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Les premières places de marché au Québec

Yves Bergeron
Musée du Séminaire de Québec

Résumé

Il existe encore aujourd'hui au Québec de nom-breuses halles et anciennes places de marché qui témoignent d'une longue tradition. Elles ont fait l'objet d'une thèse de doctorat en ethnologie dont est tiré cet article.

Lorsqu'on observe le phénomène des marchés publics dans son ensemble, on se demande d'abord ce qui explique leur persistance dans le temps : comment une forme de commerce en apparence si archaïque peut-elle survivre? Comment par ailleurs peut-on expliquer le succès que connaissent maintenant les nouvelles halles privées? Cet article pose la question de la survivance des marchés publics au plan architectural et institutionnel au Québec.

Bien que l'essentiel de la recherche repose sur l'observation directe des témoins matériels, il a fallu remonter dans le temps pour mieux saisir le développement des marchés publics. L'auteur rend ainsi compte de l'apparition au Québec des premières places de marché et des premières halles. En s'appuyant sur l'étude de règlements municipaux, il constate qu'au XVIIe siècle comme au XIXe, les marchés étaient plus que de simples édifices où se transigeaient des biens de consommation, ils étaient aussi des places publiques où se vivait intensément la vie urbaine.

Abstract

We are still able to visit today many central markets and old marketplaces that have been part of an old Quebec tradition. These sites were the subject of a doctoral thesis in ethnology, on which this article is based.

Consideration of the phenomenon of public markets in general leads one to ask why they have survived for so long — or, rather, how has a form of commercial activity, apparently so archaic, been able to survive? How, furthermore, can one explain the success currently being enjoyed by the modern, privately-owned markets? This article attempts to explore the reasons behind the persistence of the public market in Quebec both as an architectural entity and as an institution in its own right.

Although direct observation of extant material sources provides most of the basis for the research, it was necessary to undertake a historical enquiry in order to gain a better appreciation of the evolution of the public market. The author also discusses the establishment in Quebec of the first marketplaces and the first central markets. An examination of municipal by-laws convinced the author that, during the seventeenth as well as the nineteenth centuries, markets were more than mere buildings where articles for consumption changed hands; they were also areas where the life of the city was played out to the full.

1 Les places de marché formaient jusqu'à tout récemment un important réseau de distribution des denrées alimentaires pour le milieu urbain québécois. Bien que les marchés publics1 aient disparu en grande partie entre les années 1950 et 1970, ils ont constitué jusqu'au début du XXe siècle (à tout le moins) le principal canal d'approvisionnement des villes. À titre d'exemple, rappelons simplement que la seule ville de Québec comptait six marchés et places de marché2 au début du siècle alors qu'elle n'en compte plus aujourd'hui qu'un seul.3 Lors de l'inventaire des marchés publics réalisé par le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec en 1981, il ne subsistait que trente-six marchés agricoles sur le territoire québécois et trente-deux marchés aux animaux4 hérités d'une longue tradition.

2 Il existe encore aujourd'hui au Québec un certain nombre d'anciennes halles et de places de marché qui sont autant de témoins du patrimoine urbain. Ces places marchandes sont plus que de simples espaces commerciaux, elles ont dessiné dans le tissu urbain des espaces publics où se vivait et se vit encore intensément la vie urbaine.

3 Peu de gens se sont intéressés jusqu'ici à ce phénomène économique et social. Or, depuis que les anciennes halles disparaissent peu à peu, des pressions s'exercent de la part d'organismes voués à la protection du patrimoine pour demander leur préservation. C'est dans cette perspective que j'ai entrepris, il y a quelques années, une étude ethnohistorique sur les halles et places de marché de la province.

Problématique de recherche

4 Lorsque le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation a tracé le bilan des marchés publics agricoles de détail au Québec, on notait déjà une nouvelle tendance qui voulait que les municipalités se départissent de plus en plus de leurs marchés au profit de l'entreprise privée. En 1980, on comptait trente-quatre marchés publics agricoles de détail. De ce nombre, vingt appartenaient à des municipalités tandis que quatorze étaient la propriété de corporations, de sociétés ou d'individus.5 Cependant, il faut noter la disparition de neuf marchés entre 1977 et 1980.6 La situation était sensiblement la même au milieu des années quatre-vingts, au moment où j'ai entrepris cette recherche.

5 Avant d'aborder l'analyse ethnologique du phénomène tel qu'il se présentait alors, j'ai étudié les marchés dans une perspective historique pour mieux comprendre l'état actuel du phénomène. Ensuite, j'ai identifié et repéré les places de marché encore existantes. J'en ai fait un relevé ethnographique7 et j'ai observé les activités sociales qui gravitaient autour du marché. D'ailleurs, c'est ce qui fut le point de départ de la problématique et de l'hypothèse suivante : la survivance des marchés publics comme institutions économiques s'explique par l'importance des rapports socio-culturels qui y sont intimement liés. En fait, c'est parce qu'ils sont avant tout des places publiques, des lieux de sociabilité urbaine, que les marchés ont survécu et qu'ils continuent à se développer sous de nouvelles formes.

6 J'ai choisi de présenter ici une partie des résultats de cette étude qui couvre plus particulièrement les XVIIe et XVIIIe siècles, c'est-à-dire cette période où s'enracine la tradition européenne au Québec. On constate d'ailleurs que les pratiques sociales et culturelles observées au XIXe siècle sur les places de marché s'inscrivent dans cette continuité.

L'apparition des places de marché

7 Dès le Régime français, les premières places de marché se dessinèrent dans les principales villes de la colonie. La première place de marché apparut sur la Place Royale à Québec. Peu de temps après, une place du marché fut aménagée sur la Place Royale de Montréal. À Trois-Rivières, le marché s'installa d'abord en bordure du fleuve et se déplaça ensuite vers la hauteville.

