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La sous-traitance et l'exploitation forestière en Mauricie (1850-1875)

Benoît Gauthier
Université du Québec à Trois-Rivières

The big entrepreneurs with large land leases and the subcontractors who received logging contracts from them were the principal actors in the organization of logging taking shape in the nineteenth century. How were things organized? What part did the subcontractors play in the control of logging operations? What were the physical working conditions of subcontractors? These are some of the questions answered in this article. The author also shows how the way operations were organized served to isolate the workers in small groups and helped to preserve the status quo with regard to working conditions.

Les gros entrepreneurs forestiers qui détiennent en location de larges concessions et les sous-traitants qui reçoivent d'eux des contrats de coupe sont les piliers de l'organisation de l'exploitation forestière qui prend forme au XIXe siècle. Comment cette organisation a-t-et'le fonctionné? Quelle est la part des sous-traitants dans le contrôle de l'exploitation forestière? Quelles sont les conditions matérielles de travail de ces derniers? Voilà quelques questions auxquelles l'auteur répond dans cet article, mais on y verra aussi comment la structure de l'organisation concourrait à isoler les travailleurs en petites unités, ce qui a contribué à maintenir le statu quo dans les conditions de travail.

1 Au XIXe siècle, l'exploitation forestière constitue le principal moteur de l'économie québécoise. Celle-ci a favorisé la mise en place d'un réseau complexe de relations liant la paysannerie à l'économie forestière. Nous connais-sons assez bien maintenant la diversité de ces liens1 bien que certains aspects de la question, telle la sous-traitance, aient été très peu étudiés.2

2 Pour situer l'importance de la sous-traitance dans l'ensemble du processus d'exploitation forestière, il faut d'abord souligner que les entrepreneurs forestiers,3 c'est-à-dire ceux qui détiennent en location les concessions et les exploitent, sont les principaux agents responsables du développement de l'économie forestière au Québec. Ils ont la main haute sur l'ensemble des activités et comme nous le démontrerons dans cette étude, ils exercent un contrôle assez strict sur la sous-traitance. Cette dernière constitue tout de même un rouage important de l'exploitation forestière, non pas en raison de l'ampleur des opérations qui lui sont dévolues, car son rôle est très marginal durant la période 1850-1875, mais par le type d'organisation qu'elle i nstaure et qui deviendra 1 un des piliers des opérations forestières au XXe siècle. De plus, son importance tient au fait qu'elle a donné naissance à une forme d'entrepreneurship en milieu rural qui a contribué à la transformation de la paysannerie aux XIXe et XXe siècles.

3 En tant que mode d'organisation du travail, la soustraitance apparaît comme l'un des moyens auxquels ont recours les grands concessionnaires pour assurer la valorisation maximale de leurs capitaux investis dans l'exploitation de la forêt; elle apparaît, d'autre part, comme l'une des formes de l'articulation de la paysannerie à l'économie générale en dehors de la sphère de la production agricole.

4 Nous insisterons davantage sur ce dernier aspect en tenant compte de l'évolution de l'organisation des opérations forestières au XIXe siècle en Mauricie. L'une des caractéristiques majeures de cette évolution est la concentration des capitaux entre les mains d'une poignée de grands entrepreneurs, dont l'effet est d'écarter de plus en plus les petits exploitants de la participation directe à l'organisation. Nous n'abordons pas ici la question des capitaux, car la présente étude vise essentiellement à montrer comment les petits exploitants forerstiers sont tenus à l'écart du contrôle des opérations. Pour cela, il faut situer l'émergence de la sous-traitance, décrire ses fonctions et analyser les conditions spécifiques qui lui sont imposées.

I. L'émergence de la sous-traitance

5 L'exploitation commerciale de la forêt de l'arrière-pays mauricien démarre de façon décisive au cours des années 1820 et 1830. En 1825,4 l'américain Truman Kimpton fait construire une scierie sur la rivière du Loup dans le Township de Hunterstown.5 Une dizaine d'années plus tard, soir en 1834, William Price achète et réanime une scierie à Saint-Stanislas et lance l'exploitation forestière le long de la rivière Batiscan.6 Jusque vers 1850, ces deux cours d'eau constituent les principaux axes de l'exploitation de la matière ligneuse en Mauricie.

