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L'histoire de la culture matérielle en France :

Progrès récents et recherches futures

Joseph Goy

1 L'histoire de la culture matérielle, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, n'est pas en France une discipline constituée mais un secteur de la recherche qui appartient à la fois aux archéologues, aux ethnologues et aux historiens. Imprécise dans la définition de son objet comme des limites de son champ d'observation et n'occupant pas une place tout à fait reconnue dans l'enseignement universitaire, elle se caractérise par la variété, voire même une certaine dispersion de ses approches. Autant de signes qui sont la marque même de sa jeunesse!

2 Car, en France comme ailleurs, l'histoire de la culture matérielle ne s'est dégagée que très tardivement des notions de culture ou de civilisation, au sens humaniste de ces termes; cette émergence récente, rendue possible par la naissance de la sociologie, de l'ethnologie et de l'histoire naturelle de l'homme dans la deuxième moitié du XIXe siècle, s'est d'abord manifestée dans le domaine de la préhistoire: c'est en 1860, en effet, que Boucher de Perthes proposa les linéaments d'une archéologie fondée sur l'étude des aspects matériels de la vie sociale considérés comme éléments de base pour la définition des cultures ou des civilisations. Et c'est à partir de 1867-1870 que Karl Marx, en publiant Le Capital, fournit aux sciences humaines une théorie matérialiste de l'évolution des sociétés dans laquelle le rôle des infrastructures (le domaine privilégié de la culture matérielle) est déterminant: d'où une passion, au moins temporaire, des marxistes pour l'étude des conditions matérielles des sociétés, attitude symbolisée par la création en 1919, et par Lénine, de l'Académie d'histoire de la culture matérielle de l'URSS. De même, après 1939-1945, les démocraties populaires s'attachèrent-elles à développer ce type de recherches au sein d'instituts dont le plus important est, sans doute, l'Institut d'histoire de la culture matérielle de Varsovie.

3 Dans le cas de la France, on ne constate pas cette continuité historique (alors qu'elle est beaucoup plus évidente en Allemagne comme en Grande-Bretagne) et on peut, je crois, affirmer que l'histoire de la culture matérielle n'a vraiment pris racines qu'avec l'École des Annales c'est-à-dire par l'intermédiaire des historiens: si l'on met à part quelques spécialistes de l'Antiquité ou du Moyen Âge1, que l'on peut considérer comme des pionniers, il a fallu les nombreux appels de Marc Bloch et de Lucien Febvre2 et tout le poids d'une revue les Annales pour que ce nouveau domaine s'ouvre à la recherche sur les paysages ruraux, l'environnement, les techniques médiévales et autres. Mais on a dû attendre les années 1950 pour que ce courant, si long à se mettre en mouvement, prenne une place importante dans notre historiographie et précise son champ d'action.

4 À l'heure actuelle l'histoire de la culture matérielle en France se caractérise d'abord par le fait que l'on peut difficilement en donner une définition précise et tout à fait pertinente; il semble plutôt qu'elle hésite entre plusieurs définitions:3