8 Dès les premiers temps de la colonisation française, les dirigeants des trois gouvernements de la vallée laurentienne reconnurent la nécessité d'établir des marchés publics pour subvenir aux besoins des Canadiens agglomérés dans les villes de Québec, Trois-Rivières et Montréal. Sous l'intendance de Colbert, les marchés publics étaient ouverts chaque semaine. Ils avaient pour principale fonction d'assurer l'approvisionnement des villes et d'aider les habitants de la campagne à écouler leurs produits.8

9 Durant le Régime français, l'approvisionnement alimentaire était l'une des principales préoccupations urbaines.9 D'importantes quantités de denrées devaient être acheminées régulièrement à la ville, de manière à éviter des disettes. Aussi, une ou deux fois par semaine, les habitants des campagnes environnantes y apportaient leurs produits d'élevage et de culture : légumes, fruits, viandes, œufs, fromage, pain, avoine, foin et bois de chauffage. Le commerce des vivres devint donc rapidement une responsabilité du gouvernement colonial.

10 Ce n'est pas par hasard que la première place de marché de Québec (et de la colonie) soit apparue dans la basse-ville, sur l'emplacement de ce qui allait devenir la Place Royale. C'est d'ailleurs là que Champlain établit en 1608 1'« abitation » de Québec. Dès 1640, on pouvait remarquer sur les plans dressés par Jean Bourdon le premier marché de la basseville, situé tout près des magasins du Roi et des Cent associés.

Entre le magasin du Roi et celui des Cent associés, il existe notamment un espace pratiquement rectangulaire qui est muni d'une ouverture permettant l'accès à la grève du fleuve : la place du débarquement. En fait, les deux premiers magasins ont servi de cadre physique à la première place de marché de Québec, petit espace libre « en plein air » sur lequel les gens de la ville et de la campagne environnante peuvent se rencontrer et échanger leurs provisions.10

11 Sur le marché de Québec, on retrouvait déjà à la fin du XVIIe siècle toutes sortes de produits qui attiraient vendeurs, agriculteurs, pêcheurs et marchands. Le marché de la ville ressemblait alors à une véritable foire.

La Ville de Québec offrait déjà un excellent marché pour toutes les campagnes environnantes qui y apportaient le bois, le blé, les légumes, les herbages, les volailles, le beurre, les œufs, le lait et toutes les denrées nécessaires à la vie. Ces produits de la ferme s'y vendaient fort cher. Les colons recevaient en échange des étoffes, de la toile, des souliers. Vu la rareté de l'argent monnayé, les commerçants étaient obligés de recevoir en échange de leurs marchandises des peaux de castor et d'orignaux, du blé, et tous les produits des champs?11

12 C'est sur la Place Royale, où se tenait le premier comptoir de traite de Montréal, qu'apparut le premier marché public de Ville-Marie, en 1657. Dès cette époque, la Place Royale portait aussi le nom de Place du Marché. Lorsque les fortifications de la ville se dessinèrent, la nouvelle Place d'Armes prit également le nom de Place du Marché. Cette place publique devint en quelque sorte le cœur de la ville. Les habitants y venaient deux fois par semaine et la tenue de ces petits marchés était strictement réglée, conformément aux usages de France.12

Fig. 1 Scène « typique » du marché Finlay, situé en bordure du fleuve dans la basse-ville de Québec. Plusieurs scènes de marché comme celle-ci furent reproduites en cartes postales à la fin du siècle dernier.
Thumbnail of Figure 1Display large image of Figure 1
(Archives nationales du Quebec à Québec)

13 S'il faut en croire le voyageur et botaniste Pehr Kalm, il semble que le marché de Montréal était ouvert une seule journée par semaine13 :

Le marché de Montréal se tient chaque vendredi lorsque les paysans des alentours y apportent des denrées alimentaires ou autres objets à vendre et, en retour, achètent en ville certaines choses dont ils ont besoin. Le marché ne se tient que le vendredi. Ceux qui n 'ont en propre ni ferme, ni élevage d'où ils pourraient tirer des produits frais, doivent donc se procurer ce jour-là tout ce dont ils ont besoin, sous peine d'avoir à en souffrir au long de la semaine qui suit. La foule de Sauvages participe également à ce marché, tant comme vendeuse que comme acheteuse.14

De son côté, la population de Trois-Rivières demanda aux autorités coloniales d'autoriser la tenue d'un marché public dans la ville.

Une ordonnance de l'intendant Michel Bégon du 15 juillet 1722 porte que le juge Godefroy De Tonnancourt ayant demandé au nom des habitants des Trois-Rivières l'établissement d'un marché dans leur ville, qui serait ouvert chaque vendredi au bord de l'eau vis-à-vis de la rue Saint-Louis, l'autorisation nécessaire est accordée.15

Cette première mention est intéressante puis-qu'elle établit l'importance pour la population d'avoir accès à un marché. Par ailleurs, cette note historique nous indique les rapports existant à cette époque entre les pouvoirs économique, politique et religieux. Le négoce devait être réglementé et se tenir sur une place publique au jour et à l'heure choisis par l'intendant. Notons de plus que, s'il y avait infraction, l'amende était payable à l'Eglise. D'ailleurs, les règlements stipulaient clairement l'interdiction pour les gens de la campagne de vendre leurs produits dans les maisons sous peine de trois livres d'amende. Quant aux cabaretiers et hôteliers, ils ne pouvaient acheter quoi que ce soit avant huit heures du matin. Dans tous les cas où il y avait dérogation, les amendes devaient être payées à l'Église.16

Voies d'eau et places marchandes

14 Au XVIIIe siècle, la communauté paysanne comptait pour plus des trois quarts de la population. Les liens qu'entretenaient entre eux les habitants, éparpillés le long du fleuve, se faisaient par le biais des voies navigables. La plupart des paysans canadiens voyaient l'avantage d'établir leur demeure en bordure du fleuve puisque cela leur permettait d'ancrer leur embarcation à proximité. Les premiers chemins passaient ainsi en bordure du fleuve, de manière à relier les habitations. C'est donc dire que tant et aussi longtemps que le chemin du Roi ne fut pas achevé, les seules voies de communications étaient le fleuve et les rivières. Le commerce aussi devait se faire par voie d'eau. Les colons se rendaient donc au marché de Québec, de Trois-Rivières ou de Montréal en canot ou en barque pour y vendre leurs produits. En outre, plusieurs d'entre eux vendaient leurs produits directement de leurs embarcations.17

