The boom in the lumber and shipbuilding industries in the early nineteenth century resulted in considerable fortunes and a rise in the general level of wealth. Because Quebec City was one of the major ports in British North America for this trade and the site of numerous shipyards, Saint-Roch suburb, a working-class area, was selected for a study to determine whether this increase in wealth was reflected in three occupational groups: labourers, craftsmen (carpenters, joiners and masons) and merchants.
Postmortem inventories were the main source of information on each occupation's level of chattel wealth and the distribution of this wealth in some ten categories of chattels. This distribution identified the areas of consumption of certain occupational groups and distinguished the rich from the poor. From 1820 to 1825, and 1844 to 1849, the wealth in personal property of labourers, the poorest group, remained fairly constant. Any drop in level would have forced them to part with essential household items such as furniture and utensils. The value of craftsmen's chattels generally decreased: joiners were the most seriously affected. Expenditures on furniture were reduced by two-thirds, and expenditures for other household items (heating, kitchen equipment) and tools were cut in half. This drop in the value of tools and the concentration of tools in the hands of a few wealthier individuals show that the joiners, like other craftsmen, were becoming members of the proletariat: this trend dated from the beginning of the century. The fact that the wealth of merchants increased considerably provides the answer to the question behind this study. Véhicule transportation, silverware and, above all, furniture were the major areas of consumption distinguishing those with more wealth.
In order to determine the exact nature, quantity and quality of the domestic environment, the final section analyses household items found in the houses of carpenters, the craftsmen's group with the most members in Saint-Roch. There was little change in the first half of the century and the poverty in which carpenters lived raises a number of questions, including that of the quality of family life.
L'essor du commerce du bois et de la construction navale au début du XIXe siècle a permis l'érection de fortunes considérables et un certain enrichissement collectif. La ville de Québec étant un des principaux ports d'expédition de cet important trafic et le lieu de nombreux chantiers de construction navale, un de ses quartiers, le quartier ouvrier Saint-Roch, a été choisi pour vérifier si cet enrichissement se reflétait dans les fortunes de trois groupes d'occupations: les journaliers, les artisans (charpentiers, menuisiers, maçons) et les commerçants.
A l'aide principalement des inventaires après décès, on a pu cerner dans un premier temps le niveau de richesse mobilière de chacune des occupations et, dans un deuxième temps, la répartition de cette richesse en une dizaine de catégories de biens meubles. Cette répartition, tout en révélant les domaines de consommation propres à certains groupes d'occupations, caractérise pauvreté et richesse. Entre 1820-1825 et 1844-1849, les journaliers, les plus pauvres, conservent sensiblement la même fortune mobilière. Une baisse les aurait forcé à se départir de biens essentiels au fonctionnement de la maisonnée tels que meubles et ustensiles. Les artisans, dans l'ensemble, connaissent une diminution de la valeur de leurs biens mobiliers et les menuisiers sont ceux qui accusent la plus lourde perte. On coupe d'abord dans les dépenses relatives au mobilier dont la valeur diminue de deux tiers, mais aussi dans l'équipement domestique (chauffage, batterie de cuisine) et dans l'outillage qui baissent de moitié. Cette diminution dans la valeur de l'outillage de même que la concentration des instruments de travail dans les mains de quelques mieux nantis révèlent l'intégration des menuisiers au processus de prolétarisation des artisans entamé depuis le début du XIXe siècle. Quant aux commerçants, ils s'enrichissent considérablement et constituent ainsi la réponse à l'interrogation à l'origine de cette enquête. Les moyens de transport, l'argenterie et, plus que tout autre secteur, le mobilier sont les principaux domaines de consommation qui distinguent les plus fortunés.
Afin de vérifier, de façon concrète, la nature, la quantité et la qualité des objets qui composent l'environnement domestique, une dernière partie nous fait pénétrer à l'intérieur des maisons des charpentiers, le groupe le plus populeux des artisans du quartier. Les changements constatés dans la première moitié du siècle sont mineurs et la pauvreté qui s'en dégage suscitent de nombreuses questions dont celle de la qualité de la vie familiale.
1 L'économie du Bas-Canada au tournant du XIXe siècle est en pleine restructuration et s'articule de plus en plus autour de l'économie atlantique. Le commerce des four-rures qui dominait les échanges jusqu'à maintenant est remplacé par le commerce du bois qui, à partir de 1807, connaît un essor sans précédent. Jusqu'à l'adhésion de la Grande-Bretagne au libre-échange en 1846, ce commerce est suffisamment prospère pour que s'érigent en quelques décennies des fortunes considérables et qu'une importante fraction de la population puisse en bénéficier directement ou indirectement.
2 Québec étant le port d'expédition de cet important trafic, la bourgeoisie locale en est la principale bénéficiaire; les entrepreneurs locaux d'abord mais aussi les commerçants, les professions libérales et la masse des travailleurs. Les avantages que les travailleurs ont pu tirer de ce commerce sont difficiles à évaluer mais il est permis d'avancer l'hypothèse que bon nombre d'entre eux ont vécu en cette première moitié du XIXe siècle, grâce aux emplois trouvés au port de Québec, dans les chantiers de construction navale ou encore dans les scieries des environs.1
3 Durant cette période, la ville connaît un fort mouvement d'urbanisation. En 1795, les deux vieux quartiers, la Haute-Ville et la Basse-Ville, comptent 75% de la population et 70% des maisons. Cinquante ans plus tard, la situation est inversée; ce sont les faubourgs Saint-Jean et Saint-Roch qui renferment 61% de la population et 66% des maisons. Dès le début du siècle, les deux faubourgs éclatent littéralement et connaissent en l'espace de dix ans (1795-1805) une augmentation des constructions de plus de 16% alors qu'à la Haute-Ville et à la Basse-Ville, on en reste à des augmentations de 1.2% et 3.03%. Les progrès sont plus lents par la suite mais n'empêchent pas la population des faubourgs de décupler entre 1795 et 1842 (celle des vieux quartiers double à peine).
4 Ces bouleversements accentuent fortement une ségrégation sociale déjà évidente au tournant du siècle. Les inégalités deviendront criantes au fur et à mesure qu'on approche des années 1850. La Haute-Ville ne subit que légèrement les contrecoups de l'afflux de la population et conserve son caractère sélectif: des artisans et des journaliers au nord-ouest mais surtout des marchands, des professionnels, des fonctionnaires et des militaires au sudest (64%-65% entre 1818 et 1842). Le caractère bourgeois de la Haute-Ville est rehaussé par des habitations très majoritairement en pierre. La Basse-Ville est plus hétérogène: quelques professionnels mais surtout des artisans et des journaliers qui se concentrent près de leur lieu de travail (les chantiers) et des marchands qui adoptent quelques rues telle la rue Saint-Pierre. Après les épidémies de choléra des années 1832 et 1834, profession-nels et marchands déménagent en lieu plus sûr à la Haute-Ville dans les quartiers Saint-Louis et Saint-Jean et sont remplacés par des journaliers qui s'entassent dans des maisons de rapport. Tout comme à la Haute-Ville, les matériaux utilisés dans la fabrication des maisons reflètent la composition sociale. Au début du siècle, la plupart des maisons sont en pierre mais avec l'arrivée massive des journaliers et des immigrants, le bois est de plus en plus utilisé. En 1845, environ le quart des maisons serait en bois.
5 Le caractère ouvrier des faubourgs Saint-Jean et Saint-Roch est évident au début du siècle et ne se dément pas par la suite. Entre 1818 et 1842 par exemple, artisans, journaliers et domestiques comptent pour 85% à 90% des chefs de familles. Les anglophones qui s'installent à la Haute-Ville et dans le faubourg Saint-Jean viennent altérer la composition ethnique de ces quartiers mais ne sont nullement attirés par Saint-Roch qui est encore à plus de 90% francophone en 1842. À cause des rues non pavées et mal entretenues, des égouts à ciel ouvert, du terrain humide sur lequel sont construites des petites maisons presque toutes en bois, Saint-Roch présente dès les années 1820 certaines caractéristiques des milieux ouvriers des grands centres industriels du XIXe siècle.2
6 C'est ce quartier que nous avons choisi pour étudier quelques aspects de la vie matérielle des principaux groupes d'occupation d'un milieu ouvrier: les journaliers, les artisans et les commerçants. Pour les fins d'une telle étude, il importe que la population du quartier soit en majorité ouvrière et le demeure durant toute la période étudiée. La période de 1820 à 1850 apparaît des plus appropriée pour répondre à certaines questions. Si l'exploitation et le commerce du bois ont permis l'érection de fortunes et un certain enrichissement collectif au début du siècle — certains travaux le démontrent clairement3 — nous devrions être en mesure d'en saisir la réalité dans les inventaires après décès vers les années 1820. Nous allons donc nous demander dans un premier temps quel est le niveau de richesse des groupes choisis et de quelle façon celle-ci se répartir selon qu'on est journalier, artisan ou commerçant.Dans un deuxième temps, alors que vingt ans plus tard le Bas-Canada n'est pas encore sorti de la crise économique, nous verrons ce qui est advenu de cette richesse collective, de sa composition, et de sa répartition entre les différents groupes sociaux. La réponse à ces questions devrait nous permettre de situer le contenu des intérieurs domestiques de Tun ou l'autre de ces groupes dans la hiérarchie des différents niveaux de fortune.
