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Forêt et société en Mauricie, 1850-1930

Normand Séguin
Université du Québec à Trois-Rivières
René Hardy
Université du Québec à Trois-Rivières

A research group at the Université du Québec at Trois-Rivières has begun an extensive study on logging and regional development in the St. Maurice Valley. This article is designed to give a general outline of the project, indicate the progress made thus far, and describe the focus of the research underway. The main subjects of the study are the boundaries and make-up of the St. Maurice Valley and the role played by the area in the economy of Quebec; the pushing back of the frontier and the relationship of this with the ideology of colonization; the organization of logging and forestry operations, an examination of which will make it possible not only to identify the links between logging and agriculture, but also to understand the physical infrastructure which greatly influenced the life and work of the labourers involved; and finally, the sociocultural changes, due mainly to the predominance of a forest economy, which were reflected in not only the social structure of the villages, but also living conditions, seasonal activities, technology, language, and even family life.

Un groupe de recherche de l'Université du Québec à Trois-Rivières a entrepris une vaste enquête sur l'exploitation forestière et le développement régional en Mauricie. Cet article vise essentiellement à exposer les grandes lignes de cette enquête, à dégager les acquis et à situer les perspectives de recherche en cours. Les principaux volets sont l'espace mauricien dont il faut déterminer à la fois les limites et les composantes et le relier à l'économie du Québec; l'avance du front pionnier et ses relations avec l'idéologie de la colonisation; l'organisation de la coupe et du travail en forêt qui permet non seulement défaire les liens entre l'exploitation forestière et l'agriculture mais aussi d'appréhender l'infrastructure matérielle qui marque profondément la vie et le travail de la main-d'oeuvre impliquée; enfin, les transformations socio-culturelles, dues principalement à la prédominance d'une économie forestière, qui se reflètent non seulement dans les structures sociales des villages mais aussi dans les conditions de vie, les activités saisonnières, la technologie, le language et même les habitudes familiales.

1 Depuis le début du XIXe siècle, l'exploitation forestière s'est imposée comme l'un des grands moteurs de l'économie québécoise. Elle démarra lors du blocus de la Grande-Bretagne par les armées napoléoniennes. En très peu de temps, une organisation de coupe et d'exportation du bois fut mise sur pied pour approvisionner la marine de guerre britannique. Au retour de la paix, en 1815, la Grande-Bretagne continua d'acheter de ses colonies d'Amérique du Nord le bois d'oeuvre et les navires en bois, de sorte que durant toute la première moitié du XIXe siècle, l'exportation du bois canadien demeura axée sur cet unique marché. Toutefois, de nouvelles conditions apparurent vers le milieu du siècle. D'un côté, la Grande-Bretagne abandonnait le protectionnisme économique à l'endroit de ses colonies et conséquemment renouait avec les pays de la Baltique pour ses approvisionnements en bois; d'un autre, le fer faisait son irruption dans la construction navale. Ainsi, la seconde moitié du XIXe siècle donna-t-elle lieu à un recul progressif du marché britannique pour le commerce du bois canadien et à sa substitution par le marché américain où il se produisait alors un mouvement intense d'urbanisation.

2 L'essor de l'exploitation forestière favorisa au Québec l'éclosion de nouvelles régions. Débordant l'espace seigneurial, les entrepreneurs remontèrent les principaux affluents du Saint-Laurent vers des territoires jusque-là laissés inoccupés par les blancs. Leur quête incessante de nouvelles ressources forestières détermina de nouveaux axes de pénétration et d'occupation du sol dans le territoire québécois. L'Outaouais, le Saguenay-Lac Saint-Jean et la Mauricie comptent au nombre de ces régions neuves dont le processus de formation et le principe intégrateur sont liés au développement de l'industrie du bois.1

3 Pour comprendre le dynamisme de la formation de la région mauricienne, il importait donc que la recherche débute par une saisie de l'activité économique qui avait contribué à structurer l'espace. C'est dans cette voie que le Groupe de recherche sur la Mauricie2 a d'abord orienté ses travaux sur la société régionale, dans le but de dégager les conditions et les modalités de croissance de l'industrie du bois, de démarquer les étapes de son évolution et de son expansion territoriale, de saisir les articulations nécessaires du monde rural ambiant aux activités forestières, de cerner enfin à travers les nouvelles conditions de vie et de travail ses apports à la formation d'une culture régionale.

