Research Notes / Notes de recherche

1986: Cent ans d'exploitation de la cale sèche Lorne, à Lauzon

Serge Rouleau
Musée maritime Bernier à L'Islet-sur-mer, Québec

1 Les renseignements présentés dans cet article furent rassemblés au cours d'un projet de recherche sur la construction navale aux chantiers Davie de Lauzon (1840-1960), près de Québec. On y étudie les cent années d'exploitation de la cale sèche Lorne située à Lauzon (Québec). Ce projet fut conçu au Musée maritime Bernier de l'Islet-sur-Mer en 1983.

2 Au milieu du XIXe siècle, Québec est le pivot portuaire du Canada-Est, colonie de la couronne d'Angleterre. De ce fait, le port de Québec entretient des relations commerciales principalement avec la Grande-Bretagne. Quoique fermé cinq mois par année, le port de Québec n'en connaît pas moins un taux de fréquentation remarquable à cette époque. De plus, les relations commerciales avec d'autres pays que la Grande-Bretagne prennent de plus en plus d'importance au cours du dernier quart du XIXe siècle. Face à cet accroissement du taux de fréquentation, on améliore les installations portuaires. A partir de 1860, on construit de nouvelles jetées et de nouveaux quais afin de répondre aux besoins croissants de manutention et d'accostage. Deux organismes gèrent le port de Québec; la Maison de la Trinité et la Commission du Havre. La Maison de la Trinité veille depuis 1805 à l'entretien du port, des phares et bouées du fleuve. Le pilotage fluvial relève aussi de cet organisme. La Commission du Havre assure l'administration et l'amélioration du havre de Québec.

3 La construction d'une cale sèche s'inscrivait donc dans le processus normal du développement des infrastructures portuaires de la ville de Québec. Avec un taux de fréquentation croissant et une augmentation du tonnage des navires, il devenait nécessaire de créer un bassin pour des fins de réparation. Par contre, on a toujours réparé des navires dans les limites du port de Québec.

4 Quoiqu'on ait assuré l'entretien des navires à Québec sous le Régime français, il ne semble pas y avoir eu d'installations uniquement destinées à la réparation des navires proprement dite. Dans son ouvrage, Real Brisson mentionne l'usage de quelques «souilles», à Québec, utilisées tant pour radouber que pour lancer les navires. Les travaux de radoub et de carénage sont exécutés couramment à Québec lorsque les besoins s'en font sentir.

5 En 1830 M. Allison Davie possède un plan de halage à Lévis. Ce «patent slip» semble être le seul en usage à cette époque tant sur la rive sud que du côté de la ville de Québec. Cette installation se compose de deux rails de bois, d'un ber et d'un treuil à l'aide desquels on haie le navire hors de l'eaux. Les rampes de bois seront ultérieurement remplacées par des rampes de métal. On utilise également une cale sèche flottante pour réparer les bateaux à cette époque. On en trouve une dizaine vers 1840 dans les limites du port de Québec. L'utilisation du métal dans la fabrication des navires a une incidence marquante sur l'augmentation de leur tonnage. Les cales flottantes de bois et plans de halage deviennent désuets. L'avenir des entreprises se spécialisant dans la réparation des navires dépend de la création d'une cale sèche. L'accessibilité à un bassin de radoub aurait une foule de répercussions, par exemple une réduction des assurances maritimes pour ceux qui se prévaudraient des services qu'on y offre.

Fig. 1. La tête circulaire de la cale Lorne lors des travaux de construction.
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(Archives du Port de Québec)

6 Au cours des années 1870, les commisssaires du Havre de Québec veulent doter le port de Québec d'une cale sèche. Ils organisent une campagne de sensibilisation à la nécessité du projet auprès de divers organismes tant publics que privés. Le 22 octobre 1874, les commissaires invitent les hommes d'affaires de Québec et de Lévis à bord du South afin d'étudier l'emplacement le plus propice pour la construction d'une cale sèche. Le gouvernement canadien avalise le projet et, par le statut 38 Victoria chapitre 56 de 1875, il pourvoit aux fonds nécessaires à la construction d'une telle installation. Les commissaires gardent le contrôle de la construction et le gouvernement fédéral finance les travaux du chantier. Le ministère des Travaux publics choisit la pointe de Saint-Joseph de la Pointe de Lévy, plus précisément les lots 43, 44, 45, 46 et 47. Les ingénieurs arrêtent leur choix sur cet emplacement qu'ils jugent le plus propice à l'intérieur des limites du port de Québec. Cette recommandation a reçu l'appui de divers groupes et de nombreuses personnalités de la rive sud. La rive nord (Québec) et la rive sud (Lévis) se sont toujours livrées à une certaine rivalité, que ce soit pour le tracé du chemin de fer ou pour l'établissement d'industries.

