Despite a generally active interest in textile-making in Quebec, scholars have not paid much attention to the domestic manufacture of felt. Yet evidence suggests that felt garments of various kinds were significant features of material life in the self-sufficient economies of parts of rural Quebec. Various traditions of manufacture existed, and two of them, those found in the Témiscouata and Lotbinière regions, are examined in this article. Both represent techniques which were followed from the end of the nineteenth century to about 1940. Material documenting these traditions was collected in interviews with people aged thirty-five to eighty-six years. While domestically-produced felt clothing was durable and warm, its association with a difficult lifestyle resulted in its neglect as a feature of traditional culture.
Malgré un vif intérêt pour la fabrication des textiles au Québec en général, les chercheurs n'ont pas accordé beaucoup d'attention à la production domestique du feutre. Il est cependant attesté que des vêtements de feutre de divers types étaient des éléments importants de la vie matérielle, dans l'économie d'autosuffisance d'une partie du Québec rural. Leurfabrication suivait diverses traditions, dont deux - celles des régions de Témiscouata et de Lotbinière -font l'objet de cet article. Ces deux traditions illustrent des techniques suivies de la fin du XIXe siècle à 1940 environ. Les données qui les documentent ont été recueillies lors d'entretiens avec des personnes de 35 à 86 ans. Même si les vêtements de feutre produits au Canada étaient solides et chauds, on a négligé de s'y intéresser comme éléments de la culture traditionnelle, car ils étaient liés à un mode de vie rude et difficile.
1 La tradition des étoffes au Québec a fait l'objet de plusieurs études. On a fouillé et analysé le fléché, le «boutonné», le tissage à la planche, l'étoffe du pays, le travail du lin, la préparation de la laine et bien d'autres; pourtant, jusqu'à maintenant, personne ne semble s'être intéressé à l'existence chez nous d'une tradition du feutre.
2 Obtenu par le foulage des fibres non filées soudées entre elles par les actions conjuguées de l'humidité, de la friction, de la pression et de la chaleur, le feutre se caractérise par des propriétés thermiques, isolantes et absorbantes. Ces qualités de toute première importance dans un pays comme le nôtre, où l'on doit se protéger contre les rigueurs du climat, permettaient de supposer avec quelque vraisemblance que le feutre pourrait avoir été utilisé chez nous avant l'avènement du feutre de fabrication industrielle.
3 La première indication à l'appui de cette hypothèse est apparue lors du tournage d'un film de Léo Plamondon, La laine d'habitant.1 Dans ce film et à travers les différentes étapes de transformation de la laine (depuis la tonte du mouton jusqu'à la confection du vêtement d'étoffe du pays), Mme Laura Sirois, de Saint-Pierre-de-Lamy dans le Témiscouata, fabriquait des «bas de feutre» avec de la toison de mouton cardée à la main. Le témoignage de Mme Sirois suggérait l'existence d'une tradition du feutre (transmission et apprentissage).
4 La découverte, dans un petit village du Témiscouata, d'une technique jusque-là ignorée a été le point de départ d'une recherche passionnante. La préparation de l'enquête impliquait la constitution d'une bibliographie sur le feutre (nature, fabrication, histoire, applications industrielles et prolongement dans l'artisanat contemporain), la quête d'information auprès d'ethnologues et de spécialistes en textiles, de même que l'apprentissage de la technique. Il était ensuite plus facile d'aller sur place rencontrer les personnes concernées et de tenter de dénicher des artefacts ou objets représentatifs.
5 Dans un premier temps, une visite dans le Témiscouata, à Saint-Pierre-de-Lamy et à Saint-Hubert, a permis de repérer d'autres informateurs connaissant la technique et de constater que le cas de Mme Sirois n'était pas un phénomène isolé. La deuxième partie de l'enquête nous a amené à découvrir d'autres régions où cette technique avait été pratiquée.