7 On connaît suffisamment l'importance de l'inventaire après décès comme source en histoire sociale pour qu'on ne s'y attarde pas trop ici. Il est depuis plusieurs années et demeure encore le document le plus susceptible de nous informer sur les niveaux de vie et la richesse matérielle des individus comme des groupes sociaux. Son utilité commises lacunes ont été démontrées à maintes reprises tant en France qu'au Québec mais également aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne.4 Les lacunes, qu'un autre article du présent numéro résume bien,5 peuvent être atténuées par un échantillonnage judicieux ou encore par l'utilisation systématique des inventaires dans une période et unirégion données.
8 La représentativité de l'inventaire après décès, qui a longtemps été mise en doute, a été partiellement réhabilité par des sondages ou des estimes effectués en France.6 Au Québec, ce n'est que récemment qu'une comparaison systématique entre le nombre d'inventaires après décès et celui des actes de décès à Québec a permis de conclure a la représentativité du document, fauteur de cette enquête, Yvan Morin7, en arrive en effet à démontrer que 11.3% des personnes majeures décédées à Québec entre 1800 et 1819 on eu recours à un inventaire après décès», ce qui est légèrement supérieur à ce qu'on a noté en France, et que ces inventaires représentent bien la population quant a son âge moyen au décès, à sa religion, à son milieu géographique (quartier) et à son occupation. Fait à noter et qui a toute son importance pour notre étude, même les milieux populaires y seraient bien représentés.
9 Étant donné que nous voulions plus qu'un instantané de la richesse et de la vie matérielle à une période donnée, nous avons choisi deux périodes de cinq ans, 1820-1823 et 1844-1849, qui coïncidaient soit avec un «rôle dévalua tion» soit avec un recensement, afin de pouvoir vérifier certaines données incomplètes ou ambiguës de l'inventaire, tel l'âge ou l'occupation du chef de famille. Pour chacune de ces périodes, les greffes des notaires ayant pratiqué à Saint-Roch ont été dépouillés systématiquement de sorte qu'on a pu repérer respectivement 33 et 60 inventaires.8 Toutefois, comme nous voulions nous assurer de comparer les mêmes occupations d'une période à l'autre et que ces occupations soient les plus représentatives de la population du quartier, nous nous sommes restreints à quelques-unes seulement. Comme bon nombre de ces inventaires ont été jugés incomplets, donc inutiles à l'enquête, nous en avons retenu 26 pour 1820-1825 et 32 pour la deuxième période.
10 Les groupes d'occupations retenus sont les journaliers, les commerçants et trois groupes d'artisans, les maçons, les charpentiers et les menuisiers. Il aurait évidemment été souhaitable d'inclure dans cet échantillonnage les charretiers et les artisans du cuir (cordonniers, selliers et tanneurs) à cause de leur importance numérique mais nous n'avons pu repérer leurs inventaires pour les deux périodes étudiées. Le choix des occupations nous a été dicté par une étude minutieuse des recensements du quartier Saint-Roch, entre 1805 et 1842, qui nous indique qu'entre ces deux dates, journaliers, charretiers et artisans comptent pour plus de 80% de la population et que commerçants et marchands réunis représentent entre 7.5% et 9.2%.9 Le caractère ouvrier du quartier n'est donc pas à discuter, du moins sur le plan de la composition sociale (tableau I).
11 La population journalière, qui est de 21.4% en 1805, monte à 29.3% en 1818 puis redescend à 20.3% en 1842. La proportion des artisans demeure plus stable, oscillant entre 47.2% et 52.1% durant cette période. Les artisans du bois et de la construction, dominés par les charpentiers et les menuisiers, sont les plus nombreux avec 30% et plus des chefs de famille, suivis de ceux du cuir et de la pierre (tableau II).
12 Les inventaires que nous avons choisis pour cette étude, même s'ils ne reflètent pas toute la diversité des occupations de Saint-Roch à l'époque, représentent quand même assez bien les groupes les plus populeux. Seuls les commerçants, qui comptent entre 7,5% et 9,2% de la population peuvent être surreprésentés.
13 Étant donné qu'une jeune personne possède rarement autant de biens que quelqu'un d'âge mûr et qu'un vieillard peut avoir légué de son vivant une partie de ses biens à ses descendants, l'âge des décédés peut affecter sérieusement l'échantillonnage. Les vérifications que les contrats de mariage, les recensements et les inventaires après décès permettent de faire ont révélé qu'entre 1820 et 1825, l'âge des décédés de notre échantillonnage varie entre 33 et 53 ans et que la très grande majorité se situe entre 36 et 43 ans pour atteindre une moyenne générale de 41 ans. Les moyennes d'âge au décès des différentes occupations sont les suivantes: journaliers, 41 ans; maçons, 43 ans 8 mois; charpentiers, 39 ans et 6 mois; menuisiers, 40 ans; commerçants, 41 ans. Le plus grand écart d'âge entre ces différentes occupations est donc d'environ quatre ans. Cette moyenne d'âge est inférieure à celle mentionnée par Yvan Morin pour l'ensemble de la ville entre 1800 et 1819 - 47 ans et quatre mois au décès pour l'ensemble des personnes majeures et 46 ans et neuf mois pour celles dont on a rédigé un inventaire10 - mais si on considère que notre étude porte sur un seul quartier, de telles variantes ne doivent pas surprendre.
14 Le volume de la population des années 1844-1849 n'a pas permis une vérification aussi poussée mais les données disponibles (environ 15% des décédés) indiquent cependant que la moyenne est supérieure à 40 ans. À moins que le taux de mortalité n'ait connu des changements radicaux dans le quartier Saint-Roch vers les années 1840, rien n'indique que notre échantillonnage ne soit pas représentatif et que nous soyons tombé sur une série d'exceptions."11
15 Pour l'analyse de l'inventaire après décès, les méthodes sont déjà assez bien rodées quoique des modifications soient possibles.12 L'essentiel consiste à regrouper l'éventail des biens mobiliers en catégories et souscatégories et d'enregistrer distinctement argents en espèces, créances, dettes et biens immobiliers afin d'obtenir l'état de la fortune globale. Pour chaque objet, quantité, nature et qualité sont précisées. De nombreux autres aménagements sont évidemment possibles, selon les objectifs poursuivis, mais pour notre part, il suffisait de constituer dix catégories de biens mobiliers, elles-mêmes subdivisées en sous-catégories afin de laisser la porte ouverte aux études ultérieures plus détaillées (voir appendice II).
16 Les biens énumérés dans les inventaires après décès reflètent généralement le niveau de richesse ou de bien-être matériel des individus. Toutefois, la description du contenu, si minutieuse soit-elle, n'aura toujours qu'une valeur documentaire, souvent guère plus utile que le document original, si l'individu ou la famille en question n'est pas d'abord intégré dans la hiérarchie des groupes sociaux ou des niveaux de richesse de la collectivité environnante.
17 Afin de connaître la richesse globale d'un individu ou d'un groupe d'occupations donné, il faut généralement considérer beaucoup plus que les seuls biens mobiliers qui, dans certains cas, ne constituent qu'une infime partie de l'avoir global. Revenus de toutes sortes, investissements, créances, dettes, valeur des terres, des emplacements en ville, des immeubles sont en effet souvent plus importants. Toutefois, comme il serait trop long d'essayer d'évaluer la valeur des terres et des emplacements en ville parce que nous n'avons pas les dimensions - des études sont en cours à ce sujet13 — nous ne retiendrons comme principal indice du niveau de richesse que les biens mobiliers décrits dans nos dix catégories. D'autres aspects de la fortune seront évidemment utilisés afin de nuancer ou corriger au besoin les interprétations suggérées par la valeur des biens meubles.
