1 En 1860, le Nouveau-Brunswick fait toujours figure de «colonie forestière» dans le contexte de l'économie internationale puisque le bois, brut ou transformé, constitue toujours son principal produit d'exportation. L'économie de la province subit périodiquement les contrecoups des crises sur les marchés extérieurs et la dépendance de la province envers l'industrie forestière est décriée depuis longtemps par plusieurs citoyens convaincus que l'économie du bois décourage, entre autres, le développement de l'agriculture.1 L'opinion ne semble accorder qu'un faible statut au fermier et à l'agriculture. L'industrie forestière est synonyme d'aventure : elle offre des salaires intéressants, la camaraderie des chantiers et l'assurance d'un long congé après le flottage du printemps. De son côté, l'agriculture est associée à la monotonie : elle ne semble offrir que le strict nécessaire et un confort douteux après des années de labeur sur un lot isolé.2 L'approvisionnement des chantiers constitue toutefois un marché intéressant pour plusieurs producteurs : l'industrie forestière est grande consommatrice de foin, d'avoine et de pommes de terre. Mais ce marché n'encourage pas la diversification et l'adoption de nouvelles techniques.
2 Les sociétés d'agriculture, d'inspiration européenne et transposées au contexte néo— brunswickois, ont été créées, à partir des années 1840, pour remédier aux difficultés de l'agriculture. Elles ont l'appui officiel du gouvernement et tentent de s'imposer devant ce que plusieurs personnes considèrent comme une influence néfaste de l'industrie forestière et de son mode de vie sur la morale, la société et l'économie de la province. En encourageant l'adoption de nouvelles techniques et une agriculture plus «scientifique», les sociétés visent une expansion de la production et la fin de la dépendance envers les importations. Elles remportent un certain succès dans le premier cas, mais pas dans le deuxième.3
3 Vers I860, l'agriculture au Nouveau-Brunswick reste toujours en état de sous-développement. Essentiellement orientée vers le marché local, l'agriculture ne réussit pas, toutefois, à combler tous les besoins alimentaires de la province. Comme vingt ans auparavant, la province affiche toujours une dépendance envers les importations. Entre 1840 et 1845, les produits agricoles représentent 20,8 pour 100 de toutes les importations; entre 1861 et 1866, ce pourcentage est passé à 30,1 pour 100.4 Cette situation est très évidente dans le cas du blé. Le Nouveau-Brunswick, comme les autres provinces Maritimes est un grand importateur de blé et de farine des États-Unis et du Canada central depuis la fin des années 1840.5 Principal échec de l'agriculture néo-brunswickoise, le blé occupe jusqu'aux trois quarts des importations agricoles totales entre 1840 et 1866.6
4 Hormis le blé, les producteurs agricoles néo-brunswickois réussissent avec le temps à combler une partie du déficit entre les importations et les produits locaux. Cependant, malgré les efforts des sociétés d'agriculture, l'agriculture néo-brunswickoise ne réussit pas à accéder à l'autosuffisance et à s'imposer sur les marchés extérieurs. En 1865, alors que les exportations de produits agricoles comptent pour 73 pour 100 des exportations totales de l'île-du-Prince-Édouard et 18 pour 100 de celles de la Nouvelle-Ecosse, celles du Nouveau-Brunswick ne comptent que pour 6,8 pour 100 des exportations totales. La même année, les produits forestiers représentent 66,3 pour 100 des exportations du Nouveau-Brunswick.7 La province ne réussit pas à profiter du traité de réciprocité de 1854 avec les États-Unis pour accroître ses exportations agricoles; c'est plutôt l'inverse qui se produit, son marché intérieur absorbant une partie des surplus américains.8 En 1865, le Nouveau-Brunswick enregistre un déficit de 1 673 848 $ dans ses échanges de produits agricoles avec les États-Unis.9
