1 La parution de ce numéro de la Revue d'histoire de la culture matérielle, consacré à la guerre, coïncide avec les manifestations marquant le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit, le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité, a fait plus de quinze millions de morts parmi les militaires, et plus de deux fois autant dans les populations civiles. Sur le million et quelque de personnes qui se sont engagées dans les forces armées canadiennes, 42 042 ont été tuées et 54 414, blessées. Les pertes canadiennes avaient été plus lourdes durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), mais le second conflit a demandé un effort général plus important de l'ensemble de la société canadienne. En outre, les activités de sousmarins ennemis dans le golfe du Saint-Laurent et l'intense campagne navale lancée depuis notre côte atlantique ont rendu cette guerre plus réelle pour les Canadiens et Canadiennes1.
2 Les commémorations de cette année ont lieu cinq ans après l'effondrement du communisme en Union soviétique, la dissolution de l'URSS et la désintégration du Pacte de Varsovie, l'alliance militaire des pays de l'Est. Nombre d'observateurs voient dans ces manifestations le dénouement d'une suite d'événements qui ont débuté par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, en 1914. En effet, le triomphe du communisme en Russie, qui est une des conséquences de ce conflit, a eu à son tour pour conséquence la montée du fascisme en Italie et en Allemagne. S'il y a eu une Seconde Guerre mondiale, c'est en grande partie à cause de problèmes qui avaient été laissés en suspens et de tensions qui n'avaient pas été apaisées à la fin de la Première Guerre mondiale, et que les partis fascistes de ces deux pays ont su attiser. La Guerre froide est quant à elle le résultat de l'émergence de l'Union soviétique en tant que grande puissance mondiale, en 1945. Cette trêve de quarante-cinq ans s'est caractérisée, de part et d'autre, par des préoccupations et des dépenses militaires sans précédent, et par la menace sous-jacente d'un anéantissement nucléaire. L'enthousiasme qui a entouré l'an dernier la commémoration du débarquement de Normandie, en 1944, et l'intérêt que ne manqueront pas de susciter les manifestations de cette année s'expliquent sans doute en bonne partie par le soulagement général éprouvé à voir les adversaires d'hier trancher ce nœud gordien qui nuisait aux relations internationales depuis soixante-quinze ans, et dont les événements commémorés en 1994 et 1995 constituaient des éléments importants.
3 Nous nous trouvons à la fin d'un siècle qui a probablement été le plus violent de l'histoire de l'humanité en termes de souffrances humaines et de ressources consacrées à la guerre ou à sa préparation. Avons-nous, comme l'affirment certains, dépassé le stade où peuvent encore éclater des guerres d'une telle ampleur provoquées par des conflits idéologiques? Les types de conflits extrêmement violents et sanglants, mais circonscrits géographiquement, auxquels nous assistons aujourd'hui en Europe de l'Est et ailleurs, et dont les origines semblent être en bonne partie culturelles, sont-ils appelés à devenir de règle demain? Il est probablement encore trop tôt pour le dire.
4 C'est en tout cas la conclusion à laquelle John Keegan, sans doute un des auteurs les plus lus et, certainement l'un des historiens militaires contemporains de langue anglaise les plus intéressants, en est arrivé petit à petit. Dans A History of Warfare, publié en 1993 (première édition), il se penche sur la nature des guerres menées par différentes sociétés à travers les âges et finit par conclure que l'instinct guerrier est inhérent à la nature humaine (encore qu'on ne le retrouve pas chez tous les humains), que ses origines sont fondamentalement irrationnelles et inconnaissables, qu'il influe sur les normes socioculturelles et qu'il s'exprime à travers elles. L'instinct de conservation incite la plupart des sociétés à imaginer des moyens de limiter les conséquences de la guerre, bien que l'élément irrationnel puisse toujours faire échouer ces plans. Et certaines sociétés, tout particulièrement les « peuples de cavaliers », c'est-à-dire les peuples des steppes, semblent avoir respecté fort peu de limites. Keegan met cela en contraste avec les idées de Karl von Clausewitz, grand théoricien militaire du début du XIXe siècle (1780-1831). Les études que ce dernier a consacrées aux conflits occidentaux, combinées à son expérience personnelle des guerres napoléoniennes, l'ont convaincu que la guerre tend toujours vers l'absolu et que c'est d'ailleurs bien ainsi. En même temps, toutefois, ignorant l'élément culturel, il affirme qu'il s'agit d'une entreprise compréhensible et réalisable, ou d'« une continuation de la politique par d'autres moyens ». D'après Keegan, ce point de vue clausewitzien relève de l'illusion, et ses répercussions ont été catastrophiques pour la plupart des sociétés occidentales qui l'ont de plus en plus adopté au cours du xixe siècle2.
