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Espace physique et culture matérielle du marchand-négociant à Québec au début du XIXe siècle (1820-1830)*

George Bervin
Université de Montréal

During the first half of the nineteenth century merchant-traders controlled the principal sectors of the economy in Quebec City. Characteris-tics, such as the exchange of a large volume of goods, diversified investments and a high social status, distinguished these men from the common merchant. In addition to serving as intermediaries between important trading-houses in Great Britain and Quebec City, these merchant-traders played an important role in the colonial administration. This mainly anglophone group enjoyed life-styles far superior to those of the rest of the population.

The object of this text is the reconstitution of the spatial environment and of the social and material culture of Quebec City's commercial bourgeoisie between 1820 and 1830. Our main source is the inventory after death, found at the National Archives in Quebec City (ANQ-Q)

Au cours de la première moitié du XIXe siècle, les marchands-négociants de la ville de Québec ont la mainmise sur les principaux secteurs de l'activité économique. Personnages très différents des petits marchands, tant par leur volume d'affaires et la diversification de leurs inves-tissements que par leur rang social, les marchands-négociants tiennent le sommet de la hiérarchie commerciale de la ville. En plus de servir d'intermédiaires entre les grands marchands de la métropole anglaise (avec lesquels ils sont en étroite relation) et les autres commerçants de la ville de Québec, ils entretiennent des liens privilégiés et se trouvent représentés au sein même de l'appareil d'État. Anglo-saxons pour la plupart, ces individus jouissent d'un style de vie très supérieur à celui de la moyenne de la population.

L'objet de ce texte est la reconstitution de l'environnement spatial et de la culture socio-matérielle de ce groupe qui constitue le pivot de la haute bourgeoisie de l'époque. Les données qui nous permettent d'étayer notre analyse proviennent en grande partie des inventaires après décès disponibles aux Archives nationales du Québec, à Québec (ANQ-Q). La décennie 1820-1830 est notre période de référence.

1 Le présent article tente de cerner ou de reconstituer l'es-pace physique et la culture matérielle des marchandsnégociants de la ville de Québec au cours de la décennie 1820-1830 afin de mieux connaître l'un des principaux groupes sociaux de l'époque. Jusqu'à présent, les études ayant trait à la première moitié du XIXe siècle ont peu abordé cet aspect de ce groupe social. Au point de vue de la méthode, nous avons constitué un échantillon des inventaires après décès ou de séparation1 des marchandsnégociants puis, nous avons retenu trois cas qui présentent le plus d'éléments communs avec l'ensemble, car il aurait été trop ardu de traiter de tous ceux apparaissant au tableau 1.2

2 Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire d'esquisser un bref portrait du marchand-négociant de cette période. Puis il sera question de sa famille, de sa (ou ses) résidence(s), à la fois du point de vue de la localisation géographique et de l'espace intérieur. Dans ce dernier cas, il s'agit d'une description des différents objets qui entourent le marchand-négociant dans le quotidien. Bref, c'est un modeste essai de faire l'histoire de la vie matérielle au XIXe siècle que nous tentons dans ce présent article. La vie matérielle, comme l'écrit Fernand Braudel, «ce sont des hommes et des choses, des choses et des hommes».3

Ⅰ - Le marchand-négociant

3 Le marchand-négociant dont nous traitons ici jouit d'un mode de vie souvent fastueux et certainement très audessus de la masse de la population, voire des simples marchands. C'est un personnage dominant du secteur économique de la ville de Québec au cours de la première moitié du XIXe siècle. Il s'agit d'un individu fort différent du petit commerçant de quartier. Au point de vue social, il n'est pas rare qu'il jouisse d'une profession de base autre que commerciale, généralement une profession libérale, ou encore, qu'il exerce un rôle dans l'administration publique en tant que conseiller législatif ou exécutif ou membre de la chambre d'Assemblée. Il peut également occuper un poste lucratif dans la fonction publique ou être tout cela à la fois.

4 Généralement, le marchand-négociant a reçu une certaine formation scolaire. Jamais n'avons-nous trouvé un acte notarié sur lequel il n'a pas signé très clairement. Ce n'est pas le cas du petit marchand qui, à l'occasion, fait montre d'une hésitation dans l'écriture, d'une signature tremblottante. Par ailleurs, il semble que le marchandnégociant soit une personne d'âge mûr, se situant entre 40 et 60 ans (ceci paraît d'autant plus plausible qu'au moment de la prisée de l'inventaire, on dénote souvent la présence d'enfants mineurs et majeurs). C'est un person-nage brassant des affaires sur une grande échelle et manipulant des sommes élevées pour l'époque, bien sou-vent au-dessus de £1 000 courant (égales à 24 000 livres de 20 sols). Il diversifie ses investissements, car en plus de posséder un magasin il s'occupe d'import-export, possède une ou plusieurs manufactures, un deuxième magasin dans une autre ville, des bateaux, etc. Il détient aussi des parts dans des scieries et prête même de l'argent. À ce sujet, il se trouve presque le seul à prêter de fortes sommes, à la fois à des individus et à d'autres marchands, en particulier les plus petits . Dans la section des dettes actives de l'inventaire après décès du marchand-négociant, le montant total des sommes qu'on lui doit peut dépasser les ℱ15 000 courant (360 000 livres de 20 sols).4

5 Un autre trait spécifique au marchand-négociant consiste en la multiplicité de ses liens d'affaires. En effet, il entretient des relations dans de nombreuses régions du Bas-Canada et à l'extérieur, souvent même aux Etats-Unis et en Europe. Il est en contact avec des représentants de toutes les couches sociales dont provient sa clientèle et se trouve bien au fait des situations économiques régionales et continentales.5

6 Les activités du personnage ne se limitent pas au négoce. Ainsi, on le retrouve parfois fondé de pouvoir ou procureur d'autres marchands-négociants ou de membres de l'administration lors de leur absence de la ville ou du pays. Il gère donc la fortune des autres à l'occasion et peut aussi être courtier. Quand un individu veut effectuer une transaction importante ou vendre une terre ou un bateau, il n'est pas rare qu'il fasse appel à un marchand-négociant. Celui-ci, par ailleurs, exerce un rôle direct dans l'économie de son milieu en contribuant, entre autres, à la création de petites entreprises ou de commerces gérés par d'autres, tels une distillerie, une boulangerie, un atelier de forgeron. Dans tous ces cas, on se rend compte qu'il possède des moyens matériels et financiers assez considérables car, en plus d'avancer l'argent, il n'hésite pas à fournir le local et même les stocks. Situation qui, dans bien des cas, lui permet d'avoir une mainmise directe sur certains petits commerces.