5 Comment expliquer ce retard dans l'intégration de la production agricole à l'économie de marché? Bien qu'elles ne soient pas les seules en cause, il existe certaines contraintes climatiques et géographiques qui retardent le développement agricole au Nouveau-Brunswick. À la proportion importante de terrains impropres à la culture, et dont la distribution est parfois très inégale dans une même région, s'ajoutent d'autres facteurs qui inhibent le développement agricole : le manque de capitaux, la compétition de l'extérieur, des techniques archaïques, l'absence de mise en marché et d'un réseau de transport intégré. Excepté pour le foin, l'avoine, la pomme de terre et le navet, peu de récoltes sont concurrentielles sur le marché nord-américain.10
6 Dans la vie économique du groupe acadien du Nouveau-Brunswick au XIXe siècle, l'agriculture figure évidemment au premier rang, avec la pêche et l'industrie forestière, puisqu'il est de plus en plus évident que ces trois activités sont exercées concurremment et en complémentarité dans un grand nombre de localités et de foyers acadiens, comme partout ailleurs aux Maritimes. Un nombre important de travailleurs acadiens font figure d'intervenants économiques polyvalents dans l'économie locale et régionale. La documentation est encore insuffisante à ce moment pour qu'il soit possible de dresser une catégorisation des exploitants agricoles. On sait qu'il existe une catégorie d'exploitants qui n'utilise que peu ou pas ses terres à des fins agricoles. Il existe aussi, à l'autre bout du spectre, des exploitants qui vivent essentiellement de l'agriculture, en cultivant des superficies relativement importantes. Entre ces deux extrêmes, une masse encore indéterminée d'agriculteurs tire des revenus d'importance variable de ses terres, tout en participant à d'autres activités économiques dont les plus courantes sont la pêche et l'exploitation forestière.
7 Incapables de s'assurer des revenus suffisants par la pratique d'une seule activité, ces petits exploitants partagent leur temps entre deux ou trois métiers, sans compter les tâches de nature secondaire, mais tout de même essentielles, accomplies en marge de leurs activités principales.11 Par exemple, il n'est pas rare de rencontrer, dans les recensements manuscrits du XIXe siècle, des travailleurs qui pratiquent les métiers d'agriculteur et de pêcheur, deux métiers qui, somme toute, n'ont pas grand chose en commun. Dans plusieurs cas, il est difficile de déterminer qu'elle activité a préséance sur l'autre, chacune ayant une importance primordiale dans l'économie familiale.12 Dans certaines régions de l'intérieur, une partie importante des travailleurs partage son temps entre l'agriculture et le travail en forêt, que ce soit sur la terre familiale ou à la solde de compagnies forestières et de sous-traitants.13
8 L'étude de l'agriculture néo-brunswickoise et acadienne au XIXe siècle suppose une analyse approfondie du long processus d'intégration de ce secteur à l'économie nationale et internationale. Cependant, l'état actuel de la recherche ne permet pas de dégager de stratégies au niveau du développement agricole dans les régions périphériques du Nouveau-Brunswick. Nous ne faisons état pour l'instant que de quelques grands éléments du paysage agraire acadien dans trois régions du Nouveau-Brunswick.
9 Cette note de recherche est consacrée au dépouillement préliminaire d'un recensement et à l'établissement de données statistiques essentielles à l'étude de la paysannerie du Nouveau-Brunswick au XIXe siècle. Le recensement provincial de 1861 est le seul dénombrement d'envergure entrepris par les autorités provinciales avant la Confédération. La compilation et l'étude des statistiques extraites des tableaux manuscrits du recensement nous permet de jeter un premier regard sur la production agricole des régions à majorité francophone du Nouveau-Brunswick.
