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L'industrie de la bière

Le cas de la brasserie Boswell

Nicole Dorion
Université Laval

Abstract

Boswell's Brewery was an important business in Quebec City from its beginnings in 1844 until its closure in 1968. This study deals with the brewery's workforce and, through the use of oral interviews and other research findings, examines the impact of technological change. Transfer of ownership and evolving labour relations upon the status, attitudes, working conditions and work of employees. The steps required for making beer are also presented in table form. Throughout its existence, Boswell's Brewery offered employees the advantages of a large employer with respect to working conditions and tasks but within a working environment characteristic of a small family business.

Résumé

De ses débuts en 1844 jusqu 'à sa fermeture eu 1968, la Brasserie Boswell a été une entreprise importante à Québec. Cette étude axée sur la main-d'œuvre de la brasserie se penche, par le biais d'entrevues et d'autres outils de recherche. sur les répercussions des changements technologiques, du transfert du titre de propriété et de l'évolution des relations de travail sur le statut, les attitudes, les conditions de travail et la tâche des employés. Les étapes techniques de la fabrication de la bière sont aussi présentées sous forme de tableau. Tout au long de son existence, la Brasserie Boswell a offert à ses employés les avantages d'une grosse compagnie en ce qui concerne l'aspect technique et les conditions de travail, tout en présentant certaines particularités des petites entreprises à caractère familial.

1 On sait que l'industrie brassicole a, à une certaine époque, occupé une place d'importance à Québec. Dans une étude préparée par Jean Benoît, Daniel Laroche et Marc Vallières, il est mentionné que déjà, «entre 1790 et 1800, au moins trois entreprises de production s'implantent dans la Vieille Capitale...».1 L'examen des rôles d'évaluation pour la période comprise entre 1821 et 1830 a permis aux auteurs de dénombrer jusqu'à cinq brasseries dans le secteur du Palais.2 Quant à la Brasserie Boswell, devenue par la suite la Brasserie Dow et à laquelle nous nous intéressons particulièrement, on sait qu'elle a été en opération pendant plus de cent ans dans la basse ville de Québec. Située plus précisément dans le quadrilatère formé par les rues Saint-Vallier, Vallières, des Prairies et Saint-Nicolas, cette industrie a fourni du travail à plusieurs générations de Québécois.

2 L'histoire relativement récente de cette industrie permettait d'envisager une étude où la démarche à caractère ethnologique serait basée principalement sur les témoignages d'ouvriers ayant œuvré à cet endroit, afin de connaître le milieu de vie et les conditions de travail dans lesquels évoluaient ces hommes. Au total, nous avons rejoint 54 personnes, dont 37 anciens travailleurs. Basée principalement sur des enquêtes orales cette recherche s'appuie toutefois également sur des données historiques, archéologiques et iconographiques.

3 L'étude couvre principalement la période comprise entre 1940 et 1968, cette dernière année étant celle où la brasserie a mis fin à ses activités de brassage.

Fig. 1 Bâtiments de la Brasserie Boswell, 1928, par T. Lebel, Québec, 1928.
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(AVQ)

4 L'histoire de la Brasserie Boswell commence en 1844, alors qu'un jeune brasseur irlandais du nom de Joseph Knight Boswell arrive à Québec, dans le but de s'y installer et d'ouvrir sa propre brasserie. Fort de son expérience, ayant étudié le métier de brasseur à Edimbourg et été propriétaire d'une brasserie à Dublin, il achète de John C. Racey une petite brasserie située rue Saint-Paul, au pied de la Côte de la Canoterie.3

5 Son entreprise s'avère un tel succès que, vers 1852, il doit songer à trouver des locaux répondant mieux à ses besoins. Il se porte alors acquéreur d'un terrain situé non loin de là, au pied de la Côte du Palais, sur lequel il fait ériger des bâtiments modernes et fonctionnels, afin d'y loger sa brasserie.4 Coïncidence ou destin, cet emplacement a déjà été le site d'une industrie brassicole. En effet, c'est sur le terrain longeant la rue Saint-Vallier qu'entre 1668 et 1670, l'intendant Talon y avait fait construire la première brasserie commerciale de Québec.