6 Lorsque le monopole des Forges Saint-Maurice7 sur une vaste étendue de terre bordant le Saint-Maurice est aboli en 1846, George Baptist, associé à John et Thomas Gordon, fait construire dès l'année suivante une scierie au rapide de la Gabelle à Saint-Etienne-des-Grès. A la fin des années 1840, l'État procède à la division du territoire en concessions forestières. Au cours des premières années de la décennie de 1850, il fait exécuter des travaux sur la rivière Saint-Maurice — construction d'estacades et de glissoires — de manière à rendre accessibles les immenses res-sources de l'arrière-pays. Dès cette décennie, le Saint-Maurice s'impose comme l'épine dorsale d'un espace forestier aux dimensions gigantesques intégrant une zone agricole en expansion de chaque côté du puissant affluent vers la lisière des Laurentides.

7 L'émergence de la sous-traitance dans le système d'exploitation forestière au Canada est étroitement liée à l'instauration, en 1826, d'une politique gouvernementale de concession d'espaces forestiers qui modifie substantiellement les pratiques en vigueur. Le gouvernement assurait aux concessionnaires des privilèges exclusifs sur de vastes étendues de forêt, mais du même coup, les petits exploitants étaient pratiquement évincés des nouveaux territoires ouverts à la coupe, car les mises de fonds exigées pour les locations et l'exploitation des bois — droits et frais de chantier — étaient beaucoup trop importantes pour eux. Ces petits exploitants deviendront alors des jobbers, c'est-à-dire des sous-traitants, ou joindront les rangs de la main-d'oeuvre salariée au service des grands entrepreneurs.

8 D'après les témoignages recueillis lors de l'enquête sur le commerce du bois en 1835,8 le phénomène de la sous-traitance a déjà une importance considérable. Ainsi, aux enquêteurs qui 1 interrogent sur les personnes qui approvisionnent les scieries, MaCrae de Blairfindee (région de l'Acadie) répond:

9 Les personnes qui fournissent les moulins de billots sont ordinairement des contracteurs et non des fermiers, qui pour la plupart, employent des sous-contracteurs, les derniers achètent les bois debout, engagent du monde pour couper les billots, et d'autres pour les mener aux rivières d'où ils sont mis en cajeux et amenés aux moulins.9

10 Son témoignage révèle l'existence de deux palliers de sous-traitants, précisant toutefois que ceux-ci ne vont pas faire la coupe sur les concessions forestières d'un entrepreneur mais achètent des paysans les arbres qu'ils abattent.10 Il s'agit là, croyons-nous, d'un cas d'espèce où le domaine forestier se confond avec le domaine agricole. Ailleurs, en dehors de l'oekoumène agricole, les petits exploitants forestiers à la solde des entrepreneurs vont couper sur les réserves forestières de ces derniers. Et dès cette époque, cette pratique commence à se répandre en Mauricie.

Fig. I. Piliers auxquels sont attachées des estacades à l'embouchure du Saint-Maut ice vers 1920.
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(Photo: Archives nationales du Québec-Trois-Rivières, fonds Saint-Maurice River Boom.)

11 Les premières indications précises relatives à la soustraitance dont nous disposons pour la Mauricie datent de 1835,11 année au cours de laquelle William Price passe quelques contrats de coupe sur des terres non-concédées de la seigneurie de Batiscan.12 Au fil des ans, cette façon de procéder ira en s'amplifiant. Au cours de la décennie de I860, un petit groupe de gros sous-traitants commence à se former. Ceux-ci ne se contentent plus d'accepter des contrats de coupe des entrepreneurs et de les exécuter avec leurs propres moyens de production. Désormais, ils les subdivisent entre plusieurs petits exploitants et se réser-vent un bénéfice sur la transaction.