  1. Celle que proposent les préhistoriens à la suite d'André Leroi-Gourhan.4 Dépassant la notion d'une culture matérielle réduite pendant un certain temps et en une première étape aux associations techniques et à leur évolution, les préhistoriens s'attachent maintenant à la notion bien connue d'aire culturelle, ce qui signifie que l'on est passé de l'analyse des outillages, des mobiliers et des techniques, bref, des artefacts et de leur production, à l'étude de la civilisation matérielle par la restitution d'ensembles culturels spatialement définis: au lieu de pour-suivre l'établissement de typologies et de chronologies des outils de pierre, de la céramique, des outils, des armes de métal et autres, on préfère effectuer des coupes «horizontales»:
    — soit à travers des espaces habités bien délimités et à l'occupation humaine bien définie (à l'inverse des gisements à la pertinence plus hasardeuse). C'est le cas, par exemple, des fouilles sur le site magdalénien de Pincevent (A. Leroi-Gourhan et M. Brezillon): en reconstituant l'espace habité, en retrouvant son organisation, ses types de construction, ses espaces de travail et de repas, les diverses formes d'activités domestiques ou artisanales, l'alimentation, on se livre à un «essai d'analyse ethnographique d'un habitat».5
    — soit à travers des aires de culture beaucoup plus larges, intégrant le plus grand nombre de données techniques, socio-économiques, politiques, religieuses et autres, comme l'a tenté Jean Guilaine dans son livre sur les Premiers bergers et paysans de l'Occident méditerranéen,6l'histoire de la culture matérielle ne fournissant alors que l'un des éléments de l'explication.
  2. La définition marxiste proposée, notamment, par les historiens et les archéologues polonais (H. Dunajewski, A. Gieysztor, W. Henzel, J. Kudezyski), qui tente de situer la culture matérielle par rapport au fait socio-économique et qui s'efforce d'empêcher que l'infrastructure matérielle, si on en privilégie l'étude, n'en vienne à concurrencer l'influence des phénomènes sociaux. D'où l'accent mis dans cette définition sur la nature, l'homme et les produits étudiés uniquement dans leur relation avec la production:
    • rôle de la nature dans les moyens de production, les conditions de vie et les modifications apportées par l'homme;
    • forces de production: outils de travail, moyens humains de la production et organisation technique;
    • produits obtenus: outils de production et produits destinés à la consommation.
    Cette conception n'a guère été utilisée jusque-là par les historiens marxistes français, y compris ceux qui travaillent sur les domaines antiques et hauts-médiévaux.
  3. La définition de Fernand Braudel, esquissée dans sa thèse, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II7 mais surtout proposée comme une direction majeure et prioritaire de la recherche dans Civilisation matérielle et capitalisme XVe-XVIIIe siècles,premier volume d'une oeuvre qui en comportera trois (à paraître en 1979).
    Partout au ras du sol se présente une vie matérielle faite de routines, d'héritages, de réussites très anciennes . . . Vie matérielle, l'expression désignera donc de préférence, au cours de ce livre, des gestes répétés, des procédés empiriques, de très vieilles recettes, des solutions venues de la nuit des temps, comme la monnaie ou la séparation des villes et des campagnes. Une vie élémentaire qui cependant n'est pas entièrement subie, ni surtout immobile . . . .
    À cette vie matérielle s'opposent la vie économique et le capitalisme: Nous avons pour le moins trois plans et trois domaines: la vie matérielle de tous les jours, proliférante, végétative, à courte portée; la vie économique, articulée, réfléchie et qui se dégage comme un ensemble de règles, de nécessités presque naturelles; enfin le jeu capitaliste plus sophistiqué et qui empiète sur toutes les formes de la vie, ou économique ou matérielle, pour peu que celles-ci se prêtent à ses manoeuvres.

5 D'où aussi le plan des trois volumes plaçant «par priorité sur le devant de la scène [les] masses ellesmêmes», le premier volume étant «consacré à la civilisation matérielle, aux gestes répétés, aux histoires silencieuses et comme oubliées des hommes, à des réalités de longue durée dont le poids a été immense et le bruit à peine perceptible».8

6 Au total, F. Braudel réclame une histoire de laquotidienneté,9 une histoire du rapport de l'homme avec les objets y compris avec son propre corps, («la vie matérielle ce sont les hommes et les choses, les choses et les hommes») et de toutes les conditions de la vie économique. Pour ce faire, il a donné l'exemple en suscitant, d'une part de grandes enquêtes collectives sur la vie matérielle et les comportements biologiques, sur l'histoire de l'alimentation et sur l'archéologie du village déserté, en s'appuyant sur les Annales et sur la VIe section de l'École practique des hautes études (EPHE); mais il a surtout fourni à l'historiographie française la première tentative de synthèse de ce type d'histoire, dont les thèmes privilégiés sont le nombre des hommes, le corps, la nourriture ou plutôt les associations alimentaires, l'habitation et le costume, le village et la ville. Trois définitions; trois attitudes vis-à-vis de la culture ou de la civilisation matérielle mais non pas trois courants ou trois écoles comme le montre l'étude des grandes tendances actuelles de la recherche et des directions qu'elle prend pour les années à venir.