7 Le marchand-négociant se révèle aussi un gros propriétaire foncier. L'historiographie n'a pas assez insisté sur ce facteur dans l'étude de cette catégorie de marchands pour la première moitié du XIXe siècle bas-canadien. Or bien souvent, comme nous avons pu nous en rendre compte, une bonne partie de la richesse du marchandnégociant repose sur la propriété foncière.6 Sa présente à La campagne se traduit notamment par la possession de vastes étendues de terres boisées qui lui permettent d'accumuler du capital dans le commerce du bois, par la location de terres à des culrivareurs et par l'exercice d'une inrense activité spéculative. Bien souvent, le marchandnégociant se pose en concurrent redoutable pour les simples cultivateurs. Dans la ville même, il possède de nombreuses bârisses et divers emplacements commerciaux et résidentiels qu'il met en location ou en vente, selon ses besoins du moment en liquidités. L'importance de ce secteur doit être soulignée, car l'ensemble des marchandsnégociants détiennent des intérêts dans l'immobilier, domaine où s'effectuent des placements sans trop de risques. Tout se passe au cours de cette période 1820-1830 comme si les marchands-négociants voulaient systématiquement s'emparer d'un maximum de biens fonciers et immobiliers en ville er à la campagne. Il s'agit de 'l'accentuation d'un phénomène monopolistique commencé bien avant la période étudiée ici.7

Fig. 1. "Près de la cathédrale anglicane". Aquarelle de James Patterson Cockburn. Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de James Patterson Cockburn (Québec, Éditions Garneau, 1976). p, 104
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8 Les marchands-négociants contrôlent les différents secteuts essentiels de l'économie dans la ville de Québec, plus particulièrement entre 1820 et 1830. Ils constituent une aristocratie des affaires qui fait sentir sa présence dans les secteurs économiques les plus dynamiques et les plus rentables d'alors. Ces sphères d'activité sont diversifiées et concernent le commerce de gros et de détail, l'import-export, la construction navale, le commerce maritime, celui du bois, l'immobilier, le prêt d'argent, les banques (dont ils détiennent souvent la majorité des parts), les sociétés d'assurances et la représentation des grandes maisons commerciales britanniques dans la ville.

9 Quant à l'influence du marchand-négociant sur le plan social, elle s'avère évidemment assez remarquable. Présent dans toutes les branches de l'activité économique, il se trouve directement en contact avec les représentants de diverses couches sociales, ce qui lui permet d'entretenir des liens privilégiés avec des personnes influentes. On peut dès lors imaginer le formidable groupe de pression que peuvent former les marchands-négociants à cette époque sur le plan politique, et leur influence sur l'administration de l'État.8

10 Ces hommes, surtout des Britanniques, avec leur style de vie très au-dessus de celui de la moyenne de la population, sont ceux dont nous allons tenter de cerner l'espace physique et la culture matérielle.

II - La famille du marchand-négociant

11 Dans la société bas-canadienne, en particulier à Québec entre 1820 et 1830, celui que nous appelons marchandnégociant est avant tout un homme marié, avec femme et enfants, ou un veuf. À première vue, le couple mène une vie tranquille, à l'abri des difficultés matérielles. L'épouse provient souvent du même groupe ethnique que son mari; le tableau 1 donne une idée de cette tendance. Ainsi, 100 des marchands-négociants britanniques retenus ont épousé une Britannique; 80% des marchands-négociants canadiens-français ont épousé une Canadienne française, tandis que 20% d'entre eux choisissaient une Britannique. Nos recherches antérieures nous amènent à croire que les mariages mixtes chez les marchands-négociants concernent le plus souvent un Canadien français et une Britannique issue d'un milieu aisé.9 Cependant, et bien que notte échantillon ne le révèle pas, cela n'exclut pas le fait que de nombreux marchands britanniques aient épousé une Canadienne française.

12 L'épouse du marchand-négociant vit très bien, sur le plan matériel. La présence d'une domestique, et même dans certains cas de deux ou trois, lui permet une existence plus libre que celle des ménagères des autres groupes sociaux. Ne voit-on pas dans presque tous les gros inventaires «chambre des domestiques» ou «chambre des servantes»? Que fait alors pendant la journée cette femme qui dispose de son temps, ayant des serviteurs pour les travaux ménagers et autres? Malheureusement, nous ne possédons pas beaucoup d'informations à ce sujet. Mais certaines indications contenues dans les inventaires après décès laissent penser qu'à l'occasion, elle s'occupe des livres de comptes de son mari, tient le magasin (dans le cas où n'intervient pas un associé) ou encore, participe activement aux affaires de son époux. Ainsi, Margaret Ross continue de prêter de l'argent après la mort de John Ross, son époux;10 la même chose se produit dans le cas de la femme de William Measam. Cette situation pourrait ne pas paraître exceptionnelle si des recherches ultérieures venaient à démontrer, comme nous le pensons, que la plupart des épouses des marchands-négociants viennent elles-mêmes de familles d'affaires ou faisant en partie du négoce. S'occuper des affaires de son époux exige un certain degré d'instruction. Si on se réfère de nouveau au tableau 1, on se rend compte que 70.6% de ces femmes savent lire et écrire; pour les autres, les actes consultés ne nous renseignent pas, mais nous croyons que la majorité sont alphabétisées. En effet, ces femmes proviennent fréquemment d'un milieu aisé où l'instruction semble privilégiée, comme nous le laisse croire le fair qu'on engage des maîtres d'école pour les enfants. Or, si on se fie aux inventaires après décès de gens issus de toutes les couches sociales, dépouillées pour la période 1792 à 1835 et englobant Québec et sa région,11" on constate qu'une très nette majorité de femmes de cultivateurs, de charpen-tiers, de menuisiers et d'autres métiers à faible revenu déclarent ne savoir ni lire ni écrire. Par contre, pour la même période, les épouses de gros marchands et de profession-nels affirment toujours savoir lire et écrire, et elles signent les documents très clairement, sauf pour celles où les actes ne donnent pas d'indications.

Tableau 1 Famille du marchand-négociant (1820-1830)
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Source: greffes de différents notaires se trouvant aux ANQ-Q. (Archives nationales du Québec, à Québec)

13 La présence d'un piano et de' livres de musique dans leur résidence peut porter à croire que les épouses des marchands-négociants, ou leurs enfants, font de la musique. De même, les nombreux livres qui garnissent leur demeure - en particulier des romans et des livres de voyages - révèlent un certain degré de culture et tic connaissances. Ces femmes paraissent avoir des goûts dispendieux. Ainsi, la garde-robe de dame Angélique Paquet,12 épouse du marchand-négociant Michel Borne, compte 22 robes (6 robes de soie, 8 robes blanches, 8 robes d'indienne), 6 mantelets, 2 manteaux, 4 demi-perruques, 2 redingotes de velours de soie, 16 paires de bas et bien d'autres vêtements de qualité. Cette garde-robe remplie ne constitue pas un cas à part: toutes les femmes des marchands-négociants en possèdent une aussi complete, sinon même plus importante. On ne peut s'empêcher de penser que, même à cette époque, «l'habit fait le moine», car des motivations sociales profondes poussent sûrement ces dames à se vêtir avec autant de recherche et à faire de grosses dépenses à cette fin.