12 De ce mouvement émerge un petit groupe de capitalistes ruraux qui occupe la place des entrepreneurs dans le processus d'insertion de la paysannerie dans l'économie forestière. Il ne faut pas voir en cela une simple substitution de capitalistes; la position intermédiaire et dépen-dante des sous-traitants nous interdit de conclure en ce sens. Nous devons plutôt considérer la sous-traitance comme un point d'appui des stratégies du grand capital. Elle le seconde; elle en assume des fonctions mais dans des rapports de subordination.

13 C'est à la faveur d'une conjoncture favorable de l'activité forestière en Mauricie qu'émergent les gros sous-traitants. En effet, entre la saison 1864-1865 et la saison 1873-1874, la coupe du pin blanc et rouge est passée de 179 548 pièces par année à 366 104; celle de l'épinette blanche et rouge de 34 296 à 150 086.13 Au même moment, les rénumérations versées aux sous-traitants augmentent considérablement, particulièrement entre 1865 et 1870.14 Par contre, cette vague de prospérité ne s'est pas traduite par une plus grande participation des sous-traitants aux opérations forestières, ni par le passage de gros sous-traitants au rang d'entrepreneurs. D'après les données partielles que nous possédons,15 les sous-traitants ne semblent pas avoir augmenté leur capacité de production. Durant la période 1861-1865, la moyenne annuelle des quantités de billots livrés à la sous-traitance s'élève à 13 170; entre 1866 et 1870, cette moyenne tombe à 11 440 et à 8 670 entre 1871 et 1875. Ce fléchissement dans les quantités de billots livrés à la sous-traitance, contrairement à ce qu'on pourrait en attendre, ne se traduit pas par la régression de cette activité — le nombre des sous-traitants augmente durant la période — mais par la diminution de l'importance des contrats de coupe une fois redistribuée par les gros sous-traitants aux petits exploitants. Ce phénomène s'explique par la place spécifique occupée par la sous-traitance dans l'exploitation forestière.

Fig. 2. La glissoire de Shawinigan vers 1900.
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(Photo: Pinsonneault, Archives du Séminaire des Trois-Rivières, [ASTR].)
Fig. 3. Les concessions de trois entrepreneurs en 1872-1874. D'après les données fournies par Guy Gaudreau.
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(Photo: Groupe de recherche sur la Mauricie.)

Ⅱ. La fonction de la sous-traitance

14 Les entrepreneurs mauriciens qui ont investi des capitaux considérables dans l'industrie du sciage et dans la location de vastes réserves forestières se sont portés acquéreurs d'une bonne partie des équipements nécessaires à leurs opérations forestières. George Baptist, par exemple, déclare être propriétaire en 1861 de 100 chevaux et de 20 paires de boeufs; la valeur des seuls chevaux se chiffre à plus de 9 000 dollars.16 Le cas de Baptist n'est pas unique. Dans une lettre qu'il envoie au Commissaire des Terres de la Couronne en 1867, Georges-Alexandre Gouin, réclamant de nouvelles concessions forestières après en avoir cédé d'autres à des entrepreneurs américains, appuie sa demande sur le fait qu'il possède une grande quantité d'instruments de chantiers: «... je me suis réserver [sic] le bois que j'avais coupé l'hiver dernier et tous [sic} le matériel nécessaire à mes opérations tels [sic] que chevaux, voitures, outils/.../ [.] Enfin tous [sic] ce qui est nécessaire à l'emplois [sic] de 500 hommes et au service de 80 chevaux avec de plus tout mon matériel de drive [sic]».17

Fig. 4. Campement d'un petit sous-traitant avec sa famille vers les années 1920.
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(Photo: ASTR.)

15 Les entrepreneurs forestiers retiennent les services des sous-traitants seulement lorsqu'ils trouvent avantageux de défrayer certaines opérations à forfait au heu de procéder à de nouveaux investissements dont la rentabilité est douteuse. C'est sur les concessions forestières marginales que le risque est le plus élevé. Par contre, le bois qu'elles ren-ferment présente une certaine valeur, surtout à une période où la demande est forte et où les centres d'abattage atteignent les confins du domaine forestier.18 En distribuant ces coupes à forfait, les entrepreneurs ne paient que pour les bois coupés, ce qui élimine le risque d'investir sur des terrains à faible potentialité ou d'exploitation malaisée. Les sous-traitants auront donc la responsabilité de tirer le meilleur parti de ces concessions qui, autrement, seraient laissées inexploitées.