10 Selon Brookes, malgré plusieurs inconstances et inexactitudes découlant d'une tendance à la propagande, au favoritisme, au manque de formalité et à cause de problèmes classiques tels l'incompétence de certains recenseurs et la méfiance des répondants, le recensement de 1861 fut une réussite remarquable par rapport aux recensements précédents et constitue aujourd'hui une source d'information essentielle sur les conditions sociales et économiques régnant au Nouveau-Brunswick au siècle dernier.14
11 Le recensement de 1851 ne comprend qu'une liste nominative des familles, les statistiques de nature économique étant simplement regroupées dans une compilation générale pour chaque district, sans autres détails utiles. Préparée avec plus de soins et pour des motifs différents, l'enquête de 1861 comprend cinq tableaux se rapportant à la vie économique, en plus de celui consacré au dénombrement de la population.15
12 Lorsque Brookes fait état des disparités dans les compétences personnelles et professionnelles des recenseurs, il suppose en même temps que leurs travaux n'ont pas tous la même valeur pour l'histoire et l'établissement de statistiques.16 Même si ces disparités se reflètent dans les tableaux manuscrits des districts de l'échantillon, il est impossible de vérifier le degré d'objectivité des recenseurs, la qualité de leurs entretiens avec les répondants, ainsi que l'attitude et la disponibilité de ces derniers. Tous ces facteurs exercent une influence sur la qualité des informations recueillies par les recenseurs. Bien que les recenseurs17 soient issus en grande partie du milieu agricole, ce qui leur facilite la tâche, ils ne peuvent éviter certaines erreurs d'appréciation et de jugement liées aux différences culturelles et linguistiques entre recenseurs et recensés.
13 L'évaluation de la main-d'œuvre agricole sur les fermes de l'échantillon impose certaines limites à l'étude de l'économie agricole. La confusion s'est emparée de plusieurs recenseurs lors du calcul du nombre de travailleurs sur les fermes.18 Faute de pouvoir effectuer un calcul uniforme, il est impossible de déterminer avec justesse la relation entre le nombre d'ouvriers agricoles et la main-d'œuvre familiale.
14 Pour les fins de l'échantillon, l'étude ne porte que sur un nombre limité de districts. Nous avons cherché à dégager, à travers les critères d'évaluation, les meilleures conditions d'analyse possibles pour la création des statistiques préliminaires. Le choix des districts de l'échantillon tient compte des régions où les Acadiens sont davantage concentrés en 1861. Au nord—ouest de la province, les Acadiens sont alors concentrés dans le comté de Victoria, au nord-est, dans le comté de Gloucester et, au sud-est, dans les comtés de Kent et de Westmorland.19 Pour fixer objectivement le choix des districts à étudier à l'intérieur des régions et des comtés cibles, les critères de sélection sont déterminés à partir du rapport des compilateurs du recensement.20 Le classement des districts par ordre d'importance dans chacun des comtés visés s'effectue selon les cinq critères suivants : 1° la population totale de chaque district; 2° le pourcentage le plus élevé de fermiers sur cette population; 3° le nombre total de catholiques; 4° le nombre maximum d'occupations classées comme agricoles; 5° le maximum d'acres en culture.
15 Deux districts par zone géographique sont retenus : pour le nord-ouest, les districts de Saint-Léonard et de Saint-Basile, pour le nord-est, les districts de Bathurst et de Beresford et enfin, pour le sud-est les districts de Wellington et de Dorchester. Le dépouillement des tableaux manuscrits du recensement consiste à répartir systématiquement en deux groupes les fermiers dont les noms de famille sont d'origine française ou britannique.21 À l'intérieur des six districts, l'échantillon comprend un total de 1324 fermiers francophones, dont 733 (55,3 pour 100) habitent dans les districts du sud-est. Les fermiers anglophones se répartissent comme suit : 24 dans les districts du nord-ouest, 371 dans ceux du nord-est et 328 dans les districts du sud-est (Tableau 1). Les 1 324 fermiers francophones représentent 18.4 pour 100 du nombre total (7 212) de fermiers des comtés de Victoria, de Gloucester, de Kent et de Westmorland. Quant aux 723 fermiers anglophones, ils représentent 10 pour 100 du nombre total des fermiers des mêmes comtés. Pour chaque groupe, n'ont été retenus pour le moment que certains indicateurs agricoles principaux : la superficie et la valeur des fermes, l'utilisation de l'espace agricole, les grandes cultures, les rendements et le cheptel.