6 Effectuée à l'aide d'un questionnaire ouvert, très souple, l'enquête visait à confirmer l'existence d'une tradition du feutre dans le Témiscouata et à en connaître la méthode de fabrication, les différentes utilisations, les variantes possibles, la provenance et les modes de transmission. Elle devait aussi situer la coutume dans le temps et tenter d'en établir la répartition géographique. Les quinze informateurs (énumérés dans l'informographie) ont été rencontrés successivement, l'un nous adressant à l'autre. Leur âge au moment de l'enquête (1981-1893) allait de 35 à 86 ans, l'âge moyen étant de 61 ans. Hommes ou femmes, tous disent avoir appris de leur mère ou de leur grand-mère la fabrication du feutre, à laquelle ils ont été mêlés comme acteur ou comme témoin. On peut donc déduire que cette technique, transmise par la mère, était déjà vivante à la fin du siècle dernier.
7 Il existe plusieurs écrits traitant de la tradition du feutre en Asie mais il n'en est pas de même pour les pays occidentaux. Plusieurs récits de voyageurs témoignent de la fascination exercée par la tradition du feutre sur les occidentaux depuis le XIII" siècle. Par ailleurs, de tous les documents nord-américains consultés (études, monographies, articles, etc.), seul le film de Léo Plamondon mentionne la fabrication traditionnelle du feutre et l'existence d'objets réalisés à partir de cette technique. Jusqu'à maintenant, les documents d'archives et documents figurés ne se sont pas montrés très révélateurs. Les objets témoins étant assez rares, le résultat de la recherche repose surtout sur la collaboration des informateurs.
8 Les nombreux ethnologues interrogés dans différents centres de recherche ou musées au Québec, en Acadie, en Ontario et aux États-Unis ignoraient tout de cette tradition, sauf ceux du Musée du Bas-Saint-Laurent, qui avaient découvert l'existence de la technique à l'occasion du tournage du film de Léo Plamondon. L'enquête sur le terrain, quoique décevante dans plusieurs régions de la province (Charlevoix, Côte-Nord, Saguenay, Lac-Saint-Jean, Beauce, Portneuf, Îles-de-la-Madeleine, Rimouski, Kamouraska, etc.), a permis d'attester de façon certaine qu'à la fin du siècle dernier et dans la première moitié du XXe siècle, les habitants de Saint-Pierre-de-Lamy et Saint-Hubert, dans le Témiscouata, et ceux de Saint-Edouard, Sainte-Emilie (Leclercville) et Saint-Louis, dans Lotbinière, portaient couramment des chaussons dits «bas de feutre» et des semelles en feutre de fabrication domestique. «Tout le monde en faisait», disent-ils, étonnés de notre ignorance.
9 À Beaumont, une seule informatrice2 se rappelle comment sa mère fabriquait des semelles et aussi, avec de la toison teinte de différentes couleurs, des bérets et des morceaux de feutre dans lesquels elle taillait des vestes qu'elle assemblait à la main avant de les orner de broderies multicolores. Une autre informatrice3, originaire de Saint-Louis-de-Lotbinière, se souvient de la façon dont sa mère faisait des bottes et des bérets. Ailleurs dans la province, près de Montréal, un informateur dit avoir fabriqué des semelles de feutre avec la toison de ses moutons « dans les années trente », alors qu'il habitait Pointe-Claire.4 D'autre part, deux artefacts, une tuque et un béret, sont apparus vers la toute fin de l'enquête. Probablement fabriqués l'un vers 1880 et l'autre vers 1920, provenant respectivement de Saint-Joachim-de-Montmorency et de Sainte-Famille, dans l'île d'Orléans, ils témoignent d'une tradition plus ancienne qu'elle ne l'avait d'abord semblé.
10 Cet article sur la technologie traditionnelle du feutre au Québec est consacré tout spécialement à la fabrication de «bas et de semelles de feutre» dans le Témiscouata et dans Lotbinière. D'autres régions et d'autres objets pourraient être traités dans un travail subséquent.