6 L'Annuaire manufacturier de 1870 nous apprend que la Brasserie Boswell est reconnue comme étant «la plus considérable de Québec». Déjà à cette époque, 75 hommes y trouvent de l'emploi; la rémunération annuelle totale qu'ils reçoivent s'élève à près de 23 400 $. En 1909, la brasserie Boswell and Brother Limited est vendue à une entreprise nommée The National Breweries Limited et on confie alors le poste de vice-président à Vesey Boswell.5 Lorsqu'il prend sa retraite en 1922, C. A. Allen, le sixième fils de J. K. Boswell, prend la relève et devient vice-président et directeur de la National Breweries. Il continue à s'occuper activement des affaires de la brasserie jusqu'à sa mort en 1942.6

7 En 1952, Canadian Breweries Limited fait l'acquisition de National Breweries et quatre brasseries (Dow, Dawes, Frontenac et Boswell) se fusionnent en une seule, La Brasserie Dow Limitée. La vénérable brasserie québécoise cesse dès ce moment, après une centaine d'années, de brasser la bière Boswell, pour ne désormais se consacrer qu'à la production de la bière Dow.7 Cette brasserie, la seule fonctionnant dans la ville de Québec, dessert tout l'est de la province du même nom.8 L'entreprise connaît une montée progressive de ses ventes et plusieurs informateurs avancent même qu'à un certain moment, elle en vient jusqu'à occuper près de 75 p. 100 du marché de la bière pour la région de Québec.

8 La brasserie connaît toutefois des difficultés importantes en 1966 et, quelques années plus tard, ses dirigeants prennent la décision de procéder à la fermeture de l'usine et de centraliser toutes les opérations à Montréal. Ainsi, le 18 octobre 1968 marque le point final de toute activité de brassage et d'embouteillage à la Brasserie Dow de Québec.

Un univers de travail

9 Que nous révèle le discours des ouvriers à propos du genre de vie qu'on retrouvait dans ce milieu de travail? Peut-on reconnaître, à travers les faits qu'ils jugent importants, ce qui contribue à donner sa spécificité à cette entreprise? C'est à partir des événements quotidiens qui nous ont été relatés que nous arriverons à faire ressortir les particularités de cet univers de travail.

10 Pour les travailleurs, la bière représente certes une valeur économique, puisqu'elle leur permet d'avoir des emplois stables et bien rémunérés. Il s'agit d'un produit de consommation très apprécié dans la province de Québec, ce qui signifie pour les employés que l'industrie peut leur offrir du travail sur une base régulière, parce qu'on y fabrique un produit de consommation populaire, vendu tout au long de l'année. De plus, comme la Brasserie Boswell occupe une très large part du marché, les ouvriers peuvent compter sur des salaires assez élevés et recevoir régulièrement des augmentations.

11 Pour l'employé de la brasserie, la bière a également une valeur sociale importante. Le travail constitue une place pour un individu, quelque chose qui le situe socialement. Ainsi, le travailleur de la Brasserie Boswell est conscient d'occuper un emploi au sein d'une compagnie réputée et de pouvoir acquérir une reconnaissance ouvrière. La valeur que les employés de la brasserie accordent à la bière peut aussi être reliée à l'aspect social de sa consommation, puisque la bière est associée à plusieurs événements de groupes; ainsi, à toutes les occasions que les travailleurs ont de se réunir, tant à l'intérieur de l'usine qu'à l'extérieur — repas, rencontres sociales ou sportives —, la bière est toujours présente.

Organisation du travail

12 Pendant près d'un siècle, la Brasserie Boswell fabrique de la bière selon une recette originale, dont le secret jalousement gardé se transmet d'une génération de brasseurs à l'autre.