7 Si on tente de faire une coupe à travers les thèmes et les types de recherche précédemment définis, il nous semble qu'il est possible de les répartir en quatre grands groupes qui sont assez révélateurs des divers apports de plusieurs branches du savoir historique: histoire des techniques, histoire économique puis anthropologie historique, archéologie médiévale et archéologie industrielle.10

8 I. Même s'il est impossible, aujourd'hui, de réduire l'histoire de la culture matérielle à ce qui fut sa première strate historiographique — à savoir l'histoire des techniques — les recherches sur l'invention et la diffusion des techniques constituent toujours le domaine essentiel, et le plus anciennement prospecté aussi, bien qu'il soit réservé à une petite minorité d'historiens ou de techniciens devenant historiens, du fait de son très haut degré de spécialisation et de difficulté.11

9 Ces travaux ardus et nécessitant, avant la formulation des hypothèses, une prodigieuse accumulation de données se poursuivent dans des centres de recherches bien connus: Centre de recherches d'histoire des sciences et des techniques (Centre Alexandre Koyré de l'École des Hautes études en sciences sociales [EHESS]), Centre de documentation d'histoire des techniques (Conservatoire national des Arts et Métiers [CNAM] et EHESS),12 Centre de recherches d'histoire de la sidérurgie (Nancy), Institut d'histoire des sciences et des techniques (Paris Ⅳ), Centre d'histoire des sciences et des mouvements d'idées (Paris Ⅰ), Histoire des techniques (EPHE, Ⅳe section). Les chercheurs bénéficient aussi des collections et des possibilités de travail offertes par les différents musées nationaux ou régionaux: Musée des Techniques, Palais de la Découverte, Musée national des Arts et Traditions populaires13 et différents musées spécialisés de provinces.

10 Une place particulière doit être faite au secteur tout à fait neuf, pour la France, de l'histoire et de l'ethnographie des techniques agricoles: par exemple, une équipe internationale de chercheurs, animée par François Sigaut, dans le cadre du Centre de Recherches Historiques de l'EHESS et de la Maison des Sciences de l'Homme, a mis à son programme les thèmes suivants: techniques et politiques de stockage des grains de la Baltique à la Méditerranée (XIIIe—XIXe siècles); relations entre méthodes de récolte, de stockage et de préparation alimentaire des céréales dans les société pré-industrielles; histoire comparée des systèmes agricoles dans le monde. À plus long terme, cette équipe tentera d'établir l'atlas des systèmes de production agricole fin XVIIIe -milieu XIXe siècles et souhaite s'attacher à des travaux sur les techniques d'essartage et de labour en Europe.14 Dans un tout autre domaine, une enquête est en voie de lancement sur les mines et la métallurgie dans la France médiévale et moderne (Paris I, École Normale Supérieure et EHESS.)

11 II. Un second grand domaine de recherches s'est ouvert à l'initiative des historiens de l'économique soucieux de diversifier leurs matériaux et d'enrichir leurs données sérielles avant de proposer des modèles explicatifs et des schémas d'évolution. Ces recherches demeurent encore fragmentaires, très sectorielles, mais n'ont cessé de progresser depuis une dizaine d'années.

12 Elles ont d'abord été marquées par une rupture avec le déterminisme géographique et historique dans l'étude du climat, des paysages, de l'habitat et le remplacement de l'étude du «milieu naturel», cher aux géographes de l'entre-deux-guerres, par celle des écosystèmes créés et modifiés par l'homme aux prises avec les contingences naturelles et socio-techniques: l'intérêt tout à fait récent pour ce type de travaux leur confère en France un caractère encore insolite.15 Les historiens s'intéressent désormais au climat, «factuellement» et pour lui-même,16 à la maison,17 au village18 ou à la ville,19 comme éléments nécessaires à la construction de l'histoire économique ou de l'histoire tout court. On voit aussi se multiplier les travaux sur les manières d'habiter, le mobilier et autres à partir de ces magnifiques sources que constituent les inventaires après décès. Elles ont fait l'objet d'enquêtes plus ou moins systématiques donnant parfois une impression de dispersion bibliographique mais dont les jalons et les progrès sont tout à fait repérables dans la rubrique de la revue Annales E.S.C. «Vie matérielle et comportements biologiques», (à partir de 1961) et à travers les numéros spéciaux de la même revue consacrés aux domaines les plus récemment investis: «Histoire biologique et société» (nov./déc. 1969), «Histoire et urbanisation» (juillet/août 1970), «Anthropologie de la France» (juillet/août 1976), «Le climat et l'histoire» (mars/avril 1977).

13 À la faveur du développement de ce que l'on appelle peut-être trop indifféremment l'anthropologie historique. l'éthnohistoire ou l'ethnologie historique et qui n'est, après tout, qu'une mise au service de l'histoire sociale et de la culture matérielle de certains objets et de quelques concepts empruntés aux anthropologues, quelques thèmes ont attiré, de façon privilégiée, l'attention du plus grand nombre des chercheurs.

