MacKinnon passe à un autre registre, mais on y retrouve un thème récurrent, soit comment l'industrie façonne les technologies. Un peu partout au Canada, les entreprises sont souvent à l'origine de la création de villes où n'est implantée qu'une seule industrie, ce qui se traduit par des modèles de style de vie très particuliers.

5 Qu'il s'agisse de Blacks Harbour, au Nouveau-Brunswick, ou de Cumberland, en Colombie-Britannique, comme dans des dizaines d'autres localités, ces entreprises imposent leurs conceptions de ce que devraient être le plan d'implantation de ces villes, les styles et les techniques de construction3. Bien que ce ne soit pas l'idéologie guerrière qui ait primé dans ces cas, mais bien l'idéologie industrielle, on y a tout de même privilégié des formes idéales d'artefact.

6 On retrouve aussi le leurre de la technologie dans les meubles de Walter Peddle, à Terre-Neuve. Celui-ci participe à un vaste projet visant à établir les traces de l'influence irlandaise dans les traditions locales de fabrication des meubles.

7 Or, lorsqu'on parle des meubles datant de la seconde moitié du XIX siècle et ultérieurement, il faut prendre en compte l'incidence de la production en série sur les traditions artisanales locales. C'est un fait qu'on retrouve l'influence du style irlandais dans les formes de bon nombre de pièces de mobilier de Terre-Neuve, mais dans ces formes interviennent aussi des facteurs comme l'arrivée des styliciens., des scies à vapeur et de la demande de faux bois dans le quotidien. Ces chaises ou ces meubles-lavabos allient l'influence ethnique et la technologie, ce que l'on retrouve dans tant d'objets de styles divers.

8 Jean-François Moreau aborde un thème qui est la synthèse de tous ces essais, soit la classification des cultures par type de technologie et la façon dont ces classifications sont reléguées à l'arrière-plan en raison des emprunts, des échanges et de l'adaptation des artefacts. Dans notre monde planétaire, il est de plus en plus vain de se fonder sur des artefacts particuliers pour établir des valeurs culturelles originelles.4 Comme l'étude de Moreau le démontre, ce n'est pas un débat qui date d'aujourd'hui; à vrai dire, il est relié autant à nos catégories théoriques qu'à la réalité du monde. Pour ce qui est d'établir que les artefacts sont le fruit d'emprunts aux groupes culturels, cela n'a rien d'un phénomène récent - il y a longtemps que c'est un postulat.5

9 C'est ainsi que tous ces essais reposent sur le principe de l'objet idéal façonné par des normes culturelles particulières, souvent de nature technologique. Qu'il s'agisse du masque à gaz, du fort, de la maison, de la chaise ou du projectile, en général, tous ces objets sont le fait de la créativité d'un petit groupe de spécialistes ayant des objectifs de conformité. Et ces essais traitent des solutions apportées à ces objectifs. On a modifié la conception des masques à gaz étant donné que l'art de la guerre a évolué et qu'il y avait toujours des pertes de vie. Les plans et la décoration des maisons ont subi des modifications; le style du mobilier a évolué en raison des influences ethniques rémanentes.

10 Les emprunts entre groupes autochtones et entre les Autochtones et les Européens ont repoussé les limites des définitions culturelles. Même aujourd'hui, on recrée une forteresse du xviii ͤ siècle à des fins complètement différentes - on en fait un symbole identitaire pour une région, un monument à la gloire des nations fondatrices venues d'Europe, un parc thématique destiné aux riches touristes.6 À A mesure que le champ de la culture matérielle s'est développé, on en est venu à constater de plus en plus comment les divers styles d'objets standard provoquent souvent une foule de réactions de la part des gens ordinaires. C'est là qu'intervient une fois de plus la notion de dialogisme de Mikhaïl Bakhtine : on ne peut jamais dire pourquoi un objet donné a été fabriqué au départ, comment il a été utilisé dans les faits, réutilisé et modifié dans un contexte particulier. Lorsque le contexte change, le mode de pensée des gens change et cela se traduit dans les objets.

Gerald Pocius
Chef de la rédaction
NOTES
1 Voir Tony Bennett, The Birth of the Museum: History, Theory, Politics (New York, Routledge, 1995), p. 115 à 120.
2 Voir Museums and the Making of "Ourselves": The Role of Objects in National Identity, sous la dir. de Flora E. S. Kaplan (Leicester, Leicester University Press, 1994).
3 Harold Kalman, A History of Canadian Architecture, vol. 11 (Toronto, Oxford University Press, 1994), p. 691 à 704.
4 A ce sujet, se reporter à Ulz Hannerz, Transnational Connections: Culture, People, Places (New York, Routledge, 1996), p. 1 à 29.
5 Se reporter aux essais Transferts culturels et métis-sages Amérique/Europe, XVF-XXCultural Transfer, America and Europe: 500 Years of Interculturation, sous la dir. de Laurier Turgeon, Denys Delage et Real Ouellet (Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1996).
6 Comparer avec la récente étude de Richard Handler, The New History in an Old Museum: Creating the Past at Colonial Williamsburg [Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 1997].