16 Pour illustrer ce phénomène nous retiendrons quelques exemples que nous fournissent les marchés de billots. Dans plusieurs d'entre eux, surtout à la fin de la période étudiée, il est spécifié que le sous-traitant doit prendre «tout le bois propice à faire des billots» sur une ou plusieurs concessions forestières.19 Voilà qui indique assez clairement que les ressources sont sur le point de faire défaut sur ces terrains. Le fait que les sous-traitants n'apparaissent sur certaines concessions que 10 ou 15 ans après la première date d'affermage fournit un bon exemple de cas où les entrepreneurs ont exploité les arbres d'accès plus facile. Un autre exemple est celui de l'exploitation par les sous-traitants de concessions éloignés du centre principal des opérations d'un entrepreneur. Ainsi la plupart sinon la totalité des marchés de billots passés entre G.B. Hall et des sous-traitants indiquent que le bois est à prendre sur une concession de Hall à la rivière Mékinac. Or les concessions de Hall forment un bloc à l'extrémité ouest de la rivière Matawin, ce qui fait de celle de la Mékinac une concession décentrée par rapport à l'ensemble dont elle fait partie (fig. 3).

17 Dans ces conditions, la sous-traitance évolue en marge des activités des grands entrepreneurs. Ne pouvant concentrer leur production, les sous-traitants sont contraints de morceler leurs opérations en de multiples sous-unités de production. C'est précisément ce que font les gros soustraitants en distribuant leurs contrats de coupe entre plusieurs petits exploitants. Un tel morcellement échappe à la concentration des moyens de production au sein d'une même organisation. Pour l'entrepreneur, ce type d'organisation répond à la nécessité de l'exploitation maximale des concessions. Et le maintien de ce type d'organisation est rendu possible par le fait qu'il se fonde essentiellement sur la participation du monde rural.

18 Les formes que revêt la participation du monde rural à l'organisation de la sous-traitance nous sont encore inconnues. Cependant nous possédons quelques éléments qui nous permettent d'avancer l'hypothèse que la famille paysanne, plus particulièrement la famille élargie constitue l'un des piliers de base de ce type d'organisation. A la parenté s'ajoute aussi le regroupement des voisins, de sorte qu'il est assez rare que les petits sous-traitants fassent appel au travail salarié en dehors de ce milieu. Ainsi une famille complète ou tout un rang est intégré de la sorte à l'économie forestière. Nous croyons qu'il ne faut pas voir en cela une simple façon d'organiser la production, mais aussi une manière de répartir les contrats de coupe au meilleur coût possible.

19 Chez tous ces petits exploitants forestiers, la production est faiblement concentrée. C'est ce que démontre les données relatives à l'importance des coupes données à contrat. Entre 1871 et 1875, les coupes de 500 billots et moins représentent 74,2% de l'ensemble (voir Tableau I). Si l'on ajoute la classe des 501 à 1 000 billots, cela nous donne 88,7% de coupes de 1 000 et moins. Encore faut-il signaler l'existence pendant cette période, d'un nombre considérable de coupes inférieures à 300.

20 Le fractionnement des activités de coupe entre les soustraitants n'est pas constant pour l'ensemble de notre période. Les premiers sous-marchés apparaissent en 1859, et se généralisent après 1865 où nous constatons une nette progression des sous-marchés: plus de 75% des bois à couper par les sous-traitants sont donnés en sous-marchés. Par ailleurs, la moyenne annuelle des quantités de billots par coupe régresse depuis le début de la période, particulièrement après 1870 où elle passe de 1 100 entre 1866 et 1870 à seulement 548,7 entre 1871 et 1875 (voir Tableau Ⅱ). Le fait le plus troublant est que cette régression correspond à un mouvement de croissance dans l'exploitation forestière en Mauricie. Cela nous conduit à constater la diffusion croissante de l'activité de sous-traitance par l'isolement des petits exploitants sur les terrains marginaux.