14 Au niveau de la maternité, contrairement à ce que nous croyions avant d'entreprendre cette recherche, le nombre d'enfants issus de ces familles se situe au-dessous de la moyenne bas-canadienne qui est de 7,2 eénfants par famille.13 Le tableau 1 nous fair voir qu'une seule famille a sept enfants; les autres couples en comptent entre trois et six. Mais peut-être ces chiffres auraient-ils pu varier légèrement si nous avions pu les obtenir tous. Nous n'avons pas trouvé beaucoup d'informations en ce qui regarde le genre de vie des enfants dans les actes notariés consultés; celles que nous avons obtenues l'ont été de façon indirecte. Par exemple, dans la section des dettes passives de certains marchands-négociants se trouvent des sommes dues à des maîtres d'école, ce qui signifierait que ces enfants disposent de professeurs particuliers ou qu'ils se rendent à la classe de ces maîtres. De toute façon, si l'on prend pour acquis que les parents jouissent d'un certain niveau d'éducation, il paraît raisonnable de croire que leurs enfants y ont accès eux aussi. Il faut, de plus, signaler le fait que des marchands-négociants siègent annuellement au sein de sociétés à caractère éducatif telles que la Société d'éducation du district de Québec14 et la Quebec Library (qui compte 4,000 volumes en 1826 et 5,000 en 1830).15 Ces marchands-négociants ont sûrement conscience de la nécessité et de l'utilité de l'instruction, puisque bien souvent ils ont eux-mêmes une autre profession, comme nous l'avons déjà indiqué.

Fig.2. "La rue Saint-Louis à Québec en 1830". Aquarelle de James Patterson Cockburn. Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de James Patterson Cockburn (Québec, Éditions Garneau, 1976), p.80.
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III - La résidence

15 Où donc résident ces machands-négociants et leur familles? Le tableau 2 montre clairement que leur préférence va à la haute-ville de Québec où vivent 64% d'entre eux. 27% habitent dans la basse-ville et 9%, aux alentours. Ils demeurent donc à 9 1 % dans la ville de Québec où se trouvent en même temps concentrée la majeure partie de leurs affaires. Ce groupe est installé dans les meilleurs quartiers de la ville et dans les plus belles maisons, le plus souvent des maisons en pierre de deux ou trois étages. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder les gravures et les peintures exécutées par des artistes de l'époque.16 Voyons une description de Cameron et Trudel faite à partir d'une aquarelle de James Patterson Cockburn:

La superbe maison à trois étages (avec ses cheminées détachées des murs) qui se trouve à l'extrémité de la rue [des Carrières] est une autre des demeures anglaises à toît en croupe érigées partout en ville par le maître-maçon John Philipps [...] Tout au bout de la rue des Carrières, la maison à deux étages qu'on aperçoit appartenait à l'influente famille Haie.17

Ce sont des résidences extrêmement confortables et très grandes. Une autre description illustre cette tendance:

Au coin de la rue Mont-Carmel s'élève l'élégante résidence de Joseph F.-X. Perrault, greffier de la paix. Sa maison, probablement érigée vers la fin des années 1820, est un bel exemple d'architecture néo-classique. Elle en reflète l'idéal d'harmonie par sa porte d'entrée centrale surmontée d'une fenêtre palladienne et coiffée par un fronton dans lequel s'inscrit un œil-de-bœuf.18

16 D'après l'aquarelle, cette maison de pierre est à deux étages, avec un grenier qui en fait toute la largeur.Ces résidences comportent, en moyenne, une douzaine de pièces. Le tableau 3 nous indique, par exemple, que la maison à deux étages de John Reinhart a cinq chambres à coucher (il faut probablement compter deux autres chambres au grenier qui constitue, en fait, un autre étage). Il convient de noter la similitude entre les trois maisons, toutes trois en pierre et à deux étages. Même si la maison de Pozer donne l'impression de contenir moins de pièces que les deux autres, il est fort à parier qu'elle se rapproche des dix pièces. Dans l'inventaire après décès de Pozer, on a omis de faire l'estimation des meubles et du contenu de la chambre de la domestique et de celles des quatre enfants, ce qui fait que ces chambres n'apparaissent pas dans le relevé. L'analyse d'une vingtaine d'inventaires de marchands-négociants permet d'affirmer l'existence d'au moins trois ou quatre chambres à coucher dans chaque demeure, en plus des autres pièces telles que la salle à manger (qu'il ne faut pas confondre avec la cuisine qui dispose également d'une table à dîner), «J'office» (qui doit servir de salle de travail), la «nursery» et même la salle des rieurs (probablement une serre), le salon, le hall ou corridor. La cour doit être d'une assez grande dimension puisque s'y retrouvent un hangar, une écurie et parfois une étable. Il ne faut pas oublier la cave où l'on entrepose généralement les vins, les spiritueux et autres aliments à l'approche de la saison froide.

Tableau 2 Lieu de résidence du marchand-négociant
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Source: greffes de différents notaires déposés aux ANQ-Q et les Quèbec Directories de 1822 et 1826.

17 Les marchands-négociants sont presque tous propriétaires de leur maison bien que le coût d'achat soit très élevé étant donné la localisation (surtout dans la hauteville), les dimensions (en moyenne une dizaine de pièces) et le matériel utilisé (la pierre, beaucoup plus résistante à l'usure que le bois et présentant moins de risques d'incendie). Nombreux sont les marchands-négociants qui prennent une assurance contre le feu; dans presque tous les cas, ils s'assurent à la Compagnie d'Assurance de Québec contre les Accidents du feu (Quebec Fire Assurance Company). Ceci s'explique par le fait qu'ils détiennent de nombreuses parts dans cette compagnie et qu'ils ont même contribué à sa création en 1816.19

18 Dans la haute-ville de Québec, pour la période 1820-1830, nous avons pu constater, suite à l'analyse de nombreux actes de vente, que les emplacements et les maisons coûtent généralement plus cher que dans la basse-ville et dans la banlieue (Charlesbourg, Cap-Rouge, Saint-Augustin, Sainte-Foy, Ancienne-Lorette, Jeune-Lortitt). Ainsi, de 1820 à 1835, le prix moyen d'une maison de pierre à deux étages, circonstances et dépendances, située dans la haute-ville s'établit entre £700 et £1 000 courant. C'est d'ailleurs dans la haute-ville qu'on retrouve le plus de maisons en pierre.

19 Les maisons de la haute-ville ne se vendent pas souvent, les propriétaires les lèguent plutôt à leurs héritiers.20 On peut avancer comme hypothèse que les gens aisés n'éprou-vent pas le besoin de vendre une maison dont la localisation peut être perçue comme un signe d'ascension sociale. À cela viennent s'ajouter la proximité des services hospitaliers, administratifs et éducatifs (le Séminaire de Québec, la Quebec Library) et le désir de se sentir entre gens de même intérêt économique, comme le souligne le professeur John Hare:

La Haute-Ville, ce quartier se distingue nettement des autres par le fort pourcentage des «profession-nels». En effet, plus de 80 pour cent de la catégorie «professions libérales» habite ce quartier. Tandis que la population active du quartier demeure stable entre 1795 et 1805 (une nette diminution de 4), les catégories «professions libérales» et «commerçants» augmentent de 39 personnes. Les Anglais qui ne représentent que 18 pour cent de la population ont une majorité absolue dans les deux catégories supérieures.21

Cette constatation montre clairement qu'un tel phénomène a débuté bien avant la période 1820-1830; cependant, quelques variations apparaissent par la suite comme, par exemple, l'augmentation du nombre des marchands et une présence plus active des francophones.