15 Pendant tout le Régime français, la grève servit de place marchande. C'est donc par le fleuve qu'arrivaient aux Trois-Rivières les habitants et les coureurs de côtes le jour du marché. À cet effet, le texte original de l'intendant Bégon nous livre des détails et des nuances que Benjamin Suite n'a pas relevé dans son article sur les marchés de Trois-Rivières :

Sur ce qui nous a été représenté par le Sieur de Tonnancourt Lieutenant général de la Juridiction ordinaire des Trois Rivières et notre subdélégué, que les Bourgeois et Habitants demandent qu 'il soit établi en la dite ville un marché les Vendredis de chaque semaine au bord de l'eau vis-à-vis de la Rue St. Louis, qui est le lieu le plus convenable afin de leur procurer une plus grande abondance de vivres et de denrées et pour faciliter à ceux de la Campagne le débit de leurs denrées, ce qui seroit également avantageux aux uns et aux autres. A quoi avant égard, Nous, sous le bon plaisir de Sa Majesté établissons en la dite ville des Trois Rivières, un marché qui s'y tiendra le Vendredi de chaque semaine au bord de l'eau vis-à-vis de la rue St. Louis, où les habitants de la Campagne seront tenus de porter et vendre toutes les denrées qu'ils apporteront à la ville, leur faisant défenses d'en porter ou vendre dans les maisons des particuliers à peine de trois livres d'amende et pour donner aux bourgeois et habitants de la dite ville la facilité de se pourvoir dans le dit marché de toutes choses dont ils auront besoin, faisons défenses aux hôteliers et cabaretiers de la dite ville d'acheter dans le dit marché avant huit heures du matin à peine de pareille amende de trois livres, les dites amendes, applicables à la Fabrique de la paroisse de la dite ville dont le recouvrement sera fait à la diligence du Marguillier en charge qui sera tenu de s'en charger en recette dans son compte. Enjoignons au dit Sieur de Tonnan-court et au Procureur du Roi de la dite ville de tenir la main à l'exécution de la présente Ordonnance qui sera lue publiée et affichée partout où besoin sera. Fait et Donné en notre Hôtel à Québec le 15 juillet, 1722.
(Signé) BÉGON18

Il existait aussi un autre type de commerçants que l'on appelait marchands des côtes ou coureurs des côtes. Ceux-ci étaient en quelque sorte des intermédiaires entre les gros négociants et les producteurs agricoles.

Chaque année, à l'époque de la récolte, ils raflaient les surplus de l'habitant. Ensuite ils les revendaient aux exportateurs. Comme le marché extérieur n'avait jamais eu une importance considérable, ces derniers emmagasinaient une grande partie de ces grains. Au cours des années de mauvaises récoltes, les négociants, au moment le plus propice, refilaient à l'habitant les excédents de production des années antérieures. Il faut dire que les profits étaient alors extraordinaires. Le 19 novembre 1760, Burton sévit à son tour contre cette institution bien vivante : «La molle complaisance des habitants de ce Gouvernement, qui se laissent persuader de se défaire de leurs moutons, volailles et autres choses nécessaires à la vie, en faveur de passants qui traversent le gouvernement», en conséquence il est défendu de leur vendre quoi que ce soit à moins d'un ordre écrit du commandant militaire.19

Cette ordonnance allait avoir des répercussions importantes dans la colonie puisque l'interdiction de courir les côtes favorisa en milieu rural l'établissement de petits marchands généraux.20

16 Quoi qu'il en soit, les grèves du fleuve demeurèrent tout au long du XVIIIe siècle la place privilégiée des commerçants et des habitants venus vendre leurs produits. Benjamin Suite rapporte d'ailleurs à cet effet qu'au début du XIXe siècle, les Trifluviens s'amenaient au marché en canot dès quatre ou cinq heures du matin. C'est sur la grève qu'étaient entreprises les premières négociations même si un marché avait été établi dans la basse-ville, sur la rue du Platon. C'est ainsi que dès la descente du débarcadère, les habitants entamaient « des pourparlers avec les enchérisseurs, l'on débattait les mérites des pièces exposées. Les plaidoyers se poursuivaient de part et d'autre jusqu'à ce qu'on fut arrivé sur la place du marché, ce qui provoquait parfois des scènes fort comiques. »21

17 Sous le Régime français, les grèves et les berges peuvent être considérées comme les premières places marchandes. Il faudra attendre les premières réglementations coloniales pour que soient établies officiellement des places de marché.

La réglementation des marchés

18 Tout comme en Europe, la tenue des marchés fut très tôt réglementée par les autorités coloniales. Même s'ils ne furent pas toujours observés, ces règlements donnent cependant des indications pertinentes sur l'évolution des pratiques commerciales.22

19 Si la plupart des habitants s'installaient sur la place du marché, plusieurs se contentaient de vendre leurs produits directement sur la grève. À la suite de nombreuses plaintes de la part des citadins, cette pratique commerciale ne tarda pas à être réglementée car hôteliers et cabaretiers achetaient les denrées des paysans directement dans leurs embarcations avant même qu'ils n'arrivent au marché. Cette pratique avait pour effet de limiter l'accès des citoyens aux choses qui leur étaient nécessaires. De peur que les marchands, cabaretiers et hôteliers des villes ne s'approprient le plus gros et le meilleur des denrées avant tout le monde, au risque de faire monter les prix, l'intendant Raudot somma les paysans de tout apporter sur les places de marché et défendit aux cabaretiers d'acheter de leurs produits avant huit heures du matin.23

Un règlement du 11 mai 1676 avait fixé deux jours de marche pour la ville de Québec : le mardi et le vendredi. Ces jours-là les hommes et les femmes apportaient leurs denrées. Les uns les étalaient sur les grèves ou les vendaient dans leurs canots, les autres se tenaient sur la place à la porte de l'église de la basse-ville. Alors comme aujourd'hui, la scène était parfois animée. Chacun débattait ses prix et il s'ensuivait des disputes assez bruyantes. Ceux qui assistaient au service divin dans la petite église de Notre-Dame finirent par se scandaliser de ces querelles. L'intendant Raudot dût intervenir et ordonna aux habitants de se mettre « au milieu de la place ou dans les côtés en laissant un passage le long des maisons ».24

La vente des denrées dans les rues et chemins était également interdite, sous peine d'amendes. Cependant, les autorités coloniales permettaient le commerce de produits apportés à bord des goélettes en autant que l'annonce en eût été faite en bonne et due forme par un crieur public dans les rues de la ville.