13 La réussite de la production de la bière dépend à la fois de l'action de la nature et de l'intervention humaine. On convient qu'une partie de la méthode de fabrication de la bière ne peut être changée, car elle suit les lois immuables de la nature. En revanche, on sait par expérience que l'observation de règles strictes et l'utilisation d'outils de travail appropriés peuvent contribuer à réduire au minimum les risques de variations susceptibles d'entraîner des différences notables au niveau des résultats. Aussi, les personnes qui exécutent les différentes opérations doivent-elles posséder autant un savoir empirique que des connaissances techniques dans le domaine.

Tableau 1 : Les étapes techniques de la fabrication de la bière
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14 Les dirigeants de la brasserie voulant mettre de leur côté le plus de chances possibles de réussir, cherchent à éviter tout impondérable en cours de production. Pour cela, ils misent sur des contrôles nombreux et variés. Cela signifie pour les travailleurs qu'ils doivent faire face quotidiennement à un monde de discipline, de contraintes, d'horaires stricts et de surveillance.

15 La direction de la brasserie exige que les employés observent certaines règles de conduite à l'intérieur de l'établissement, en ce qui concerne l'hygiène, les méthodes de travail, la consommation de bière, etc. Si généralement les ouvriers se soumettent aux règlements institués par la compagnie, ils ne dédaignent pas d'y faire entorse à l'occasion. Cependant, il semble que l'organisation même du travail ne laisse aux ouvriers que rarement l'ocasion de contrevenir aux règlements de la compagnie. Mais s'il arrive qu'ils les transgressent, l'attitude de la direction paraît à cet égard très tolérante.

16 Dans le but de maintenir un contrôle continuel sur l'organisation du travail et ainsi s'assurer de l'uniformité de la qualité de la production, la direction exerce sa surveillance de différentes façons. Par exemple, les principaux services sont répartis en ensembles bien distincts et même séparés physiquement les uns des autres. En plus de minimiser les risques de contamination, il devient possible d'exercer un certain contrôle sur les allées et venues du personnel. À partir du moment où la direction décide de fournir aux travailleurs des costumes de travail, on remarque que chaque service se voit attribuer une couleur différente. Ce mode d'identification peut suggérer une nouvelle forme de surveillance mais, en général, l'employé considère plutôt comme un avantage supplémentaire très important le fait que dorénavant on lui remette régulièrement des vêtements de travail.

17 Les contraintes subies par les travailleurs résultent bien souvent des exigences de la production : observer des mesures d'hygiène très strictes, suivre des indications précises concernant les opérations (température, durée), ou encore faire preuve de rapidité lors de l'accomplissement de certaines tâches. Cette surveillance constante est souvent dénoncée par les employés, bien qu'ils en reconnaissent la nécessité.

18 Vraisemblablement, le travail demandé à chacun des ouvriers ne laisse que peu de place à l'autonomie et à l'initiative. Aussi, plus souvent qu'autrement, les hommes doivent se contenter de suivre les directives de leurs supérieurs, devenant pour ainsi dire un prolongement, un rouage de la machine de production. Mais même si les employés déplorent parfois les nombreux contrôles dont ils font l'objet, on sait que lorsqu'il s'agit des opérations relatives au brassage, les travailleurs préfèrent laisser toute la responsabilité au maître brasseur.

Améliorations technologiques

19 Avant la guerre 1939-1945, il semble que la majeure partie de la machinerie et des installations en usage à la brasserie ne soit pas de conception très récente. Par conséquent, même si on se sert de machines pour effectuer la plupart des opérations, il n'en reste pas moins que le gros de l'ouvrage se fait manuellement et demande à l'ouvrier de fournir des efforts physiques importants. Le travail exige aussi souvent une certaine rapidité d'exécution. On remarquera que la semaine de travail comporte alors de nombreuses heures.