14 Une histoire de l'alimentation est en voie de construction en dépit des énormes lacunes archivistiques et des difficultés de la mise en comparaison, mais elle a, jusque-là, posé plus de questions qu'elle n'a donné de réponses. Depuis les initiatives fondamentales d'E. Labrousse et de J. Meuvret, toutes les grandes thèses françaises d'histoire rurale ont fait une large place à l'étude du rapport entre la population et la quantité de nourriture disponible et ont placé, parfois, au centre de leur analyse, cette rupture classique du système alimentaire des sociétés pré-industrielles, à savoir la crise de subsistances.20

15 Une autre direction, ayant recours à l'enquête massive et sérielle, utilisant les bilans caloriques et vitaminiques des nutritionnistes, a permis quelques progrès intéressants. L'essentiel des résultats a été rassemblé dans Pour une histoire de l'alimentation.21 et dans un numéro spécial des Annales intitulé «Histoire de la consommation» et qui rendait compte d'une enquête nationale dirigée par B. Bennassar et J. Goy.22 Cette dernière recherche a permis de mettre en valeur les contrastes nationaux et régionaux, les oppositions villes/campagnes, les différences de systèmes alimentaires selon les classes, les groupes, les âges et les sexes et a esquissé une chronologie alimentaire du XVIe au XIXe siècle. On souhaiterait maintenant que soit développée l'étude des associations, des cultures et des sociabilités alimentaires.23

16 Une histoire du corps saisi dans son évolution anthropométrique, aux prises avec la maladie et la mort et, plus généralement, comme l'un des éléments du système social global. Facilitées par les conquêtes très assurées de la démographie historique, des recherches se multiplient: sur l'histoire physique des Français (E. Le Roy Ladurie, P. Dumont et J.P. Aron, Anthropologie du conscrit français [Paris: Mouton, 1971]); sur les relations entre le démographique, le sociologique et le social (voir à ce sujet l'ensemble des travaux de Philippe Ariès); sur la maladie, l'épidémie et ses cycles récurrents, soit dans une conjoncture très courte,24 soit dans le très long terme;25 sur la médecine et les médecins, soit comme catégorie socio-professionnelle, soit dans leur rapport à la médecine et à la maladie;26 sur le corps comme objet du savoir et comme enjeu pour les institutions qui veulent le contrôler, à l'initiative de Michel Foucault.27

17 Au total, nous nous trouvons en face de l'un des champs les plus vastes et les plus neufs de notre historiographie à la croisée interdisciplinaire du physique, du biologique, de l'économique, du social et du matériel.28

18 III. Notre troisième secteur de recherche s'est ouvert dans le domaine récemment constitué de l'archéologie médiévale, trop longtemps branche annexe de l'histoire de l'art, et qui a accompli une intéressante mutation sous l'influence des recherches faites en Angleterre, en Allemagne et en Pologne. Au moins pour quelques-unes des équipes constituées, c'est sans doute l'exemple polonais qui a été le plus déterminant dans la mesure où ethnographes, historiens de l'économie et de la société et surtout archéologues proposaient une articulation entre un sujet de recherche, la culture matérielle, et une méthode, la méthode archéologique; voie d'ailleurs rendue indispensable par la faiblesse de la documentation écrite. Mais cette archéologie n'a plus pour but de sélectionner, de collectionner, de sérialiser: comme dans le cas des préhistoriens évoqués plus haut, elle cherche à mettre en relation des associations d'objets dont l'assemblage constitue l'armature de la vie matérielle.

19 Sous cette triple influence, l'archéologie médiévale française s'est donc donnée comme objet de recherche la civilisation matérielle prise dans son sens le plus large, avec une attention particulière accordée à la culture des masses plutôt qu'à celle des élites; c'est assez dire qu'elle est conduite à privilégier les sources archéologiques tout en les croisant et en les enrichissant à l'aide des sources traditionnelles, écrites ou iconographiques. Quant aux méthodes de fouilles, elles sont directement inspirées de celles des préhistoriens: fouilles très stratigraphiques, attentives à toutes les traces d'occupation humaine (céramique, outils, graines, ossements) et surtout à leur articulation. Elles se déroulent, en fait, dans deux dimensions: une dimension verticale qui établit les séquences de l'occupation d'un site, à savoir origines, périodisation, évolution économique et démographique; une dimension horizontale qui, après l'établissement des associations entre objets archéologiques (structures construites, vertiges discrets, mobilier . . .) restitue l'organisation de l'espace vécu, les modes et les niveaux de vie, les structures familiales, c'est-à-dire la civilisation de l'ensemble humain étudié.