III. Les conditions spécifiques de la sous-traitance

21 Le développement de la sous-traitance s'inscrit dans un cadre défini de relations entre les entrepreneurs et les soustraitants. C'est ce cadre que l'étude des conditions spécifiques de la sous-traitance a pour objet de définir. Nous y verrons d'une manière plus concrète la subordination de l'activité des sous-traitants à celle des entrepreneurs ainsi que le contrôle exercé par ces derniers sur la coupe forestière.

22 Les actes notariés se rapportant aux marchés de billots décrivent une bonne partie des liens qui unissent les soustraitants aux entrepreneurs. Le marché de billots est un acte juridique par lequel un sous-traitant s'oblige envers un entrepreneur à couper, selon certaines conditions (qualité, dimensions, délais, prix, etc.), une quantité plus ou moins précise de billots. Le marché définit la relation entre deux catégories d'exploitants forestiers: les entrepreneurs et les sous-traitants; ces derniers occupant une position subordonnée.

23 Ces rapports ne sont pas que juridiques, ils comportent une dimension sociale importante: celle de l'intégration de la paysannerie à l'économie capitaliste par le truchement de l'exploitation forestière. Ici, le marché de billots précise quelques-unes des modalités de cette intégration pour un groupe spécifique d'individus. C'est à titre d'entrepreneurs capitalistes que les gros sous-traitants (ces intermédiaires entre les entrepreneurs et les petits exploitants) oeuvrent dans le secteur de l'exploitation forestière. Concrètrement, cela signifie qu'ils recourent à une forme ou une autre de salariat et s'approprient les fruits du travail de la communauté paysanne. Grosso modo, nous pouvons qualifier ainsi les conditions spécifiques de la sous-traitance: faire d'un groupe de petits capitalistes un simple canal qui facilite l'exploitation de la paysannerie, par l'établissement d'une dépendance étroite.

24 Les contraintes de la sous-traitance20 sont de deux ordres: d'une part, l'entrepreneur exige des garanties pour s'assurer de l'exécution du marché; d'autre part, il impose des restrictions au contrat et au pouvoir de contracter du sous-traitant.

25 Parmi les garanties, la plus répandue est celle des retenues sur le paiement de billots. Rares sont les marchés où les montants dûs au sous-traitant sont payés intégralement à chacune des livraisons de billots. Selon les entrepreneurs, ces retenues se chiffrent entre le quart et le tiers du montant à verser aux sous-traitants, déduction faite des avances le cas échéant.21 Les montants ainsi retenus sont versés au sous-traitant quand le marché est entièrement exécuté, soit à la dernière livraison, soit dans les deux ou trois premiers mois qui suivent l'accomplissement du marché. Mais, en aucun cas, ces retenues ne portent intérêt en faveur du sous-traitant.

26 Parmi les autres moyens dont dispose l'entrepreneur pour contraindre le sous-traitant à exécuter les travaux prévus au contrat, on doit mentionner les hypothèques sur la ou les propriété(s) foncière(s) du sous-traitant. Cette pratique est encore difficile à cerner. Elle s'applique aussi bien aux petits qu'aux gros marchés, qu'il y ait eu ou non des avances accordées. Le même entrepreneur, pour une même saison, peut demander l'hypothèque des propriétés d'un sous-traitant tandis qu'il ne l'exigera pas pour un autre, même si ce deuxième marché est jusqu'à dix fois supérieur au premier. Cette pratique est, par conséquent, extrêmement variable et semble liée à des motifs extérieurs au contrat où la réputation du sous-traitant est prise en compte. Dans certains cas, au lieu de l'hypothèque, l'entrepreneur exigera que le sous-traitant lui cède la propriété de ses équipements de chantier le temps de l'exécution du marché. Ce qui illustre d'une manière encore plus concrète sa dépendance à l'endroit de l'entrepreneur.