Fig. 2 place du marché de lu haute-ville de Québec vers 1870, avant la disparition de la dernière halle, démolie en 1878.
Thumbnail of Figure 2Display large image of Figure 2
(Archives du Quebec à Québec, Collection Livernois)

20 Les habitants des campagnes environnantes de Montréal se rendaient au marché tôt le matin. Au son des cloches de l'église, le marché ouvrait ses portes à huit heures durant l'été et à neuf heures durant l'hiver. L'espace de quelques heures, toute la population de la ville se pressait sur la place du marché pour y faire provision d'aliments frais. Les habitants et commerçants fermaient leurs étals à onze heures et s'en retournaient à leurs occupations journalières au son de la cloche de l'église. Puisqu'il n'y avait pas encore d'horloge publique, « permis a été donné par M. le curé de sonner en branle la cloche de l'église ».25

21 Dès la prise du pouvoir à Québec en 1759, le nouveau gouvernement anglais, James Murray en tête, consacra sa première ordonnance au commerce des vivres. Celle-ci portait sur la façon dont devaient être tenus les marchés publics :

Les contrôleurs des poids et mesures auront pouvoir et ils sont autorisés par cette présente ... à saisir et à prendre toute viande enflée ou frauduleusement affectée (...) et tout poisson corrompu ou hors d'état d'être vendu et à poursuivre les contrevenants. Le tout sous la sanction d'amendes.26

Ces règlements, même s'ils n'étaient pas toujours respectés, devaient être connus de tous. Ils étaient généralement proclamés de vive voix par le crieur public. Dès l'apparition de journaux, les gouvernements y firent publier ces règlements. Ainsi, le 16 mai 1765, on pouvait lire dans la Gazette de Québec les règlements régissant la tenue des marchés, tels qu'édictés à la Cour des sessions de la paix tenue à Québec :

Toute vente de viandes, œufs, beurre, poissons, farine, fromage ne peut se faire que sur les marchés publics, et nulle part ailleurs. Aucun boucher ne peut exercer son métier sans être muni d'un permis du contrôleur des poids et mesures (inspecteur des marchés}. L'inspecteur pourra faire ériger appentis, étaux, établis, halles pour la commodité des bouchers et autres, et leur imposer une rétribution pour leur usage; il inspectera les poids et mesures. Pour chaque voiture qui prendra place au marché, il sera chargé un droit; les légumes se vendront au boisseau comble, et le foin en botte de 15 livres.27

À cette époque déjà, on obligeait les habitants à apporter leurs animaux à quatre pattes, c'est-à-dire vivants, à l'exception des bêtes à cornes.

Fig. 3 Scène de marché sur la place Notre-Dame-des-Victoires à Québec, seconde moitié du XIXe siècle. On remarquera les étals privés aménagés çà et là sur la place.
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(Illustration tirée de Picturesque Canada, sous la direction de Principal Grant, Toronto, Queen's University, Art Publishing Company, 1880; Collection Environnement Canada, Service des parcs, photo de Jean Jolin)

22 Mais s'il se préoccupait de favoriser l'approvisionnement alimentaire, le gouvernement veillait davantage à maintenir, dans la mesure du possible, certaines normes d'hygiène et de qualité des produits offerts dans les étals et charrettes. Certains règlements ne furent pas toujours appliqués. C'est ainsi, par exemple, que les juges de paix de Québec s'élevèrent en 1766 contre le fait que les bouchers établis près du marché de la haute-ville jetaient dans les rues les entrailles et tripailles des animaux qu'ils tuaient.28 Cette préoccupation concernant l'hygiène devait prendre de plus en plus d'importance au cours du XIXe siècle.29

23 Après 1765, les villes nommèrent des commis, aussi appelés « clercs de marché », qui avaient la responsabilité d'administrer les marchés publics et de voir à leur bon fonctionnement. Ces clercs veillaient à ce que les règlements, émis par le Conseil souverain, soient respectés. Ils percevaient les redevances pour la location des étals et inspectaient les poids et mesures des denrées. C'est à eux aussi que revenait la responsabilité d'entretenir la balance publique. Le pouvoir des clercs de marchés pouvait même aller jusqu'à faire confisquer les mauvaises viandes.

24 Une ordonnance établie par le gouverneur et le Conseil législatif de la province de Québec le 11 avril 1791 amendait les règlements concernant le marché de la ville de Trois-Rivières. Ces règlements, qui furent proclamés publiquement dans la ville, furent également publiés en anglais et en français dans la Gazette de Québec.30 Les articles qui composent ces règlements nous livrent des indications importantes sur le rôle majeur que jouaient les marchés à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, il n'était permis à personne d'acheter denrées ou provisions de quelque espèce que ce soit ailleurs que sur la place du marché. Toutes les personnes vendant en gros et en détail ainsi que les bouchers et tous les commerçants vendant des provisions au poids étaient obligés de se munir de balances et de bons poids qui étaient contrôlés par le clerc du marché. Ce dernier étalonnait les poids qui étaient également contrôlés par les juges de paix.

25 Une grande partie des règlements concernait les bouchers. Ainsi, on interdisait aux bouchers d'utiliser toute romaine ou tout faux poids sous peine d'une amende de vingt schillings. On régissait même la disposition des tables. On suggérait notamment de numéroter les tables et de les aligner en ligne droite tout en prenant soin de laisser un passage de deux pieds (0,6 m) entre deux étals. Ces étals devaient être couverts de planches de merisier ou d'érable. Les tables mesuraient alors cinq pieds et demi de long sur trois pieds de large (1,67 m X 0,91 m).