11 Les deux régions retenues pour cette étude sont situées sur la rive sud du Saint-Laurent, l'une en amont de Québec, l'autre beaucoup plus bas, au niveau de Rivière-du-Loup. Les informations recueillies jusqu'à maintenant dans Lotbinière semblent indiquer que la tradition du feutre était vivante dans la région de Saint-Edouard, paroisse de l'intérieur des terres, colonisée vers la fin du siècle dernier à l'instar de Saint-Pierre-de-Lamy et de Saint-Hubert, dans le Témiscouata. Il s'agit donc dans les deux cas de régions rurales à caractère agricole et, plus particulièrement, de villages de l'arrière-pays situés un peu à l'écart des voies de communication principales qui longeaient alors le fleuve.
12 Dans le Témiscouata comme dans Lotbinière, les informateurs sont issus de familles d'agriculteurs dont le troupeau de cinq à huit moutons, «plus les rejetons», contribuait à l'autosuffisance de la famille. La laine de ces moutons servait à la fabrication des étoffes destinées à vêtir la maisonnée, qui pouvaient être tissées, tricotées ou feutrées. L'âge des personnes interrogées et les renseignements obtenus permettent de présumer que les habitants du Témiscouata portaient déjà en 1900 des «bas de feutre» de fabrication traditionnelle alors que, dans Lotbinière, on en portait sûrement avant. Dans les deux régions, ces «bas» ont complètement disparu vers 1950, remplacés par des «bas de feutre» de fabrication industrielle achetés au magasin général et, plus récemment, par des doublures de bottes de motoneige.
13 Pour mieux comprendre la technologie du feutre et ses avantages dans les sociétés en quête d'autosuffisance, il paraît essentiel d'examiner certaines caractéristiques de la laine et du feutre.5
14 La structure de la laine présente des caractéristiques exceptionnelles qui favorisent le feutrage. Ces caractéristiques, qui exigent des précautions pour empêcher un beau lainage de rétrécir au lavage, réclament un traitement inverse lorsqu'on veut fabriquer du feutre.
15 Chaque fibre de laine est entièrement couverte d'écaillés microscopiques, superposées les unes aux autres, rappelant vaguement celles d'un cône de pin. Toutes orientées vers la pointe de la fibre, ces écailles se gonflent et s'ouvrent sous l'effet de l'humidité et de la chaleur et s'accrochent les unes aux autres si la masse fibreuse est agitée et pressée.
16 La fibre de laine est naturellement ondulée mais les écailles la maintiennent relativement tendue. Lorsque ce cortex se relâche, assoupli par l'humidité, la fibre réagit comme un élastique dont on libère la tension et se contracte en frisant davantage.
17 Comme les écailles sont reliées à la fibre du côté de sa racine et libres du côté de la pointe, la fibre mouillée tend à se rétracter vers sa racine quand elle est frottée dans le sens de son axe, ce qui accentue encore la frisure. L'addition d'un agent lubrifiant peut favoriser l'action des écailles et accélérer le processus de feutrage. La température et le pH de l'eau jouent également un rôle important, la condition pour un foulage maximum de l'étoffe étant une eau acide à 45 °C (123 °F). Toutefois, comme l'acide rend difficile le contrôle du feutrage et produit une étoffe rêche, on préfère généralement employer de l'eau chaude avec un savon ou un détergent doux.
18 Dans des conditions favorables, les fibres s'emmêlent non seulement entre elles mais aussi dans leurs propres boucles. Une fois les fibres enchevêtrées, la friction causée par le frottement des écailles suivie du refroidissement de la masse les amène à se refermer, contribuant à les souder plus intimement encore. Ce processus est irréversible.