18 Deux constatations majeures se dégagent des tableaux III et IV. Premièrement, la hiérarchie des occupations demeure sensiblement la même durant les deux périodes (1820-1825 et 1844-1849), sauf dans le cas des commerçants qui devancent les menuisiers en 1844-1849 tant pour la valeur des biens mobiliers qu'immobiliers. Ils reprennent probablement la place qu'ils détenaient vraiment et que notre échantillonnage ne révélaient pas durant la première période. Deuxièmement, la valeur moyenne globale des biens meubles double (de £20,78 à £41,94) laissant croire à un enrichissement général considérable. Un coup d'œil plus attentif révèle toutefois que cette augmentation moyenne globale fausse la réalité et qu'en fait les commerçants sont les principaux responsables de l'augmentation, les autres groupes ne connaissant que des hausses mineures ou des diminutions.14
19 Avec des biens meubles dont la valeur n'atteint pas £7 pour aucune des deux périodes, les journaliers se situent au bas de l'échelle sociale. L'argent en espèces, que la plupart des artisans et que tous les commerçants possèdent, ne se retrouve que chez un seul journalier des années 1844-1849 (il s'agit de £2,15). L'endettement, qui diminue de £11,04 à £7,67 entre les deux périodes, les touche tous et les plus endettés sont ceux dont la fortune mobilière est la plus élevée. Cette baisse de l'endettement peut laisser l'impression d'une légère amélioration de leur condition matérielle mais leur situation face à la propriété révèle tout le contraire. En effet, alors qu'en 1820-1825 plus de la moitié (4 sur 7) des journaliers possèdent un terrain et une petite maison en bois, il n'en reste plus qu'un seul sur quatre en 1844-1849. Ces demeures sont évidemment modestes car leur évaluation ne dépasse jamais £6, alors que l'évaluation moyenne des maisons du quartier Saint-Roch, la plus basse de la ville de Québec, varie de £10 à £11 entre 1821 et 1826. Comme ces propriétaires ont tous des arrérages sur leur terrain, on peut penser que leur situation financière les a graduellement éloignés de la propriété.15
20 Parmi les artisans, les charpentiers sont les plus pauvres et leur situation se détériore avec le temps.16 Non seulement la valeur de leurs biens mobiliers baisse-t-elle de 24% entre les deux périodes mais le bilan des créances et des dettes se dégrade, passant du positif au négatif. Il est vrai qu'un individu, le seul maître-charpentier, est surtout responsable du bilan positif de la première période mais il n'est pas le seul à ne pas avoir de dettes, alors qu'en 1844-1849 tous les charpentiers sont endettés de sommes comparables à celles des journaliers. Le fait que deux des neuf charpentiers de 1844-1849 possèdent une terre ne reflète pas, comme on pourrait le penser, une amélioration notable puisqu'il s'agit de deux ruraux venus chercher du travail en ville et qui ont hérité d'une partie de la terre familiale.17 Sauf dans le cas de l'accès à la propriété qui se maintient durant les deux périodes, la situation de l'ensemble des charpentiers ressemble à celle des journaliers. Et cette analogie ne s'arrête pas là. À une époque où la construction navale et domiciliaire accentue la demande de charpentiers sur le marché du travail, il semble que les journaliers deviennent facilement charpentiers. En tout cas, les recoupements de données tirées de différentes sources (recensements, rôle d'évaluation, marché de construction, bail à loyer et inventaire après décès) de même que les changements intervenus dans la structure des occupations semblent le confirmer. Entre 1818 et 1842, la proportion de journaliers dans le quartier Saint-Roch passe de 29.3% à 20.3% et une partie de cette diminution va hausser la part ties artisans qui grimpe de 47.2% à 50.8% (tableau 1). La même explication s'applique également a la hausse de 6.2% du nombre d'artisans dans le secteur du bois et de la construction. Les charpentiers constituent le groupe le plus important dans te secteur; ils passent de 23% à 30% de la population artisanale.18
21 Les menuisiers sont sans contredit les plus à l'aise des artisans durant la première période avec une valeur moyenne de biens meubles de £46,21. Les quelques études effectuées sur le sujet annonçaient déjà une place-privilégiée pour les menuisiers au sein des artisans et nuire enquête vient le confirmer. La seule étude couvrant tous les menuisiers de Québec et ses environs entre 1810 et 1819 avance, comme valeur moyenne des biens meubles, la somme de £45.19 Cette richesse mobilière moyenne trois fois plus élevée que celle des maçons et des charpentiers n'est cependant pas le lot de l'ensemble des menuisiers car deux d'entre eux ont respectivement £75 et £100 tie biens meubles, ce qui contribue à hausser la moyenne de façon substantielle. Dans l'ensemble toutefois, ils se distinguent nettement des maçons et des charpentiers. Le fait qu'ils soient tous propriétaires de leur maison, que l'évaluation de celle-ci varie entre £8 et £18 et qu'ils disposent d'un montant plus élevé d'argent en espèces sont autant d'indices de leur situation privilégiée dans la hiérarchie des gens de métier.
22 Des changements notables interviennent toutefois durant le deuxième quart du XIXe siècle. La valeur de leurs biens meubles accuse une baisse de près de la moitié et cette diminution aurait été beaucoup plus considérable n'eut été d'un seul individu, le maître-menuisier Isaïe Germain, vingt fois plus riche que les autres. De positif qu'il était, le bilan des créances et des dettes est devenu négatif et le nombre de propriétaires a diminué. Le petit stock de matériaux qui n'existait pas en 1820-1825 et qui est concentré dans les mains d'un seul menuisier en 1844-1849, de même que la légère augmentation des espèces en argent, ne réussissent pas à cacher une détérioration générale de leur situation. Ajoutons à cela qu'en 1820-1825, trois des cinq menuisiers possédaient des biens meubles d'une valeur de plus de £30 et qu'en 1844-1849, il n'en reste plus qu'un seul sur huit.20 Par contre, d'autres indices suggèrent que la détérioration de leur situation s'est faite graduellement et qu'ils sont encore en 1844-1849 au sommet de la hiérarchie des artisans par leur train de vie. Le bilan des créances et des dettes, par exemple, révèle un certain niveau d'affaires que les autres ne parta-gent pas; effectivement, la vérification du passif indique que la moitié d'entre eux investissent dans l'immobilier (des terrains et des maisons en ville de préférence aux terres). Cette supériorité se manifeste également dans la qualité des maisons qu'ils habitent, même lorsqu'ils ne sont que locataires.21
23 Durant la première moitié du XIXe siècle, de nombreux maçons quittent le quartier Saint-Roch (tableau II), sans doute pour aller demeurer et travailler à la Haute-Ville, là ou sont les plus gros chantiers. A partir des années 1820, on y érige en effet la Citadelle et la construction des maisons en pierre connaît un regain. Mais ceux qui restent réussissent à s'enrichir, probablement parce que leur façon de contracter — ils sont payés à la toise de maçonnerie plutôt qu'à la journée — rend encore possible les profits.22 En plus de la valeur des biens meubles qui augmente de 45 % entre les deux périodes, l'argent en espèces passe de £30 à £3, la dette moyenne (bilan des créances et des dettes) diminue de £80,3 et la richesse globale, d'abord concentrée dans les mains d'une seule personne (1820-1825), est répartie beaucoup plus équitablement en 1844-1849. L'absence de propriétés immobilières autres que celles qu'ils habitent atténue un peu leur progression mais celle-ci n'est pas moins réelle.
24 Les commerçants de la période 1820-1825 constituent le groupe qui surprend le plus avec en moyenne seulement £28,22 de biens meubles, guère plus d'argent en espèces que les menuisiers, un petit stock de commerce — essentiellement de la boisson — concentré dans les mains de deux cantiniers, aucune possession immobilière autre que leur demeure et un endettement considérable comparé à leur actif en biens meubles.
25 Avec un marchand de tissus, un cantinier-aubergiste, un cantinier-boulanger et un marchand général dont le stock indique qu'il est aussi dans le commerce de l'alimentation au détail, le secteur de l'alimentation semble surreprésenté dans notre échantillonnage. La réalité que nous livre le recensement de 1818, le plus proche de notre période, indique toutefois que ce n'est pas le cas car 47 des 68 commerçants et marchands de Saint-Roch œuvrent effectivement dans ce secteur. Il est donc tout à fait normal que notre échantillonnage les représente davantage car 69% des commerces ont leur activité principale ou secondaire dans l'alimentation.
26 Deux inventaires (qu'on a dû rejeter pour les fins de notre enquête parce qu'inutilisables pour l'étude des intérieurs domestiques) indiquent toutefois, à cause de l'abondance et de la valeur des stocks, que des commerçants plus riches que ceux de notre échantillonnage vivent et font leurs affaires dans le quartier. Le faubourg Saint-Roch, qui commence à se développer au tournant du siècle, est peut-être encore trop jeune pour qu'un nombre important de marchands déjà vieux et enrichis apparais-sent dans les inventaires après décès.