16 Les premières informations sur l'agriculture recueillies par les recenseurs concernent le patrimoine agricole dont disposent les fermiers : la superficie des terres en exploitation, la superficie des terres en friche, la valeur des fermes, ainsi que la valeur de l'équipement agricole. Les fermiers du nord-ouest (Saint-Léonard et Saint-Basile) possèdent en moyenne les plus grandes terres, soit une moyenne de 159,5 acres par ferme, et possèdent aussi une moyenne d'acres améliorés plus élevée, soit 46,8 acres. Mais, en ce qui concerne la valeur totale des fermes, le district de Dorchester accuse un avantage très marqué : la valeur moyenne des fermes francophones y est de 1 986,87 $, plus du double de la valeur moyenne des fermes des autres districts (Tableau 2). En 1861, le développement agricole du district de Dorchester est plus avancé que dans les autres districts de l'échantillon. Situé le long de la rivière Petitcodiac, dans le sud du comté de Westmorland, et comprenant la plus grande partie de la vallée de Memramcook, le district de Dorchester est une plaque tournante du peuplement acadien au Nouveau-Brunswick. C'est sur ce territoire et dans les environs que se sont établies massivement, à partir du XVIIIe siècle, les premières familles acadiennes de ce qui est devenu plus tard le Nouveau-Brunswick. Après les troubles de 1755, la région de Memramcook deviendra un centre important de repeuplement à partir duquel ont été créés certains des principaux villages acadiens du sud-est de la province.
17 Le district de Dorchester constitue la zone agricole la plus riche et la plus développée de celles que nous avons étudiées. On constate dans Dorchester une concentration de l'activité agricole qui n'existe pas dans les autres districts de l'échantillon. C'est le seul district où la superficie moyenne des terres exploitées dépasse en pourcentage celle des terres en friche : sur une moyenne de 93,7 acres par ferme, 50,4 sont exploités, soit près de 54 pour 100, et 26,5 acres sont consacrés aux grandes cultures.22 Cependant, il faut dire que le district de Saint-Basile (Victoria)23 figure encore mieux que Dorchester au niveau du nombre moyen d'acres exploités en chiffres absolus. Sur une superficie moyenne totale de 187,1 acres, 54,9 sont améliorés, et 40,1 sont consacrés aux grandes cultures (Tableau 3). Les terres agricoles sont généralement moins étendues dans le sud-est que dans le nord-ouest. Dans Dorchester, domaine d'implantation ancienne et où la subdivision des terres agricoles est plus avancée, le rapport entre la population et le territoire agricole est moins grand que dans les districts de Saint-Léonard et de Saint-Basile. Dans Dorchester, on compte une moyenne de 12,2 acres par habitant; dans Saint-Léonard, cette moyenne est de 17,8 acres et, dans Saint-Basile, de 16,9 acres.
18 Lorsque l'on compare les districts du nord-est (Beresford et Bathurst) avec les autres, on remarque leur relative pauvreté. La superficie moyenne des terres améliorées par les fermiers francophones dans Beresford n'est que de 21,5 acres et la valeur moyenne de leurs fermes n'est que de 264,68 $. Dans Bathurst, les fermiers francophones ne font guère mieux : le nombre moyen d'acres améliorés est 15,5 et la valeur moyenne des fermes est de 375,86 $ (Tableaux 2 et 3). La qualité des sols y étant généralement inférieure et la pêche prenant une place importante dans l'économie24, l'agriculture s'est développée à un rythme plus lent qu'ailleurs. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas, dans les districts de Bathurst et de Beresford, des fermes comparables à celles des autres régions; seulement, leur nombre y est proportionnellement moins élevé. Le rapport entre la population totale et le territoire agricole y est aussi moins avantageux qu'ailleurs : 12,0 acres par habitant à Beresford et 9,3 acres à Bathurst.