19 Les fibres fines et courtes sont plus ondulées et écailleuses, et de ce fait feutrent mieux que les grosses fibres longues. Ces caractéristiques de la fibre varient d'une race de mouton à l'autre et peuvent aussi être influencées par l'âge de la bête et par son alimentation. La laine d'agneau étant plus fine que celle du mouton, ses propriétés feutrantes sont supérieures. De même, les fibres recueillies à l'automne, plus courtes, feutrent beaucoup mieux que celles du printemps.
20 Des fibres provenant d'autres animaux que le mouton peuvent également servir à la fabrication du feutre mais, comme les écailles de certaines de ces fibres ne s'ouvrent pas spontanément, elles doivent subir un traitement chimique, le secrétage, qui assouplit les pointes des poils et les rend plus feutrables. Les poils du lapin sont ainsi souvent utilisés en chapellerie.
21 En plus de posséder les propriétés de la laine, le feutre développe d'autres qualités intéressantes liées à sa structure. Formé par l'agglomération des fibres et non par l'entrecroisement des fils, il ne s'effiloche pas et peut être coupé sans s'échiffer. Grâce à sa structure emmêlée, dense et homogène, il résiste bien à l'usure et, si les fibres de surface cèdent, d'autres sont là, juste en dessous, aussi solides et sûres. On peut le comprimer ou le frotter des milliers de fois sans l'altérer.
22 La structure inerte du feutre absorbe les chocs mécaniques. C'est pourquoi on l'utilise pour fabriquer des revêtements insonorisants, des coussinets de toutes sortes et des amortisseurs, dont les selles d'équitation, les marteaux et étouffoirs de piano, etc.
23 Humide, il devient malléable et peut être moulé à volonté; il adopte la forme qui lui est imposée et la retient en séchant. Ainsi, il se prête bien à la confection de chapeaux, chaussons, mitaines, bottes, etc. Il est très absorbant et sa texture spongieuse le rend facile à teindre, ce qui permet d'obtenir une grande variété de couleurs.
24 Fait à partir de fibres cardées, le feutre ne requiert ni filage, tissage ou autre mode d'assemblage : c'est ce qui le distingue des tissus foulés tels l'étoffe du pays, le duffel, le loden et le melton qui sont tissés avant d'être foulés.
25 Les fibres d'abord cardées, c'est-à-dire démêlées, sont empilées en plusieurs rangs superposés perpendiculairement les uns par rapport aux autres. La masse ainsi préparée est ensuite imprégnée d'eau, le plus souvent chaude, et imbibée d'un lubrifiant (savon, huile, carbonate de soude, etc.) qui, outre son effet sur l'action des écailles, diminue l'importance du travail physique requis pour fouler la laine. Celle-ci doit alors être frottée d'abord délicatement puis avec de plus en plus de vigueur jusqu'à ce que les fibres soient si bien liées les unes aux autres qu'il ne soit plus possible de les séparer. On a alors atteint le point de feutrage.
26 Pour fouler le feutre, on continue d'appliquer le processus, frottant, battant, pétrissant la pièce de feutre jusqu'à ce qu'elle ait atteint la solidité, la dimension et l'épaisseur désirées. Il ne reste plus qu'à la rincer à fond avant de lui donner sa forme définitive.
27 La nature du feutre est telle qu'on peut très bien réaliser un objet ou un vêtement sans tailler ni coudre. Il est facile en effet de faire des raccords et d'agrandir ou d'épaissir l'étoffe au moment du feutrage avant qu'elle ne soit trop foulée, en y ajoutant de la laine. La mise en forme de la pièce se fait au cours de la fabrication et on peut la mouler au cours du foulage, quand elle est encore humide. Il est ainsi possible de produire des étoffes tubulaires ou des pièces en trois dimensions.
28 Outre la mise en forme, la finition peut inclure diverses opérations : le garnissage consiste à brosser la surface du feutre pour la rendre duveteuse; le rasage ou le sablage la rendra souple et lisse. À cela s'ajoutent certains apprêts ayant pour but d'augmenter l'imperméabilité, la résistance, la solidité, la rigidité, la résistance aux mites, etc. Des éléments décoratifs peuvent être incorporés à la masse de feutre avant le feutrage, pendant ou après.