27 Les inventaires de la période 1844-1849 nous présentent une image tout à fait différente des commerçants, probablement beaucoup plus proche de la réalité du quartier. La valeur moyenne des biens meubles, en passant de £28,22 à £118,63 entre les deux périodes, fait un bond de plus de 300%. C'est à peu près cinq fois plus que ce que possèdent les menuisiers ou les maçons mais c'est aussi une moyenne qui cache des écarts considérables. C'est que la diversité des commerces et les écarts dans les fortunes font désormais partie du paysage de Saint-Roch. Au commerce de l'alimentation s'ajoute maintenant une quicaillerie, deux merceries, trois «magasins généraux» et un marchand de bois. Au niveau des fortunes, on constate que les biens meubles d'un métier ne valent que £25 alors que ceux du marchand de bois s'élèvent à £503. Il s'agit évidemment d'extrêmes qui révèlent que Saint-Roch s'est suffisamment développé pour que puissent s'y ériger quelques fortunes. François-Xavier Paradis, installé dans le faubourg depuis les années 1820, est un bon exemple. C'est un marchand de bois mais il investit aussi dans l'alimentation (il possède des boulangeries), en plus de posséder £2 625 en parts, obligations et en capital-actions dans différentes compagnies. Lorsque sa femme meurt en 1846, les biens meubles sont évalués à £503, le stock de commerce à£225,55 et les créances s'élèvent à£358, dont l'essentiel est constitué d'une dette de son gendre, le boulanger Joseph Guillet dit Tourangeau. Avec des investissements assez diversifiés — bois, alimentation, terrains, assurances (Compagnie d'Assurance du Canada) et sa participation à plusieurs organisations locales — il fait partie entre autres, de la Société bienveillante, de la Société amiable de Québec et plus tard de la Fabrique de Saint-Roch — François-Xavier Paradis est un bon représentant de la petite bourgeoisie d'affaires canadienne française- que deux peintres contemporains, Antoine Plamondon et Théophile Hamel ont cru bon d'immortaliser.23
28 Pierre Guénet (ou Guinet ou Guénette), qui se déclare marchand lors de l'inventaire fait à la suite d'une séparation de biens et que les rôles d'évaluation enregistrent comme «commerçants» ou «bourgeois», est un autre exemple de fortuné, quoique fort diffèrent du précédent. Il ne dispose d'aucun stock de commerce, ses biens meubles valent £112,28 et ses créanciers lui doivent la fabuleuse somme de £13 828. C'est une créance considerable pour l'époque qui s'apparente à celles des plus importants marchands de Québec tels Thomas Dunn et John Mure.24 Il possède deux maisons en pierre à la Basse-Ville qu'il loue et l'essentiel de sa fortune lui vient des intérêts de l'argent prêté à plus d'une centaine de citoyens de Québec — des aubergistes, des commerçants, mais surtout des artisans — et à une dizaine de ruraux, des agriculteurs surtout. Les prêts de ce marchand expliquent la majeure partie de la somme de £1 361,12 qui apparaît au bilan des créances et des dettes du tableau IV.
29 Les autres commerçants sont beaucoup plus modestes; certains n'ont aucun stock de commerce et la valeur de leurs biens meubles varie entre £25 et £60. Ce sont des sommes dérisoires comparées à celles des Paradis et Guénet mais encore supérieures a celles qu'on enregistre pour les autres occupations. Enfin, autres caractéristiques de ce groupe, ils sont les seuls à tous avoir un bilan positif et à être tous propriétaires, ce qui, on s'en souvient, n'était pas le cas en 1820-1825. De plus, la propriété qu'ils habitent en 1844-1849 est généralement faite de matériaux durs, le plus souvent à deux étages et le nombre de pièces est passé entre les deux périodes de 2,3 à 5,6. Il s'agit là d'une augmentation révélatrice du confort matériel qui accompagne généralement la hausse du niveau de richesse, confort qui est loin d'être partagé par les autres groupes d'occupations (voir tableau V). En effet, le quartier demeure toujours construit en bois durant cette période et les maisons en pierre demeurent des exceptions.25
30 Si l'essor du commerce du bois allié à l'expansion de la construction navale a permis l'enrichissement d'une bonne partie de la population, c'est probablement déjà chose faite dans les années 1820. En tout cas, rien de cela ne transparaît dans les avoirs mobiliers et même immobiliers des artisans et des journaliers de Saint-Roch en 1844-1849. Bien au contraire, ils subissent à peu près tous, à des degrés divers, les effets de la mauvaise conjoncture économique et ceux qui connaissent la baisse la plus sérieuse sont les menuisiers. Il est possible que la nouvelle technologie qui rail son apparition dans l'industrie du bois ouvré (moulures, portes, chassis, etc.) les affecte considérablement une enquête a ce sujet s'impose26 — mais nous pensons plutôt que le quartier ouvrier de Saint-Roch a de moins en moins besoin de ce type d'artisan. Une enquête portant sur toute la ville de Québec a effectivement révèle qu'on s'adresse généralement aux maçons et aux menuisiers pour la construction des maisons en pierre et aux charpentiers pour les maisons en bois.27 Et comme Saint-Roch est construit presque exclusivement en bois et la demeure au moins jusqu'au feu de 1845, on a davantage recours aux charpentiers qu'aux menuisiers. Les changements dans la structure de ces occupations entre 1818 et 1842 reflètent d'ailleurs cette pratique artisanale: le pourcentage des charpentiers par rapport au nombre total de chefs de minage augmente de 10.9% à 15.2% alors que celui des menuisiers diminue de 11.3% á 8.8%.
31 Les commerçants, nous l'avons déjà mentionné, sont les seuls à s'enrichir durant cette période et ce, de façon démesurée par rapport a la masse des travailleurs. Quel que soit le domaine envisage, biens meubles, propriété, bilan des créâmes et des dettes, immeubles, il y a améliorâtion considerable. Les commerçants sont donc la réponse unique a une des interrogations a l'origine de cette enquête, à savoir quel groupe bénéficie de l'enrichissement que le commerce du boiser la construction navale auraient provoque durant la première moitié du XIX' siècle. Et seule une étude détaillée de leur bilan financier nous renseignerait sur les assises de cet enrichissement.
32 L'étude de la richesse mobilière et immobilière nous a permis de constater la paupérisation des artisans d'une part et l'enrichissement des commerçants d'autre part. Nous tenterons maintenant de voir dans quelle mesure ces deux tendances se reflètent sur la manière de consommer des individus.28 Pour ce faire, nous analyserons la structure de la richesse mobilière, c'est-a-dire la répartition de cette richesse parmi les différentes catégories de biens mobiliers Dans le cadre d'un tel article, nous nous restreindrons toutefois à l'analyse des valeurs des biens meubles, laissant de côté pour l'instant des variables aussi importantes que la quantité et la qualité de ces mêmes biens.
33 L'équipement domestique englobe les objets relatifs à l'éclairage, au chauffage, à l'entretien ménager ainsi que la batterie de cuisine, la vaisselle et les contenants de toutes sortes tandis que le mobilier comprend les meubles meublants et décoratifs, les lits et la literie.29 Ces deux catégories réunissent donc la plupart des objets domestiques et on ne s'étonnera pas de voir qu'elles représentent à elles seules, chez certains groupes, plus de 60% de l'avoir mobilier total (tableau VI).
34 Durant la première période, la part de l'équipement domestique est plus importante que celle du mobilier dans trois des cinq occupations, soit chez les maçons, les charpentiers et les commerçants. Chez les journaliers et les menuisiers, groupes situés aux deux extrémités de la hiérarchie sociale, c'est l'inverse mais pour des raisons tout à fait opposées. L'extrême pauvreté des premiers n'offre guère d'autres choix que de consacrer l'essentiel de leur avoir ou presque (94%) à l'indispensable (équipement domestique et mobilier), tandis que l'aisance des seconds permet d'une part de mieux répartit la tichesse mobilière et d'autre part de consacrer aux meubles jusqu'à 44% de l'avoir mobilier. C'est ainsi que la valeur de leurs meubles représente entre cinq et six fois celle des autres artisans et des journaliers, et trois fois celle des commerçants.
35 Durant les années 1844-1849, l'importance de l'équipement domestique pour l'ensemble des groupes diminue en moyenne de quelque 10% par rapport à la période précédente et celle des meubles augmente d'autant. Ce changement pourrait s'expliquer par la manière de consommer; l'indispensable étant acquis (l'équipement domestique), on peut se permettre d'investir ailleurs et cet ailleurs se compose essentiellement de meubles. Une analyse plus minutieuse de ces deux catégories indique cependant que tel n'est pas le cas pour la totalité des individus. En 1844-1849, on remarque en effet une baisse de la valeur de l'équipement domestique et du mobilier chez la plupart d'entre eux sauf chez les plus nantis, c'est-à-dire chez les commerçants et, dans une moindre mesure, chez les maçons (mobilier seulement). Avec une hausse phénoménale de 878% de la valeur de leurs meubles, les commerçants sont à toute fin pratique les seuls responsables de la hausse moyenne de 10% (35 à 44.8%) enregistrée entre les deux périodes (tableau VII). En valeur absolue, c'est £60 qu'ils consacrent aux meubles, une somme dix fois plus élevée qu'en 1820-1825 alors que leur fortune mobilière globale ne s'est accrue que tie quatre fois.