26 Tous ceux qui voulaient vendre de la viande sur le marché devaient demander au greffier de la paix, le premier novembre de chaque année, une licence au montant de deux schillings et demi. De plus, les bouchers qui occupaient un étal devaient payer vingt schillings par an au clerc du marché. On spécifiait même que si le dit boucher manquait d'apporter de la viande au dit marché durant deux semaines consécutives, il perdait son privilège.

27 Bien sûr, on permettait aussi aux habitants de vendre de la viande au marché. Dans ce cas, les agriculteurs devaient fournir leur « banc portatif ». Comme plusieurs d'entre eux ne possédaient pas de balance, le clerc de marché pesait la viande pour eux, moyennant rémunération, bien entendu.

28 Comme les étals appartenaient à la communauté, on défendait aux bouchers et commerçants de mettre des clous ou des crochets à leurs poteaux. De plus, les bouchers devaient veiller à nettoyer et à maintenir propre leur étal ainsi que l'espace devant leur table.

29 À Trois-Rivières comme sur d'autres marchés de la colonie, il était défendu de vendre des cochons, chevaux, vaches ou bœufs vivants sur la place du marché de la basse-ville. Ces animaux pouvaient cependant être vendus sur la place du marché de la haute-ville, appelée Place d'Armes, où on trouvait également du bois et du foin.

30 Quant au poisson, on spécifiait qu'il devait être apporté au marché et mis sur de la paille, de l'écorce ou des branches. De plus, on exigeait que les commerçants emportent et jettent hors de la ville la paille, l'écorce ou les branches ayant servi à exposer leur marchandise.

31 L'application de ces règlements assez stricts, assortis d'amendes, devait être surveillée par le clerc du marché. En cas de litige, le clerc soumettait la cause au commissaire de la paix.

Place du marché : place publique

32 Traditionnellement, les marchés sont plus que des lieux d'approvisionnement alimentaire; ils deviennent aussi, par extension, des espaces publics. Les marchés de la colonie n'échappèrent pas à cette tradition européenne. L'histoire des places publiques de Montréal commence d'ailleurs avec la première « Place d'armes et du marché », située sur la rue Saint-Paul, que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Place Royale.31 Ce premier marché se trouvait au centre des fortifications et constituait la principale place publique de la ville. C'est là que le crieur public, au son du tambour, faisait lecture à la population des arrêts, édits et ordonnances des autorités coloniales. C'est là que toute la colonie se retrouvait : habitants, commerçants, cabaretiers, hôteliers, artisans, ouvriers, voyageurs, soldats, matelots et nobles.

Ce lieu devint alors le rendez-vous du monde officiel, commercial et même social de la ville à cette époque; les cultivateurs venaient y vendre leurs produits de leurs fermes; les crieurs publics y publiaient leurs proclamations et annonces au son du tambour; les criminels y expiaient leurs châtiments au pilori, sur le cheval de bois et même à la potence; les flâneurs s'y donnaient rendezvous pour colporter les nouvelles du jour et les mauvaises langues ajoutent que les dames s'y rendaient en grand nombre afin de suppléer, par le potinage, à l'absence de journaux.32

C'est d'ailleurs sur la place du marché, dit-on, que les gentilshommes se retrouvaient pour se battre en duel. C'est aussi là que les criminels condamnés aux châtiments afflictifs subissaient leurs châtiments.

Le criminel condamné au carcan est conduit à pied les deux mains liées devant lui et attachées à l'arrière de la charrette de l'exécuteur, jusqu 'au poteau planté en terre sur la place publique. Là, le bourreau place le cou du supplicié dans un collier de fer de trois doigts de large fixé au poteau par une chaîne et fermé par un cadenas. Il le laisse ainsi, exposé à la risée des passants, pour des périodes qui, selon les termes des arrêts, ont varié, au Canada, entre une demi-heure et quatre heures, pendant un, deux ou trois jours. En plus le condamné porte toujours un écriteau devant et derrière où est inscrite la nature de son délit, comme « Vagabond, Gens sans aveux menant une vie scandaleuse ».33

Cette pratique de punir les criminels sur la place du marché fut populaire jusqu'au début du XIXe siècle. Philippe Aubert de Gaspé nous a laissé dans ses mémoires des précisions particulièrement intéressantes sur cette pratique à Québec :

J'ai dit que le pilori était en permanence alors à Québec. Il eût été très coûteux d'en faire construire un nouveau pour chaque patient qui devait y être cloué. Il n 'était jamais longtemps veuf de sa dernière victime. Il se passait peu de mois dans mon enfance, pendant ma jeunesse même, que la ville de Québec n 'offrit le dégradant spectacle soit d'un malheureux pendu pour grand larcin, soit d'un autre voleur attaché à un poteau aussi en permanence sur la même place (place du marché). Le coupable recevait trente-neuf coups de fouet pour petit larcin; une autrefois, c'était un criminel incorrigible attaché par les mains derrière une charrette, et promené dans les principales rues de la cité, recevant à certaines encoignures des rues une portion des dits trente-neuf coups de fouet, jusqu'à ce que la sentence fût accomplie; ou bien enfin c'était un criminel qu 'on exposait sur le pilori. pour parjure ou autre crime odieux. Le carcan ou planche transversale qui couronnait le poteau patibulaire, était situé à environ trois ou quatre pieds au-dessus de la plate-forme, qui, elle-même, était élevée à environ huit pieds de terre. Le patient avait la tête et les mains assujetties dans ce carcan, ce qui lui laissait peu de chances d'éviter les œufs pour-ris, ou les autres projectiles que la canaille lui lançait.34

Il n'était pas rare encore au début du XIXe siècle que les gens fréquentant les marchés assistent à ce triste spectacle. Il arriva, dans certaines occasions, que le désordre se soit emparé de la foule massée sur la place du marché :