Fig. 3. "La rue Saint-Jean depuis le coin de la rue du Palais 1830". Aquarelle de James Patterson Cockburn. Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de James Patterson Cockburn (Québec, Éditions Garneau, 1976), p. 137.
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Tableau 3 Divisions de l'intérieur de trois résidences de marchands-négociants
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IV - L'espace intérieur

20 Habiter dans des maisons aussi grandes nécessite sûrement beaucoup d'objets pour les meubler. Sur ce plan, le marchand-négociant n'a rien à envier aux autres couches privilégiées de la population de Québec: sa maison est remplie de meubles de toutes sortes. Le mobilier se retrouve du grenier à la cave; toutes les pièces sont garnies, des chambres à coucher à la cuisine.

21 Tout d'abord, une mise au point s'impose avant de poursuivre notre description: les catégoties d'objets des tableaux 4 et 5 reflètent une tendance générale; elles sont les plus représentatives de ce qu'on trouve chez ces gens et regroupent des objets qui démontrent un certain luxe qu'on ne voit pas au sein de la population non aisée. Ainsi, n' entrent pas dans les tableaux 4 et 5 les catégories touchant les lits, la lingerie et les ustensiles d'usage courant; nous n'avons pas cru bon de leur accorder une attention particulière parce que tous les gens en possèdent pour leur usage quotidien. Tel n'est pas le cas, par contre, ~es verres à champagne ou d'un piano. (Il y a sûrement matière à faire une recherche très poussée sur les biens meubles des marchand-négociants; mais, ce n'est pas la preoccupation première de cet article. ) Nous nous sommes contentés ici de faire une description générale en essayant chaque fois que possible d'expliquer la présence de certains meubles.

Fig.4. "La rue Saint-Louis 1830". Aquarelle de James Patterson Cockburn. Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de James Patterson Cockburn (Québec, EÉditions Garneau, 1976), p.82.
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22 Tout d'abord, la maison du marchand-négociant bénéficie d'un éclairage exceptionnel; la présence denombreuses fenêtres nous est révélée par les inventaires après décès qui contiennent de nombreuses mentions de draperies et de rideaux. Ces rideaux servent surtout pour le salon, la salle à dîner et les chambres à coucher. Le soir venu, le problème de l'éclairage ne se pose pas car le marchand-négociant est assez bien pourvu en chandelles, fanaux ou lampes. L'éclairage à la chandelle semble cependant le plus répandu; les tableaux 4 et 5 dénotent cette pratique. On peut donc penser qu'étant bien éclairé le soir, le marchand-négociant peut jouir d'une vie nocturne assez active et prolongée.

23 Pour se chauffer, il bénéficie, là encore, d'un confort audessus de la moyenne. Chacun de ces marchands possède entre trois et six poêles (doubles ou simples). Le tableau 4, concernant John Reinhart, montre que celui-ci dispose de deux poêles simples complets et d'un poêle double complet, tandis que le tableau 5 tévèle quejohn Anderson a, quant à lui, six poêles simples complets. Le coût élevé de ces poêles, entre £3 et £8 courant, indique que le marchand-négociant est prêt à mettre le prix pour avoir le maximum de confort. L'endroit où sont placés ces poêles varie d'une maison à l'autre, sauf en ce qui concerne la cuisine où il y en a toujours un. Chez John Reinhart,22 par exemple, il y a un poêle dans la cuisine, un dans la nursery et un autre dans une chambre à coucher. Jacob Pozer,23 pour sa part, dispose d'un poêle dans le grenier, d'un dans le hangar et d'un autre dans la chambre a coucher. Par contre, dans la résidence de Michel Borne24 il y a un poêle dans presque toutes les chambres à coucher et un dans la cuisine. Enfin, chez Frederick Limpp,25, " les poêles se retrouvent dans la salle à manger, la cuisine et une autre pièce.

24 L'autre moyen couramment utilisé pouf le chauffage, c'est le foyer. De nombreux indices laissent supposer son utilisation fréquente. Au tableau 5, on constate que John Anderson possède un lot d'ornements de cheminée, des garde-feu et des pelles. Chez d'autres marchandsnégociants, on note la présence dans leur cave ou leur cour de nombreuses cordes de bois de chauffage et, enfin, de soufflets. De toute façon, vu la grandeur de ces maisons, il aurait été étonnant de ne pas retrouver de foyer dans une pièce commune, soit dans la salle à dîner soit dans le salon.

25 La catégorie I des tableaux 4 et 5 permet de constater une certaine surcharge du mobilier des marchandsnégociants, surtout si l'on considère que les objets qui y apparaissent ne constituent qu'une partie des biens meubles et qu'ils sont parmi les plus coûteux à l'achat. Par exemple, chez John Reinhart, se retrouvent 41 chaises en acajou et sept tables, en plus de ce que nous n'avons pas décrit, soit des chaises de cuisine, une table de cuisine, trois fauteuils et des meubles en bois ordinaire. Nous pouvons donc dès maintenant déduire que le nombre de meubles dans la maison d'un marchand-négociant est largement supérieur à la quantité de personnes qu'elle comprend. C'est la raison pour laquelle nous parlons de surplus. L'autre marchand, John Anderson, se retrouve un peu dans la même situation.

26 Quelle raison donner à cette quantité énorme de biens meubles qui dépasse les besoins réels du marchandnégociant? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées dont les plus pertinentes nous semblent être, premièrement, l'achat de biens meubles de grande valeur comme une sorte d'investissement à long terme; advenant une faillite il serait toujours possible d'avoir un bon prix pour ces objets. À ce sujet, la catégorie II des tableaux 4 et 5 s'avère révélatrice: on y voit des tapis importés, des bijoux, des pendules, des oeuvres d'art, tous des objets recherchés et dispendieux.26 Ce n'est peut-être pas un hasard si certains marchands-négociants vont jusqu'à placer dans un coffre-fort l'argenterie de la famille. Deuxièmement, tous ces biens meubles représentent peut-être le symbole d'une certaine réussite au sein de la communauté et confirment l'appartenance à un groupe spécifique, en l'occurence, celui des privilégiés. D'ailleurs, le fait d'avoir une résidence dans la haute-ville, pour presque chacun d'eux, ne constitue-t-il pas déjà un autre symbole d'appartenance et d'ascension sociale? Troisièmement, les rencontres sociales doivent s'avérer d'une grande importance pour le marcharid-négociant. Il nous semble qu'il reçoit beaucoup: nous avons pour indices le nombre élevé de chaises, de tables, l'omniprésence de la salle à manger, les dizaines de verres à vin, à champagne, les deux ou trois ensembles à dîner en porcelaine (en plus de celui de tous les jours). Ces services de vaisselle et d'argenterie de luxe ne servent sûrement pas de décoration: ils épatent la galerie, éblouissent les invités, leur montrent qu'on a les moyens. Nous pourrions même nous hasarder à dire que les objets des catégories II et III ont un impact psychologique sur les invités, dans la mesure où ils peuvent inspirer confiance à un éventuel client ou à des personnes avec lesquelles une discussion d' affaires s'impose après le repas (un bailleur de fonds, par expample). Et puis, quoi de plus logique et de plus facile si on veut tisser un réseau d'influences, d'alliances, et d'affaires, et asseoir une bonne réputation, que d'organiser des soirées au cours desquelles les invités sont accueillis royalement. Les caves bien garnies de vins fins et de spiritueux importés (énumérés lors de la prisée), en plus de révéler l'attriances du marchand-n'gociant pour les bonnes choses participent sûrement à cette action psychologique. Voilà qui mériterait une étude systématique: le rôle des soirées et des repas de la haute société bas-canadienne du XIXe siècle.