5 Plus récemment, dans une critique parue dans le supplément littéraire du Tïmes au sujet de deux ouvrages consacrés à l'armée indienne, Keegan même va plus loin. Il fait remarquer que, depuis la grande mutinerie de 1857-1858 (dite révolte des Cipayes), qui a prouvé que l'on avait tort de procéder autrement, l'armée indienne se compose exclusivement de soldats issus de communautés que l'on a toujours considérées comme des peuples « guerriers », comme les Râjputs, les Dogras, les Sikhs et les Mahrates. Les membres des communautés sans tradition militaire en sont rigoureusement exclus. Tel est le prix à payer pour s'assurer de la loyauté de soldats « guerriers », et c'est ainsi que l'Etat indien s'est doté d'une armée fiable et efficace. De tout temps, bien entendu, la plupart des sociétés ont fait appel à leurs propres groupes guerriers pour répondre à leurs besoins militaires, comme c'était le cas en Europe occidentale jusqu'à l'avènement de Napoléon et de son principe selon lequel tout homme est un soldat. Depuis lors, le culte de la nation en armes a triomphé haut la main en Europe et ailleurs. Pourtant, considérant le plus long terme, Keegan écrit :
6 Les opinions de Keegan sont controversées dans les cercles des historiens militaires. On lui reproche d'avoir trop insisté sur la responsabilité de Clausewitz quant aux maux qui lui sont postérieurs. En outre, d'aucuns jugent parfois superficielle et mal développée l'analyse que Keegan fait de la guerre chez les peuples primitifs4. Il n'en reste pas moins un observateur informé et perspicace du monde militaire. Il semble bien que nous ayons atteint aujourd'hui une sorte de point critique, où l'ensemble de continuités historiques qui ont régi l'évolution des affaires militaires pendant deux siècles laissent place à un autre ensemble, avec ce que cela représente de conséquences imprévisibles et inquiétantes pour l'avenir.
7 Quelle pourrait en être l'incidence sur les musées militaires? Il est probablement assez juste de dire que la plupart des musées nationaux de la guerre ont été fondés durant ce que Keegan qualifierait d'époque clausewitzienne. Le Musée des Invalides, à Paris, a été créé au lendemain des guerres napoléoniennes, et la plupart des autres, après l'un des épisodes apocalyptiques de ce siècle. C'est le cas du moins des trois principaux musées de la guerre des pays du Commonwealth, à savoir l'Impérial War Museum du Royaume-Uni, l'Australian War Memorial et le Musée canadien de la guerre. Ces établissements ont été fondés pour commémorer l'engagement de chacun de ces trois pays dans la Première Guerre mondiale et les souffrances qu'ils ont connues en conséquence, mais leur création s'explique aussi par la quantité phénoménale de matériel de guerre déversé sur les champs de bataille au cours de ce conflit. Bien que les origines du Musée canadien de la guerre remontent à 1880 — il s'agissait à l'époque d'un petit musée ouvert à Ottawa par un groupe d'officiers de la milice -, c'est au travail de collectionneur effectué sur le front par Arthur Doughty, l'Archiviste national du Canada, pendant la Première Guerre mondiale que nous devons véritablement la base des collections et l'élan nécessaire pour que ce lieu devienne le Musée national de la guerre, en 19425.