Un vendredi de l'année 1806, un criminel était exposé, pour un crime odieux, sur le pilori. La populace exaspérée commença l'attaque qui devint furieuse, lorsque les soldats de la caserne vinrent s'en mêler. Les perturbateurs se ruèrent d'abord sur les voitures des habitants, alors sur le marché, et s'emparèrent de vive force de tout ce qu'ils trouvaient dans les charrettes : œufs, légumes, têtes, pattes, fraises et fressures de veaux, malgré les cris des femmes cherchant à protéger leurs denrées. Après avoir assailli le criminel, ils attaquèrent le bourreau qu'ils poursuivirent sous les charrettes des habitants, où il s'était réfugié. Le malheureux nègre, souple comme un serpent, avait beau se glisser sous les voitures, se réfugier sous les pieds même des chevaux, il n'en était pas moins maltraité tant par la populace que par les habitants mêmes dont les effets étaient au pillage.
La rage des perturbateurs se tourna ensuite contre les connétables qui voulaient maintenir la paix. Assaillis de toutes parts, les uns se réfugiaient dans la cathédrale, ou dans le Séminaire, tandis que les autres fuyaient par la côte de Léry d'où ils furent poursuivis au-delà de la porte Hope.
Le désordre était à son comble, lorsque le colonel Brock arriva sur les lieux. Comme il était à cheval, il lui fut facile déjuger la cause principale de cette émeute, et il cria d'une voix de tonnerre aux soldats de rentrer dans les casernes. A la voix de leur chef, qu'ils aimaient autant qu'ils le craignaient, ceux-ci s'empressèrent d'obéir. Le colonel parut réprimander vivement l'officier de garde, qui fit aussitôt fermer les portes des casernes. La populace craignant, sans doute, que la garde ne prêtât main forte au shérif, se tint coi, et tout finit par une scène burlesque.
Avant que les connétables, revenus de leur panique, eussent repris leur poste, un matelot, tenant d'une main deux perdrix, monta sur le pilori, et se mit à haranguer le peuple, tandis que d'une main il ébouriffait les cheveux du criminel déjà assez en désordre, et que de l'autre il lui frottait le visage avec les perdrix. La harangue du matelot irlandais devait être bien drôle, car ceux des spectateurs, qui étaient trop éloignés pour l'entendre, riaient autant que ceux qui le comprenaient.35

L'historien Benjamin Suite nous a laissé quelques indications sur de tels châtiments infligés sur la place du marché de Trois-Rivières. Le carcan était installé en permanence devant la place du marché qui formait un carré d'à peu près cinquante pieds s'ouvrant sur la rue des Forges.

C'était le théâtre ordinaire d'un spectacle que la civilisation a banni de nos mœurs : on y punissait les misérables condamnés à la peine infamante du fouet. Le patient était ordinairement lié à une charrette que l'on plaçait un peu en dehors du marché, sur la rue. Le 21 octobre 1795. Henry Cigler, qui avait battu la dame dont il était l'engagé, fut condamné au pilori sur la place du marché de la haute-ville. Mais il n 'y avait pas de pilori sur place, on ordonna au Shérif d'en faire construire un pour cette exécution.36

Fig. 4 Scènes de marché sur la place Jacques-Cartier à Montréal.
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(Illustration tirée de Picturesque Canada, 1880, Collection Environnement Canada, Service des parcs, photo de Jean Jolin)
Fig. 5 La place Jacques-Cartier et, en arrière-plan. l'hôtel de ville de Montréal. Outre les fruits, les légumes et la viande, les habitants venaient vendre leur foin sur les places de marché.
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(Illustration tirée de Picturesque Canada, 1880, Collection Environnement Canada, Service des parcs, photo de Jean Jolin)
Fig. 6 Le marché aux pommes derrière le marché Bonsecours, vers 1880. L'automne, les pommes font leur apparition sur les marchés. Les producteurs et commerçants transportaient généralement leurs pommes sur des goélettes qu 'ils transformaient en marchés itinérants.
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(L'Opinion publique, Montreal, 11 novembre 1880)

33 Le marché ressemblait parfois à une véritable foire. Avec tous ces badauds qui y tuaient le temps, tous ces gens venus là un peu pour acheter, un peu pour voir et tous ces amuseurs publics, la place du marché rappelait les foires médiévales. Ce lien étroit existant entre le marché et la place publique fut maintenu jusque vers la fin du XIXe siècle. Voici d'ailleurs un extrait du compte rendu d'un journaliste décrivant l'activité du marché de la basse-ville de Québec en 1894 :

Sur le marché, au milieu des voitures et des Québécois, circulaient de petits marchands juifs munis d'une sorte de pupitre soutenu par des bretelles et couvert de bimbeloteries les plus variées : chapelets, bagues, épinglettes, boutons à manchettes, etc., qu'ils offraient en vente en criant de leur mauvais français : « Bon marché! Bon marché! » Ça et là, des mendiants passaient, tout vieux, tout cassés, ployant sous un sac rempli par la charité des bonnes gens. Un d'entre eux, aveugle que tout Québec connaît pour l'avoir vu près de la porte Saint-Jean, agitait une petite tasse en chantant à tue-tête une complainte sur l'air du cantique : Au sang qu'un Dieu va répandre. Sur les marches de la halle Champlain, au milieu d'un cercle de bouchers aux tabliers pleins de sang, deux infirmes excitaient la pitié des gens en tirant de deux violons grincheux des gémissements à déchirer les oreilles.
Plus loin, on voyait une tente dressée sur le pavé, entourée de grandes toiles vertes sur lesquelles un artiste avait voulu dessiner un veau à deux têtes, tandis qu'à l'entrée, un garçon à la mine rébarbative débitait une harangue apprise par cœur et qu 'il recommençait après avoir finie, toujours sur le même ton : Entrez, mesdames et messieurs! ladies and gentlemens, come in! C'est le temps, c'est le moment. Vous vivrez cent ans que vous verrez jamais de prodige semblable! Et à côté de lui, on entendait des accords criards et intermittents, hachés et entrecoupés par de longs silences, sortir des flancs d'un orgue de Barbarie mis en activité par un vieux qui tournait la manivelle avec le plus grand sérieux du monde.37

Nul doute que les marchés du XIXe siècle occupaient une place privilégiée au cœur des villes puisque ces places publiques accueillaient notamment les premiers cirques et spectacles ambulants.