TABLEAU I Distribution des coupes par période de cinq ans entre 1851 et 1875*
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TABLEAU II Distribution annuelle moyenne par période de cinq ans des quantités de billots par marchés et sous-marchés (1851-1875)
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27 À ces garanties s'ajoutent aussi les pénalités. Ces dernières consistent en une amende imposée au sous-traitant s'il ne coupe pas dans les délais requis la quantité de billots prévue dans son contrat. Cette clause, introduite dans les contrats de George Baptist à la fin des années 1850, disparaît une dizaine d'années plus tard. Cette pénalité se chiffrait à environ 20% du prix des billots si ceux-ci avaient été coupés.

28 Somme toute, on s'aperçoit que ces diverses clauses de garanties visaient surtout à contraindre le sous-traitant au respect du contract. Par contre, malgré toutes ces mesures coercitives, il semble bien que les sous-traitants ne se soient pas toujours conformés aux ententes initiales. La découverte de «protêts» pour non respect de marché de billots illustre bien ce phénomène. Dans ces actes nous retrouvons les doléances des entrepreneurs et des soustraitants. La position des entrepreneurs est sensiblement toujours la même: le sous-traitant a manqué à son devoir, donc l'entrepreneur exige, en invoquant les clauses du contrat, qu'il respecte l'entente initiale, sans quoi des poursuites en dommages et intérêts seront intentées. Les réponses des sous-traitants à ces accusations sont multiples. Tantôt, ils se défendent en invoquant le fait qu'ils n'ont pas trouvé sur la concession désignée tout le bois nécessaire pour accomplir leur marché. Ou bien, ils disent ne pas avoir reçu les avances promises et que, conséquemment, ils ne réintégreront leurs chantiers que lorsque ces avances leur seront versées. Ou encore, ils prétendent que les inspections ne sont pas faites aux moments prévus, ce qui retarde le paiement des billots.

29 Passons maintenant aux restrictions. Dans la clause portant sur le bris de contrat, il est stipulé que l'entrepreneur se réserve le privilège de rompre le marché s'il juge que les travaux entrepris par le sous-traitant n'avancent pas assez rapidement, ou s'il a de bonnes taisons de croire que le sous-traitant ne sera pas en mesure de remplir les conditions du marché dans les délais prévus. Il y est ajouté que l'entrepreneur peut reprendre à son compte le chantier du sous-traitant, aux frais et avec les équipements de ce dernier. Cette disposition nous laisse entendre que si l'entrepreneur délègue au sous-traitant le pouvoir de diriger une partie de ses opérations, il entend bien contrôler le processus de production. Cela nous semble confirmé par des mentions comme «l'entrepreneur (lire sous-traitant) devra se rendre à son chantier immédiatement et commencer les travaux sans aucune perte de temps»; ou bien par l'exigence que le sous-traitant ait constamment à sa disposition, «le temps propice à faire les chantiers», tant d'hommes ou tant de chevaux, etc.

30 L'autonomie de l'entreprise du sous-traitant est également limitée par la clause relative à l'inspection et au mesurage des billots. L'opération qui consiste à apprécier la qualité du bois abattu et à faire le décompte de la coupe en ramenant la dimension des billots à l'étalon, fixe le revenu du sous-traitant. Or, le choix de l'inspecteur est fait de façon univoque par l'entrepreneur. Certains d'entre eux, c'est le cas notamment de John Broster, font ajouter que s'ils trouvent des billots qui ne répondent pas aux standards de qualité et de dimension, ils réclameront du sous-traitant une indemnité même si ces billots sont déjà passés par l'inspection.

31 La dernière restrictrion — peu fréquente tout de même — mais combien significative de l'état d'esprit qu'elle traduit, est celle qui concerne l'interdiction pour un soustrairant d'accepter aucun aurre marché de billots tant qu'il n'aura pas complété celui qu'il vient de signer. Cas extrême, sans doute, mais qui nous montre jusqu'à quel point les entrepreneurs pouvaient contrôler les activités du sous-traitant.

