1 Il y a peu de temps encore, l'ethnographie et l'ethnologie française restaient exclusivement attachées au monde rural, après y avoir fait une entrée somme toute pas très ancienne et avec une thématique variée, sans base épistémologique unique. S'il n'en est plus de même aujourd'hui, et l'on peut s'en réjouir, la situation n'est pas moins diverse qu'autrefois dans l'intérêt porté au monde rural, car de nouvelles polarités se sont affirmées et le cercle des spécialistes et du public s'est élargi.
2 Au plan des créations de musées, qui cristallisent dans les faits cet intérêt, il suffit de citer des chiffres : sur les 420 musées d'agriculture recensés en France en 1988, la moitié sont nés après 1980. Or, ces musées abritent principalement des objets techniques et l'on peut considérer que cet engouement manifeste aussi, même indirectement, l'intérêt porté à la discipline qui les prend en compte, la technologie culturelle, lui fournissant à la fois une justification et une matière dont elle n'avait jamais disposé jusqu'alors.
3 Parallèlement, les progrès accomplis dans la recherche et dans la définition même de la technologie invitent à considérer, ou à reconsidérer, ses rapports avec d'autres disciplines qui se sont elles-mêmes enrichies ou infléchies. À tel point qu'on pourrait se demander — mais cela correspond-t-il à autre chose qu'à un exercice intellectuel? — si cette discipline scientifique, appliquée aux anciennes techniques agricoles, relève encore de l'ethnologie rurale ou si elle possède sa propre raison d'être.
4 Nous tenterons ici de faire le point sur les réalisations et les résultats concernant la mise en valeur et l'étude des objets techniques de l'ancienne agriculture française, au cours des deux dernières décennies.
5 Depuis quelques années, les musées d'agriculture sont clairement individualisés au sein de l'ensemble des musées français. LaMusées d'agriculture et recherches sur les anciennes techniques rurales en France création de l'Association française des Musées d'Agriculture (AFMA), en 1982, a été leur carte d'identité professionnelle, et depuis 1988, avec la publication du Guide du patrimoine rural1 AFMA possède à son tour sa carte d'identité auprès du grand public. Il n'est pas possible ici de détailler l'histoire de l'intérêt porté aux objets techniques agricoles anciens, mais le fait de rappeler que l'éclosion des musées d'agriculture a une certaine relation avec les profonds changements intervenus dans le monde rural depuis l'après-guerre ne surprendra certes personne.
6 Il faut cependant noter que la création de l'AFMA est bien tardive par rapport à celle de l'Association internationale des Musées d'Agriculture (AIMA), née en 1965, dont la première n'est autre que la section française. Car, indépendamment de la disparition plus ou moins rapide de l'outillage rural ancien — fait matériel — l'histoire de ce décalage est aussi celui de la recherche ethnologique française dans l'étude des techniques rurales anciennes — fait d'ordre intellectuel, au moins relativement indépendant du précédent.
7 L'AIMA regroupe en effet des pays à l'intérieur desquels les chercheurs travaillent dans un domaine reconnu depuis longtemps, s'appuyant sur des institutions muséales spécifiques, souvent nationales. La Hongrie possède par exemple un Musée national d'Agriculture, ce qui n'est pas le cas de la France où les seules collections nationales d'agriculture ancienne ne représentent qu'un secteur du Musée national des arts et traditions populaires (M.N.A.T.P.).
8 En outre, dans quelques-uns de ces pays, cette thématique bénéficie de larges supports institutionnels dont les musées ne sont qu'un élément. En Grande-Bretagne, par exemple, le Musée d'Agriculture de Reading est placé sous la dépendance de l'université technique de cette ville. Cette liaison entre les collections de musée et la recherche est beaucoup moins nette en France, ce qui manifeste l'isolement scientifique de la technologie culturelle, et se traduit par la création d'une association inter-musées, sans dépendance àl'égard d'un quelconque organisme de recherche. On pourrait assez bien résumer la situation de la façon suivante : tandis que l'AIMA regroupe des institutions nationales, pour certaines depuis longtemps spécialisées dans un domaine reconnu, l'AFMA est une initiative privée, tendant à faire reconnaître un domaine jusque là négligé au niveau des musées et de la recherche en France.
9 La répartition par grandes catégories des musées affiliés à l'AFMA reflète cet état de choses : un seul d'entre eux appartient à l'État, le M.N.A.T.P., 35 pour 100 sont propriétés des collectivités territoriales (départements, communes, syndicats inter-communaux), 50 pour 100 sont gérés par des associations, et 15 pour 100 appartiennent à des personnes privées ou, pour environ le tiers, à des entreprises. La création de l'AFMA semble donc procéder pour une part du désir de vaincre un isolement statutaire de même que celui de chercher des repères administratifs et scientifiques auprès des institutions et des personnes réputées compétentes.