19 La répartition de la valeur des fermes nous aide à mieux comprendre la situation économique des fermiers francophones des différentes régions.25 Pour chaque région, nous avons préparé un tableau montrant, sur une échelle de moins de 500 $ à 2 000 $ et plus, la répartition de la valeur des fermes francophones. Nous avons exclu la valeur de l'équipement agricole. Nous constatons que les trois régions projettent des images différentes (Tableau 4). Dans l'échantillon du nord-ouest, la répartition de la valeur des fermes francophones semble plus uniforme que dans les autres régions. On constate tout de même que 64,2 pour 100 des fermes valent moins de 1 000 $. Au nord-est, cette tendance à l'uniformité n'existe pas. Dans les districts de Beresford et de Bathurst, 84 pour 100 des fermes ne valent pas 500 $. De ce nombre, 58,4 pour 100 ne dépasse pas le cap des 200 $. Alors qu'au nord-ouest, on compte au moins 10,1 pour 100 des fermes ayant une valeur de 2 000 $ et plus; au nord-est, seulement 1,2 pour 100 font partie de ce groupe.
20 À quels facteurs doit-on la pauvreté relative des fermes dans le nord-est? À la mauvaise qualité des sols? À la préséance de la pêche? À moins qu'on ne l'attribue au manque de connaissances agricoles et de dynamisme des fermiers de la région? Il est probable que la piètre valeur des fermes et la pauvreté relative des moyens agricoles soient autant le résultat de facteurs naturels qu'humains. Comme nous l'avons dit plus haut, le potentiel maritime du nord-est a certainement enlevé à la terre une partie de la main-d'œuvre requise à son développement optimal, d'autant plus que la qualité relativement faible des sols et les faibles marchés pour les produits agricoles poussent sans doute plusieurs fermiers à diversifier leurs sources de revenus.
21 C'est au sud-est, dans le district de Dorchester, encore une fois, que l'on rencontre le plus d'avancement. Sur les 331 fermes francophones du district, on rencontre 107 fermes de plus de 2 000 $, soit 32,3 pour 100 de l'effectif. Chez les francophones de Dorchester également, 70 pour 100 des fermes valent plus de 1 000 $.
22 Les superficies exploitées et la valeur des fermes sont intimement liées au niveau d'activité agricole et à l'état de la production. Deux aspects importants sont donc à considérer : l'utilisation du sol et les rendements. Ce sont sans doute les deux caractéristiques les plus importantes à rechercher dans l'évaluation de chaque district car, en général, ce sont celles qui déterminent le potentiel agricole. Ce sont par contre celles pour lesquelles les statistiques sont les moins sûres. En effet, les difficultés rencontrées dans les tableaux manuscrits lors de l'étude des cultures nous ont démontré que les relations établies par les recenseurs, en certains endroits, entre les surfaces cultivées et les quantités produites sont parfois difficiles à expliquer.26
23 L'utilisation du sol dans les trois régions étudiées varie peu; on remarque toutefois que la région du nord-est est encore désavantagée à cause de la superficie moyenne inférieure de ses terres. Mais, en général, on remarque que les trois cultures les plus importantes et sur lesquelles hommes et animaux dépendent principalement sont le foin, l'avoine et la pomme de terre. Ce sont à ces trois cultures, énumérées ici par ordre d'importance, que les fermiers francophones concernés consacrent le plus d'acres.27 Viennent ensuite, également par ordre d'importance, le sarrasin, le blé, l'orge et le seigle (Tableau 5).