29 Le feutre est l'une des plus anciennes étoffes fabriquées par l'homme. Ainsi en témoigne Berthold Laufer :
30 M. E. Burkett et Beverley Gordon rappellent plusieurs légendes rattachées à la découverte du feutre, par exemple :
31 Si la fabrication artisanale du feutre a laissé peu de traces au Québec, celle de l'étoffe du pays, par contre, a été l'objet d'une tradition fort répandue. On utilisait à cette fin la technique du foulage, apparentée à celle du feutrage, pour l'appliquer à une étoffe préalablement tissée.
32 Faite de laine d'habitant filée à la main, tissée serré, le plus souvent en sergé sur une chaîne de vingt-quatre fils au pouce, la pièce d'étoffe se prêtait bien au foulage; assez longs, les fils flottés de l'armure sergée favorisaient le mécanisme de foulage.
33 Pour procéder à cette opération, parents et amis étaient conviés à une corvée. La pièce de tissu était plongée dans une grande auge en bois remplie d'eau chaude savonneuse. À l'aide d'outils spéciaux (foulons, demoiselles ou maillets), les participants poussaient et pressaient le tissu, prenant soin de le déplacer régulièrement afin de le fouler uniformément. La tâche de fouler l'étoffe semble au Québec avoir été dévolue aux hommes.10 Pour assurer un rythme régulier, les mouvements étaient accompagnés de «chansons de foulons».11
34 Le tissu soumis à un tel traitement devenait plus épais et plus dense mais diminuait considérablement en longueur et en largeur. La pièce montée sur le métier à 91,5 cm (36 po) pouvait n'en mesurer que 69 (27 po) une fois l'opération terminée. Plus ou moins foulée selon le cas, elle prenait parfois le nom de «petite étoffe» si elle était foulée à demi et de «grosse étoffe» si elle était foulée à fond. Cette dernière était réservée à la confection des gros «capots» d'hiver, la première servant pour des vêtements moins lourds, les habits d'homme, par exemple.
35 Le procédé était long et fatigant. Les équipes de fouleurs se relayaient jusqu'à ce que l'étoffe ait atteint la largeur et la densité désirées. La corvée se terminait par un réveillon copieux et bien mérité.
36 Une fois rincée et séchée au grand air, l'étoffe était pressée avant de servir à la confection de vêtements chauds et imperméables.
37 Dès le XIXe siècle, les moulins à fouler ont pris la relève. Ils étaient le plus souvent intégrés au moulin à carder et au moulin à farine. Peu à peu, on s'est habitué à confier au meunier le tissu qu'il transformait en une étoffe épaisse et parfaitement foulée.
38 D'après le recensement du Canada, il y avait déjà en 1825 au Québec 79 moulins à fouler et on avait fabriqué 1 173 673 aunes d'étoffe du pays. En 1831, le nombre des moulins à fouler était passé à 97.
39 Un autre tissu employé au Canada et souvent assimilé au feutre est le duffel, tissu anglais sergé, foulé et brossé que les autochtones utilisent pour la confection de pièces de vêtements : chaussons, mitaines, pantoufles, manteaux, etc.12
40 Un examen minutieux de la surface et de la coupe de l'étoffe permet généralement de distinguer le feutre du tissu foulé, le premier étant formé de fibres agglomérées et le deuxième étant constitué de fils de chaîne et de trame entre croisés puis resserrés par le foulage.
41 Le «bas de feutre» fabriqué par Mme Sirois ou décrit par les autres informateurs rencontrés dans le Témiscouata et dans Lotbinière avait une fonction exclusivement utilitaire. Destiné à protéger du froid, il recouvrait le pied, la cheville et parfois aussi la jambe, selon la hauteur de la chaussure dans laquelle il était porté. Son apparence importait peu, ce qui explique sa finition assez grossière et l'absence de toute décoration.