10 À terme, et avec d'autres partenaires, cette association pourrait mettre en place une politique cohérente des musées d'agriculture. Pour l'instant, la forme associative permet la réalisation d'opérations (expositions et publications) qui sont généralement hors de portée de la plupart des musées qu'elle regroupe.
11 Ces musées, d'autre part, ne sont pas homo-gènes, tant dans leurs lieux d'implantation (depuis le grand musée installé au cœur de la ville, jusqu'à la maison de campagne isolée, ou la salle d'école rurale) que dans leurs orientations. Si l'on fait abstraction du fait que certains ne sont que partiellement consacrés à l'agriculture, on peut les regrouper selon trois grands axes :
12 L'extrême diversité de la muséographie, des sujets et des collections pose avant tout le problème de la publication d'outils de travail permettant de guider les responsables de ces musées dans leurs choix scientifiques et dans l'estimation de leurs collections. De ce point de vue, les choses ne sont pas aussi avancées qu'on pourrait le souhaiter. Des catalogues raisonnes commencent à être publiés,2 mais il faudrait réfléchir sur l'établissement de catalogues nationaux, difficile entreprise mais seule susceptible d'apporter les informations nécessaires à une connaissance plus fine de la technologie agricole ancienne.
13 Parmi les disciplines qui épaulent l'étude des techniques anciennes, la dialectologie vient sans doute au premier rang, les mots et les concepts recueillis formant des données et des éléments d'analyse essentiels. On regrettera au passage que l'extraordinaire document de travail fourni par les Atlas linguistiques et ethnographiques, initiés dès 1955, ne soit pas encore arrivé à son terme3; on se réjouira en revanche que des institutions régionales dynamiques, prenant la suite de collections nationales abandonnées depuis longtemps4, publient régulièrement des lexiques dans lequels le technologue trouve souvent son compte5. Par recoupement, entre eux et avec d'autre sources, notamment les catalogues ou les banques de données d'objets de musées dont nous venons de parler, ces livres contribueront à dresser le paysage technologique de la France rurale ancienne.
14 Sur le plan des études de synthèse, c'est dans le domaine de l'identification des techniques et des pratiques que les progrès les plus notables ont été accomplis. On le doit en grande partie aux travaux de F. Sigaut dont la thèse L'Agriculture et le feu6, parue en 1975, a révélé tout un pan des techniques agricoles européennes anciennes, en alliant un souci problématique omniprésent à la mise en valeur des faits appuyée sur une large érudition.
15 Peu après, dans une optique pluridisciplinaire et avec M. Gast, cet auteur a rassemblé un grand nombre de contributions sur le thème Les techniques de conservation des grains à long terme7, avec un souci dialectique déjà présent dans l'ouvrage précédent : mise au point sur un thème tout aussi important que méconnu. Cette démarche dynamique relance les orientations définies par quelques chercheurs de la génération antérieure, et dont les travaux n'avaient guère été suivis : Ch. Parain, duquel les principaux articles ont été réunis dans un volume8 paru en 1979 et A.G. Haudricourt, pour lequel F. Sigaut a préfacé la réédition très récente des articles technologiques9.
16 Ancrée dans l'histoire, elle recouvre un vaste champ et sollicite la collaboration de plusieurs disciplines; elles fait appel aussi à des sources documentaires variées, que réhabilite F. Sigaut en montrant leur richesse : écrits des agronomes (plus nombreux qu'on ne le pense trop souvent!) et récits des voyageurs du XVIII siècle et du début du XIX siècle, statistiques du XIX siècle, journaux d'agriculture régionaux, bulletins de sociétés savantes, etc. Une telle démarche conduit également à suivre les investigations archéologiques sur les habitats paysans (les archéologues, de leur côté, situant de plus en plus leurs découvertes dans un contexte élargi, qui les rapproche des ethnographes10 et les travaux historiques effectués récemment sur l'outillage paysan du moyen-âge11.
17 Parallèlement, et d'un autre point de vue, des études de technologie portant sur un ensemble régional ont retenu l'attention de certains historiens. À côté des travaux déjà anciens de H. Polge sur la Gascogne12, A. Casanova situe les techniques rurales corses de la fin du XVIII siècle dans la suite des travaux de Ch. Parain13. Un précédent volume du même auteur intitulé Techniques, société rurale et idéologie en France à la fin du XVIII siècle14 livrait un aperçu du vaste champ que les historiens marxistes ont à explorer lorsqu'ils donnent la place qui leur revient aux techniques de production. Or, dans le cadre de la France rurale ancienne, si le chantier de l'inventaire des techniques et des pratiques agricoles reste largement ouvert, on sait globalement que les unes et les autres présentaient des différences significatives d'une zone à l'autre. Il est donc permis de supposer, dans chacune d'elles, que la caractère spécifique des techniques de production influait différemment sur le développement des forces productives et, inversement, donnait un profil particulier aux rapports sociaux de production. Mais la place exacte de ces différents facteurs ne pouvant être précisée que par des études de cas, on revient au point de départ. Autrement dit, la lecture marxiste de l'histoire et l'étude zonale des techniques rurales gagneraient l'une et l'autre à la multiplication de travaux comme ceux d'A. Casanova.