4 Ces travaux ont débuté en 1977 par un inventaire des études sur le sujet, par un dépouillement des monographies et de la presse régionales et par la cueillette de près d'un millier de photographies illustrant les différentes facettes des opérations forestières. Ils se sont poursuivis par une investigation dans les documents officiels des gouvernements du Canada et du Québec et dans les différents fonds d'archives publiques et privées qui a donné lieu à la publication d'un dossier de statistiques sur l'exploitation forestière3 et à la préparation d'un séminaire de maîtrise au cours duquel furent amorcés les textes qui suivent.4 Le présent article vise à exposer les grandes lignes de cette enquête, à dégager les acquis et à situer les perspectives des recherches en cours qui devront prochainement aboutir à la rédaction d'un ouvrage et de plusieurs thèses.5

I — La forêt mauricienne

5 L'ouverture de la Mauricie à l'exploitation forestière se fit par étape à partir du milieu de la décennie 1820. Le territoire drainé par le Saint-Maurice étant difficilement accessible avant la décennie 1850, les entrepreneurs se fixèrent d'abord sur le cours des rivières du Loup et Batiscan. C'est en 1825, que l'américain Truman Kimpton construisit une première scierie sur la rivière du Loup à Saint-Paulin. Une dizaine d'années plus tard, William Price achetait et réanimait une scierie à Saint-Stanislas sur la rivière Batiscan.

6 Le versant du Saint-Maurice fut exploité plus tardivement, au tournant des années 1850. Il fallut attendre que l'État abolisse le monopole que détenaient les propriétaires des Forges du Saint-Maurice sur une vaste étendue de terre en bordure de la rivière pour débloquer l'accès aux ressources de l'arrière pays; il fallut surtout que le gouvernement supprime la difficulté que constituaient pour le flottage du bois les nombreuses chutes entres les Piles et Trois-Rivières. Dès 1852, à la suite des travaux de construction d'estacades pour retenir les billes aux endroits critiques et à la suite de la mise en place de glissoires pour empêcher que le bois se perde dans les tourbillons au bas des chutes, le Saint-Maurice avec ses 24 tributaires utilisables pour le flottage du bois entre Trois-Rivières et Weymontachingue s'imposa comme l'épine dorsale d'un nouvel espace forestier aux dimensions gigantesques. Cet espace aussi défini par le gouvernement comme une «agence forestière», c'est-à-dire comme une division administrative, s'étend jusqu'à la ligne de partage des bas-sins du Saint-Laurent et de la Baie-de-James, et engloble les rivières du Loup et Batiscan et une partie des vallées supérieures des rivières Yamachiche, Sainte-Anne et Jacques-Cartier. Du sud vers le nord, on y traverse la zone de l'érablière laurentienne, la zone de l'érablière à bouleau jaune, la zone de la sapinière et enfin la zone de la pessière. Ces deux dernières y sont nettement dominantes.

7 Durant la seconde moitié du XIXe siècle, l'exploitation forestière reposait surtout sur la coupe du pin blanc et du pin rouge. La Mauricie était relativement bien pourvue en pins géants pouvant avoir plus d'un mètre de diamètre à la base et près de 70 mètres de haut. Mais il se raréfia rapidement à la suite d'une exploitation intensive. Sitôt qu'en 1878, les bûcherons sont arrivés au Lac Manouane sur la rive ouest du Saint-Maurice. À l'est, «ils ont dépouillé les pinières des rivières Bostonnais et Croche si bien qu'il faut aller chercher le matériel de choix aux sources de ces courants d'eau».6 À partir de la décennie 1880, la rareté du pin incita les entrepreneurs à le remplacer par l'épinette blanche ou rouge, de telle sorte qu'en 1890 il se coupait plus d'épinette que de pin en Mauricie.

