Reviews / Comptes rendus

Robert Gagnon, Histoire de l'École Polytechnique de Montréal

Louise Trottier
National Museum of Science and Technology
Gagnon, Robert. Histoire de l'École Polytechnique de Montréal. Montréal : Les Editions du Boréal, 1991. 528 p. 45 illustrations. Couverture cartonnée 39,95 $. ISBN 2-89052-442-6.

1 L'évolution de la profession et des réalisations des ingénieurs canadiens semble constituer un thème de prédilection dans l'historiographie des dernières années, comme en témoignent entre autres les études de Norman Bail sur l'histoire de l'ingénierie et des travaux publics au Canada (1987 et 1988) et de Christina Cameron sur Charles Baillargé (1989). L'ouvrage que Robert Gagnon consacre à l'École Polytechnique de Montréal appartient à cette cuvée; il retrace les activités de cet établissement depuis sa création, en 1873, jusqu'à nos jours, au niveau des programmes d'études, de la recherche, des clientèles, et des relations établies avec les milieux universitaires, gouvernementaux et industriels.

2 En s'appuyant sur les modèles théoriques élaborés par L. Boltanski et P. Bourdieu sur les rapports entre les systèmes d'enseignement et la reproduction des groupes sociaux, l'auteur propose, comme hypothèse de départ, que l'implantation de l'Ecole Polytechnique de Montréal avait pour but de former des ingénieurs francophones afin de répondre aux exigences du développement industriel du Québec et qu'ultimement, ses diplômés en sont arrivés à se constituer en un groupe social distinct. Il rappelle également les relations entre l'enseignement collégial de tendance humaniste classique et la formation de la bourgeoisie québécoise, et le peu d'importance accordée aux disciplines scientifiques et techniques. En ce sens, il fait allusion à l'isolement dans lequel étaient confinés les Charles Baillargé et Thomas Keefer, bien que leurs réalisations soient caractéristiques de la double tradition — française et britannique — de l'ingénierie canadienne.

3 L'enseignement dispensé à l'École a donc bénéficié à la fois d'influences européennes et nord-américaines, compte tenu des origines et des compétences de son corps professoral. D'abord inspirés du modèle des Grandes Écoles françaises, les programmes d'études possédaient à la fin du XIXe siècle un contenu très général, dirigé surtout vers le génie civil et les travaux publics reliés aux voies et moyens de transports. Pendant un certain temps, ils comportèrent aussi des cours en architecture.

4 La spécialisation accrue des cours offerts par l'École au XXe siècle est attribuable à plusieurs facteurs, les révisions fondamentales entreprises à partir des années 40 par d'éminents professeurs tels qu'Archambault, Surveyer, Frigon et Welter ayant été suivies, après 1960, par les réformes apportées au système d'éducation du Québec, d'une part, et, d'autre part, par le virage technologique et la création de sociétés d'État engagées dans la mise en valeur des ressources naturelles (Hydro-Québec, SOQUIP, SOQUEM, SIDBEC). Conséquemment, des disciplines liées au génie hydraulique et mécanique, à Pélectrotechnique, au génie chimique et géologique, au génie informatique et au génie des matériaux se sont ajoutées progressivement aux matières générales portant sur l'électricité et le génie minier.

5 L'instauration et la croissance de la recherche institutionnelle peuvent s'expliquer par ces mêmes facteurs. L'influence de cette recherche s'est affirmée dans la diversification des programmes d'études, ainsi que dans la production de revues spécialisées telles la Revue trimestrielle canadienne et, plus tard, L'Ingénieur. Toutefois, ses principales orientations se sont précisées pendant les années 60 et 70 avec la reconnaissance du statut de professeur chercheur, la formation d'un conseil de recherche, la création de programmes de subventions et de postes pertinents, et l'établissement de centres de recherche, notamment dans les domaines du génie nucléaire, de l'ingénierie nordique et de l'exploitation minière.

6 La clientèle de l'École est évaluée quantitativement par le biais de statistiques faisant état de ses origines sociales et des diplômes obtenus dans les divers champs de spécialisation. Sur le plan qualitatif, l'auteur rend compte de l'unité, puis de la diversité des effectifs, en évoquant l'apport des femmes et des étudiants étrangers. Parallèlement, il insiste — deux fois plutôt qu'une — sur « l'esprit de corps », cette vertu fondée sur la solidarité et l'homogénéité des générations étudiantes ayant diversifié la vie de l'institution, par des activités périscolaires, la création d'associations, la production de publications scientifiques ... et un inénarrable sens du canular. L'esprit de corps a effectivement joué un rôle de premier plan dans la reconnaissance du statut et des fonctions des ingénieurs francophones, et dans leur souci de se regrouper en corporation professionnelle.