27 Nous avons beaucoup fait état du prix relativement élevé pour l'époque de certains membles. Pour souligner cet aspect, nous avons pris au hasard parmi notre échantillon d'inventaires quelques évaluations d'objets effectuées par les huissiers et les notaires. Parmi les biens meubles les plus chers, on retrouve les pendules et les horloges qui se situent entre £7 et £10 courant, et les tapis importés — Jacob Pozer a un tapis évalué à £10 courant. Les sofas, quand ils sont bourrés de crin, valent au-dessus de £8 courant, les bibliothèques (en noyer, en acajou), au-dessus de £6 courant, de même que certaines collections de livres. Ainsi, chez John Goudie,27 plusieurs volumes de l'Encyclopedia Britannica sont évalués globalement à £20 courant. Les commodes en érable, en acajou ou en merisier, sont estimées entre £3 et £7 courant. Une rable à cartes en acajou peut aller jusqu'à £7 courant, mais toujours au-dessus d'une livre; un fauteuil couvert d'indienne vaut un peu plus de £3 courant. Une armoire, selon la qualité de son bois, est évaluée à plus de £6 courant, un buffet en acajou à plus de £10 courant; le prix d'un secrétaire se situe entre £5 et £7 courant. Les objets de décoration, tels les miroirs, peuvent atteindre un peu plus de £6 courant lorsqu'il y a un cadre doré; une gravure peut atteindre jusqu'à £9 courant quand elle vient dans un encadrement doré. Un piano est évalué à £ 10 courant et plus; celui de John Reinhart vaut £20 courant et celui de John Goudie, £60 courant. Un coffre-fort ne dépasse pas £5 courant.28 Et enfin, on trouve une série de biens meubles d'une valeur supérieure à une livre courant: les chandeliers en argent ou en cristal, les mouchettes en argent, les ensembles de rideaux pour les fenêtres, les ornements pour la cheminée, les urnes, les pupitres, les chaises, les lits de plumes garnis et autres.

28 En ce qui a trait à l'argenterie, la prudence nous incite à ne pas donner de prix trop précis car nous avons l'impression qu'elle a été sous-évaluée par les huissiers-priseurs lors du relevé des inventaires. Nous nous basons sur le cas de John Reinhart qui ne constitue pas une exception. Ainsi, à la lecture du tableau 4, catégorie III, on constate qu'il possède à peu près 69 pièces d'argenterie qui sont évaluées approximativement à £27 courant, au cours de l'inventaire. Or, le procès-verbal de vente29 le concernant (un acte différent de l'inventaire) indique que 31 pièces d'argenterie ont été vendues pour £32 courant. Ce qui montre très clairement une nette différence entre le prix du relevé et celui du procès-verbal de vente. Cette situation nous porte à croire que le même phénomène s'est produit pour William Burns30 (222 pièces d'argenterie ont été évaluées, lors de l'inventaire, approximativement à £129 courant), de même que pour la plupart des autres marchands-négociants. L'état actuel de nos recherches ne nous permet pas d'expliquer les raisons qui ont poussé les estimateurs à sous-évaluer l'argenterie des marchandsnégociants. Cette situation s'avère d'autant plus inexplicable, pour le moment, que nous ne constatons pas ce phénomène pour les meubles, les poêles, les carrioles. Il peut y avoir, par contre, pour ces dernières, une variante de £2 à £4 courant entre le prix donné dans l'inventaire et celui du procès-verbal de vente.

Tableau 4 Biens meubles de longue durée du marchand-négociant John Reinhart
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29 L'imprécision de nombreux inventaires constituant notre échanrillonnage ne permet pas de relever une ten-dance générale des prix de la vaisselle. Cette imprécision provient du fait que l'huissier-priseur se contente souvent de mentionner des mots à la place de chiffres: un lot de tasses, soucoupes, ou un «set» à thé, un service de porcelaine complet ou incomplet. Il nous semble difficile de deviner le nombre de pièces dans un service, un «set» ou un lot. À la limite, pour nous faire une idée de la valeur de la vaisselle, nous avons pris comme exemples quelques prix figurant dans l'inventaire de deux marchandsnégociants. Dans celui de John Reinhart, un «set» de porcelaine incomplet vaut £2 courant; 25 couteaux et 25 four-chettes à manche d'ivoire valent au total £1 10 shillings; 21 assiettes à bord bleu sont évalués à 1 shilling 6 pence. Dans l'inventaire de William Burns, on a évalué sept douzaines de verres à vin à £2 12 shillings 6 pence, 23 flûtes à champagne à £1 3 shillings, quatre douzaines de verres à vin rouge à £1 3 shillings 6 pence, 23 carafes à £4 2 shillings 6 pence. Les enumerations ci-haut ne constituent qu'une petite partie de la vaisselle dont disposent ces deux marchands. En effet, nous avons pu constater que la plupart de ces hommes d'affaires possèdent chez eux de la vaisselle fine d'importation en assez grande quantité.

30 L'armoire à vaisselle contient généralement les morceaux suivants: verres à eau, à vin, à gelée, à liqueur, salières, saucières, moutardiers, vinaigriers, huiliers, beurriers, soupières, grands et petits plats, plateaux, cafetières, théières, pots à confiture, pots à lait, chandeliers assortis, tasses et soucoupes, services à dîner et à déjeuner et les boîtes à couteaux, fourchettes, cuillers. Bien souvent ces objets sont en porcelaine, en verre taillé, en cristal et en argent, et il ne faut pas les confondre avec la vaisselle ordinaire qu'utilise la famille tous les jours et qui se trouve dans la cuisine. L'armoire se range presque toujours dans la salle à dîner.