7 Après avoir choisi l'emplacement du chantier, on veille à l'exécution des travaux. En 1878, M.A.H. Verret, alors Secrétaire-trésorier de la Commission du Havre, lance des appels d'offres. Les plans soumis par Knipple and Morris sont retenus et la firme Larkin, Connolly and Co. obtient la mise en chantier de la cale sèche. Cette dernière a déjà construit une cale sèche à Kingston, en Ontario, et deux murs au quai de la Princesse Louise, à Québec. La fabrication du caisson roulant est accordée à Wigham, Richardson and Co. de Grande-Bretagne. Les chaudières et les appareils de pompage sont fournis par la firme Carrier, Laine et Cie, de Lévis. Cette même entreprise obtient aussi le contrat pour 127 tins en fer forgé.

8 Le projet soulève de nombreuses difficultés qui causent des retards. Au début, Larkin, Connolly and Co. éprouve des problèmes à transporter son équipement et son outillage sur les lieux du chantier. Puis au cours des travaux, le sol sablonneux à l'entrée de la cale contrarie la marche des travaux. Le marquis de Lome, gouverneur général du Canada, pose la première pierre lors d'une cérémonie officielle. Le creusement d'un bassin de radoub dans la région de Québec est assez inhabituel pour inciter les gens du monde des affaires et les personnages en vue à se rendre sur place. On organise des visites pour eux à bord du Johnyoung, du Clyde et du Brothers. On achève l'installation de la salle des machines en 1885 et celle du caisson en 1886.

9 Même si elle n'est pas terminée, la cale sèche ouvre ses portes en 1886. On lui donne le nom de Lorne. La même année, elle est officiellement inaugurée par Sir Hector Langevin alors ministre du Travail et des Travaux publics du Canada. La cale mesure 495 pieds (150 m) de la tête circulaire au caisson. La largeur, prise au fond du bassin est de 73 pieds (22 m). On prévoyait à l'origine une longueur de 549 pieds ( 167.3 m) mais le sol étant sablonneux les ingénieurs sont contraints de reculer l'entrée du bassin.

Fig. 2. Photo de M. L. P. Vallée montrant le chantier de la cale Lorne. On achève la construction de l'édifice de la génératrice à gauche du bassin. Le caisson roulant est placé près de la tête circulaire pour la durée des travaux à l'autre extrémité de la cale.
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(Collection Musée maritime Bernier G 77 2 57 F)

10 Lors de l'ouverture, la cale sèche épouse à peu près la même forme qu'aujourd'hui. Elle est longue et caractérisée par une tête circulaire. Un caisson roulant ferme l'entrée du bassin. Un moteur à vapeur datant de 1886 actionne des chaînes reliées au caisson. À chaque coin du bassin, une volée de marches donne accès au fond de la cale. Un plan incliné est juxtaposé à chacun des escaliers, ce qui permet de poser le matériel au fond du bassin. La cale est pourvue de bittes d'amarrage et de lampadaires. Deux jetées en facilitent l'accès de même que l'accostage. L'ouvrage sera terminé en 1889.

11 Mais le tonnage des navires augmente et on sollicite le ministère des Travaux publics qui accorde les fonds nécessaires à l'agrandissement de la cale Lorne en 1899. On achève les travaux en 1900; toutefois, certains navires ne peuvent y entrer, faute d'espace. Les Commissaires du Havre lancent déjà l'idée d'une nouvelle cale sèche. On donnera suite à cette suggestion puisque le gouvernement canadien alloue des fonds pour la construction de la cale Champlain pendant la Première Guerre mondiale. Ce nouveau bassin sera plus spacieux et plus moderne que son cousin du XIXe siècle.

12 Fait à noter, un personnage célèbre a travaillé à la cale Lorne. Le capitaine Joseph Elzéar Bernier y sera le premier maître de cale, de 1887 à 1890.

13 Au cours des années 1920, le bassin de radoub Lorne conserve la même forme longitudinale. Deux jetées forment un entonnoir à l'entrée de la cale. Les vents étales vagues viennent se briser sur la jetée ouest et la jetée est procure un point d'ancrage à l'abri. Le bassin mesure maintenant 600 pieds 3 pouces (183 m) de la tête circulaire au caisson. La largeur au plancher est toujours de 73 pieds (22 m). Un caisson roulant ferme l'entrée et il est actionné par la même machine à vapeur. Les bâtiments suivants entourent la cale sèche: des bureaux, un magasin, un hangar, des latrines, une poudrière où on entrepose les matières explosives et l'édifice abritant la génératrice.

14 La cale Lorne existe toujours et on y répare encore des navires. Quelques structures adjacentes au bassin ont subi des modifications. Ainsi, l'édifice de la génératrice fut raccourci et pourvu d'un étage supplémentaire. Cependant, l'ensemble des installations sont restées telles qu'elles étaient au moment de leur inauguration en 1886. Cette cale représente l'une des plus belles réalisations des infrastructures portuaires de Québec. Elle demeure un bel exemple du savoir-faire et de l'adresse des ingénieurs et ouvriers de la fin du siècle dernier. En 1986, on célébrera le centième anniversaire de l'inauguration officielle de ce bassin de radoub.

Serge Rouleau