42 Dans la région de Saint-Hubert, des chaussons couvrant la cheville étaient portés dans des «souliers de bœuf», tandis que d'autres, plus hauts et enveloppant le mollet, étaient portés dans des bottes au genou. Dans Lotbinière, on mentionne uniquement des «bas» au genou que l'on mettait dans de hautes bottes de caoutchouc, lacées.
43 Ces bas n'avaient aucune couture ou autre mode d'assemblage. Ils étaient faits d'une seule pièce et moulés au cours de la fabrication. Leurs dimensions étaient déterminées par la longueur du pied du destinataire et la hauteur des bottes dans lesquelles ils devaient être mis. Une fois terminés, ils mesuraient facilement 2 cm d'épaisseur mais s'amincissaient progressivement à l'usage. On les portait sur une ou plusieurs paires de bas de laine.
44 Les semelles de feutre fabriquées de façon artisanale remplissaient les mêmes fonctions que celles de feutre ou de mouton qu'on trouve encore dans le commerce. Taillées d'après la forme du pied dans un morceau de feutre souple et épais (environ 2 cm), elles étaient placées à l'intérieur des chaussures pour les coussiner et protéger le pied de l'humidité et du froid.
45 La façon de procéder pour la fabrication du feutre n'est pas exactement la même dans chacune des régions étudiées mais elle présente peu de variantes d'une famille à l'autre à l'intérieur d'une même région. Les résultats de l'enquête seront donc présentés dans l'ordre où ils ont été recueillis, commençant par les renseignements de Mme Sirois suivis de ceux d'autres informateurs du Témiscouata.
46 Tôt à l'automne, soit vers la finde septembre ou le début d'octobre, on faisait les articles de feutre nécessaires pour l'hiver : une paire de bas pour chaque homme de la maison et de grands morceaux de feutre dans lesquels on taillait des semelles pour les femmes et les enfants. Une fois la fibre préparée, le feutre se faisait en une journée.
47 La tonte avait lieu en avril et on remisait la laine jusqu'à l'automne. Le moment venu, on échaudait la laine. Cette opération se faisait le plus souvent à l'extérieur. On plongeait la laine dans un grand chaudron d'eau bouillante suspendu au dessus d'un feu préparé et entretenu par le père. Il fallait maintenir la température de l'eau au point d'ébullition tout en évitant de faire bouillir la laine. L'échaudage devait éliminer la saleté tout en conservant à la laine le suint, cette matière grasse imprégnant la toison brute qui rend les fibres plus faciles à carder.
48 On étalait la laine propre sur la galerie, sur une clôture ou tout simplement sur l'herbe pour la faire sécher. On devait ensuite l'écharpiller, c'est-à-dire l'étirer entre les doigts pour la débarrasser des débris végétaux ou autres déchets. Cette tâche était souvent réservée aux enfants. Parfois aussi, on en faisait une corvée «pour les jeunesses», les prétextes pour se réunir étant toujours bien accueillis par celles-ci. Après une inspection minutieuse du travail des jeunes, la mère triait la laine, réservant les fibres courtes du tour des pattes et du cou à la fabrication du feutre, car on considérait la laine longue plus difficile à fouler.
49 Cette laine était ensuite cardée à la main avec des cardes, sorte de planchettes de bois hérissées de fines pointes de métal. On plaçait sur une carde quelques mèches de laine qui étaient démêlées par le mouvement de va et vient donné à la deuxième carde. En retirant la laine des cardes, on formait un petit rouleau appelé «écardée». Le cardage était généralement fait par la mère ou la grand-mère.
50 Quand on avait préparé une quantité suffisante «d'écardées», on pouvait procéder à la fabrication du feutre. Cette tâche revenait toujours à la mère. Quand les filles avaient une douzaine d'années, elles leur apprenait la technique :
51 Il fallait d'abord tailler «dans n'importe quel vieux morceau de coton» un patron ayant la forme d'un bas, mais plus grand que le pied du destinataire, en prévision du rétrécissement dû au foulage. Les patrons étaient taillés à main levée, «à peu près».