20 Après la guerre, des changements sont graduellement apportés aux installations et machines. Quoique parfois difficile à situer dans le temps, l'arrivée d'améliorations technologiques correspond habituellement à des besoins d'augmenter la production. Pour le travailleur, ces améliorations technologiques peuvent entraîner une diminution des efforts physiques exigés à certains postes, un changement dans son rythme de production et (ou) une redéfinition de son rôle dans le processus de travail.

21 Si les ouvriers démontrent plus de satisfaction que de résistance face aux changements, c'est parce qu'ils constatent que l'arrivée de nouvelles machines leur apporte une amélioration de leurs conditions de travail, le travail manuel diminuant ou devenant moins exigeant. Cette satisfaction des travailleurs profite également à l'employeur, car il est prouvé que l'amélioration des conditions de travail contribue à augmenter la productivité.9

22 À mesure qu'on effectue des changements, on en profite pour augmenter la vitesse de la chaîne d'embouteillage. L'accélération du rythme exige de l'ouvrier un redoublement d'attention, ce qui contribue à l'augmentation de sa tension nerveuse. C'est d'ailleurs cette pression occasionnée par l'augmentation de la vitesse de production que les travailleurs reprochent le plus à la modernisation. Vue l'interdépendance des opérations, tous les postes voient alors leur cadence s'accélérer; cela ne convient pas nécessairement au rythme de chaque travailleur, mais tous doivent s'adapter.

23 En plus d'accélérer le rythme, la direction décide que, dorénavant, la production ne sera plus interrompue pendant les périodes de pauses; les hommes sont alors remplacés à tour de rôle. Pour la brasserie, cela signifie évidemment une augmentation de la rentabilité, puisqu'il n'y a aucune perte de temps de production.

24 Dans d'autres services, on constate que le rythme de travail des ouvriers change suite à l'installation de systèmes automatisés. Il s'agit en fait d'appareils qui exécutent en partie ou en totalité un travail qui était auparavant fait manuellement par des ouvriers. On peut donc penser que les temps forts qui brisent ou évitent la monotonie, omniprésente dans toute industrie, sont alors diminués ou même éliminés.

25 Comme on peut le constater, si la modernisation permet de réduire considérablement le travail manuel, elle augmente par contre le régime de production. Mais si le travailleur accepte sans trop maugréer d'accélérer son rythme, c'est qu'il peut en tirer quelques avantages. En effet, au même moment, on diminue le nombre d'heures de travail hebdomadaires, puisqu'on arrive à produire la même quantité de bière qu'auparavant, mais dans un laps de temps beaucoup plus court. Toutefois, l'ouvrier retire alors le même salaire qu'avant, mais pour une semaine de travail abrégée, ce qui évidemment équivaut à une augmentation.

26 Les améliorations technologiques ont aussi pour conséquence d'amener des ouvriers à redéfinir leur rôle dans la machine de production, puisqu'on note des modifications importantes au niveau de quelques tâches.

27 L'arrivée de nouvelles machines et installations, plus rapides et souvent de fonctionnement différent, pose un nouveau défi au travailleur déjà en place. Celui-ci doit alors coordonner ses gestes routiniers en fonction d'une nouvelle méthode de travail. Parfois, il s'agit plus de surveillance que de travail manuel. Quant au nouvel employé, on suppose que sa période d'apprentissage est relativement plus courte qu'antérieurement, mais qu'en contrepartie, le savoir ouvrier qu'il peut acquérir est proportionnellement moins grand. Ainsi, à certains postes, l'employé passerait d'un travail actif d'exécutant à celui plus passif d'opérateur de machine, ce qui représente un travail beaucoup plus monotone et peut amener à une perte de l'intérêt au travail.

28 Il est permis de penser qu'avec l'installation d'une machinerie plus moderne et automatisée, une bonne part du rôle de supervision exercé par les contremaîtres incombe désormais aux ouvriers. Lorsque la majeure partie du travail était accomplie manuellement, les contremaîtres soumettaient le travail des employés à de nombreuses vérifications. Avec l'automatisation, les contremaîtres diminuent la fréquence des contrôles, car ce sont plutôt les ouvriers qui voient à la surveillance des machines pour s'assurer de leur efficacité.