36 L'attitude des commerçants face à l'acquisition de meubles peut s'expliquer assez aisément. Il semble en effel que le mobilier en général, et tout particulièrement celui de qualité, soit synonyme de prestige en cette première moitié du XIXe siècle. Deux études récentes effectuées sur la culture matérielle de la bourgeoisie de l'époque, l'une sur les marchands, l'autre sur cerrains membres des conseils exécutif et législatif30 révèlent que le mobilier est à coup sûr un signe de richesse et qu'il prend une part considérable dans le total des biens meubles. A tel point que chez le conseiller Williams Burns, par exemple, il compte pour quelque 30% du total des biens meubles (£244 sur £801). A l'importance du mobilier se greffe la qualité des matériaux: il est en effet plus souvent question d'acajou, de noyer, de palissandre et de marbre que de bois mou (pin ou épinette), le matériau le plus couramment utilise dans la fabrication des meubles des artisans et des journaliers.
37 Les commerçants de Saint-Roch accordent une importance encore plus grande au mobilier puisque dans six des huit inventaires, les meubles comptent pour près de 50% de la fortune mobilière. Et ce mobilier est la plupart du temps d'une qualité supérieure. Francois-Xavier Paradis possède dans son salon du rez-de-chaussée un piano en bois de rose évalue a £40 et dans une chambre de compagnie au deuxième érage (une des 14 pièces de la maison) un ensemble comprenant 2 sofas, 14 chaises, 1 bergère, 2 tables a carte, 1 table à ouvrage et 1 chifonnier, le tout évalué également a £40. Le bois de toutes ces pièces c si évidemment l'acajou, le matériau le plus populaire dans l'ameublement bourgeois de l'époque.
38 L'élite des artisans ne tarde pas à imiter cette vieillecoutume bourgeoise.31 Dès les années 1820-1825, chez les deux plus riches menuisiers, le mobilier compte pour respectivement 41% et 58% de l'ensemble des biens meubles, alors que chez les autres, il n'atteint pas 13%. En 1844-1849, la même tendance se dessine mais on la remarque cette fois chez les maçons et les charpentiers les plus riches, les menuisiers connaissant un appauvrissement considérable.
39 Dans l'ensemble, c'est près de 13% de l'avoir mobilier qui est consacré à l'habillement durant les deux périodes Comme dans d'autres catégories toutefois, cette moyenne générale ne reflère pas la réalité de tous les groupes. La valeur des vêtements des journaliers et des maçons présente par exemple des écarts considérables qu'on s'explique difficilement. En tout cas, l'enrichissement ne peut être la cause de l'augmentation considérable consratée chez les journaliers et n'est pas la seule explication de celle des maçons. Il faut plutôt chercher les explications du côté de l'inventaire en tant qu'acte juridique et des conditions qui l'entourent.32 Pendant la période 1820-1825 par exemple, un seul des quatre inventaires de maçons mentionne des vêtements alors que les autres précisent que les «hardes et linges» sont réservés à l'héritier en vertu d'un préciput accordé lors du contrat de mariage. Pour la deuxième période, les vêtements des maçons sont tous inventories mais cela ne justifie quand même pas que 50% de leur avoir mobilier y soit consacré et ce, en dépit du fait qu'il y ait enrichissement général pour les membres de ce groupe.
40 Les inventaires des biens des journaliers présentent une situation analogue à ceux des maçons, c'est-à-dire que les vêtements sont inventoriés en 1844-1849 alors qu'ils ne l'étaient pas en 1820-1825. Il est probable en outre que leur extrême pauvreté concourt à gonfler l'importance relative des vêtements (38.9%) dans le budget global de la période 1844-1849. Le vêtement ne fait-il pas partie, au même titre que l'alimentation et le logement des besoins essentiels, donc des principaux postes de dépense de toute famille à revenu modeste?
41 Ces deux cas suffisent pour qu'on considère avec réserve l'importance qu'on accorde à l'item vêtement dans les budgets de tous les groupes pour les deux périodes. Seule une étude plus en profondeur de la quantité, de la qualité, de la variété et de la valeur des vêtements et des tissus pourrait nous indiquer, beaucoup mieux que ces moyennes générales, les traits distinctifs des groupes étudiés et les changements survenus dans la première moitié du XIXe siècle.
42 L'outillage des journaliers et des commerçants durant la première période se résume à un marreau, une hache et une scie de travers. Vingt ans plus tard, les journaliers n'en possèdent plus et les commerçants malgré un enrichissement considérable, n'en ont pas plus qu'auparavant. L'outillage est si accessoire pour ces deux groupes qu'il ne convient pas de s'y attarder.
43 Les maçons ont généralemenr besoin de peu d'outils pour accomplir leur travail et les inventaires le reflètent bien; une truelle, un bouclier, une pioche, un marteau, une hache et une scie, voilà tout ce qu'on trouve chez les maçons des années 1820-1825. Et l'outillage du mieux équipé est évalué à seulement 12 s. Vingt ans plus tard, l'outillage semble moins bien réparti entre ces artisans mais l'absence de précision sur la nature tie ces outils nous empêche d'y déceler un quelconque changement.
44 Les charpentiers de la période 1820-1825 n'ont pratiquement pas d'outillage. L'essentiel est concentré dans les mains d'un seul, et son coffre d'outils vaut £2 seulement. Vingt ans plus tard, l'investissement dans cette catégorie a presque doublé (£0,82 à £1,55) et cette augmentation est due autant à une meilleure répartition des outils qu'à une demande accrue de ce métier sur le marché du travail. Avec l'importance de la construction domiciliaire dans le quartier, on pourrait s'attendre à ce que certains artisans deviennent de petits entrepreneurs, mais rien n'indique un tel changement si on considère l'importance de l'outillage ou encore la fortune globale. L'équipement du plus riche des charpentiers, par exemple, vaut près de £5 mais la valeur totale de ses biens meubles ne dépasse guère £20.
45 Les menuisiers sont évidemment les artisans les mieux outillés durant toute cette moitié du siècle — la nature des tâches l'exige — et ils sont également les seuls à consacrer à cet item à peu près la même proportion de leur budget d'une période à l'autre. Toutefois, la diminution de près de moitié de la valeur absolue et du nombre de certains outils de base (voir tableau VIII) annonce un changement que vient confirmer la repartition de l'outillage. En 1820-1825, l'outillage est assez bien réparti entre tous les menuisiers et au moins deux d'entre eux ont leur propre boutique. Vingt ans plus tard, 60% delà valeur de l'outillage est concentré dans les mains d'un seul, le maîtremenuisier Isaïe Germain.
46 Cette brève incursion dans le domaine de L'outillage indique quelques changements qui ne sont probablement pas étrangers a la lente progression de la révolution industrielle: à mesure qu'on approche du milieu du siècle, on note une meilleure répartition de l'outillage chez les charpentiers et, à l'inverse, une concentration de plus en plus grande dans les mains des menuisiers les mieux nantis. Puisque cette concentration coïncide avec une baisse du niveau de richesse, on petit penser à un début de prolétarisation du métier de menuisier. Cette tendance à la prolétarisation n'est d'ailleurs pas exclusive aux menuisiers; le processus de prolétarisation est bien entamé depuis le début du XIXe siècle, particulièrement dans les milieux de travail (scieries, chantiers de construction navale) qui regroupent un nombre important d'ouvriers.33
47 Les inventaires ne sont pas aussi affirmant's que les récits de voyage de l'époque à propos des nombreux animaux qui encombreraient les rues du quartier Saint-Roch. Pendant les années 1820-1825, seuls un maçon et un commerçant possèdent quelques animaux. Durant la deuxième période, on constate qu'ils sont plus nombreux et qu'ils sont mieux repartis entre tous les groupes mais ils ne semblent nullement associés à la subsistance ou à la pauvreté, comme on le soupçonnait à l'origine de l'enquête, Il y a bien ici et là quelques poules, canards et porcs qu'on abattra un jour mais leur valeur totale est minime par rapport aux animaux «de luxe» concentrés dans les mains des plus fortunés. A titre d'exemple, la seule jument « àpoil rouge» du maître-menuisier Isaïe Germain est évaluée à £10.
48 Les moyens de transport ne sont pas plus relies au travail que les animaux le sont à la subsistance. On trouve bien, durant les deux périodes, quelques charrettes et carrioles qui semblent destinées au travail mais les véhicules les plus dispendieux, les berlines et les calèches, servent à la promenade. Tout comme les animaux «de luxe», on les trouve chez les plus riches: Thomas Holdsworth possède une «berline entourée» et François-Xavier Paradis, un •stanhope à quatre roues» évalué a £18.
