Book Reviews / Comptes rendus de livres

David E. Nye, Electrifying America: Social Meanings of a New Technology, 1880-1940

Louise Trottier
National Museum of Science and Technology
Nye, David E. Electrifying America: Social Meanings of a New Technology, 1880-1940. Cambridge, Mass.: The MIT Press, 1991. ISBN 0-262-1404-89.

1 L'historiographie américaine des deux dernières décennies a surtout envisagé l'électrification dans des perspectives relevant des sciences économiques, des sciences pures et appliquées et de la technologie, comme en témoignent les écrits de D. Clayton Brown, Robert Friedel, Bernard Finn, Thomas Hughes et Louis Hunter. C'est essentiellement le contexte social du développement de l'électricité pendant les soixante premières années de son application aux Etats-Unis qui est envisagé dans l'étude de David Nye. L'hypothèse de départ de l'auteur repose sur le fait que, d'une part, la technologie demeure une extension de la vie humaine et, d'autre part, l'électrification est un processus social variable suivant les époques et les cultures et dérive de l'interaction complexe de divers facteurs économiques, politiques, techniques et idéologiques. Dans les huit chapitres de l'ouvrage, ces facteurs seront repris ponctuellement pour décrire les transformations et contradictions majeures qui, de 1880 à 1940, résulteront de la consommation de l'électricité dans le milieu urbain, rural, industriel et familial.

2 Comme l'auteur le sous-entend à plusieurs égards, l'électrification, c'est d'abord et avant tout une question de puissance, de concordance de circuits, de création de tensions, tant sur le plan énergétique que politique et économique. Il rappelle que la décentralisation des pouvoirs publics, éminemment pertinente au contexte américain, a favorisé les intérêts du secteur privé en lui permettant de réglementer et de contrôler la production, la distribution, la vente et la demande d'électricité ainsi que la fabrication d'équipements et d'appareils destinés au milieu domestique, rural et industriel. C'est donc un marché oligopole qui, malgré ses fréquents débats et dissensions, va œuvrer à la fabrication d'une conscience électrique et d'un esprit de consommation massive de cette nouvelle source d'énergie. Ce marché est constitué des « poulpes » General Electric, Westinghouse et leurs filiales, des compagnies municipales, de « lobbyistes », tels la National Electric Light Association (NELA) et la National Electric Manufacturers Association, de sociétés d'Etat, telles la Tennessee Valley Authority (TVA) et la Rural Electrification Association (REA), ainsi que de grands consortiums financiers.

3 L'avènement de l'électricité sur la scène publique a été grandement favorisé par les foires, les parcs d'attraction et les expositions universelles. Selon Nye, ces manifestations ont joué un rôle primordial dans la présentation et le développement de techniques qui, dans la plupart des grandes villes américaines, vont dominer les systèmes d'éclairage des rues, commerces, édifices publics et panneaux publicitaires ainsi que l'organisation du transport urbain et qui inspireront la scénographie des théâtres. Nye relève les influences reçues dans la conception architecturale et l'illumination des édifices publics et résidentiels, le design et les courants esthétiques caractérisant, par exemple, la production artistique de l'Ecole de New York. À cet égard, il est intéressant de noter l'impact du « White Way » dans la compréhension des œuvres d'Alfred Stieglitz, de Georgia O'Keeffe et de Mark Rothko.

4 Par ailleurs, Nye fait valoir que le réaménagement des centres urbains, leur débordement vers la campagne par l'extension des banlieues, la création d'une société de loisirs et l'affirmation plus prononcée des distinctions sociales témoignent de la fréquentation de plus en plus achalandée des tramways électriques.

5 L'auteur établit d'intéressantes comparaisons entre l'usine, la résidence familiale et la ferme pour illustrer les bouleversements apportés par l'électricité dans le monde du travail après 1910. L'édification de complexes usiniers de plus en plus vastes, l'augmentation et le réaménagement des aires de production, l'implantation du travail à la chaîne, l'adoption progressive du bungalowet de la« maison modèle » entièrement électrifiée comportant de grandes pièces, de même que l'utilisation d'équipements et d'appareils domestiques de plus en plus nombreux et sophistiqués en représenteraient les principales caractéristiques. Les références multiples à la culture matérielle associée au travail domestique et industriel, ainsi les influences exercées par le style international — tant dans le design que dans l'architecture — méritent d'être soulignées.