8 L'émergence de l'industrie de la pâte et du papier modifia radicalement le mode de mise en valeur du potentiel forestier. On assista à la fin du XIXe siècle et au début du XXe à une «valorisation» des essences traditionnellement dites «vulgaires». Du coup les tendances de la consommation de matière ligneuse furent inversées, la demande se concentrant sur les conifères. Dorénavant, l'industrie de la pâte allait réclamer des arbres d'une vingtaine d'années et d'un diamètre minimal variant entre 14 et 18 cm à la base. Le Québec qui voyait durant les dernières décennies du XIXe siècle l'exploitation de ses forêts menacée par la disparition de ses grands conifères, redécouvrait d'immenses réserves de matière ligneuse.

9 Grâce à la production des pâtes et papiers, la Mauricie s'imposa au début du XXe siècle comme la plus importante des régions d'exploitation forestière du Québec,7 suivie d'assez près par le Saguenay. En 1912, la capacité de production mauricienne est évaluée à 885 tonnes par jour, ce qui représente alors plus de 28% de l'ensemble québécois. En 1928, avec 5 450 tonnes par jour, la capacité des usines de la Mauricie équivaut à plus de 38% du total québécois. Pour les mêmes années, le Saguenay dispose de 25% de la capacité des usines québécoises. On comprend alors avec quelle prétention Trois-Rivières s'est arrogé le titre pompeux de «capitale» mondiale des pâtes et papiers. Au XIXe siècle, avant l'implantation massive de la grande industrie des pâtes et papiers, la situation est bien différente.8 En effet, jusqu'à vers 1890, la Mauricie apparaît comme une région forestière importante, mais qui demeure au second plan derrière l'Outaouais, domaine par excellence des pinèdes québécoises et lieu principal d'abbatage. Avec un volume de coupe comparable, la Mauricie fournit cependant plus de pin mais moins d'épinette que le Saguenay.

10 L'analyse des revenus de l'État provenant de l'exploitation forestière9 nous fait découvrir que la contribution de la Mauricie à la fin des années I860 et au début des années 1870, évolue entre 14% et 22% de l'ensemble québécois. Puis, c'est la régression jusqu'au début des années 1890; le plus bas niveau étant atteint en 1887 avec seulement 4.7%. À compter de 1890, la tendance est inversée et de nouveaux sommets sont franchis: 26% en 1903, 28% en 1916 et 31% en 1920, sommets évidemment entrecoupés de fléchissements de plus ou moins grande amplitude. De 1924 à 1932, la part mauricienne dans les revenus de l'État provenant de l'exploitation forestière redescend à des plateaux inférieurs à la barre de 20%.

Fig. 1. Bassin hydrographique du Saint-Maurice.
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(Photo: Groupe de recherche sur la Mauricie.)

11 Nous savons maintenant que la période qui correspond à la fin des années 1860 et à la première moitié des années 1870 se signale par une relative intensité dans l'exploitation forestière en Mauricie, et que la période comprise entre 1890 et le début des années 1920 est marquée par une poussée vigoureuse qui accroît substantiellement le poids relatif de la Mauricie dans l'exploitation de la forêt québécoise. Nous savons de même que la crise qui frappe la production de bois de sciage au Québec durant les années 1880 est ressentie beaucoup plus durement en Mauricie, et que la grande crise entraîne un affaiblissement de la position de la région dans l'exploitation forestière au Québec.

12 Nous tentons précisément de saisir la portée de ces différents mouvements sur l'économie régionale en général et sur le milieu rural en particulier dont les liens avec l'exploitation forestière sont extrêmement étroits durant la période étudiée.

13 Cette immense forêt est aujourd'hui passablement différente de celle qui connut les premiers assauts des bûcherons au cours de la décennie de 1830. Les grands arbres y ont à peu près disparu; les essences «nobles» comme le pin blanc et le pin rouge en particulier subsistent à peine, des essences pauvres, le pin gris entre autres, les ayant remplacées un peu partout. En cent ans, un processus complexe de dépérissement de la forêt où les incendies jouent un rôle crucial, ont modifié considérablement le couvert végétal de cette immense réserve de matière ligneuse. Nous savons en effet que l'extension des pinèdes grises en Mauricie depuis plusieurs décennies a été grandement favorisée par des incendies multiples à maints endroits du territoire. Le cas des incendies de 1923 est particulièrement révélateur du processus de transformation du couvert végétal provoquée par une perturbation écologique. Cette année-là, le feu dévasta plus de 775 kilomètres carrés de territoire forestier, détruisant en profondeur les peuplements et mettant à nu à bien des endroits la roche, le sable et le gravier. Privés de matière organique, ces sols ont permis l'implantation du pin gris.10 Qu'en était-il de la forêt mauricienne avant cet accident écologique? Quelle quantité de pin blanc et rouge, d'épinette blanche et rouge et de sapin baumier y trouvait-on? Quels effets les incendies de 1923 eurent-ils sur les activités de coupe dans les zones sinistrées? Ce simple fait indique bien l'importance d'étudier l'évolution des peuplements forestiers et les conditions de leur regénération si nous voulons parvenir à une compréhension globale de l'exploitation de la forêt et de la coupe en particulier.