31 Les bijoux constituent un autre élément de valeur dans les biens de longue durée du marchand-négociant. Parmi les plus couramment portés, on trouve les montres de poche, les boutons à poignet, les épinglettes, les bagues, les tabatières, en or ou en argent. Presque tous les marchands-négociants possèdent une ou plusieurs montres et des bagues. Par exemple, William Burns dispose de bijoux évalués au total à £42 courant; on retrouve entre autres trois montres en or avec chaîne valant respectivement £18, £8 et £6 courant. La montre en or de John Reinhart est estimée à £5 courant, et ses cinq bagues en or à un total d'une livre courant. Après lecture des inventaires, nous pouvons constater que la montre en or avec chaîne est le bijou le plus dispendieux pour la période 1820-1830; il apparaît souvent comme le seul évalué audessus de £5 courant. De plus, il faut souligner que le marchand-négociant accorde une certaine importance à l'acquisition et à l'accumulation de pièces d'or.31

Tableau 5 Biens meubles de longue durée du marchand-négociant John Anderson
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32 L'analyse des principaux inventaires échantillonnés nous a permis de constater que l'intérieur de la maison de chacun des marchands-négociants se caractérise par la même disposition physique des pièces, c'est-à-dire la présence d'un salon, d'une cuisine, d'une salle à dîner et d'un office, et aussi par la présence du même type de meubles. La bibliothèque mérite par contre une attention spéciale. Comme on peut le voir au tableau 6, elle contient de nombreux livres de différentes sortes et, d'une résidence à l'autre, n'occupe pas toujours le même espace. On peut la trouver au grenier, dans le corridor, dans l'office et même dans la salle à dîner. Cette disposition correpond-elle au degré d'intérêt que la famille accorde à la lecture? Les documents consultés ne nous éclairent pas là-dessus. Toutefois, à la lecture des titres apparaissant au tableau 6, nous ne croyons pas que la bibliothèque serve d'objet décoratif. Certains volumes présentent un rapport avec l'activité professionnelle du marchand-négociant. Par exemple, la bibliothèque B montre les préoccupations de son propriétaire pour la navigation et, effectivement, John Goudie a des intérêts dans la construction navale. La bibliothèque E, quant à elle, révèle le souci de son propriétaire pour les questions liées aux institutions et aux affaires. N'eût été le fait que dans beaucoup de cas le huissier se contente de mentionner «différents ouvrages» sans les nommer, il aurait été intéressant, avec les titres se trouvant dans chaque bibliothèque, d'en arriver à identifier, même partiellement, les activités économiques exercées par les marchands-négociants. La bibliothèque a donc diverses fonctions; en outre celle de servir d'outil de travail au marchand-négociant et d'instrument de culture pour tous les membres de la famille. Ce dernier élément est confirmé par la présence d'un grand nombre de romans, de livres de géographie et d'histoire. La bibliothèque doit également répondre à une curiosité pour le reste du monde, soulignée par la présence de livres comme le Voyageur en Chine, A Narrative of Transactions in Bengal, L'Esprit des Lois de Montesquieu, Universal Story, Jewish Letters, Winter in Paris, Persian Letters (les trois derniers titres appartiennent à la bibliothèque du marchandnégociant Charles William Ross).

Fig. 5. "La rue Saint-Pierre à Québec en 1829". Aquarelle de James Patterson Cockburn. Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps de James Patterson Cockburn (Québec, Éditions Garneau, 1976), p.67.
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33 Si nous poursuivons avec la disposition du mobilier dans les principales pièces de la maison, nous constatons que généralement dans la chambre à coucher du marchand-négociant les éléments essentiels qui s'y retrou-vent sont: un lit garni, une commode, une chaise, une petite table, un tapis, un miroii à toilette, un grand pot à eau, un lave-main, des cadres auxquels s'ajoutent parfois un poêle simple et souvent des valises ainsi qu'un ou deux livres. La présence constante d'une table et d'une chaise dans la chambre à coucher laisse croire que le marchandnégociant doit, à l'occasion, travailler ou lire à une heure assez avancée de la nuit. Les nombreuses valises32" caractérisent une personne qui voyage assez souvent. L'otfice renferme les meubles suivants: un pupitre, une table, une ou plusieurs chaises, des gravures, un coffre-fort, un tapis et un miroir; à noter qu'il y a des miroirs dans presque toutes les pièces de la maison. Il ne faudrait pas croire que le coffre-fort se trouve dans l'office chez tous les marchands-négociants; certains l'installent dans la chambre à coucher. D'autres en possèdent plus d'un: un dans l'office, l'autre dans la chambre à coucher. La présence de ces coffres-forts dans les résidences ne doit pas nous faire croire à l'inexistence d'institutions bancaires à Québec à cette époque. Dès 1818, la Banque de Québec est en opération, suivie à la même époque d'une succursale de la Banque de Montréal; en 1822, le Quebec Almanac signale la présence de la Quebec Savings Bank, instituée en 1821. Il faut remarquer également l'apparition de banques n'offrant pas les services ordinaires, mais représentées à Québec par des agents qui financent des activités économiques, elles n'ont pas de succursales répertoriées dans le Quebec Almanac et ont des comptes, en patticulier, à la Banque de Québec.33

34 La salle à dîner, pour sa part, nous semble être bien aérée et spacieuse; plusieurs mentions de rideaux indiquent la présence de fenêtres dans cette pièce. Pour une enumeration des meubles les plus importants dans cette partie de la maison, nous avons retenu deux marchandsnégociants. Ils illustrent assez bien la tendance générale en fait de mobilier de salle à dîner que possède le groupe de marchands.34 Tout d'abord, la salle à dîner de John Reinhart contient une dizaine de chaises de merisier couvertes de maroquin, un sofa avec sa couverture, deux tables demi-lune en noyer, une table à dîner en acajou, une pendule, un miroir avec son cadre d'acajou, huit tableaux et un tapis. Celle de William Burns renferme sensiblement les mêmes objets: neuf chaises, un «sideboard», un «set» de table à dîner, une pendule, un tapis, deux lampes de «side-board», huit grands tableaux, neuf petites gravures, un jeu de «baggamond», une boîte chinoise avec des objets, une armoire à vaisselle et un poêle complet. La première constatation qui se dégage de ces descriptions, c'est que nous nous trouvons en présence de salles à dîner relativement grandes, puisqu'il y a de l'es-pace pour tant de meubles et qu'elles sont luxueusement meublées et décorées, très confortables avec le tapis, le poêle et le sofa. Elles doivent servir pour des jours hors de l'ordinaire et se trouver à même d'accommoder un assez grand nombre de personnes à la fois.

Tableau 6 Biblothèques des marchands-négociants
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35 Quant au salon, on le garnit généralement de sofas, de chaises, de tables à panneaux ou de tables à cartes, d'un tapis, de nombreux objets décoratifs, comme des miroirs, une pendule, des tableaux. Dans le salon de William Burns on retrouve, entre autres, un portrait du maître de maison, cinq chaises en palissandre et deux tables à cartes de même matière, des plateaux japonais, une boîte à thé en palissandre contenant du thé de Chine, un ensemble à café, un miroir avec un cadre doré, un devant de foyer et des ornements de cheminée et des chandeliers. Nous pouvons donc affirmer que le salon du marchandnégociant est meublé avec recherche et comporte de nombreuses pièces d'importation. L'ameublement qu'il peut contenir nous laisse penser qu'il s'agit là d'un endroit assez spacieux.