29 La cadence accélérée exige une vérification et un entretien continuels des machines. Bien entendu, on ne peut se permettre un arrêt prolongé d'une des composantes de la chaîne sans qu'il n'en résulte une baisse de productivité. Dorénavant, la difficulté du travail ne sera plus jugée uniquement d'après les efforts physiques requis, ou la rapidité d'exécution dont doit faire preuve le travailleur, mais aussi selon les problèmes techniques qui peuvent surgir, d'où probablement une importance grandissante du travail des mécaniciens et des réparateurs, qui s'assurent du bon fonctionnement des machines.

Suggestions des employés

30 Quelques changements ou améliorations sont apportés suite à des propositions amenées par les travailleurs. Plus souvent qu'autrement, l'initiative d'effectuer des changements à la brasserie provient des dirigeants de l'entreprise. Mais il n'en reste pas moins qu'en installant une boîte à suggestions, la direction veut encourager chaque employé à soumettre toute idée pouvant conduire à l'amélioration de «n'importe quelle phase des opérations».10 L'abondance des suggestions indique que plusieurs changements seraient appréciés. Toutefois, le personnel croit que la direction retient principalement et presque uniquement les suggestions qui lui permettent de réaliser des économies appréciables ou d'augmenter ses profits. Lorsque, après étude, la direction décide d'accepter et d'exécuter la suggestion proposée, le travailleur en retire une double satisfaction. En plus de recevoir en récompense une certaine somme d'argent, il est conscient d'avoir apporté sa contribution personnelle à la bonne marche de l'entreprise.

Conditions de travail

31 Les postes à la brasserie sont d'abord recherchés et appréciés parce que les travailleurs sont assurés d'y trouver des emplois stables et rémunérateurs. D'ailleurs, on sait que, mis à part le temps de la guerre, il est très difficile d'obtenir un emploi à la brasserie, car ceux qui y détiennent des postes quittent très rarement la compagnie avant de prendre leur retraite.

32 Afin de répondre à la demande grandissante en bière et demeurer concurrentielle, la direction procède à la modernisation de ses installations et à l'automatisation de certains outils de travail. Il en résulte que chacune des opérations effectuées à l'aide d'une de ces nouvelles machines nécessite la présence de moins de travailleurs qu'auparavant. Par contre, comme on augmente le nombre de machines, les travailleurs ne sont pas congédiés mais plutôt replacés à l'intérieur de l'industrie. La compagnie augmente ainsi sa production tout en maintenant ses coûts.

33 Si les travailleurs avouent fièrement détenir des emplois stables, ils déplorent toutefois ne pas connaître la sécurité d'emploi. Avant l'arrivée du syndicat, ils sont convaincus que, même si un employé travaille depuis de nombreuses années pour la brasserie et considère qu'il occupe un poste permanent, les prétextes les plus futiles peuvent être invoqués pour le licencier. Du même coup, ils admettent que, dans les faits, très peu d'employés ont été congédiés, qu'il s'agit plutôt de cas très exceptionnels, les dirigeants se bornant à adresser des remontrances à un ouvrier jugé fautif.

Rémunération

34 À l'instar des grandes industries brassicoles, la Brasserie Boswell est reconnue pour les très bons salaires qu'elle offre à ses employés. Si les ouvriers ne peuvent guère compter augmenter leurs revenus en faisant des heures supplémentaires, on sait toutefois que, pendant quelques années, la politique interne de la compagnie a fait qu'ils ont pu bénéficier d'augmentations en occupant des postes différents à l'intérieur de l'usine.