20 Ce type de problématique et de méthode est actuellement mis en oeuvre par quatre équipes principales: le Centre de Recherches d'Archéologie médiévale (Michel de Bouard) appartenant à l'Université de Caen; le Laboratoire d'Archéologie médiévale (G. Demians d'Archimbaud) de l'Université de Provence; le Groupe d'Archéologie et d'Anthropologie médiévales (J.M. Pesez) appartenant au Centre de Recherches Historiques de l'EHESS et le Centre interuniversitaire d'histoire et d'archéologie médiévales (N. Elisseef et J.M. Pesez) de l'Université Lyon II (également Équipe de recherches associées [ERA], 525 du CNRS, commune à l'EHESS et à Lyon Ⅱ).

21 Dans les recherches en cours, il semble que trois thèmes essentiels se dégagent:

  • étude des forteresses du Haut-Moyen Âge, des mottes et des enceintes circulaires, des défenses de terre et de bois (Vanault, Le Châtel, Doré-la-Fontaine, Andoue) dans le but de renouveler l'histoire des sociétés militaires de cette époque;29
  • fouilles de sites urbains en profitant des opérations de rénovation des quartiers médiévaux comme à Tours ou à Strasbourg;30
  • étude du village médiéval et de la civilisation matérielle du monde rural, que ce soit à Rougiers (G. Demians d'Archimbaud) ou à Montaigu, Saint-Jean-le-Froid, Condorcet, Dracy, Essertines, (J.M. Pesez).31

22 À l'image de l'archéologie médiévale et sans qu'il soit possible de faire l'histoire des antecedences, les archéologues des sociétés plus anciennes sont devenus des historiens de la culture matérielle, tout comme un certain nombre de préhistoriens. Mais la lisibilité de leurs projets apparaît moins grande que dans le cas des archéologues de la période médiévale que nous avons évoqués: plus engagés que d'autres dans les discussions entre les tendances historisantes, typologiques et «new-archéologiques», sans doute n'ont-ils pas eu, à un même degré, le souci de se rattacher à l'étude plus large des civilisations matérielles, tout en fournissant par leurs travaux érudits les bases indispensables à ce type de préoccupations.32

23 IV. Jusque-là, nous avons évoqué des recherches en cours, fruit de l'évolution de certaines branches disciplinaires (comme l'histoire des techniques) ou de l'apparition de nouveaux objets et de nouvelles problématiques et à l'intersection de plusieurs disciplines (anthroplogie-biologie-histoire sociale). Avec l'archéologie industrielle, nous abordons des rivages encore vierges bien que très prometteurs.

24 À l'initiative d'un certain nombre d'historiens et en suivant l'exemple de la Suède, du Royaume-Uni, de l'Allemagne et des États-Unis, on a vu se créer en 1978 un Comité d'information et de liaison pour l'archéologie industrielle (CILAC), regroupant le Centre de Recherches Historiques de l'EHESS, le Centre de documentation d'histoire des techniques (CNAM-EHESS), l'association «Histoire matérielle de la civilisation industrielle», l'Association des archivistes d'entreprises, l'Éco-Musée de la communauté Le Creusot-Montceau-les-Mines et l'Institut de l'Entreprise.

25 Le CILAC est une association ouverte qui a pour vocation de mettre en relation les organismes qui s'intéressent à l'étude et à la mise en valeur du patrimoine industriel — qu'il s'agisse des bâtiments, des sites, des instruments de production et des produits — et de promouvoir les travaux relatifs à l'étude du passé industriel et du développement de la culture technique. Pour ce faire et à moyen terme, le CILAC s'est donné un programme comportant quatre objectifs majeurs.33