18 L'identification des techniques et des pratiques agricoles s'insère entre l'histoire économique et sociale et l'étude des conditions agro-écologiques de l'agriculture française d'autrefois. D'un côté, elle peut se lire en termes d'infrastructures, de l'autre en termes d'éléments constituants de l'agrosystème, plus précisément des éléments d'une société rurale donnée marquant de son empreinte le milieu écologique sur lequel elle intervient. Bien que différents, ces deux points de vue ne sont nullement contradictoires; mieux, ils sont complémentaires. Avec le second, l'étude des techniques rurales anciennes se rapproche d'une certaine tendance de la géographie humaine à laquelle elle peut apporter une dimension qui lui fait le plus souvent défaut.
19 Et ce rapprochement est d'autant plus perceptible que depuis quelques années on assiste à un renouveau de la géographie historique, après que nos géographes ont laissé leur propre terrain libre à leurs collègues anglais15. Les rencontres interdisciplinaires sur un même sujet, même involontaires, n'ont d'ailleurs pas manqué ces dernières années : la publication, à peu de distance, de deux ouvrages sur le châtaignier, l'un par une ethnologue16, l'autre par un géographe17, en est un bon exemple, qui voit deux problématiques et deux méthodes s'affronter et qui annonce peutêtre d'autres rencontres.
20 Mais ce renouveau ne se manifeste pas seulement par des études thématiques, il apparaît aussi dans des études globalisantes qui montrent le lien entre des données considérées jusqu'ici comme séparées; c'est sans doute dans ce sens que l'étude des techniques devrait apporter le plus à la géographie humaine. La thèse de P. Bonnaud18, également linguiste, est un événement dont les ethnologues et les technologues n'ont sans doute pas encore mesuré toutes les conséquences pour leurs disciplines respectives. S'appuyant sur une documentation considérable, cet auteur montre avec force la dépendance de l'évolution linguistique à l'égard des facteurs socio-économiques et des influences culturelles dans l'histoire de la France rurale. C'est sous le poids de ces facteurs et de ces influences que se constituent et se modifient les agrosystèmes, dont les relations avec des phénomènes proprement culturels — la langue principalement, mais dans une certaine mesure aussi d'autres domaines étudiés par les ethnologues comme l'architecture — sont ainsi, pour la première fois en France, clairement soulignées.
21 Une telle mise en relation avait déjà été pressentie, voire illustrée par quelques exemples locaux19, mais il fallait encore l'étudier sur un ensemble assez vaste — la France — avec une érudition régionale suffisante, et au cours d'une assez longue période — en réalité depuis le Néolithique — pour l'imposer comme une donnée fondamentale de notre histoire rurale. C'est maintenant chose faite.
22 Par ailleurs, au plan de la méthode, P. Bonnaud remet vigoureusement les idées en place sur les relations entre plusieurs disciplines : la dialectologie doit être pensée comme l'une des sources fondamentales de l'histoire rurale et de la géographie historique, du moins s'il est encore possible de séparer ces deux sciences; remise dans une perspective historique de longue durée, interprétée correctement au plan de ses significations agroécologiques et socio-économiques et lue entre les langues, c'est-à-dire envisagée d'un point de vue comparatiste, la toponymie redevient une véritable science auxiliaire des deux précédentes. On voit tout le profit que peut tirer l'histoire des techniques rurales de cette démarche : elle bénéficie désormais d'un renforcement de son cadre historique, de ses appuis méthodologiques et de ses sources documentaires. On soupçonne par ailleurs qu'elle intervient bien quelque part dans le vaste tableau dressé par P. Bonnaud, à la fois dans les identités régionales ou supra-régionales qu'il définit et parmi les composantes — ou les causes — qui expliquent les glissements linguistiques et géo-historiques qu'il analyse. Il s'agit donc de l'y situer à sa juste place. On ne peut plus guère reprocher aux géographes de «s'intéresser à peu près à tout sauf aux techniques »20 dès lors que la technologie culturelle s'affirme comme une science à part entière. Il lui appartient, au contraire, de montrer ce qu'à son tour elle peut apporter à la géographie historique et à l'histoire rurale, pour lesquelles, avec la dialectologie, elle pourrait « donner des choses aux noms ».