35 Plusieurs postes offerts à la brasserie ne demandent aucune qualification particulière. Aussi, souvent sans spécialisation au départ, chacun acquiert les compétences inhérentes à son poste à la brasserie même. Bien qu'il ne puisse compter que très rarement sur quelque enrichissement ou perfectionnement extérieur, l'employé peut augmenter ses connaissances techniques et empiriques ainsi que son salaire en occupant des postes différents à l'intérieur de l'industrie. Les ouvriers s'identifient habituellement selon le travail qu'ils exécutent (laveur, mireur, embouteilleur, encaisseur) ou encore selon le service auquel ils sont rattachés (brassage, embouteillage). Même si cela peut apparaître comme une sorte de valorisation de chaque tâche, il ne semble pas que les postes soient organisés selon une hiérarchie très définie.

36 Lorsqu'un poste est vacant, suite à une absence temporaire ou à un départ, un ouvrier travaillant déjà à l'usine peut demander et obtenir l'autorisation d'occuper ce poste. Le travailleur peut voir dans ce changement une occasion de briser la monotonie de sa vie ouvrière, tout en augmentant ses revenus. Ainsi, à l'intérieur de l'usine, il arrive parfois qu'un ouvrier qui effectue sensiblement le même travail que son compagnon reçoive un salaire différent. Sa rémunération dépend alors du niveau de compétence que lui reconnaît la direction. Ce mode de fonctionnement crée évidemment des inégalités salariales mais, dans l'ensemble, cela ne semble pas ennuyer les employés outre mesure.

37 Certains avantages peuvent aussi être reconnus comme faisant partie de la rémunération de l'employé. Il en est ainsi des vêtements de travail fournis par la brasserie, ainsi que de la possibilité pour les employés de déguster gratuitement une certaine quantité de bière sur place et de s'en procurer à prix coûtant, ce qui est considéré comme un privilège très particulier, réservé aux travailleurs de ce genre d'industrie.

Sécurité au travail

38 On convient que tout travail physique implique une part de risque de blessures. À ce sujet, on sait qu'il survient à la brasserie de nombreux accidents. La plupart des blessures sont des coupures dues à des éclats de verre, des brûlures avec des produits chimiques ou des chutes sur un plancher glissant. Les causes d'accidents sont multiples. Certains sont directement attribuables à la technique de travail utilisée : de nombreuses manipulations impliquant des bouteilles rendues temporairement fragiles, l'utilisation de machines n'offrant à l'ouvrier que peu ou pas de protection, ou l'emploi de produits très nocifs. Il semble que, dans une proportion tout aussi grande, des accidents soient imputables à la négligence des ouvriers. Comme il est permis de consommer une certaine quantité de bière sur place au cours de la journée, il arrive que des accidents résultent du fait que des employés exécutent leur tâche en ayant les facultés quelque peu affaiblies. Parfois aussi, des travailleurs refusent de porter certains vêtements ou accessoires protecteurs mis à leur disposition.

39 La majorité des blessures que s'infligent les travailleurs sont jugées mineures par le fait qu'elles n'impliquent que peu de pertes de journées de travail. Mais leur fréquence incite tout de même les autorités à installer un dispensaire et à retenir pendant de nombreuses années les services d'une infirmière à plein temps. Devant le nombre de plus en plus élevé d'accidents, les employés décident de former un comité de sécurité. Celui-ci veille à déterminer les principales sources d'accidents et à faire des recommandations pour que la direction apporte les correctifs nécessaires. On constate toutefois dans les faits que la direction tolère bien souvent un grand nombre d'accidents — mineurs il est vrai — avant de procédera des changements. Elle organise plutôt des concours de sécurité et récompense régulièrement les personnes ou les groupes d'employés qui n'ont connu aucun accident pendant un laps de temps déterminé. Probablement que plusieurs accidents pourraient être évités, mais il est évident que la notion de sécurité est perçue de façon différente dans cette usine, notamment à cause de la nature des matières que l'on doit manipuler quotidiennement (ex.: verre, produits nettoyants).