7 À cet égard, l'auteur précise certaines des difficultés qui ont marqué le cheminement de l'École Polytechnique de Montréal : la lente incorporation au système de l'enseignement supérieur au Québec; la compétition avec les pairs; les contraintes relatives aux ressources financières et matérielles nécessaires à la construction d'un édifice doté de locaux et d'équipements adéquats; la pénurie occasionnelle de professeurs qualifiés et l'intégration dans des entreprises canadiennes-anglaises.

8 Par contre, une compilation des principaux débouchés offerts aux finissants de l'École met en évidence les liens existant avec l'évolution socio-économique et industrielle du Québec. Alors que les premières générations de diplômés s'orientaient davantage vers les secteurs primaire et secondaire (industrie minière et papetière, transports et travaux publics), celles des années 1950-1980 ont été particulièrement actives dans le secteur tertiaire. Cette époque a vu notamment la prolifération des firmes d'ingénieurs-conseils, et leur contribution à des réalisations majeures telles qu'Expo 67, le métro de Montréal et les aménagements hydro-électriques du Nord québécois, ainsi que leur engagement dans des projets de coopération internationale.

9 Considéré globalement, l'ouvrage de Robert Gagnon apporte autant de lumière que les premières lampes à arc sur le parcours suivi par l'École Polytechnique de Montréal et peut donc expliquer, en partie, la réputation prestigieuse dont celle-ci bénéficie aujourd'hui, au Québec et à l'étranger, au niveau de l'enseignement et de la recherche dans les disciplines des sciences et du génie. L'auteur a su exploiter judicieusement les collections d'archives de l'établissement pour faire ressortir nombre de faits originaux, par exemple à propos des antécédents et des orientations des diplômés, de même qu'au sujet des contributions des membres du corps professoral.

10 Les chapitres consacrés à la vie étudiante méritent d'être soulignés certes en raison des qualités de fraîcheur et d'humour qui s'en dégagent, mais surtout parce qu'ils rehaussent le côté humain des ingénieurs. De fait, cette étude ne livre guère de données à propos de leur individualité : qu'en est-il de leurs idées, de leurs aspirations, de leur sens de l'innovation, de leur mentalité ? La plupart du temps, ces qualités sont occultées au profit des œuvres de l'École, de façon unilatérale, comme si le maître éclipsait l'élève. Il est parfois difficile de percevoir l'hypothèse de départ suggérant l'émergence de ce groupe social, c'est-à-dire ses traits distinctifs face aux autres professions libérales, d'ime part, et son accession à la bourgeoisie québécoise, d'autre part.

11 Nombre de questions demeurent en suspens à propos de la personnalité même des spécialistes issus de l'École Polytechnique de Montréal et pourraient certainement faire l'objet d'études subséquentes. À titre d'exemple, mentionnons : l'esprit de créativité propre à l'ingénieur et qui le différencie de l'architecte; la place des ingénieurs formés à l'École dans l'élaboration du discours industrialiste aux XIXe et XXe siècles, mais surtout leur rôle proéminent dans les innovations technologiques caractérisant le Québec contemporain, par exemple dans le domaine de l'hydro-électricité; leur concentration dans le secteur tertiaire et dans les firmes d'ingénieurs-conseils, entraînant une mutation des concepteurs en gestionnaires et des « polytechniciens » en « polytechnocrates »; les orientations professionnelles et les particularités du discours « féministe » des étudiantes en génie; les options de la clientèle actuelle de l'École, c'est-à-dire le pourcentage d'accès aux études supérieures comparativement au décrochage au profit des instituts à vocation technique, notamment dans le secteur de l'informatique.

12 Éventuellement, les auteurs de ces études pourraient puiser, pour leur bibliographie, dans des sources documentaires provenant d'entreprises d'envergure, telles que l'ALCAN, la Shawinigan Water and Power Company ou la Montreal Light, Heat and Power Corporation. Entre autres, les rapports annuels et les registres de paie de ces sociétés pourraient receler des informations inédites sur le type de formation et de compétences de leurs effectifs francophones.

13 En général, le texte de l'ouvrage est clair, accessible et, à l'occasion, savoureusement anecdotique. Il présente toutefois certains anachronismes : ainsi, la science historique s'avère sensiblement télescopée lorsque l'auteur parle de l'État québécois entre 1905 et 1936 (p. 178). À l'époque, en effet, cette « appellation contrôlée » pour désigner la province de Québec n'existait encore que sous la forme d'un « corps en esprit ».