  1. Être un organisme de service permettant aux entreprises d'étudier avec les historiens, les muséologues, les architectes, les problèmes posés par la conservation ou la réadaptation des bâtiments industriels, le traitement des archives, la sauvegarde et la présentation des objets techniques.
  2. Mettre en oeuvre un programme scientifique multidisciplinaire pour la constitution d'une carte de la France industrielle depuis le XVIIIe siècle, à la fois par région et par branches pour aboutir, dans quelques années, à un recensement aussi complet que possible du patrimoine industriel français, fondé sur la description archivistique, le relevé planimétrique et la photographie. On commencera par la publication et la diffusion de la documentation existante, l'élaboration d'une grille d'enquête (fiche-type) et la conduite d'inventaires dans des cadres géographiques ou sectoriels bien définis. Dès maintenant, plusieurs équipes d'historiens, notamment parisiens et lyonnais, travaillent sur le passage de la proto-industrialisation à la fabrique ou sur les débuts de l'industrialisation en cherchant à dépasser le stade de l'inventaire et à croiser l'étude des agencements spatiaux, des techniques, de la vie sociale et des stratégies industrielles: à cet égard, la maison ouvrière a autant d'importance que l'usine ellemême et les rythmes et les gestes du travail sont aussi intéressants que l'architectonique des bâtiments.
  3. Sauvegarder, restaurer et «réhabiliter» certains sites industriels particulièrement typiques d'une activité ou d'une région. On essayera, en 1979, d'établir une liste des points d'actions retenus après enquête préliminaire. Y seront associés les propriétaires des lieux, les collectivités locales, les associations d'usagers éventuels, des architectes, des historiens, des sociologues appelés à établir un projet cohérent et chiffré. En particulier, au-delà du souci conservatoire, on veillera à donner à ces établissements industriels de nouvelles destinations soit culturelles: éco-musée, musée du fer, du papier, de la mine (comme dans le cas des forges de Buffon à Montbéliard); soit sociales: centres de loisirs — comme l'ancienne manufacture des tabacs de Colmar — crèches, colonies de vacances, écoles; soit privées: logements, bureaux, ateliers.
  4. Déclencher une campagne de motivation dans le milieu des chefs d'entreprise et plus largement au sein de l'opinion publique.34

26 Marqué par cette quadruple préoccupation, un colloque d'archéologie industrielle se réunira à Bordeaux les 18 et 19 avril prochains35 sur les thèmes suivants:

  • la recherche en archéologie industrielle;
  • la sauvegarde, la rénovation et l'utilisation des bâtiments et des sites anciens;
  • le contenu scientifique de l'archéologie industrielle et ses liens avec l'histoire économique et sociale.

27 Mais d'ores et déjà, l'initiative prise il y a quelques années par Georges-Henri Rivière, fondateur du Musée des Arts et Traditions Populaires, et mise en oeuvre par Marcel Evrard, à savoir la constitution de l'Éco-Musée de la communauté Le Creusot-Montceau-les-Mines, est un bon exemple de ce qu'il faut faire: conçu comme un anti-musée, c'est-à-dire destiné à conserver les objets laissés in situ, au lieu de les rassembler et de les collectionner, soucieux de faire participer à ses préoccupations l'ensemble de la population avec une double motivation culturelle et pédagogique, il s'est donné comme programme immédiat, et en matière d'archéologie industrielle, la présentation d'un ancien puits des mines de Blanzy, de l'atelier des locomotives des usines Schneider et d'une cité ouvrière du début du XIXe siècle.

28 À l'issue de ce tour d'horizon beaucoup trop rapide, il est possible de faire quelques constatations.

  1. La recherche française en matière d'histoire des techniques, d'archéologie médiévale ou industrielle a beaucoup à apprendre encore de quelques illustres devanciers. Mais les chantiers sont maintenant ouverts et tous les espoirs sont permis.
  2. Plus assurées sont les démarches dues au développement de l'histoire économique et sociale et de l'anthropologie historique . . . . Sans parler de «nouvelle histoire», on peut dire que les nouveaux objets historiques concernent, au premier chef, l'histoire de la civilisation matérielle.
  3. Même si toutes ces entreprises portent la marque de la jeunesse, elles n'en sont pas moins dynamiques! Mais leur statut demeure imprécis, tout comme la définition de leur objet, de leurs méthodes, de leurs limites, et de leurs relations avec les disciplines-mères (préhistoire, archéologie, ethnologie, anthropologie, histoire). D'où une certaine tendance au descriptif en attendant de pouvoir établir l'agencement et le rôle des divers éléments qui définissent une structure culturelle, opérations qui nécessitent le recours aux autres spécialités historiques. Car les traits dominants de la culture matérielle (importance des diverses formes d'énergie, matières premières, place des techniques et de leur diffusion, modes et systèmes de production agricole, artisanale ou industrielle, modes de vivre et de survivre) ne sauraient être mis en relation et donc «expliqués» sans les rattacher aux comportements mentaux collectifs, aux rythmes démographiques et aux structures et conjonctures sociales et économiques: c'est à ce prix que l'histoire de la culture matérielle peut devenir une grande ethnographie historique du passé et dépasser les contingences de chacune des disciplines qui la constituent.