24 Aucune des régions étudiées ne semble être spécialisée dans quelque culture que ce soit. On peut cependant noter que dans le nord-ouest la culture du sarrasin est beaucoup plus répandue que dans les autres régions.28 Avec une moyenne approximative de 4,6 acres, 87 pour 100 des fermiers francophones des districts de Saint-Basile et de Saint-Léonard cultivent le sarrasin. Au sud-est, 67 pour 100 des fermiers en cultivent sur une superficie moyenne de 1,6 acres, tandis qu'au nord-est, seulement 3 fermiers francophones sur 324 en font la culture sur une superficie moyenne d'un acre.29
25 Les chiffres qui suivent viennent confirmer la concentration agricole dans le sud-est, en particulier dans le district de Dorchester. Alors que la superficie moyenne des terres non améliorées (en friche) dans les autres régions va de 70,6 pour 100 (nord-ouest) à 74,5 pour 100 (nord-est), le pourcentage d'acres en friche dans le sud-est n'est que de 58.4 pour 100. En ce qui concerne Dorchester seulement, il est d'à peine 46,2 pour 100. Si on fait la comparaison avec le nord-est, par exemple, on remarque que les fermes des francophones du nord-est sont en moyenne plus petites et proportionnellement moins exploitées qu'au sud-est. On cultive en moyenne plus d'acres au sud-est qu'au nord-est (24,9 acres cultivés contre 14,6) et la superficie moyenne consacrée aux autres activités (potager, pâturages, maison et bâtiments) est plus élevée au sud-est (11,9 acres contre à peine 5,2).30
26 Le cas des fermes du nord-ouest est un peu différent : les terres sont plus étendues, on cultive en moyenne de plus grandes surfaces, les autres activités bénéficient en moyenne de plus d'espace, les terres boisées non défrichées sont plus vastes. Cependant, le pourcentage d'acres consacrés aux trois premières cultures, soit le foin, l'avoine et la pomme de terre, se situe près de la moyenne. Sauf pour le sarrasin, l'importance des autres cultures suit à peu près la courbe moyenne d'utilisation du sol des autres districts de l'échantillon.
27 À partir du tableau du recensement consacré à l'agriculture, il a été possible de compiler des statistiques pour les animaux suivants : le cheval, la vache laitière, le bœuf de trait, les bovins d'engraissement, le mouton et le porc. Pour chaque district, le nombre total d'animaux de chaque espèce a été calculé, en plus du nombre réel d'éleveurs. Des moyennes pour chaque espèce ont été produites; par exemple, dans Wellington, on a compté 355 chevaux pour 253 fermiers propriétaires, une moyenne de 1,4 chavaux par ferme.
28 Les comparaisons sont très simples : le nord-est se maintient derrière les autres régions, tandis que le nord-ouest et le sud-est affichent des performances semblables. Mais ce désavantage du nord-est est quand même très mince, beaucoup moins important que son retard dans les moyens agricoles. Malgré leur quasi-égalité dans la moyenne d'animaux par ferme, le nord-ouest possède un léger avantage sur le sud-est pour toutes les espèces, sauf pour le bœuf de trait. On compte en moyenne 1,5 bœuf de trait par ferme chez les francophones du nord-ouest, contre 2,6 bœufs au sud—est. Malgré leur utilisation moins courante de bœufs pour le travail agricole, les fermiers du nord-ouest ne semblent pas compenser en employant davantage de chevaux qu'au sud-est. Dans cette région, Dorchester domine sans conteste, comme elle domine aussi sur toutes les paroisses étudiées, sauf pour deux espèces. Saint-Basile possède le plus grand nombre de moutons et de porcs par ferme, avec des moyennes respectives de 16,6 et de 6,4. Ce sont aussi ces animaux qui figurent le mieux au nord-est, alors que les animaux servant au travail agricole, le cheval et le bœuf, sont plus rares que dans les autres districts.
29 En résumé, Dorchester, Saint-Basile et Saint-Léonard semblent constituer les districts les plus aisés; Beresford et Bathurst sont moins favorisés mais ni plus ni moins que le district de Wellington, dans le comté de Kent. Les moyennes inférieures d'animaux dans les fermes du nord-est vont de pair avec des superficies cultivées inférieures. Il en découle que les fermes francophones du nord-est fonctionnent à un niveau moyen inférieur à celles des autres régions. Mais de nombreuses questions restent en suspens. Les fermiers du nord-est ont-ils un niveau de vie plus bas qu'ailleurs? De quelle façon complètent-ils leurs besoins économiques et alimentaires?