Fig. 7 On peut voir l'emplacement où l'on fouettait les condamnés sur ce dessin illustrant l'aménagement de la plaie du marché de Trois-Rivières, vers 1810.
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(Reproduction d'un plan tiré de Benjamin Suite, « Les marchés des Trois-Rivières », Mélanges historiques... )
Fig. 8 La place du marché devant la halle Champlain à Quebec, vers 1880.
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(Archives nationales du Québec à Quebec, Fonds Magella Bureau, CPN-76/10)
Fig. 9 De style néo-classique, la halle Notre-Dame de Lévis fut construite en 1885. Le rez-de-chaussée était occupé par les bouchers tandis que l'étage servait de salle publique.
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(Collection Yves Bergeron, Québec)

34 En 1848, la ville de Trois-Rivières accueillait des forains sur le marché à foin. Les artistes itinérants et les saltimbanques se produisaient alors sur les places de marché. Pour attirer la population, des musiciens ambulants parcouraient les rues de la ville et tout particulièrement les places de marché pour annoncer leurs spectacles. Les troupes foraines installaient leur chapiteau au centre de la place du marché à foin.38

35 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la vocation culturelle des marchés publics fut mise à l'honneur. On aménagea désormais des salles publiques destinées aux spectacles et aux divertissements. Ainsi, en 1857, l'étage du marché Jacques-Cartier, dans le quartier Saint-Roch de Québec, devint un espace culturel.

36 Une superficie plus qu'enviable et une structure multifonctionnelle conféraient à la halle Jacques-Cartier de nombreuses possibilités. Pour la première fois, une halle de marché alliait fonction socio-économique à fonctions socio-culturelle et récréative. En effet, une salle spacieuse où allaient être présentés des divertissements fut mise à la disposition des citoyens du faubourg Saint-Roch. La halle contenait une salle qui servait à des réunions et des fêtes et où eut lieu le grand bal donné en 1860 à l'occasion de la visite à Québec du prince de Galles. Grâce à sa grande salle, véritable innovation architecturale, « la halle Jacques-Cartier devient le centre de la vie socio-économique et culturelle du faubourg Saint-Roch et des quar-tiers environnants ».39

Fig. 10 La première halle de Lévis, construite en 1864 à proximité du quai Lauzon, abritait à l'origine l'hôtel de ville et h' marché municipal. Après 1876, la compagnie de chemin defer Intercolonial la transforma en gare. Même s'il a été modifié à maintes reprises, cet édifice restauré en 1987 abrite toujours la gare de VIA Rail.
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(Collection Yves Bergeron, Québec)
Fig. 11 Le marché Bonsecours construit en 1844 demeure sans aucun doute le plus bel exempli' de marché public abritant à la fois des commerces et l'hôtel de ville.
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(Illustration tirée de Picturesque Canada, 1880, Collection Environnement Canada, Service des Parcs, photo de Jean Jolin)

37 Ces nouvelles salles publiques logées à l'étage des halles répondaient à un besoin certain. Les demandes d'utilisation de ces salles étaient de tout ordre. Elles servaient principalement de salles de réunion aux conseils municipaux et de salles de spectacle. Plusieurs marchés disposaient de telles salles : le marché Bonsecours de Montréal, le marché Jacques-Cartier de Québec, le marché public de Trois-Rivières et le marché de Saint-Hyacinthe. On y tenait parfois des bazars, des fêtes populaires et des spectacles.

38 Il semble que les salles publiques accueillaient aussi des assemblées politiques et religieuses. Parfois, les conseillers ne s'entendaient pas sur la vocation de ces salles publiques. Ainsi, en 1859, à Saint-Jean-sur-le-Richelieu, le Conseil était divisé sur l'utilisation des locaux de la place du marché. Certains s'opposaient à la tenue d'assemblées politiques ou religieuses, estimant que l'édifice du marché devait être réservé uniquement aux bouchers. D'autres soutenaient qu'il s'agissait là d'une pratique permettant de rentabiliser le marché.

C'est ainsi qu'on établit différentes catégories de prix, dépendant du genre d'activités qui devaient avoir lieu (Bazar, 4 piastres: concert, 5 piastres etc.). (...) II est à noter enfin, qu 'à cette époque, le 8 avril 1859, le hall d'entrée de la Place du Marché était utilisé pour les séances du conseil de la ville.40

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les places de marché étaient plus que de simples espaces économiques. Établies dans les noyaux urbains de la colonie, elles constituaient de véritables places publiques. A cette époque, la place du marché devint en quelque sorte le théâtre de la culture populaire.

39 Ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle qu'apparurent les premières halles de marché. D'abord conçues pour abriter les bouchers et les regrattiers, les halles étaient de simples abris qui protégeaient aliments et commerçants du soleil et des intempéries. Le développement de halles fermées abritant à la fois le marché public et l'hôtel de ville, qui furent particulièrement populaires au milieu du XIXe siècle, contribua à consolider le rôle de la place du marché comme place publique au cœur de la vie urbaine.

Fig. 12 L'ancienne halle du marché de Laprairie, construite en 1863, a été transformée en musée régional en 1980. Elle abrite également la Société historique depuis 1973.
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(Ministère des Affaires culturelles du Quebec, C88.086.15 [35], photo de Claude Bourguignon)

Cet article est tiré de la thèse de l'auteur, Les anciennes halles et places de marché au Québec : étude d'ethnologie appliquée, présentée à l'Ecole des gradués de l'Université Laval pour l'obtention du grade de philosophia doctor (Ph. D), à Québec, en 1990 (556 p.).