*Ce rapport trop bref sur un sujet très vaste ne peut être exhaustif. Dans les limites imposées raisonnablement par les organisateurs, il n'était pas possible de citer toutes les équipes et tous les travaux. On s'est borné à indiquer les grandes directions de la recherche.

NOTES
1 Jules Quicherat, Histoire du costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle (Paris: Hachette, 1875); Raymond Quenedey, L'habitation rouennaise (Rouen: Lestringant, 1926); Leopold Delisle, Études sur la condition de la classe agricole et l'état de l'agriculture en Normandie au moyen âge (Evreux: Société libre d'agriculture 1851); R. Lefebvre des Noëttes, L'Attelage; le cheval de selle à travers les âges (Paris: A. Picard, 1931).
2 En 1937, par exemple, il y eut une section «civilisation matérielle» au 1 e r Congrès international de Folklore. Voir les Travaux du 1er Congrès international de folklore (Tours, 1938).
3 Voir à ce sujet, s.l.d. de Jacques Le Goff, La nouvelle histoire (Paris, 1978). Un chapitre, rédigé par J.M. Pesez, y est consacré à la culture matérielle. Voir aussi R. Aucaille et J.M. Pesez, article «Cultura materiale» dans Enciclopedia Einaudi; et le numéro 31 des Quaderni Storici intitulé «Cultura materiale».
4 Voir notamment Évolution et techniques (Paris: A. Michel, 1943-45; 1971-73), I L'homme et la matière (1943; 1971); II Milieu et techniques (1945; 1973).
5 A. Leroi-Gourhan et M. Brezillon, Fouilles de Pincevent: essai d'analyse ethnographique d'un habitat magdalénien (Paris: Centre national de la recherche scientifique, 1972); voir aussi, A. Leroi-Gourhan et al., La préhistoire «Nouvelle Clio»; l'histoire et ses problèmes, n° 1 (Paris: Presses universitaires de France, 1966).
6 (Paris-La-Haye: Mouton, 1976).
7 (Paris: A. Colin, 1949 et 2e édition revue et augmentée, 2 vols., Paris, 1966).
8 Vol. 1 (Paris: A. Colin, 1967), pp. 10-12.
9 Voir à ce sujet l'ouvrage tout à fait passionnant de Guy Thuillier. Pour une histoire du quotidien en Nivernais (Paris: Mouton, 1977).
10 Un quatrième thème est en voie de développement mais nécessiterait une étude particulière: celui de l'étude du développement des villes et de leur tissu urbain.
11 A propos des méthodes, voir Maurice Daumas, éd., L'histoire général des techniques (Paris: Presses universitaires de France, 1962-68) et l'ensemble des travaux de ce pionnier qu'est Bertrand Gille.
12 Il serait trop long d'énumérer ici les programmes de recherches mis en oeuvre par R. Taton et P. Costabel (EHESS) et par M. Oaumas et J. Payen (CNAM): les sciences et les techniques en France pendant la Révolution; les rapports entre géométrie et technique aux XVIIe-XVIIIe siècles; inventaire systématique des collections du Musée national des techniques (CNAM) — problèmes de méthodologie et de documentation automatique en histoire des techniques; enquête sur la machine à vapeur au début du XIXe siècle; industrialisation et désindustrialisation des quartiers périphériques de Paris et de sa proche banlieue de 1830 à 1914. L'énoncé de ces thèmes fournit une idée du type de recherches effectuées aujourd'hui dans le domaine.
13 À titre d'exemple, les équipes du Musée des Arts et Traditions Populaires s'intéressent aux techniques elles-mêmes et à leur typologie aussi bien qu'à leur insertion dans les activités socioculturelles des milieux ruraux depuis le début de la période industrielle. Quatres directions principales sont privilégiées: — les techniques viticoles en France-Comté et Jura (C. Royer); — l'artisanat et les métiers limousins ruraux (M. Robert); — les techniques de pêche (A. Geistdoerfer); — l'espace domestique avec l'analyse du corpus d'architecture rurale de la période 1940-1950 (H. Raulin) et l'équipement de la France rurale (S. Tardieu).