Syndicat

40 Les employés sont d'avis que le syndicat leur a incontestablement apporté de nombreux avantages, tant du côté salarial que des conditions de travail en général. À titre d'exemples, on mentionne la correction des inégalités salariales, la diminution de la semaine de travail et la parité salariale avec les travailleurs de la brasserie de Montréal. On attribue aussi à l'action syndicale le fait d'avoir obtenu des journées de congé payées, des uniformes de travail, certaines facilités de travail et surtout la sécurité d'emploi. Toutefois, il semble que la brasserie a généralement satisfait à la majorité des demandes des employés, puisqu'on ne rapporte aucun cas de grève dans cette brasserie de Québec. Néanmoins, les employés sont persuadés que la majorité des changements qui ont eu pour effet d'améliorer de façon significative leurs conditions de travail ont été obtenus suite à l'implantation du syndicat.

Relations de travail

41 On sait que les relations de travail qu'entretiennent employeurs et employés sont à la base du climat de travail qui règne dans toute entreprise. A la brasserie, il apparaît que des deux côtés, autant celui des dirigeants que celui des ouvriers, on soit intéressé non seulement à entretenir, mais aussi à améliorer les relations de travail. Cette attitude n'est sûrement pas sans rapport avec le fait que les employés restent pendant de nombreuses années à l'emploi de la compagnie. De plus, les commentaires des travailleurs do la brasserie à l'effet qu'ils forment une grande famille démontrant hors de tout doute que les relations de travail sont jugées satisfaisantes.

42 Les travailleurs de la brasserie partagent autant leur temps de travail que leur temps de détente. En plus de travailler ensemble, ces gens se réunissent quotidiennement sur les lieux du travail lors des pauses et après les heures d'ouvrage pour échanger autour d'une bière ou deux. Ils en viennent ainsi à mieux se connaître, à développer entre eux des amitiés et une certaine complicité, ce qui ne peut que bénéficier au climat de travail. La bière étant présente partout, tant pendant les heures de travail que dans les loisirs, on peut penser qu'elle n'est sûrement pas étrangère au climat qui règne dans ce milieu de travail.

Fig. 2 Cantine des employés située dans les Voûtes du Palais.
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(Coll. A. Poulin, vers 1955)
Fig. 3 Équipe de hockey formée de travailleurs de la brasserie, 1930-1931.
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(Coll. E. Saint-Pierre)

43 Voulant entretenir de bonnes relations avec ses employés, la direction s'intéresse à eux même en dehors des heures de travail. Elle stimule les initiatives visant l'organisation de rencontres sociales et encourage tous les membres de son personnel, autant les dirigeants que les employés de chacun des services, à participer à ces fêtes. Un club social très dynamique organise régulièrement des activités diverses, donnant ainsi aux travailleurs l'occasion de se revoir hors des cadres de l'usine. En plus de permettre à chacun de faire plus ample connaissance avec les autres, ces festivités sont de bonnes occasions de relâcher la tension causée par un travail parfois stressant. Les gens participent en grand nombre à ces rencontres sociales et sportives, ce qui incite les organisateurs à les multiplier. Ces rencontres se déroulent presque toujours dans les locaux de la brasserie, ce qui permet aux travailleurs de redonner un sens nouveau à leur environnement.11

44 L'intérêt manifesté par la direction ne se limite pas à l'employé, mais rejoint aussi toute la famille : qu'on pense aux soins médicaux fournis aux membres de la famille ou aux activités sociales auxquelles toute la Camille de l'employé est conviée. L'employeur encourage aussi la pratique de sports d'équipe auxquels il apporte son appui. Les travailleurs sont fiers d'afficher leur appartenance à la brasserie en portant ses couleurs lors de rencontres sportives; la compagnie profite alors de cette publicité. Toutes ces rencontres, tant sociales que sportives, sont encouragées par la compagnie, qui a compris l'importance de cette vie sociale et apporte habituellement sa contribution aux événements. Les travailleurs apprécient grandement ces gestes qui démontrent l'intérêt accordé par la direction à ses employés.