49 Ainsi, ces deux catégories de biens, et tout particulièrement les moyens de transport, s'avèrent d'excellents révélateurs de la hiérarchie sociale même s'ils prennent bien peu de place dans l'avoir mobilier des familles.
50 La lecture du tableau VI peut aisément suggérer que l'argenterie est un bien réparti entre à peu près tous les individus mais il n'en est rien. Dans la plupart des groupes de 1820 à 1825, un seul individu possède quelques menus objets tels une montre ou un jonc en argent et pour les années 1844-1849, plus de 95% (£107) de toute l'argenterie est composée des ustensiles du marchand bourgeois François-Xavier Paradis dont la fortune mobilière s'élève à £503. Cette catégorie de biens connaît donc une concentration à nulle autre comparable.
51 Ce survol de la structure de la richesse mobilière, plus descriptif qu'analytique, permet néanmoins de dégager quelques tendances dans la manière de consommer, tendances qui méritent parfois confirmation mais qui caractérisent déjà certains groupes. Le mobilier, par exemple, a valeur de prestige et dès qu'un groupe s'enrichit, la valeur des meubles monte en flèche; c'est le cas chez les menuisiers des années 1820-1825 ou encore chez les commerçants et chez les maçons, quoique dans une moindremesure, de la deuxième période. L'argenterie est un signe de richesse beaucoup plus évident que le mobilier, on s'en doutait déjà; l'enquête vient simplement le confirmer. Les moyens de transport, qu'on soupçonnait à l'origine destinés majoritairement au travail et qui, en fait, sont utilisés davantage pour la promenade, sont également une manifestation de l'aisance sinon de la richesse. L'outillage s'avère un bien meilleur reflet du processus de production que de la manière de consommer. Le cas des menuisiers a cet égard est particulièrement éloquent; non seulement leur niveau de richesse baisse-t-il considérablement entre les deux périodes mais le nombre d'outils diminue die/ la majorité pour se concentrer dans les mains de quelques uns. On peut y voir là les signes avant-coureurs de la prolétarisation d'un métier.
52 Telles sont les quelques constatations préliminaires qui se dégagent de la structure de la richesse mobilière. A l'exception des commerçants dont l'enrichissement phénoménal a permis une surconsommation de biens de toutes sortes, les autres groupes sociaux ne semblent pas avoir modifié sensiblement leur manière de consommer. C'est du moins ce que ces données d'ensemble, qui masquent parfois les réalités propres à chaque groupe, laissent entendre. Il y a donc nécessité d'entreprendre des études plus détaillées, soit par groupe d'occupations, soit par catégorie d'objets.
53 Pour décrire les intérieurs domestiques et observer de plus près les nombreux objets de la vie quotidienne nous avons retenu le groupe d'artisans le plus populeux du quartier, les charpentiers. Entre 1805 et 1842, ces derniers représentent environ 15% des chefs de famille de Saint-Roch et si on y ajoute les scieurs de long dont le métier présente certaines similitudes avec celui des charpentiers,34 cette proportion grimpe à un peu plus de 20%.35 Cet exemple contribuera à illustrer quelques-unes des nombreuses façons d'utiliser les inventaires après pour l'étude de certains aspects de la civilisation matérielle.
54 Nous avons choisi de pénétrer dans la demeure du charpentier François Lavoix qui apparaît à plusieurs égards un excellent représentant non seulement des gens de son métier mais aussi d'une bonne parrie de l'ensemble de la gent artisanale. Lorsqu'après la mort de sa femme Marie-Louise Raté en 1824, on dresse l'inventaire des biens de la communauté, François Lavoix a 38 ans. C'est un an et demi en deçà de l'âge moyen des charpentiers de l'époque. À ce moment-là, sa famille compte trois garçons et deux filles, âgés de 2 à 12 ans. Durant les huit dernières années, Louise Raté a mis au monde un enfant tous les deux ans et elle a eu son premier en 1812. Ils vivaient donc à 7 dans une maison de type fort commun au quartier Saint-Roth. Sise au numéro 4 de la rue Sainte-Marguerite, la façade ne mesure pas plus de 18 pieds et la «profondeur» entre 22 et 25 pieds. Elle est coincée entre deux autres maisons et le terrain n'a pas plus de 21 pieds de largeur.36 Construite tout en bois, fort probablement avec des madriers de trois à quatre pouces d'épaisseur assemblés en «pièce sur pièce», elle n'a qu'un étage et ne possède ni cave ni grenier qui pourraient servir de remise.37
55 François Lavoix est propriétaire de sa maison et du terrain qu'il a acheté en 1817 de John Mure, un des plus riches spéculateurs fonciers du quartier; comme beaucoup d'autres, il ne parvient pas à payer toutes ses rentes.38 Il ne possède pas d'argent liquide, à moins, ce qui est fort possible,39 qu'il ne l'ait caché lors de l'inventaire, et les créances l'emportent de très peu sur les dettes (£26 contre £20). Sa fortune mobilière, évaluée à £10, se situe un peu en bas de la moyenne des charpentiers pour 1820-1825 (£14) mais elle est égale ou supérieure à celle de près de 60% des artisans et des journaliers réunis. François Lavoix ne peut donc, en aucune façon, être considéré comme un cas unique.
56 Quand les notaires Etienne Boudrault et François-Xavier Vaillancourt, accompagnés de deux estimateurs,40 se présentent chez François Lavoix pour procéder à l'inventaire de ses biens, ils ne sont pas très surpris de l'exiguïté des lieux, habitués qu'ils sont à servir cette classe de citoyens. Chez les Lavoix, cependant, le cloisonnage de la salle commune, c'est-à-dire du rez-de-chaussée, fait ressortir l'étroitesse de la pièce. En effet, à l'instar de plusieurs autres artisans de Saint-Roch, François Lavoix a érigé dans un coin de sa maison deux cloisons simples afin d'y rassembler lits, literie, vêtements et mêmes ses outils. Les notaires commencent donc par la plus grande piece de la maison qu'ils appellent cuisine mais qui en fait sert à tout, sauf à dormir. Ils passent très vite devant le foyer, que l'on retrouve chez tous les charpentiers de l'époque,41 pour s'arrêter à un gros chaudron en fer posé sur son trépied. Puis ils se dirigent vers ce qui semble être l'élément le plus précieux dans la maison, le poêle et ses accessoires; évalué à £ 2 10 shillings avec son tuyau, sa pelle et son trépied (appelé parfois casserole), ce poêle simple est en bonne condition si on se fie à l'évaluation et il ressemble à ceux des autres charpentiers.42
57 Sur le poêle ou juste à côté, se trouve la batterie de cuisine qui se compose d'une poêle à frire, de deux chaudrons, d'une bombe et d'une cafetière. A l'exception de cette dernière qui est en fer-blanc, le reste est en fer. C'est bien peu pour répondre aux besoins d'une famille de sept personnes mais la valeur de ces ustensiles, 9 s. 2 d., se situe tout près de la moyenne chez les charpentiers (10 s.) (voir tableau IXa). Si on se fie à l'historiographie qui laisse entendre que le thé est la «boisson des pauvres» et le cafe celle des élites, la présence d'une cafetière dans une famille si modeste peut surprendre.43 Et pourtant, la famille Lavoix n'est pas une exception car on trouve plus de cafetières que de théières chez les charpentiers; de même en est-il chez les journaliers qui sont au plus bas de l'échelle sociale. A moins que l'on utilise indistinctement cafetière et théière, le thé n'apparaît pas plus que le café comme la «boisson des pauvres» en ce premier quart du XIXe siècle. Tout près de la huche sont déposés une cruche en grès, probablement utilisée pour l'eau potable, et un «seau à eau» cerclé en fer pouvant contenir l'eau nécessaire aux différentes tâches ménagères. Un «lot de vaisselle» évalué à des miettes (1 s.) vient complétet l'attirail de cuisine des Lavoix; il comprend sans doute couteaux, cuillers et foutchettes.
58 Une table entourée de «huit vieilles chaises couvertes de planches» constituent l'unique mobilier de cette salle commune. La table, qu'on imagine carrée ou ronde, est construite de bois mou et recouverte de peinture bleue. Les Lavoix, comme la plupart des autres charpentiers sont trop pauvres pour posséder des objets décoratifs tels que cadres, bibelots, niches ou encore une horloge qui, à cette époque, est une pièce de mobilier très convoitée. Aucun rideau ne vient égayer les fenêtres, aucun tapis recouvrir les planchers, aucune nappe la table. Ces articles se retrou-vent presqu'exclusivement chez les plus fortunés des artisans. On rencontre bien quelques «rideaux de porte» et «six nappes» chez le plus riche des charpentiers mais, dans l'ensemble, ces objets propres a donner un air de gaieté au foyer sont l'apanage des mieux nantis. Tout le mobilier de la salle commune n'est évalué qu'à 7 s., ce qui est bien inférieur à la moyenne de £16 s. (voir tableau Ⅸb).