32 La sous-traitance en Mauricie, entre 1850 et 1875, connaît une lente évolution au terme de laquelle un groupe restreint de gros sous-traitants, largement dépendants des grands entrepreneurs, s'interposent dans le processus d'insertion de la paysannerie à l'économie forestière. L'intégration des petits exploitants s'est faite par une diffusion accrue de la sous-traitance dans le monde rural. Par ailleurs, les entrepreneurs ont bénéficié de cette participation croissante des petits exploitants en leur confiant le soin d'exécuter la coupe sur les terrains marginaux. De cette manière, les sous-traitants demeurent à l'écart de l'organisation directe de l'exploitation forestière. Dans un sens, ils forment avec les paysans-bûcherons une réserve de main-d'oeuvre à bon marché et, le moment venu, soutiennent par les quelques capitaux qu'ils détiennent les stratégies du grand capital.

33 Les recherches à venir devraient précisément portet sur l'ampleur de ce soutien. Ceci implique que nous devrons déterminer la provenance et la quantité de capitaux dont les sous-traitants disposent. Sur ce point, une étude plus approfondie du potentiel agricole des petits exploitants devrait nous fournir un éclairage nouveau.

* Le texte qui suit est un aperçu préliminaire d'un travail de recherche en cours sur le problème des économies rurales mixtes où l'agriculture se combine avec un autre type d'activité. Je tiens à remercier M. Normand Séguin, mon directeur de recherche, et M. René Hardy, professeur au département des sciences humaines de l'Université du Québec àTrois-Rivières (UQTR), pour leurs conseils judicieux et les encouragements qu'ils m'ont prodigués.