45 Cette ligne de conduite qu'adopte la direction à l'égard de ses employés peut, à mon avis, être qualifiée de quelque peu paternaliste, sans qu'on doive nécessairement rattacher un sens péjoratif à ce terme. Elle démontre indubitablement une volonté de la part des dirigeants de conserver la main-d'œuvre qu'ils ont choisie et formée. Leur attitude peut à l'occasion être dénoncée par les employés, car elle comporte certains inconvénients. Néanmoins, elle n'en contient pas moins de bons éléments qui sont de nature à maintenir et même à améliorer les relations de travail. C'est probablement cette forme de gestion, où l'on tente de concilier à la fois les exigences de la production et les attentes des employés, qui incite parfois les travailleurs à associer la compagnie à l'image d'une grande famille.

46 Encore de nos jours, on témoigne d'une certaine reconnaissance envers les travailleurs qui ont œuvré pendant de nombreuses années pour la brasserie. Des rencontres sont organisées régulièrement par la compagnie qui a pris la relève de la brasserie Dow. Elles réunissent plusieurs employés ayant pris leur retraite et leur donnent ainsi l'occasion de s'identifier encore à la grande famille brassicole.

Conclusion

47 En définitive, je crois que ce qui constitue la principale caractéristique de la Brasserie Boswell (Dow), c'est que les travailleurs soient restés pendant de si nombreuses années au service de cette entreprise. Cela tient surtout au fait que les employés ont été satisfaits du genre de vie qu'ils ont trouvé dans cette entreprise et aussi parce qu'à mesure que les années ont passé, ils ont vu leur situation s'améliorer. De plus, la Brasserie Boswell a offert à ses employés les avantages d'une grosse compagnie en ce qui concerne l'aspect technique et les conditions de travail, tout en présentant, du côté des relations de travail, certaines particularités que l'on retrouve habituellement dans de petites entreprises à caractère familial.

Cet article est extrait d'un mémoire de maîtrise en ethnologie ayant fait l'objet d'une publication : Nicole Dorion, La Brasserie Boswell, un essai d'ethnologie industrielle (Québec : CELAT, Université Laval, 1989), coll. Hors série n" 3, 157 p., 41 ill.

NOTES
1 Jean Benoît, Daniel Laroche et Marc Vallières, Étude de potentiel archéologique et historique. L'Ancien Chantier: un faubourg en pleine évolution (1670-1870) (Québec : Service de l'Urbanisme, Ville de Québec), avril 1988, p. 51.
2 Ibid, p. 55.
3 The National Breweries Limited, 25e anniversaire de la National Breweries (Montréal : The National Breweries Limited, 1934), p. 15.
4 Guimont, Jacques, Le site du premier palais de l'intendant à Québec : rapport préliminaire de la quatrième campagne de fouilles (1985), sous la direction de Marcel Moussette et Michel Fortin (Québec : CELAT, Université Laval, 1987), Rapports et mémoires de recherche du CELAT, n° 8, p. 41.
5 The National Breweries Limited, 25e anniversaire..., p. 16.
6 «Boswell Brewery. A Staff Article», The Canadian Beverage Review (janv-fév. 1943), p. 13-22.
7 «Importants changements à la Boswell à Québec», Le Soleil (3 juin 1952), p. 1, 5.
8 «Historique des voûtes Talon», Journal Dow (nov. 1953).
9 Maurice DeMontmollin, Le taylorisme à visage humain (Paris : Presses universitaires de France, 1981), p. 38.
10 National Breweries Limited, «Système de suggestions des employés», La gestion de votre compagnie en 1947, The National Breweries Limited, 39° rapport annuel des administrateurs pour l'année terminée le 31 décembre 1947 (Montréal : The National Breweries Limited, 1948), p. 24.
11 Gérôme, Noëlle, «Les rituels contemporains des travailleurs de l'aéronautique», Ethnologie française, tome 14, n° 2 (1984), p. 182-183.