52 Sur la table de la cuisine recouverte d'une toile cirée, les «écardées» étaient empilées par rangs superposés perpendiculairement les uns aux autres, suivant la forme d'un bas mais plus grand que le patron d'environ 2 cm sur trois côtés. Le surplus devait servir à lier deux parties du bas, le haut restant libre pour l'ouverture.
53 On faisait ensuite beaucoup de mousse en trempant un pain de savon du pays dans un bol d'eau très chaude et on en saturait la masse de fibres.
54 La mousse étant étendue et frottée délicatement avec la paume de la main, on plaçait le patron au centre du pied, repliant le surplus de laine par-dessus, sur trois côtés. On était maintenant prêt à empiler les «écardées» pour le rang du dessus, procédant comme précédemment.
55 Quand il y en avait suffisamment, on refaisait de la mousse dont on imbibait abondamment la masse de fibres. Le surplus de toison de la couche supérieure était replié par en dessous sur trois côtés. Peu à peu, le feutre se formait à force de friction et de pression. Il était important de bien frotter le raccord entre les couches inférieure et supérieure pour qu'il soit solide. Le feutre devenait de plus en plus lisse et compact. Quand il paraissait assez résistant, après trente à quarante-cinq minutes de manipulation, on glissait une main à l'intérieur en continuant de frotter vigoureusement avec l'autre main. Quand c'était bien feutré, on retirait le patron et on continuait de fouler jusqu'à ce que le bas ait atteint la longueur et la texture désirées. On pouvait au besoin égaliser le haut du bas avec des ciseaux. Il restait maintenant à le rincer à fond et à lui donner sa forme en le moulant sur la main. On faisait simultanément les deux bas d'une même paire afin qu'ils soient identiques.
56 On les lavait deux ou trois fois par année, dans une eau chaude savonneuse, prenant bien soin de ne pas les étirer ou les déformer.
57 Au printemps, on les lavait puis on les faisait sécher dehors, sur un poteau de clôture. On mettait deux boules de naphtaline à l'intérieur avant de les ranger pour l'été. Quand ils étaient trop usés, on les jetait.
58 Avant 1940, à Saint-Pierre-de-Lamy et à Saint-Hubert, on ne connaissait pas les «bas de feutre» de fabrication industrielle qui, lors de leur apparition au magasin général, ont été moins appréciés que ceux de fabrication domestique :
59 Pour la fabrication du feutre à semelles, on empilait plusieurs rangs «d'écardées» perpendiculairement les uns aux autres de manière à former un rectangle assez grand pour faire quatre ou cinq paires de semelles et on recommençait à faire de la mousse et à frotter.
60 Dans Lotbinière, toutes les personnes interrogées insistent beaucoup sur l'emploi de la laine d'automne comme principale garantie de succès. Selon elles, cette laine feutre plus rapidement et plus sûrement. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles l'employaient aussi pour le tissage de l'étoffe du pays.
61 Le patron en forme de bas était taillé dans du bon carton mais on taillait aussi dans du coton une forme plus grande et double qui, pliée sous le pied, devait envelopper le bas pendant le feutrage.
62 Les «écardées», appelées ici «petits rouleaux», étaient empilées sur la première moitié de l'enveloppe jusqu'à 2 cm du bord mais sans se préoccuper du sens des «écardées» et «pas trop épais». Les deux bas étaient faits en même temps et on mettait la même quantité «d'écardées» sur chaque enveloppe. On plaçait le patron de carton au centre du bas puis on recommençait à placer des «écardées», non sans avoir pris soin d'en ajouter quelques-unes «pour renforcir le bout du pied, le talon et la semelle». Le coton était ensuite refermé et cousu tout autour avec un point de faufil, pour bien retenir la laine.