14 Malheureusement, les matériaux sont rares pour se livrer à ce genre de reconstitution. Il sera toujours possible d'en avoir un aperçu à travers les rapports des atpenteurs qui sont riches d'informations sur les peuplements fores-tiers dans certaines parties des cantons arpentés.11 Sur les incendies de forêt, des rapports gouvernementaux et des études sont accessibles. Mais ces données nous permettront-elles de savoir comment les perturbations écologiques influent sur l'exploitation forestière. Pour notre part, il nous semble que les exigences du marché et la technologie ne sauraient à elles seules expliquer l'importance variable des diverses essences exploitées que nous avons constatée dans le dossier statistique.

II — Le déplacement du front pionnier

15 Avec l'ouverture des chantiers sur les rivières du Loup, Bastican et Saint-Maurice, un front pionnier prenait forme et s'éloignait progressivement du Saint-Laurent. Un nouveau domaine agricole se constituait en marge des forêts laurentiennes. Jusqu'aux années 1830, les agriculteuts des vieilles paroisses n'avaient guère été attirés par le défrichement de l'arrière pays mauricien qu'ils considéraient généralement rébarbatif. Les contemporains qui avaient eu pour mission d'explorer ce territoire estimaient qu'il offrait peu d'avantages pour l'agriculture. Dépourvues de liaisons commodes avec les paroisses, les terres situées à l'arrière des seigneuries durent attendre la venue des forestiers pour être colonisées. C'est la coupe du bois qui véritablement servit d'amorce à l'occupation des terres neuves. Et c'est par elle que l'agriculture des fronts pionniers se trouva en quelque sorte rattachée à l'économie régionale.

16 Entre 1850 et 1900, l'espace habité et mis en culture s'est étendu jusqu'au contrefort des Laurentides et a pénétré en certains points à l'intérieur par les vallées des principales rivières. Vingt nouvelles paroisses furent fondées durant cette période, dont quatorze avant 1875.12 S'il y a, à n'en pas douter, une étroite relation entre l'effort de colonisation et l'expansion territoriale de la coupe, il nous semble aussi que le rythme de progression de la conquête du sol doive aussi être relié à l'évolution des idéologies du développement de la région qui conditionne les perceptions de l'aménagement de l'espace. Après une période où l'on considéra ces terres cmme inhospitalières, la perception des années 1850 fut toute différente. Avec l'émergence au Québec de l'idéologie de la colonisation, les explorateurs, par l'intermédiaire des rapports gouvernementaux, des journaux et des brochures, répandirent l'idée que l'agriculture pouvait s'étendre sans obstacles au-delà des Laurentides.13 L'idée était d'autant plus séduisante que les colons qui s'y aventuraient trouvaient aisément un emploi saisonnier dans les chantiers d'abattage à proximité de leur lot et un marché pour écouler les surplus de leur production agricole. Mais les terres arables étaient effectivement assez rares, et en dépit du fait que les arpenteurs, dès 1870, établirent à l'évidence l'irréalisme d'orienter les colons vers cette partie du territoire, le projet de développement de la Mauricie conserva les mêmes caractéristiques jusqu'au début des années 1880. À ce moment, un concours de circonstances provoqué par la perspective de division du diocèse de Trois-Rivières incita les élites religieuses à mettre un terme à ce projet. L'évêché de Trois-Rivières contribua à diffuser largement une brochure dans laquelle l'auteur ne mâchait pas ses mots: «Prétendre aujourd'hui, écrivait-il, que le territoite du Haut-Saint-Maurice est colonisable, c'est une monstrueuse absurdité; et celui qui oserait l'articuler ouvertement et le soutenir devant des gens tant soit peu informés et qui ont pénétré en amont du poste des Grandes-Piles, passerait pour avoir perdu la tête et glisserait dans le ridicule le plus échevelé».14 C'était l'époque où John Forman fondait la Canadian Pulp Co. à Grand-Mère; les élites régionales commençaient alors à pressentir pour la région un avenir industriel qui allait se substituer à la vocation agricole dans la nouvelle idéologie du développement.