8 La plupart des objets de collection présentés par ces musées proviennent des deux conflits mondiaux du XXe siècle et de la Guerre froide qui a suivi. La conduite de la guerre et des opérations militaires tend à produire en grand nombre des articles qui sont nécessaires à ces seules fins et qui, une fois leur utilité terminée, deviennent de parfaits candidats pour les collections des musées. De fait, les conservateurs ont du mal à ne pas se laisser submerger par la quantité de matériel mis à leur disposition (quoique certains objets recherchés semblent inévitablement manquer à l'appel), fis acquièrent tout de même une grande partie de l'attirail qui va de pair avec la guerre moderne - de nombreux exemples d'uniformes, des travaux iconographiques, des documents, des fusils, des mitraillettes, des pièces d'artillerie, des véhicules blindés, des chars, des camions, de l'équipement naval et (essentiellement dans les musées de l'aviation) des aéronefs. Et c'est tout à fait normal, car ces objets constituent la preuve « vivante » d'expériences qui, à bien des égards, définis-sent la nature du XXe siècle. De plus, ils sont les produits d'une époque au cours de laquelle, pour reprendre la terminologie de Keegan, l'idéal clausewitzo-napoléonien de la nation en armes a connu son apogée. L'ampleur du triomphe de cet idéal apparaît clairement lorsqu'on considère que, même dans un pays aussi « peu militaire » que le Canada, et au demeurant assez peu peuplé, près de 750 000 personnes se sont engagées sous les drapeaux au cours de la Première Guerre mondiale, ce nombre passant à plus d'un million pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est probablement juste de dire que le succès que connaissent ces musées depuis toujours tient au fait qu'ils s'intéressent principalement non pas aux activités d'une « classe guerrière » isolée, mais plutôt à des entreprises qui ont absorbé l'énergie et l'attention de populations entières.
9 D'où l'intention qui affleure toujours dans ces établissements, celle de servir de mémorialiste ou de lieu de commémoration. Ce rôle entre d'ailleurs notamment dans le mandat officiel de l'Australian War Memorial. Ces musées rappellent la démocratisation de la guerre et le fait que les conflits des cent dernières années ont requis les services de citoyens ordinaires, à qui ils ont souvent coûté la vie, dans des proportions jamais vues auparavant. De fait, on pourrait affirmer que ces lieux ont en commun un thème sous-jacent et omniprésent, celui de la nécessité de greffer les symboles, les méthodes et les instruments de la « caste guerrière » sur la matière brute d'une population essentiellement paisible. Ils présentent l'histoire héroïque de peuples fondamentalement pacifiques, aux dispositions amicales, qui ont répondu dans l'ensemble à l'appel du devoir et ont accompli de façon responsable une tâche répugnante, mais nécessaire. Cela tend toutefois à limiter ce que l'on peut faire des objets de collection. Comme toutes les entreprises humaines, l'activité militaire soulève parfois des questions difficiles et controversées, peut-être même plus que dans la plupart des autres domaines.
10 Le cas récent de l'exposition Enola Gay présentée au Smithsonian, aux États-Unis, démontre les risques potentiels que courent ceux qui souhaitent briser le moule. Bien que l'affaire n'ait pas directement mis des musées en cause, le tollé soulevé par la série télévisée La bravoure et le mépris illustre bien ces risques dans le cas du Canada. Il s'agissait certes d'une production de piètre qualité, truffée de caractérisations superficielles, de citations biaisées et d'analyses historiques superficielles, mais elle touchait à des sujets comme l'efficacité et la valeur morale de la campagne de bombardement stratégique, ainsi que les problèmes auxquels était confrontée l'armée canadienne en Normandie, des sujets qui font l'objet depuis des années d'analyses écrites beaucoup plus approfondies et plus critiques. L'agitation suscitée par cette série télévisée, de même que les incidents de nature similaire dans lesquels des musées ont été impliqués récemment, ont mis en évidence les difficultés particulières que rencontrent les établissements publics qui desservent un vaste auditoire quand ils s'aventurent dans des domaines litigieux, surtout lorsque leur attention se porte sur les activités de nos troupes dans une guerre qui a été considérée peut-être plus que toute autre comme une expression de la volonté démocratique. Il semble qu'il soit plus facile de traiter par écrit de ces questions épineuses, mais nous ne chercherons pas ici à comprendre pourquoi6.