63 Dans une cuve ou un bac à vaisselle, on mouillait le tout avec de l'eau bouillante et on savonnait directement sur le coton avec du savon du pays.
64 On alternait l'eau chaude et l'eau froide. Quand le feutre semblait assez solide, on décousait l'enveloppe de coton et on retirait la forme de carton. On taillait alors le haut du bas pour l'égaliser et on pouvait, au besoin, renforcer l'ouverture en faisant quelques points avec une aiguillée de laine filée au rouet :
65 Ils duraient plus d'une saison et on les reprisait au besoin. Chacun en avait une paire, les enfants aussi. Il fallait les laver avec beaucoup de soin pour les empêcher de rétrécir. On introduisait la main à l'intérieur du bas pendant le savonnage et le rinçage puis on lui redonnait sa forme avant de le faire sécher près du poêle.
66 Les gens de Lotbinière et ceux du Témiscouata ont porté une autre sorte de bas, appelés aussi «bas de feutre» mais qu'il ne faut pas confondre avec les vrais! Il s'agissait en fait de tricot foulé. Ces bas étaient tricotés beaucoup trop grands, là aussi «avec de la laine d'automne, parce que ça feutre mieux». Ils étaient ensuite trempés dans l'eau chaude savonneuse puis enfilés sur une forme à chaussure et frottés jusqu'à l'obtention d'une étoffe épaisse, chaude et absorbante ayant perdu toute l'élasticité du tricot.18
67 L'information recueillie dans quelques paroisses du Québec permet d'affirmer hors de tout doute qu'on y connaissait et pratiquait la technique de fabrication du feutre à la fin du siècle dernier et jusque vers 1940. Cette technique a servi à fabriquer des bas et des semelles mais aussi des bérets, des vestes et des tuques. La méthode de base était la même partout mais présentait quelques variantes locales. On retrouvait la tradition du feutre dans des régions où l'autosuffisance était essentielle. Transmise par la mère, elle a sombré dans l'oubli lorsque le feutre de fabrication industrielle est devenu plus facilement accessible.
68 L'enquête et les recherches effectuées jusqu'à maintenant n'ont pas permis d'établir la provenance de cette coutume. La consultation de Recensements du Canada pour étudier les déplacements démographiques n'a apporté aucun éclaircissement. La tradition remonte-telle au régime français ou n'est-elle pas plutôt liée à la venue de groupes d'immigrants familiarisés avec l'élevage du mouton, comme les Irlandais, les Écossais, les Anglais? Notons par ailleurs que les ethnologues acadiens consultés ignoraient tous l'existence de cette technique.
69 Pour ce qui est de la répartition géographique, l'enquête n'a fait qu'effleurer certaines régions alors que d'autres n'ont pu être abordées. Toute la rive nord du Saint-Laurent, à l'ouest de Québec, et la rive sud, à l'ouest de Lotbinière, restent à explorer.
70 Quel qu'en soit le mode de fabrication, l'usage des bas et des semelles de feutre faits à la maison semble tellement évident aux informateurs qu'on peut se demander comment il se fait que cette coutume soit aussi peu connue. La fabrication traditionnelle du feutre serait-elle si étroitement liée au besoin d'auto-suffisance et à des conditions de vie difficiles qu'on a préféré l'oublier, tout comme on n'a pas hésité à se débarasser des rouets et des métiers à tisser? Une partie du mystère entourant cette tradition s'expliquerait alors par cette réflexion d'une informatrice :
Cet article est tiré d'un mémoire rédigé en 1983 dans le cadre du programme de premier cycle d'Arts et traditions populaires à l'Université Laval. J'aimerais remercier M. Jean-Claude Dupont et M"" Jocelyne Mathieu pour leur encouragement ainsi que Mme Isabelle Dumas, qui a fait les dessins, et surtout les informateurs, sans qui ce travail n 'aurait pas été possible.