17 Voilà qui indique la pertinence d'approfondir l'analyse des idéologies du développement régional afin d'y déceler comment elles infléchissent les modalités d'occupation de l'espace.

III — Organisation de la coupe et travail en forêt

18 L'étude de l'exploitation forestière est chose complexe. D'abord la forêt apparaît comme le terrain principal, au XIXe siècle, de l'activité d'importants éléments de la bourgeoisie. Elle apparaît aussi comme le lieu où se concrétise l'articulation du travail forestier et de l'agriculture par l'intervention des paysans-bûcherons. Mais l'exploitation forestière est aussi un secteur générateur d'activités qui transforment à la fois le cadre urbain - essentiellement Trois-Rivières avant l'apparition des grandes usines de pâtes et papiers — et le monde rural ambiant.

19 Les recherches en cours portent donc sur les grands entrepreneurs forestiers, leurs entreprises et les facteurs qui orientent leurs activités: abattage, transport du bois, sciage, expédition vers les lieux de consommation...15 L'attention porte également sur la participation des ruraux à l'exploitation forestière. C'est d'une part leur insertion comme travailleurs salariés (embauche, formes et relations de travail, conditions d'existence...). C'est d'autre part leur insertion comme sous-traitants soit à titre de petits producteurs autonomes, soit à titre de petits exploitants capitalistes. Le lecteur trouvera dans cette livraison des textes qui traitent de ces aspects de la participation des ruraux à l'exploitation forestière: celui de Michel Larose sur les contrats d'engagement des travailleurs forestiers, ceux de Claire-Andrée Fortin sur la main-d'oeuvre forestière en 1861, et sur les conditions de vie et de travail des bûcherons au XIXe siècle, enfin, celui de Benoît Gauthier sur la sous-traitance entre 1850 et 1875. D'autres éléments de la participations des ruraux à l'exploitation forestière sont aussi pris en compte. Soulignons ici l'apport des producteurs agricoles à l'approvisionnement des chantiers et l'exploitation à laquelle ils se livrent sur leur propre terre pour alimenter en bois les entreprises (sciage et transformation) et les centres urbains (chauffage). Ultimement, nous analysons la désagrégation de l'économie agro-forestière dans les anciens fronts pionniers. Enfin, en marge des grandes entreprises capitalistes, nous scrutons la diffusion en milieu rural d'activités extra-agricoles dérivées de l'exploitation forestière: sciage et petite fabrication qui entretiennent durant la seconde moitié du XIXe siècle une proto-industrialisation qui précède l'industrialisation massive à base de ressources.

IV — Les transformations socio-culturelles

20 La prédominance de l'économie forestière marque profondément la société régionale. Elle influence d'abord les conditions de vie en ce sens que, dans certaines paroisses, la majorité des hommes travaillent dans les chantiers d'abattage, dans les scieries ou encore dans des emplois tributaires de l'exploitation forestière. A Saint-Stanislas, en 1861, C.-A. Fortin l'a démontré, près de 40% des hommes de 16 à 45 ans passent environ 6 mois de l'année dans les chantiers de la Mauricie, sans compter les autres qui trouvent de l'emploi à l'extérieur de la région dans d'autres chantiers d'abattage. De retour au village, après la saison de coupe, ils s'engagent dans les scieries ou s'adonnent à l'agriculture, une agriculture liée en partie à l'existence des chantiers qui offrent un marché pour la vente des surplus de viande, de foin et d'avoine. L'économie forestière modifie aussi la structure sociale villageoise. À l'élite traditionnelle formée des membres des professions libérales, du clergé et du marchand dans certaines localités, s'ajoute une élite nouvelle qui joue le rôle d'inter-médiaire entre les entrepreneurs forestiers établis à Trois-Rivières ou à l'extérieur de la région et la main-d'oeuvre locale. Ce sont les sous-traitants qui recrutent les bûcherons, les marchands généraux qui achètent la production agricole pour la revendre aux entrepreneurs forestiers ou qui équipent les sous-traitants, les propriétaires de scieries qui achètent le bois des cultivateurs et qui engagent un nombre d'employés pour le sciage et la coupe du bois. Par ailleurs, à côté des paysans-bûcherons et des artisans, un prolétariat formé des journaliers émerge et contribue à la constitution du noyau villageois.