59 Autant notaires et estimateurs ont put se mouvoir à l'aise dans la cuisine malgré l'exiguïté des lieux, autant ils doivent se sentir coincés dans la seule pièce qui sert de chambre à coucher pour toute la famille. Tout près de l'entrée, on trouve côte à côte trois «petites couchettes pour enfants», un «vieux bodet» et un berceau avec sur chacun d'eux une «vieille paillasse» et un «vieux drap». Le berceau est pour le dernier né, Pierre Mathieu, le baudet est sans doute réservé à l'aînée Marie-Louise, âgée de 12 ans, alors que les couchettes sont destinées aux trois suivants, Marguerite, François-Xavier et Antoine, respectivement âgés de 8, 6 et 4 ans. À quelques pieds de là, un petit coffre voisine avec une chaise d'enfanr. Tous ces lits de fortune, fabriqués de «bois mou» et «vieux», sont d'une qualité forr commune. Leur valeur (6 s.) est bien dérisoire en comparaison de celle du lit conjugal (£2 18 s.) qui représente à lui seul 30.5% de la valeur totale des biens meubles.44 Le cadre du lit est bâti en merisier et la paillasse, pour un confort acctu, est recouverte d'un lit de plume,45 le tout étant enveloppé d'un drap de toile. Au chevet reposent ensemble deux oreillers et un traversin, ce dernier devenant de moins en moins populaire au fur et à mesure qu'on s'approche de la mi-siècle. Il en est de même de la courte-pointe c|ui recouvre le tout et qui tend à disparaître au profit des «couvertes» de laine et des catalognes (tableau X).
60 Il n'existe aucune armoire ni commode dans cette chambre à coucher de sorte qu'on peut imaginer, de chaque côté du lit, les vêtements suspendus au mur. Des biens de l'épouse, il ne reste qu'une robe d'indienne, sorte de toile de coton peu dispendieuse et fort courante à l'époque et qui dénote la pauvreté; des biens du mari, on trouve une paire de Culotte noire et une veste en drap brun, un chapeau et un habit probablement de drap bleu, brun ou noir, comme chez la plupart des autres artisans. Et c'est dans cette pièce, déjà bondée d'objets, que l'artisan remise son maigre mais précieux outillage. Trois haches, une grande et deux plus petites, deux herminettes, quatre ciseaux (à bois), une masse en fer et une égoïne, voila de quoi se compose tout son équipement. C'est bien peu à côté des 50 et même des 100 outils qu'on retrouve chez les maures charpentiers et menuisiers du tournant du siècle,46 mais c'est avantageusement comparable en variété et en valeur à ce que possèdent ses contemporains (15 s., par rapport a 16 s. en moyenne). Il n'y a guère plus d'éléments décoratifs dans cette chambre que dans la cuisine Les murs sont nus et dans la fenêtre, s'il y en a une, aucun rideau qui soit digne de mention pour ajouter un peu de couleur ou encore pour s'isoler des regards indiscrets.
61 À la nuit tombée, on s'éclaire à la bougie qu'on doit d'ailleurs utiliser parcimonieusement car il n'y en a aucune en réserve. Chez les Lavoix, contrairement à la plupart des familles, on ne dispose même pas d'un chandelier en ferblanc ou en cuivre.
62 Les effets personnels ele Francois Lavoix se limitent à un petit miroir, qu'on retrouve presque partout ailleurs,47 et à un rasoir avec sa boire qu'on évalue à 1 s. 3 d. seulement. Ceux de la défunte, s'ils ont existé, ne sont pas mentionnés dans l'inventaire et, on peut l'imaginer, ne vaudraient guère plus que des pacotilles.
63 Enfin, pour l'entretien de ces deux pièces, nous pouvons au moins supposer la présence de torchons puisqu'aucun balai ou morceau de savon n'est inventorié. Il faut dire qu'a cette époque, ces articles ne se retrouvent encore que dans les foyers des plus fortunés tels les menuisiers. Et pour veiller à l'entretien des vêtements de route cette marmaille, Marie-Louise Raté a dû trimer dur car elle n'avait pour tout instrument qu'un carreau et deux fers a Flasquer des plus communs. Aucune brosse a linge ni ciseaux qui sont pourtant de moins en moins tares dans les milieux populaires.
64 Voici donc à quoi se resume l'univers domestique du charpentier Francois Lavoix de Saint-Roch en 1824. Son environnemenr materiel aurait-il été plus confottable s'il avait vécu vers les années 1850 alors que les produits importés de Grande-Bretagne et des États-Unis faisaient depuis longtemps déjà partie du décor quoditien, que ce soit dans le domaine de l'architecture, du mobilier, des vêtements ou encore des moyens de transport et de l'outillage? Évidemment, il autait du même coup vécu certains événements tragiques qui ont ponctue ce quart de siècle: les épidémies de choléra, le malaise du commerce du bois, la grève dans la construe t ion navale en 184048 et le terrible incendie de mai 1845 qui ravagea 1 630 résidentes ei magasins et 3 000 boutiques et hangars du quartier.49
65 En tenant compte de ce contexte, essayons de voir si la situation matérielle des chatpentiets de Saint-Roch se modifie sensiblement vers le milieu du siècle (1844-1849). Pour ce faire, nous avons considéré le groupe des charpentiers dans son ensemble plutôt que de s'attarder à la situation d'un seul individu.
66 Le charpentier meurt toujours en moyenne à 40 ans et sa famille comprend à peu près le même nombre d'individus qu'auparavant, plus exactement 4,2 personnes par rapport à 4,1 vingt-cinq ans plus tôt.50 La proportion de propriétaires augmente à peine, passant de 40 à 44% (voir tableau V). La petite maison unifamiliale en bois conserve la même allure mais elle s'est agrandie légèrement, passant de 461 à 513 pi2 en moyenne. C'est une amélioration mineure si on considère qu'entre 1800 et 1840, les maisons des faubourgs Saint-Jean et Saint-Roch ont en moyenne 720 à 750 pieds carrés er celles de la Basse-Ville, 900 pieds carrés.51 Par contre, on utilise davantage le grenier, tantôt comme remise, tantôt comme chambre à coucher et on a creusé, lorsque c'était possible, une petite cave de quatre à cinq pieds de hauteur. L'aire d'habitation s'est donc légèrement accrue. La coutume de diviser le rezde-chaussée en plusieurs pièces n'a pas encore atteint tous les artisans de Saint-Roch. En effet, les habitations de plus d'une pièce comptent encore pour seulement 55% par rapport à 43% durant la première période. Le progrès dans ce domaine est donc très lent. Signalons en outre que, lorsqu'elle existe, la chambre à coucher rassemble les lits de toute la maisonnée de sorte que, d'une manière ou d'une autre, l'intimité conjugale n'est pas plus préservée qu'auparavant.52
67 Avec la lueur du feu de l'âtre, la chandelle demeure encore le moyen d'éclairage le plus en usage. Elle esr, clans la moitié des foyers au moins, utilisée sans chandelier. Le fanal ne semble guère plus employé qu'auparavant et la lampe à huile, pourtant en usage avec la chandelle depuis l'antiquité, est tout à fait absente des inventaires des charpentiers. Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour que certains perfectionnements, tels les nouveaux combustibles (essence ou pétrole), soient apportés aux luminaires domestiques traditionnels.
68 Le système de chauffage subit quelques changements mais leur significarion restera difficile à analyser tant qu'on n'étendra pas l'enquête à d'autres groupes d'occupation et à d'autres régions. Le nombre de poêles est sensiblement le même qu'en 1820-1825 mais la baisseconsidérable du nombre d'accessoires de foyer (pinces, chenets, grils, etc.) suggère qu'on préfère de plus en plus le poêle aurant pour le chauffage de l'habitation que pour la cuisson.
69 La quantité et la variété des pièces qui composent la batterie de cuisine et la vaisselle ne changent guère d'une période à l'autre (voir tableau X). Signalons simplement certaines variations lexicales qui, sous leurs apparences anodines, peuvent cacher des transformations plus profondes. On retrouve, par exemple, de nouvelles appellations: la «bombe» devient bouilloire et le chaudron remplace la marmite; ainsi que des emprunts directs au vocabulaire anglais: la théière est maintenant appelée «thepot» et la poêle à frire ou le poêlon, «saucepan».
70 L'hygiène n'a progressé que très discrètement chez les charpentiers. En effet, le savon dont la présence est signalée de plus en plus chez les autres groupes sociaux, demeure ici aussi rare qu'en 1820-1825. En revanche, les brosses à plancher sont plus nombreuses, le balai «de blé dinde» apparaît dans quatre fois plus de foyers que 25 ans auparavant et on enregistre même un «porte-ordure». Pour l'entretien des vêtements, le «fer italien» et le fer à repasser, qu'on met simplement à chauffer sur le poêle ou sur des réchauds, viennent peu à peu remplacer le fer à flasquer encore présent clans un seul foyer. Les brosses à hardes, autrefois réservées aux plus fortunés, font maintenant leur apparition dans les maisons des charpentiers.