14 Voir aussi les travaux de D. Rivais, Le moulin à vent et le meunier dans la société française traditionnelle (Paris: Éditions du Serg, 1965).
15 Voir, dans VHistoire de la France rurale, vol. 1 (Paris: Éditions du Seuil, 1975), le chapitre consacré par G. Bertrand à l'histoire écologique.
16 E. Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l'an mil (Paris: Flammarion, 1967).
17 J.-P. Bardet et Pierre Chaunu, Le Bâtiment, enquête d'histoire économique. XVIe-XIXe siècles (Paris-La-Haye, 1971).
18 Sous la direction de P. Courbin et al.. Villages désertés et histoire économique XIe -XVIIIe siècles (Paris: S.E.V.P.E.N., 1965).
19 F.J. Himly, Atlas des villes médiévales d'Alsace (Strasbourg: Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie d'Alsace, 1970).
20 Les meilleurs bilans de ce type de recherches, outre les quelque cinquante thèses d'histoire régionale, sont présentés dans l'Histoire économique et sociale de la France (Paris: Presses universitaires de France, 1976, 1977) s.l.d. F. Braudel et E. Labrousse et dans VHistoire de la France rurale s.l.d. G. Duby et A. Wallon (Paris: Éditions du Seuil, 1976).
21 Volume présenté par J.J. Hemardinquer, Cahiers des Annales (Paris: A. Colin, 1970).
22 Annales E.S.C. (mars-juin 1975). La fin des travaux de cette enquête paraîtra en 1979. Voir aussi R. Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux XVIe-XVe siècles Paris: Mouton, 1970), et J.P. Aron, Le mangeur du XIXe siècle (Paris: R. Laffont, 1973).
23 J. Bertin et al., Atlas des cultures vivrières (Paris: Mouton, 1971). Un atlas des animaux domestiques est en préparation.
24 S.l.d. E. Le Roy Ladurie, Médecins, climat et épidémies à la fin du XVIIIe siècle (Paris: Mouton, 1972).
25 J.N. Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 2 vols. (Paris: Mouton, 1975).
26 J.P. Goubert, Malades et médecins en Bretagne (1770-1790) (Paris: Klincksick, 1974). J. Léonard, Les médecins de l'Ouest au XIXe siècle (thèse de doctorat, ronéotypée, 1975); D. Salomon-Bayet, L'institution de la science et l'expérience du vivant (Paris: Flammarion, 1978).
27 M. Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1, La volonté de savoir (Paris: Gallimard, 1976-) et, bien entendu, l'ensemble de son oeuvre. Voir aussi le n°3-4 de la revue Ethnologie française, «Langages et images du corps».
28 À cet égard, les listes ouvertes par J. Ruffié, De la biologie a la culture (Paris: Flammarion, 1976), posent le très délicat problème des rapports du biologique et du social.
29 VIIe colloque Château-Gaillard (Blois, 1974).
30 Colloque du comité international sur l'origine des villes (Auxerre, 1975).
31 Sans parler des fouilles en Sicile (Brucato) et en Grèce (Stageira). Parmi de très nombreux articles et publications de ces équipes, retenons Michel de Bouard, Manuel d'archéologie médiévale (Paris: Sedes, 1975); Les fouilles de Rougiers (s.l.d. G. Demians d'Archimbaud), thèse ronéotypée; Archéologie du village déserté. Cahiers des Annales, A. Colin, (1964), 2 vol. 1970.
32 P. Courbin, Études archéologiques (Paris: S.E.V.P.E.N., 1963); A. Laming-Emperaire, L'Archéologie préhistorique (Paris: Éditions du Seuil, 1963); S. Cleuziou et al., «Renouveau des méthodes et théorie de l'archéologie», Annales E.S.C. (janvier-février 1973).
33 Cf. la brochure L'archéologie industrielle en France publiée par le Centre de documentation d'histoire des techniques, septembre 1978.
34 De son côté, le Centre de documentation d'histoire des sciences et des techniques vient de publier les résultats d'une enquête sur Les Bâtiments à usage industriel aux XVIIIe et XIXe siècles en France.
35 Renseignements auprès du CILAC, EHESS, Bureau 706, 54 boul. Raspail — 75270 Paris Cedex 06. Voir le Bulletin du centre de recherches sur la civilisation industrielle, n°2, novembre 1978.