21 Cet aperçu trop succinct de la restructuration de la société rurale nous suggère que la «complexification» de la structure sociale introduit du même coup une diversification des lieux de pouvoir et une redéfinition des rapports sociaux. Comment alors s'établissent les rapports entre les élites? Par la constitution de pouvoirs distincts et concurrents? ou par la constitution d'un même bloc de pouvoir où se déroule un jeu complexe de collaboration et d'opposition? En somme nous supposons que la diversification des lieux de pouvoir ne se pose pas qu'en terme de conflit. La collaboration comme l'opposition existent suivant des circonstances qu'il faut étudier. Pour répondre à ces questions, il faudra analyser les bases matérielles du pouvoir des élites locales et scruter le comportement des individus par l'analyse de quelques situations conflictuelles.

22 À un autre niveau de notre analyse, nous tentons d'appréhender les transformations de la culture au contact de l'économie forestière. Tenons-nous en ici à quelques observations qui tiennent plus de l'évidence que de la recherche. Elles n'en précisent pas moins les perspectives de nos travaux.

23 Le travail en forêt a pour effet d'accentuer l'importance du rythme des saisons sur l'activité villageoise. Pendant l'hiver, le village vit au ralenti. Avec la fonte des neiges, les hommes y reviennent. Les scieries reprennent leurs activités. Les forgerons, les selliers, les fabricants de diverses voitures et d'autres artisans s'affairent à fabriquer et à réparer les équipements de chantier. Le commerce et les échanges de toutes sortes sont aussi plus intenses durant cette période de l'année.

24 Le travail en forêt influe aussi sur le savoir-faire, sur la technologie. Il faut adapter des outils et divers instruments, il faut souvent en inventer de toute pièce, si bien qu'avec le temps, une catégorie d'individus développe une ingéniosité et une habileté particulières qui sont de nouvelles composantes de cette culture rurale.

25 Les habitudes de la famille en sont aussi profondément modifiées. La femme reste seule au foyer une bonne partie de l'année. Elle en assume seule les responsabilités et elle acquiert une influence beaucoup plus grande dans l'éducation des enfants. En somme, ce sont les rôles traditionnels du père et de la mère qui graduellement se trouvent changés. Dans ces familles de bûcherons-paysans, c'est aussi l'intégration des enfants au monde des adultes qui est souvent liée à l'activité forestière. À seize ans environ, l'adolescent quitte le foyer pour travailler en forêt. Véritable rituel d'initiation: il aura vécu 6 mois avec des hommes, il aura peiné et éprouvé sa résistance physique et au retour, aux yeux des villageois, il sera devenu un homme.

26 La culture est aussi influencée à beaucoup d'autres niveaux. Par exemple, les hommes se différencient entre eux par leur habileté à bûcher, leur rapidité et leur force physique. Les champions deviennent des points de mire. Ce sont les coqs de village; chaque village a les siens. Autre phénomène, celui de la langue. Au contact du travail en forêt, un nouveau vocabulaire se constitue avec ses expressions caractéristiques: sleigh, cook, etc. Il ne serr pas seulement à désigner des choses, il est surtout le symbole d'une solidarité de tous ceux qui sont initiés à cette activité économique et qui partagent ce mode de vie.

27 En somme, l'ensemble de ces expériences communes contribue à l'éclosion d'un sentiment d'appartenance, soit d'une conscience régionale qui prend forme au XIXe siècle et qui s'affirmera encore davantage au XX siècle alors que la région sera officiellement désignée du nom de Mauricie. Mais à ce moment, la conscience régionale ne référera plus exclusivement à un monde rural, mais aussi à un univers industriel et urbain.