Tableau 7 Comparaison de la valeur des biens meubles par niveau de profession
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36 Notre description prend fin avec la cuisine dans laquelle on remarque un poêle, une grande table, plusieurs chaises, des bancs, les ustensiles ordinaires, tels que chaudrons, chaudières, poêles à frire, bombes, lèchefrites, moulin à café, rôtissoires, trépieds, moules à pâtisserie. À cela s'ajoutent un buffet ou une armoire et presque toujours des fers à repasser, des chandeliers ou des fanaux. Enfin, on note que peu d'objets décoratifs ornent les murs.

Conclusion

37 Voilà donc les différents meubles que renferment les résidences des marchands-négociants. À la suite de cette description, il nous est possible de conclure que les marchands-négociants mènent presque tous le même genre de vie, quelle que soit leur origine ethnique. Cependant, il est à souligner que beaucoup plus de Britanniques que de Canadiens français jouissent de ce niveau de vie très élevé. Les marchands-négociants possèdent pour la plupart une bonne instruction et une certaine culture; cette constatation s'applique également à leurs épouses. Sur le plan matériel, il semble exister certains écarts dans la valeur des biens mobiliers d'un marchand-négociant à un autre, correspondant sans doute à la différence des niveaux de fortune entre les membres du groupe. Cependant, comme nous l'avons déjà mentionné, ils sont presque tous propriétaires de leur(s) demeure(s) et n'hési-tent pas à dépenser beaucoup d'argent pour meubler leur intérieur; ceci vaut autant pour un marchand-négociant francophone que anglophone. Le mobilier dépasse toujours les besoins réels de la famille. Bien sûr, un marchand-négociant peut posséder trois ou quatre tables, deux pendules ou deux sofas de plus qu'un autre marchand-négociant, mais tous disposent d'un minimum commun.

38 Comme nous pouvons le constater, le tableau 7 indique clairement la domination des marchands-négociants, quant à la valeur moyenne des biens meubles qu'ils possè-dent, sur les autres groupes de la population, mises à part, bien entendu, les professions libérales. Pour le niveau III, nous avons intégré dans notre calcul une quinzaine d'individus de manière à obtenir un chiffre plus raisonnable pour le montant moyen car on se rend compte qu'un véritable fossé sépare le niveau I et le III; de même, l'écart est assez grand entre les niveaux I et II. Sur le plan de la vie matérielle, tant quantitativement que qualitativement, les marchands-négociants se situent donc nettement audessus de la moyenne de la population et figurent parmi les plus favorisés, même sur le plan culrurel. Pour la période 1820-1830, ils font partie des privilégiés au sein de la société de la ville de Québec.

* Ce travail fait partie d'un projet de recherche sur la civilisation matérielle du Bas-Canada dans lequel sont impliqués Jean-Pierre Wallot, Gilles Paquet, Jean-Pierre Hardy et David-Thiery Ruddel. Nous remercions Jean-Pierre Wallot pour ses précieuses suggestions.