11 Les anciens combattants affirment qu'ils ont répondu à l'appel de la démocratie, au péril de leur vie, et qu'ils ont vu tomber nombre de leurs camarades. Ils se sont battus pour une cause que l'on considérait à l'époque - et qu'eux continuent de considérer - comme celle de la justice et de la vérité. De quel droit un conservateur de musée ou un producteur de télévision utiliserait-il les deniers publics pour leur expliquer que leur cause était moralement suspecte, qu'ils ont été trompés, voire les deux? C'est un point auquel les conservateurs de musées devraient réfléchir, car il se peut que nous n'ayons pas ce droit. L'histoire, après tout, est une affaire complexe et les idées post-modernes relatives aux limites de l'autorité des conservateurs ne devraient-elles pas s'appliquer aux musées de la guerre comme aux autres? L'idéal serait évidemment de présenter tous les éléments disponibles et de laisser le public décider, mais quiconque a déjà eu à monter une exposition de musée sait combien il est difficile de procéder ainsi, et même impossible pour des raisons d'espace et de choix des objets de collection appropriés. En vérité, la position des musées de la guerre et des musées militaires est toujours délicate, car il leur faut à la fois, dans leurs expositions, respecter les obligations d'équilibre historique et ne pas froisser les susceptibilités des personnes - les anciens combattants et tous ceux que la guerre a touchés - à qui ces établissements sont dédiés pour une bonne part. S'il y a parti pris, c'est habituellement en faveur de ces groupes qu'il s'exerce. Il est certain que le soutien public dont bénéficient les musées de la guerre provient majoritairement d'anciens combattants et de groupes connexes qui ont tendance, pour la plupart, à considérer que ces établissements doivent présenter leur point de vue.
12 Cependant, comme en témoignent presque chaque jour les rubriques nécrologiques des journaux, ces groupes sont en train de disparaître. Et les postulats qu'ils avaient toujours tenus pour acquis au sujet de la conduite de la guerre et des affaires militaires sont peutêtre en train de changer eux aussi. Nous devons nous demander quelle sera la place des musées de la guerre dans cette nouvelle ère où leur clientèle traditionnelle aura disparu, où les forces armées seront réduites et joueront un rôle modifié, et où la menace obsédante d'une guerre totale se sera évanouie, même s'il est probable que la guerre continuera d'exister sous une forme ou une autre. Nous entrons dans une époque où la présence de l'armée, ou des gens qui lui sont associés d'une manière ou d'une autre, sera bien moindre que de nos jours et où la guerre - ou le risque de guerre - représentera une préoccupation sociale et politique nettement moins importante qu'aujourd'hui. Quel regard cette société posera-t-elle sur des musées qui sont le produit d'un temps où ces préoccupations étaient omniprésentes? Si la conduite de la guerre est laissée à un groupe plus restreint de « soldats de métier », comme le suggère Keegan, y aura-t-il le même élan socio-culturel pour entretenir ces musées qu'à l'époque des armées de masse?
13 Et si les musées de la guerre survivent, ce qui sera probablement le cas, sous quel angle devront-ils présenter les guerres et l'histoire militaire? Devront-ils tenir compte, dans leurs expositions, du fait que la composition culturelle et raciale de la société canadienne (comme, d'ailleurs, de toute la population occidentale) sera beaucoup plus diverse qu'aujourd'hui? L'approche interculturelle adoptée par Gerald Conaty et Barry Agnew dans l'exposition Warriors qu'ils ont présentée au Glenbow Museum, et dont il est question dans ce numéro, devrait-elle servir d'exemple pour les expositions proposées par d'autres établissements? Comment traiter les guerres des peuples autochtones? Faudrait-il accorder plus d'attention à la dynamique culturelle qui sous-tend les conflits? Devrait-on insister davantage sur les conséquences des guerres pour les populations civiles? Faudrait-il consacrer plus d'espace aux grandes questions de la guerre et de la paix? (Il est intéressant de noter à cet égard que l'un des plus jeunes musées militaires du Canada a été baptisé « The Swords and Ploughshares Museum » - le musée du sabre et de la charrue.) Ce ne sont là que quelquesunes des questions auxquelles les musées de la guerre et les musées militaires auront à répondre, s'ils veulent éviter que l'hostilité à laquelle ils ont été confrontés dans les années 1960 et 1970, en tant que promoteurs de la guerre et de la morale militaire (une hostilité toujours vigoureuse dans certains milieux aujourd'hui), ne soit remplacée par une attitude beaucoup plus dangereuse pour leur viabilité : l'indifférence7? Entre-temps, nous espérons que les analyses présentées dans les pages suivantes donneront une idée de l'utilité, en tant que ressources intellectuelles, des objets de collection qu'exposent aujourd'hui les musées de la guerre.