NOTES
1 Nous employons ce terme pour désigner l'ensemble des activités dont la matière ligneuse est l'enjeu.
2 Le Groupe de recherche sur la Mauricie est constitué de René Hardy, directeur, Serge Gagnon, Georges Massé, Jean Roy, Normand Séguin, professeurs, et de Pierre Lanthier et Louise Verreault-Roy, professionnels de recherche. Les recherches sur l'exploitation forestière ont d'abord été dirigées par R. Hardy et G. Massé. Elles furent subventionnées par le Ministère de l'éducation du Québec et le Musée national de l'Homme d'Ottawa.
3 R. Hardy, N. Séguin et al., L'exploitation forestière en Mauricie: dossier statistique, 1850-1930, (Trois-Rivières, publication du Groupe de recherche sur la Mauricie, Université du Québec à Trois-Rivières, Cahier n° 4, décembre 1980, 199 p.).
4 Le séminaire inscrit au programme de maîtrise en Études québécoises de l'Université du Québec à Trois-Rivières était sous la direction des co-signataires de cet article qui ont revu et corrigé chacun des textes tetenus pour cette publication et portant sur le cas mauricien.
5 L'ouvrage en préparation par les co-signataires porteta précisément sur les différents thèmes abordés dans cet article pout la pétiode 1850-1930. Les thèses soutenues ou en cours de rédaction sont: Alain Dion, L'industrie des pâtes et papiers en Mauricie, 1887-1929, MA, Études québécoises, Trois-Rivières, 1981; Alain Gamelin, La Compagnie des moulins à vapeur de Pierreville, 1866-1906, MA, Études québécoises, Trois-Rivières, 1980; Claire-Andrée Fortin, Les travailleurs forestiers en Mauricie au 19e siècle, MA en cours; Benoît Gauthier, La sous-traitance dans l'exploitation forestière en Mauricie, 1850-1880, MA en cours; Alain Ledoux, Les transformations du monde rural dans un ancien front pionnier: Saint-Tite, 1940-1970, MA en cours; Guy Trépanier, Organisation sociale, pouvoir et économie dans une paroisse de colonisation en Mauricie: Sainte-Flore, 1860-1910, MA en cours.
6 Annexe C du «Rapport du ministre de l'Agriculture pour 1894», Documents de la Session, 8 et 8a, vol. XXVIII, n° 5, 1895.
7 Alain Dion, L'industrie des pâtes et papiers en Mauricie..., pp.23-25.
8 R. Hardy, N. Séguin et al., L'exploitation forestière en Mauricie..., pp. 14-16.
9 Ibid., pp.59-75.
10 On trouvera dans Marcel Lortie, Arbres, forêt et perturbations naturelles au Québec, (Québec, les Presses de l'Université Laval, 1979, 173 p.) des notes historiques intéressantes sur le processus de dépérissement et de renouvellement de la fotêt québécoise.
11 Entre autres, voir Région du Saint-Maurice: Description des cantons arpentés, explorations de territoires et levers de rivières, 1889-1908, (Québec, Ministète des terres et fotêts, Service des arpentages et service du cadastre, 1908, 70 p.).
12 Voir Jean Roy, Daniel Roberr et Louise Verreault-Roy, Les populations municipales et paroissiales de la Mauricie, dossier statistique, 1850-1971, (Trois-Rivières, publication du Groupe de recherche sur la Mauricie, Université du Québec à Trois-Rivières, Cahier n° 3, janvier 1980, 236 p.)
13 «Rapport du commissaire des terres de la Couronne pour 1856», Journaux de l'Assemblée Législative du Canada (JALC), 1857, vol. 15, app. 5, doc. 25. «Rapport du comité spécial chargé de s'enquérir de la condition du commerce du bois au Canada au point de vue de la colonisation du pays, et de l'action du gouvernement à cet égard», JALC, 1863, vol. 21, app. 8.
14 G.-A. Bourgeois, «État du Haut-Saint-Maurice ou de la réserve forestière comprenant les trois-quarts de la partie nord du diocèse des Trois-Rivières», (Trois-Rivières, 17 novembre 1884, 6 p.).
15 Le lecteur trouvera la liste des concessionnaires delà Mauricie dans R. Hardy, N. Séguin et al., L'exploitation forestière en Mauricie..., pp.44-57..