6 Dans ce même ordre d'idées, l'auteur démontre que les améliorations apportées à la machinerie agricole et aux procédés de conservation des aliments et de protection du bétail, l'augmentation et la diversification des produits, l'intégration progressive de la campagne à la ville et l'accès des fermiers au marché urbain comptent parmi les bénéfices de l'électrification rurale entreprise après 1930. Il signale en particulier l'influence qu'ont pu exercer les programmes du genre conduits en Ontario au début du siècle.

7 La spécialisation des tâches, la croissance de la productivité, l'allégement des conditions de travail, la formation de coopératives rurales d'électricité et le remplacement des effectifs humains par des appareils électriques pourraient apparaître comme les conséquences les plus logiques de ces profonds changements. Nye soutient néanmoins que de nombreuses contradictions ont pu être engendrées par le processus d'électrification pendant sa période formative, ainsi au niveau de sa perception et de son application. Ayant connu son essor dans un environnement concurrentiel en raison de la décentralisation politique, source de profit pour les entrepreneurs, élément de spectacle, force motrice et moyen de transport pour le grand public, l'électricité a perturbé l'équilibre de la plupart des activités personnelles et professionnelles.

8 Ainsi, au lieu de simplifier les tâches, les innovations apportées dans les usines ont plutôt contribué à accentuer le contrôle des travailleurs par les gestionnaires. De même, loin d'avoir libéré les hommes et les femmes des pénibles besognes quotidiennes, les appareils domestiques ont davantage haussé les exigences face à la répétition de certaines activités, comme le nettoyage, la cuisson et la présentation des aliments.

9 L'étude tend donc à démontrer que, dans la société américaine, le processus d'électrification a contribué à la formation d'un esprit de consommation et de gestion d'une nouvelle source d'énergie plutôt que d'une conscience de classe liée à la conservation de cette même ressource. Simultanément et tout en illustrant des innovations techniques et de nouvelles tendances de la production artistique, le côté spectaculaire des manifestations de l'électricité a aussi permis d'articuler dans la population une mentalité relevant d'une vision utopiste du progrès et des aspirations fondées sur la mécanisation totale des activités domestiques, agricoles et industrielles. En ce sens, l'électrification est ici considérée comme un élément déclencheur de la modernité en Amérique et, par extension, érige le XXe siècle comme celui de LA lumière.

10 Pourtant, même si cette étude prétend se concentrer sur la signification sociale d'une nouvelle technologie, celle-ci n'est jamais décrite comme telle mais plutôt en fonction de ses principales manifestations. Ce genre de lacune touche également les concepts de modernité et d'autres concepts apparentés, comme le futur utopique et le sublime technologique, qui ne bénéficient pas d'une définition substantielle mais plutôt de brèves allusions. De même, en considérant la technologie comme une extension de la vie humaine, l'auteur répète en substance les thèses défendues depuis « moult » décennies, ainsi par André Leroi-Gourhan, Lewis Mumford, Marshall McLuhan et Thomas Hughes.

11 La question de l'électrification industrielle est traitée de manière tout aussi générale; l'auteur aurait pu innover en fournissant des données originales sur les travailleurs de l'électricité, par exemple sur leur formation et leur spécialisation, ce qui lui aurait permis de citer le rôle des entreprises à cet égard. Il aurait aussi pu établir des comparaisons intéressantes entre le fonctionnement des chaînes de production dans les usines Ford (le modèle classique du genre) et celles de General Electric ou de Westinghouse. D'autre part, la consultation de certaines sources historiographiques canadiennes à propos de Pélectrifïcation rurale en Ontario lui aurait permis d'éviter des inexactitudes concernant les installations de Niagara Falls. Enfin, sur le plan esthétique, l'auteur aurait eu intérêt à évoquer davantage l'influence du style moderniste, ainsi dans l'architecture des centrales hydro-électriques et dans le design des équipements pertinents.

12 Fondé sur des sources originales — les références aux documents visuels, films, photographies, œuvres d'art, et aux enquêtes orales s'avérant particulièrement appréciables — Electrifying America offre un style clair qui facilite la compréhension des thèses exposées et se lit aisément. L'ouvrage peut être recommandé aux chercheuses et chercheurs intéressés à une introduction à l'histoire sociale de la « Galaxie Edison ».