NOTES
1 Voir à ce sujet l'article dans lequel Guy Gaudreau trace un bilan de la recherche sur le rapport agriculture — forêt au Québec, dans «Le rapport agriculture-forêt au Québec: note historiographique», Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. XXXIII, n° 1 (juin 1979), pp.67-78.
2 Pour l'ère des pâtes et papiers, Camille Legendre s'est intéressé à la question dans un article intitulé «Le développement et les organisations: les destins des contracteurs forestiers », La Revue canadienne de sociologie et d'anthropologie, vol. XVII, n° 3 (août 1980), pp.246-262.
3 Le terme d'exploitant forestier est employé ici comme équivalent.
4 Cette date est la première indication précise que nous ayons concernant l'exploitation pour l'exportation. Ceci n'exclut nullement la possibilité qu'il y ait eu précédemment une exploitation commerciale dans la zone seigneuriale. Cette question demeure en suspens.
5 Raoul Blanchard, La Mauricie, (Trois-Rivières, Editions du Bien Public, 1950), p.52.
6 Louise Dechêne, «Les entreprises de William Price, 1810-1850», Histoire sociale, n° 1 (avril 1968), p. 31. Dans les années qui suivent, Price acquiert quelques autres petites scieries et emplacements de scieties sut les rivières Batiscan et des Envies.
7 De plus amples détails sont fournis dans Allan Greer, Le Territoire des Forges du Saint-Maurice, 1730-1862, (Ottawa, Parcs Canada, Ministère des affaires Indiennes et du Nord, Direction des lieux et des parcs histotiques nationaux, travail inédit n° 220, 1975, 106 p.).
8 Journaux du Conseil Législatif de la Province du Bas-Canada, 1835, Appendice «C», Témoignages de M. MaCrae et de W. Price.
9 Ibid., réponse à la question 4 de la 2e série.
10 L'historien A.R.M. Lower, dans The North American Assault on the Canadian Forest, (Toronto: Ryerson, 1938), qui a pris connaissance de ces témoignages, fixe quand même l'apparition de la sous-traitance vers 1880. C'est qu'il ne considère la pratique décrite ici que comme une forme embryonnaire de sous-traitance, étant donné qu'elle lui semble avoir cours que dans les zones de colonisation, et qu'elle donne lieu à des méthodes qui ne correspondent pas à l'image de marque de l'entrepreneur capitaliste.
11 En fait, nos recherches ne portent pas sur la rivière du Loup où Truman Kimpton possède une scierie depuis 1825. Il est possible que cet entrepreneur ait eu recours à la soustraitance dès la fin de la décennie de 1820.
12 Archives Nationales du Québec - Trois-Rivières, 2AC-45, Greffe de Louis Guillet père, 16 janvier 1835, n° 4951, Marché de billots entre Eusèbe Trépanier et William Price & Co.; Idem, 22 janvier 1835, n° 4963, Marché de billots entre Denis Mongrain et William Price & Co.; Idem, 22 janvier 1835, n° 4964, Marché de billots entre François Laflèche et William Price & Co.
13 • René Hardy et al., L'exploitation forestière en Mauricie, dossier statistique, 1850-1930, (Trois-Rivières, publication du Groupe de recherche sur la Mauricie, Université du Québec à Trois-Rivières, Cahier n° 4, décembre 1980), pp.22 et 27.
14 Durant la décennie 1850-1860, le billot de pin de première mesure abstraite qui permet aux entrepreneurs d'uniformiser le prix des billots) de 12 pieds de long sur 22 pouces de diamètre au petit bout était payé entre 4 shillings 6 pences et 5 shillings. Vers la fin des années I860 le prix du billot étalon grimpera jusqu'à 7 et même 8 shillings.
15 Notre étude repose sur l'analyse de plus de 250 actes notariés afférents aux marchés de billots, lesquels sont répartis entre 1850 et 1875. Sur les 28 greffes de notaire susceptibles de contenir l'ensemble de notre documentation, ceux des 14 notaires qui ont pratiqué durant toute la période ont été dépouillés. Les autres ne recoupent que la fin de la période étudiée et, selon nos estimations, ne devraient pas augmenter considérablement notre stock documentaire. Viendront s'ajouter aussi quelques actes passés devant des notaires de Québec et de Montréal.
16 Recensement du Canada, 1861, bobine n°C-1260, Ville de Trois-Rivières. George Baptist est propriétaire en 1861 d'une scierie à Saint-Etienne-des-Grès qui emploie 130 personnes et qui produit 3 750 000 p.m.p., dans René Hardy et al., op. cit., p. 100. En 1867, il ouvrira une autre scierie à Trois-Rivières. Celle-ci, actionnée à la vapeur, emploie en 1871, 150 hommes et produit 8 000 000 de p.m.p., idem, p. 110. En 1856, Baptist était concession-naire de 465 milles carrés de forêt en Mauricie. Vers 1872, l'étendue de ses concessions mauriciennes atteindra 1873 milles carrés, dans Guy Gaudreau, travail inédit, 1980, non paginé.
17 Archives du Séminaire de Trois-Rivières (A.S.T.R.), N1G-38, n° 14, Lettre de G.-A. Gouin au Commissaire Beaubien, 21 novembre 1867.
18 Selon le géographe Raoul Blanchard dans La Mauricie, p.44, le pin blanc - l'essence la plus recherchée - se rencontre jusqu'à la hauteur de la rivière Manouane. L'ancien agent des terres A.J. Russel rapporte que les bûcherons, dès 1879, doivent se rendre à la tête des rivières Bostonnais et Croche pour trouver des arbres de choix, (cité dans René Hardy étal., op. cit., p. 16). LepèreGueguen, o.m.i., missionnaire dans le Haut Saint-Maurice, signale la présence de chantiers en 1871, jusqu'à la rivière Manouane, (cité dans Claire-Andrée Fortin, infra.). D'ailleurs, dès 1872, l'ensemble des concessions forestières mauriciennes sont affermées par les entrepreneurs jusqu'à la hauteur de la rivière Manouane. Voir Guy Gaudreau, Les concessions forestières au Québec, 1841-1906, travail inédit, 1980.
19 Une concession forestière couvre approximativement une superficie de 50 milles carrés.
20 L'étude des clauses limitatives se borne à celles repérées dans les marchés principaux en faisant abstraction de celles figurant dans les sous-marchés. Généralement, à ce niveau inférieur de sous-traitance, on ne fait que répéter les clauses du marché principal.
21 Vers le milieu des années I860, il est devenu pratique courante parmi les entrepreneurs d'exiger des intérêts sur les avances faites aux sous-traitants, qu'elles soient en argent ou en provisions. Le montant de ces intérêts s'élève habituellement à 6 ou 7%, parfois même à 10%. Les avances sont récupérées par l'entrepreneur sur les versements faits aux premières livraisons.