NOTES
1 Pour en savoir plus long sur l'importance de l'inventaire après décès comme outil historique, voir l'article des professeurs Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, «Les inventaires après décès à Montréal au tournant du XIXe siècle, préliminaires à une analyse», RHAF, vol. 30, n" 2 (septembre 1976), et celui de Maurice Garden, «Les inventaires après décès: Source globale de l'histoire sociale lyonnaise ou Juxtaposition de monographies familiales», Cahiers d'Histoire, tome 12 (1967).
2 Pour plus de détails concernant la méthodologie utilisée, le lecteur consultera: George Bervin, Les marchands-négociants à Québec au début du XIXe siècle ( 1820-1830): une analyse socio-économique, mémoire de M. A., dactylographié, Université de Montréal, 1981, chapitre I.
3 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, tome 1, Les structures du quotidien: le possible et l'impossible (Paris, Armand Colin, 1979).
4 Il est intéressant de constater que le marchand-négociant dont il est question dans ce texte a de très nombreux points communs avec celui des XVIIe et XVIIIe siècles dont Fernand Braudel fait le portrait. Ce gros marchand, qui se trouve au sommet de la hiérarchie marchande,- Braudel le voit comme un personnage polyvalent, qui touche à presque tous les secteurs économiques. Parlant d'un entrepreneur qui, ayant élargi ses champs d'activité, fait fortune, l'auteur dit: «Le voilà marchand; faut-il s'étonner s'il s'occupe dès lors non seulement de dentelles, mais de mousselines, de denrées d'épicerie, de fourrures? La règle marchande s'est imposée à lui. Devenir et surtout être négociant, ce n'est pas avoir le droit, mais l'obligation de toucher, sinon à tout, du moins à beaucoup de choses.» (Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVIIe - XVIIIe siècle, tome 2, Les jeux de l'échange (Paris, Armand Colin, 1979), p.334.
5 Concernant les différents secteurs d'activité économique du marchand-négociant et leur description détaillée, nous renvoyons le lecteur intéressé au mémoire de l'auteur.
6 Nous ne voulons nullement ignorer ici la dynamique du commerce du bois et celui des gros contrats enlevés à l'administration civile et à l'armée. Ces deux activités ont sans nul doute contribué énormément à enrichir les marchands-négociants. Quant à la question foncière et immobilière, pour la région de Québec au début du XIXe siècle, nous poursuivons nos recherches à ce sujet et nous espérons faire part des résultats dans un avenir rapproché.
7 Ainsi pour Montréal en 1825, Paul-André Linteau et Jean-Claude Robert constatent l'importance du capital foncier dans l'ensemble du patrimoine économique de la bourgeoisie, en particulier de la bourgeoisie canadienne-française. Ils soulèvent même l'hypothèse que l'assise économique de cette bourgeoisie reposait sur le secteur foncier. Ils font remarquer, de plus, l'apparition d'une concentration. Si vers 1825 cette concentration ne fait que débuter à Montréal, comme l'affirment Linteau et Robert, à Québec, par contre, elle est en train de s'accentuer. Paul-André Linteau et Jean-Claude Robert, «Propriété foncière et société à Montréal: une hypothèse»,RHAF, vol. 28, n° 1 (juin 1974).
8 L'étude des professeurs Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, Patronage et pouvoir dans le Bas-Canada (1794-1812), un essai d'économie historique (Montréal, Les Presses de l'Université du Québec, 1973), bien que pottant sur les années précédentes, en constitue un bon indicateur. De plus, il ne faut pas oublier que les marchands-négociants sont dans une situation de privilèges constants et de favoritisme, comparativement à de nombreux autres groupes sociaux. Ils ne se trouvent pas seulement liés à l'appareil étatique, mais bien souvent, ils disposent de repésentants au sein même de cet appareil d'État. Il s'agit d'une situation avantageuse dont ne profitent presque jamais les marchands ordinaires.
9 Par contre, on ne trouve pas de forgerons ou de menuisiers fran-cophones qui se marient avec une Britannique; cependant, il arrive parfois qu'un avocat ou un autre membre des professions libérales épouse une Britannique.
10 ANQ-Q, Greffe de William De Léry, n° 311, 27-1-1827, Obligation de Thomas William à dame Margaret Ross; n° 319, 29-1 -1827, Obligation de John G. Thompson à dame Margaret Ross. Il serait trop ardu d'énumérer ici tous les actes; nous renvoyons le lecteur intéressé au greffe du notaire William De Léry, déposé aux ANQ-Q.
11 Ce dépouillement a été effectué pour le compte du professeur Jean-Pierre Wallot, dans le cadre d'une étude portant sur l'histoire socio-matérielle du Bas-Canada au début du XIXe siècle.
12 ANQ-Q, Greffe de Charles Maxime De Foy, n° 1201, 25-1-1830.
13 Jacques Henripin et Yves Péron, «La transition démographique de la Province de Québec», dans Hubert Charbonneau, La population du Québec: études rétrospectives (Québec, Les éditions du Boréal Express, 1973), p.32.
14 The Quebec A Imanac and British American Royal Kalendar, for the year 1826 (Québec, printed and sold by Neilson & Cowan), p. 197.
15 The Quebec Almanac and British American Royal Kalendar, for the year 1830 (Québec, printed and sold by Neilson & Cowan), p. 142.
16 Voir les multiples photos apparaissant dans le livre de Christina Cameron et Jean Trudel, Québec au temps deJames Patterson Cockburn (Québec, Editions Garneau, 1976).
17 Ibid., p. 101.
18 Ibid., p. 102.
19 Les Statuts Provinciaux du Bas-Canada, vol. 12, Québec, p.283. Acte pour incorporer la Compagnie d'Assurance de Québec contre les Accidents du Feu. 1826 (année d'incorporation) C. 11. Voir aussi le registre contenant la liste des souscripteurs et le nombre de parts qu'ils posèdent: ANQ-Q, AP-P-1738 (Fonds privés), Quebec Fire Assurance Company.
20 Pour de telles affirmations, nous nous basons sur le dépouillement de près de 700 actes de vente de terres et de maisons que nous avons effectué pour le compte du professeur Jean-Pierre Wallot, concernant la région de Québec pour la période 1820-1835. Les actes de vente d'emplacements et de maisons pour certains quar-tiers de la haute-ville s'avèrent rares. Par exemple, le dépouillement des actes de vente enregistrés par le notaire Archibald Campbell entre 1820 et 1835 ne nous a pas permis d'en retrouver un se rapportant à une rue de la haute-ville. La même chose s'est produite lors du dépouillement de plus d'une centaine d'actes de vente du notaire Roger Lelièvre.
21 John Hare, «La population de la ville de Québec, 1795-1805», Histoire sociale, vol. 7, n° 13 (mai 1974), p.38.
22 ANQ-Q, Greffe de Louis Panet, n° 263, 11-6-1821, Inventaire après décès de John Reinhart.
23 ANQ-Q, Greffe de Thomas Lee, n° 21, 24-10-1822, Inventaire après décès de Jacob Pozer.
24 ANQ-Q, Greffe de Charles Maxime De Foy, n° 1201, 25-1-1830, Inventaire après décès de dame Angélique Paquet, épouse de Michel Borne.
25 ANQ-Q, Greffe de de Louis Panet, n"45, 29-1-1820, Inventaire après décès de Frederick Limpp.
26 À notre avis, certains meubles et objets à l'intérieur de ces maisons ont parfois une fonction sociale bien déterminée. C'est en quelque sorte un symbole qui démontre l'appartenance à une couche sociale déterminée. L'étude de Baudrillard est révélatrice à ce sujet, en expliquant le rôle social ptécis de certains meubles à l'intérieur des maisons bourgeoises, meubles qui témoignent de l'aisance matérielle de leur propriétaire. Jean Baudrillard, Le système des ' objets (Paris, Editions Gallimard, 1968).
27 ANQ-Q, Greffe de Thomas Lee, n° 1, 10-1-1825, Inventaire après décès de John Goudie.
28 Nous inscrivons ce chiffre sous toute réserve, car, dans bien des cas, les dimensions n'apparaissent pas; on peut toutefois penser que pour ce prix, il s'agit d'un coffre-fort moyen.
29 ANQ-Q, Greffe de Louis Panet, n° 278, 3-7-1821, Procès-verbal de vente des effets mobiliers de John Reinhart.
30 ANQ-Q, Greffe de Errol Boyd Lindsay, n° 1158, 30-9-1829, Inventaire après décès de l'honorable William Burns.
31 Un exemple parmi d'autres est celui de William Burns, marchand et membere du Conseil législatif du Bas-Canada. Son inventaire après décès montre qu'il avait chez lui, en différentes monnaies d'or, la somme de £3 541 courant. Il faut noter qu'il s'agissait là d'une première évaluation et que, si l'on considère qu'il y avait bien souvent une sous-estimation lors du relevé, il faudrait conclure à un chiffre définitif beaucoup plus important. ANQ-Q, Greffe de Errol Boyd Lindsay, n° 1158, 30-9-1829.
32 Par exemple, l'estimateur a dénombré sept valises dans la chambre à coucher de John Munro. A notre connaissance, tous les marchands-négociants n'en possèdent pas autant; il est plus fréquent d'en rencontrer trois ou quatre. ANQ-Q, Greffe de Charles Maxime De Foy, n°275, 9-5-1825, Inventaire après décès de John Munro.
33 En effet, à la lecture des Ledgers de la Banque de Québec pour les années 1820 à 1831, nous avons constaté que les banques suivantes y possédaient un compte: la Banque du Canada, la Bank of Kingston, la Bank of Burlington et autres.
34 Cette caractéristique particulière aux marchands-négociants de posséder les mêmes biens meubles provient, d'après nous, d'une influence réciproque, puisqu'ils se fréquentent souvent et se trou-vent même voisins. Ainsi, lorsqu'il s'agit de vendre les meubles d'un marchand-négociant, pour des raisons de succession, de fail-lite ou autres, nous constatons qu'une bonne partie des acheteurs font partie du même groupe. À ce sujet, les procès-verbaux de vente s'avèrent très révélateurs: on n'a qu'à lire ceux de John Reinhart et de William Burns pour constater que, lors de la vente de leur mobilier, d'autres marchands-négociants figurent parmi les acheteurs les plus actifs. Ensuite, nous croyons que posséder certains biens meubles doit être le signe d'une appartenance à un même groupe social ou d'une réussite financière. ANQ-Q, Greffe de Errol Boyd Lindsay, n° 1285, 15-4-1830, Procès-verbal de vente des biens mobiliers de William Burns; Greffe de Louis Panet, n° 278, 3-7-1821, Procès-verbal de vente des biens mobiliers de John Reinhart.