71 Pour qui pénètre dans une de ces maisons vers le milieu du siècle, les quelques changements dans le mobilier sont ceux qui apparaissent les plus évidents. Ils se manifestent dans les matériaux, les couleurs et la diversité des pièces. À l'ameublement qui se résume toujours en table(s), chaises, coffres et commode(s), s'ajoutent désormais le sofa et, dans une plus large mesure, l'horloge à «mouvement de bois» ou «de Craig» dont le seul prix, entre £2 et £5, suffit à expliquer la hausse considérable de la valeur des meubles décoratifs. Agrémentée d'une telle horloge, qu'on retrouve dans plus de la moitié des maisons, parfois d'une statue, parfois d'une «cage d'oiseaux» (serin) ou dequelques cadres, la salle commune ou la cuisine, comme on l'appelle de plus en plus souvent, apparaît un peu moins triste et austère qu'auparavant. En plus des tables, chaises et coffres en pin, on trouve une commode en noyer ou en merisier ici, un sofa avec sa «couverture blanche» là, et désormais, le vert, le brun et le rouge côtoient le bleu presqu'unique auparavant.
72 Ainsi, en dépit des barrières de toutes sortes qu'érige habituellement la pauvreté, certaines modifications se sont produites dans les intérieurs domestiques des char-pentiers durant le deuxième quart du XIXe siècle. Elles se manifestent par la présence de quelques nouveaux objets mais davantage par une nouvelle attitude vis-à-vis l'environnement domestique. On utilise mieux qu'auparavant l'espace intérieur; on se soucie davantage de l'atmosphère en variant la couleur des meubles ou en accrochant un cadre ou un miroir au mur; on ajoute quelques nouvelles pièces au mobilier, mais ce n'est qu'au prix d'une diminution des meubles plus traditionnels tels que les chaises, les tables et les coffres (voir tableau X). Aucun de ces changements n'est toutefois assez important pour marquer le passage de l'indispensable, du nécessaire vers le superflu ou le luxe.
73 Les journaliers de Saint-Roch dans la première moitié du XIXe siècle sont plus pauvres que la plupart des artisans et ceux-ci moins riches que les commerçants. Cette enquête préliminaire fait plus que de démontrer cet état de fait aussi vieux que l'origine des classes sociales car elle illustre en quoi les différents niveaux tie fortune se distinguent. I.e mobilier, les moyens de transport, les animaux et, bien entendu, l'argenterie constituent les principaux domaines de consommation des plus fortunés. Il y en a probablement d'autres mais ce sont ceux-là que cette analyse sommaire nous a permis de déceler. Chez les plus pauvres, le mobilier, l'équipement domestique et parfois le vêtement comptent pour l'essentiel de leur richesse mobilière. Il y a peu ou pas de place pour le superflu
74 En comparant les mêmes groupes d'occupation à quel que 25 ans d'intervalle, cette étude permet aussi île constater que la hiérarchie est demeurée la même mais que les écarts entre les niveaux de richesse ont augment! En effet, malgré l'essor du commerce du bois et de la construction navale, la crise de l'économie qui sévit entraîne l'appauvrissement de la plupart des artisans alors que les commerçants s'enrichissent. Le phénomène ne surprend pas outre mesure car les études sur la période font amplement mention de fortunes érigées dans la construction navale et le commerce du bois et des denrées.53
75 La stabilité du niveau de richesse mobilière des journaliers et la paupérisation des artisans reflètent simplement la fragilité des fortunes des groupes populaires en temps de mauvaise conjoncture économique. Avec un maigre £6 pour tout avoir mobilier, les journaliers ne peuvent simplement plus absorber une baisse sans se départir de l'essentiel de leurs biens meubles. Quant aux artisans, malgré l'amélioration du niveau de fortune des maçons et les quelques changements mineurs chez les charpentiers, ils perdent entre 1825 et 1850 ce qu'ils avaient acquis au tournant du siècle.54 Cet appauvrissement signifie en fait que la kyrielle de nouveaux produits, qui envahissent le marché bas-canadien" et qu'on retrouve en grand nombre chez les plus fortunés, pénètrent à peine dans leur foyer. A cet égard, l'exemple des charpen tiers est assez éloquent; le dénuement dans lequel ils vivent frise parfois l'indigence. Et l'on sait qu'ils ne sont pas des exceptions parmi les artisans.
76 Dans la première moitié du XIXe siècle, le salaire quotidien d'un journalier varie de 2 s. à 2 s. 10 d., celui d'un artisan de 3 à 4 s. ; il en coûte rarement moins de 15 s. par mois pour le loyer et entre 13 et 15 s. pour une seule corde de bois, alors qu'il en faur une vingtaine pour chauffer une modeste demeure convenablement. Cela signifie en fait qu'un artisan doit compter entre 50 et 60 jours de travail par année pour s'acquitter de son loyer et entre 65 et 85 jours pour s'approvisionner en bois de chauffage.
77 Qu'une crise se produise, — elles sont nombreuses durant cette période: pensons à la récession dans la construction navale entre 1825 et 1834 ou encore à la grève de 1840 qui affecte quelque 5 000 travailleurs56 — et c'est la misère la plus complète. Un journaliste contemporain décrit assez bien la situation qui règne en temps de crise:
Les conditions de l'environnement matériel des travailleurs suscitent certaines interrogations quant aux conséquences de la pauvreté sur la consommation d'une part et sur la vie familiale d'autre part.
78 En parlant des différents produits de consommation, tels les vêtements, les ustensiles, le mobilier, etc., présents sur le marché de Québec vers les années 1820, un article de la Quebec Gazette rapportait: «everything in Quebec and Montreal is Brirish, to remove it would leave the cities bare». La brève analyse que nous avons faite des intérieurs domestiques des charpentiers indique que des produits importés existent (les horloges et certains tissus par exemple), mais certainement pas suffisamment pour confirmer cette assertion. S'il est vrai, comme le souligne une étude récente sur le sujet, que les manufactures locales étaient à peu près inexistantes et que la consommation de produits britanniques était devenue affaire courante,59 il faudrait poursuivre l'enquête et vérifier quand et jusqu'à quel point les produits britanniques ont été adoptés massivement par les couches populaires urbaines? La réponse à ces questions aiderait sûrement à préciser ce qu'est la culture ouvrière dans la première moirié du XIXe siècle.
79 La pauvreté n'influence pas uniquement la consommation et la qualité de la vie matérielle, elle modèle la vie familiale, le style de vie. Combien de familles de 3, 4 et 5 enfants vivent dans des espaces réduits (comme la famille du charpentiet Lavoix, par exemple), parfois sans chambre à coucher, alors que tout près d'elles des gens à l'aise habitent des maisons de plusieurs pièces dont chacune a une fonction spécifique? Certes, le fait que bon nombre de journaliers er d'artisans possèdent leur propre demeure les place dans une situation avantageuse par rapport aux ouvriers d'Angleterre de la même époque,60 mais les notions de vie privée et d'intimité, pourtant répandue depuis le XVIIIe siècle dans les milieux aisés, ne semblenr pas encore faire partie intégrante de leur vécu. «On ne peut cloisonner à l'infini des logements déjà minuscules à l'origine».61 La promiscuité, en grande partie le produit de l'indigence, et qui façonne la vie familiale, est certainement le lot de plusieurs d'entre eux, encore au milieu du XIXe siècle.
80 Il faudrait évidemment beaucoup plus que cette étude pour obtenir une idée vraiment juste du niveau de fortune, de l'environnement matériel et par voie de conséquence, de la culture des habitants de Saint-Roch. Élargir le territoire d'étude à toute la ville et à d'autres occuparions, étudier davantage la propriété, explorer tout le domaine des conditions de l'habitation et celui, beaucoup plus vaste, de la consommation sont autant de tâches indispensables à poursuivre. Les inventaires après décès comptent parmi les documenrs les plus importants qui devront être utilisés pour aborder ces questions. Mais encore là, de vastes pans du concret de la vie quotidienne nous échapperont.
* Nos remerciements s'adressent tout particulièrement à Nicole Castéran, Gaston Tisdel et Thiery Ruddel pour leurs judicieux commentaires de même qu'à G. Paquet et J.-P. Wallot dont les travaux Monique Peterson pour avoir dactylographié ce texte avec patience sur les inventaires après décès nous ont grandement inspiré. Nous tenons à remercier également François Morel et Christine Chartré pour leur participation à l'élabotation des tableaux préliminaires et Monique Peterson pour avoir dactylographié ce texte avec patience et diligence.