NOTES
1 L'expression la plus courante utilisée au Québec pour désigner les marchés traditionnels est marché public. Il arrive toutefois que l'on utilise les expressions suivantes : marché aux denrées, marché de fermier, marché d'habitant ou marché traditionnel. L'expression marché public, même si elle constitue un anglicisme (calque de « public market ») décrit bien, croyonsnous, ce qu'étaient les marchés traditionnels au Québec. Nous utiliserons donc cette expression tout au long de cette étude parce qu'elle est d'usage courant au Québec bien qu'il soit plus juste de parler de marché agricole, de marché physique ou de marché périodique d'approvisionnement.
2 La place du marché Finlay, le marché Champlain, le marché Montcalm, le marché Berthelot, le marché Jacques-Cartier, le marché Saint-Pierre.
3 Il ne reste plus dans la ville de Québec que le marché du Vieux port, situé à la hauteur du bassin Louise.
4 Georges Fayad, Les marchés des produits agricoles du Québec (Marchés publics) (Québec : Ministère de l'Agriculture du Québec, 1980), 119 p.
5 Il est intéressant de noter que certains marchés privés continuent à utiliser dans leur raison sociale l'expression « marché public ».
6 Georges Fayad, op. cit., p. 27.
7 Chaque halle a fait l'objet d'un rapport déposé au ministère des Affaires culturelles du Québec (Direction des services centraux, Québec). On y trouve des cartes, des plans, des photographies prises sur le terrain, des règlements municipaux, des rapports de clercs de marchés, des fiches d'évaluation architecturale, des notes de terrain et une fiche d'évaluation patrimoniale.
8 Thérèse Beaudoin, L'été dans la culture québécoise (Québec : I.Q.R.C, 1987), p. 102.
9 Jusqu'au début du XXe siècle, les municipalités sont demeurées responsables de la tenue des marchés publics et de l'approvisionnement des citadins en vivres et en produits de première nécessité (le foin et le bois de chauffage).
10 Roger Chouinard, « Analyse de l'évolution architecturale des halles de marché de la ville de Québec au cours du XIXe siècle », mémoire de maîtrise déposé à l'Université Laval de Québec, 1981, p. 7 et 9.
11 J.-Edmond Roy, La seigneurie deLauzon (Lévis : Mercier & Cie, libraires-imprimeurs et relieurs, 1897), premier volume, p. 379.
12 Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle (Paris : Pion, 1974), p. 363.
13 Je n'ai pas dépouillé tous les règlements concernant les marchés de Québec et de Trois-Rivières sous le Régime français mais les règlements régissant les marchés changeaient régulièrement aux XIXe et XXe siècles.
14 Pehr Kalm, Voyage de Pehr Kalm au Canada en 1749 (Montréal : Pierre Tisseyre, 1977), p. 473.
15 Benjamin Suite, « Les marchés des Trois-Rivières », Mélanges historiques (Montréal : G. Ducharme, 1919), vol. 3, p. 93-94.
16 Ibid., p. 94.
17 Ce lien entre les marchés et le fleuve persista jusqu'au milieu du XXe siècle alors que des goélettes descendaient le fleuve et s'arrêtaient pour vendre des pommes et toutes sortes de produits. Des goélettes chargées de pommes accostaient encore au quai du marché à poisson de Trois-Rivières à la fin des années 1950. Voir à cet effet Alain Gamelin, René Hardy, Jean Roy et Guy Toupin, Trois-Rivières illustrée (Trois-Rivières : Corporation des fêtes du trois cent cinquantième anniversaire de Trois-Rivières, 1984), p. 53, illustrations 2-26.
18 La Gazette des Trois-Bivières, 9 septembre 1817.
19 Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec : 1760-1850 (Montréal : Fides, 1971), p. 53.
20 Jean Hamelin, éd., Histoire du Québec (Montréal : Éditions France-Amérique, 1977), p. 278. Rappelons à cet effet que les magasins généraux remplacèrent en quelque sorte les marchés publics dans les villages. Seuls quelques villages importants se dotèrent de marchés publics dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que la halle de marché servait également d'hôtel de ville. En fait, les magasins généraux remplaçaient très souvent les marchés publics dans les villages et les petites villes.
21 Benjamin Suite, op. cit., p. 102.
22 Il serait possible de retracer l'histoire et surtout l'évolution des marchés publics au Québec en analysant simplement les règlements des marchés. On y retrouve une foule de détails sur les habitants, les commerçants et les pratiques commerciales. Les archives municipales de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières notamment sont particulièrement intéressantes. On y retrouve bien sûr les règlements qui régissaient la tenue des marchés mais on peut aussi y retracer, dans les comptes rendus des réunions des conseils municipaux, les débats sur les nouveaux règlements. Il y a là une matière fort riche qui nous permet de mieux comprendre le rôle capital que jouait le marché dans l'espace urbain en tant qu'espace économique et lieu de sociabilité urbaine.
23 J.-Edmond Roy, ibid., p. 279-280.
24 Loc. cit.
25 Édouard-Zotique Massicotte, « Cadrans, sabliers, horloges, montres et pendules sous le régime français », Bulletin des recherches historiques 35 (1929), p. 327-328.
26 Antonio Drolet, La ville de Québec : histoire municipale II-Régime anglais jusqu'à l'incorporation (1759-1833) (Québec : Société historique de Québec, 1965), p. 104.
27 Loc. cit.
28 Loc. cit.
29 Plus on avance au cours du XIXe siècle, plus les règlements municipaux sont particulièrement explicites à ce sujet.
30 Supplément à la Gazette de Québec 1368 (jeudi 29 septembre 1791).
31 Marc H. Choko, Les grandes places publiques de Montréal (Montréal: Méridien, 1987), p. 18.
32 Édouard-Zotique Massicotte, Faits curieux de l'histoire de Montréal (Montréal : Beauchemin, 1922), p. 32.
33 André Lachance, La justice criminelle du Roi au Canada au XVIIIe siècle (Québec : P.U.L., 1978), p. 122-123.
34 Philippe Aubert de Gaspé, Mémoires (Montréal : Fides, 1971), p. 46.
35 Ibid., p. 46-47.
36 Benjamin Suite, op. cit., p. 101.
37 Alphonse Lessard, op. cit., p. 3.
38 Le Constitutionnel, 17 août 1874.
39 Roger Chouinard, op. cit., p. 128-137.
40 Michel Lanciault, coord., Découvrons Saint-Jean ville historique (Québec : Ministère des Affaires culturelles du Québec, Direction générale du Patrimoine, 1978), dossier 34, p. 185-186.