30 De façon générale, les fermiers anglophones font meilleure figure que leurs homologues francophones dans les districts de l'échantillon : leurs fermes sont plus grandes, ils possèdent plus d'animaux, cultivent de plus grandes superficies et, sauf quelques exceptions, ils enregistrent de meilleurs rendements (Tableau 6). Les fermiers de langue française obtiennent des rendements moyens supérieurs en sarrasin, culture relativement peu exigeante. Chez les anglophones, la production de viande de porc, de laine, de lin, de sucre d'érable et d'autres produits agricoles ou domestiques est aussi moins répandue en moyenne que chez le groupe francophone. Malgré cela, les francophones n'affichent des productions moyennes supérieures que pour le lin et les articles domestiques.
31 Pourquoi, les fermiers anglophones des régions acadiennes de la province semblent-ils enregistrer, à la lumière de l'enquête, des performances moyennes légèrement supérieures à celles des fermiers francophones? Jouissent-ils d'une situation géographique privilégiée? Vivent-ils dans des zones économiques favorisées? Participent-ils plus activement au réseau social, économique et politique d'origine britannique qui rayonne à partir de Saint John? Voilà quelques questions auxquelles d'autres sources permettront de répondre.
32 Dans le recensement manuscrit de 1861 et le rapport des compilateurs déposé à l'Assemblée législative en 1862, il faut noter l'absence d'informations et de statistiques sur le bois coupé dans les fermes. De même, on fait état, dans le document final, du nombre de moulins à scie et de leur force motrice pour chaque district, sans indiquer quoi que ce soit de leur volume de production. On ne fait pas non plus état des différents produits forestiers, bruts ou finis, produits au cours de la dernière année (1860). Une autre grande omission au recensement de 1861 : l'industrie de la construction navale. Rien n'apparaît dans le recensement, que ce soit dans les tableaux des recenseurs ou dans la compilation, sur le nombre et le tonnage des navires construits.
33 Pourquoi les secteurs de l'économie étroitement liés à l'industrie forestière et à la construction navale sont-ils absents du recensement? Peut-on supposer que le recensement de 1861 a été conçu comme un outil de propagande en faveur de l'immigration et de la réorientation de l'économie en fonction de l'agriculture, secteur perçu comme plus stable que l'industrie forestière. N'essaie-t-on pas, au niveau politique et administratif, de créer des conditions favorables à l'augmentation de l'activité agricole et de l'immigration de fermiers et d'ouvriers agricoles afin d'assurer la présence d'un groupe de contribuables plus large et plus stable que l'abondante mais changeante main-d'œuvre de l'industrie forestière?
34 Dans une économie encore largement dominée par l'industrie forestière, il serait utile de savoir comment les fermiers s'adaptent. On sait que le travail dans les chantiers est une réalité pour un grand nombre d'entre eux, probablement la majorité, au cours de la saison morte. Ce qui nous échappe totalement à ce moment, c'est l'intensité de l'activité forestière sur les fermes. Au XIXe siècle, les fermiers ont la possibilité de couper, de fabriquer et de vendre une grande variété de produits forestiers à partir de leurs fermes, compte tenu du marché local, des essences disponibles et des moyens de production à leur disposition (équipement, temps et main-d'œuvre). Sur les fermes, on produit, entre autres, du bois de chauffage, des billots pour le sciage, des piquets et des traverses de clôture, des bardeaux et de l'écorce de pruche. Certains de ces produits sont utilisés sur la ferme; les surplus sont vendus à une clientèle variant selon les régions et les besoins du marché. Vers 1860, il existe sans doute aussi, dans certaines régions, un marché pour des dormants de chemin de fer et des poteaux de lignes télégraphiques.31 L'exploitation du bois constitue sûrement le revenu extra-agricole le plus intéressant, puisqu'il ne nécessite, en théorie, qu'un investissement minime, l'équipement utilisé étant le même que celui employé en agriculture. Son absence dans le recensement de 1861 confirme en quelque sorte que le gouvernemnt accorde de plus en plus d'importance à l'agriculture comme secteur de développement économique et que le recensement doit servir à des fins de propagande auprès d'immigrants éventuels. Pour la recherche sur le monde rural néo- brunswickois, le recensement demeure un excellent document, mais il faut l'utiliser avec prudence.