1 L'histoire de la culture matérielle, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, n'est pas en France une discipline constituée mais un secteur de la recherche qui appartient à la fois aux archéologues, aux ethnologues et aux historiens. Imprécise dans la définition de son objet comme des limites de son champ d'observation et n'occupant pas une place tout à fait reconnue dans l'enseignement universitaire, elle se caractérise par la variété, voire même une certaine dispersion de ses approches. Autant de signes qui sont la marque même de sa jeunesse!
2 Car, en France comme ailleurs, l'histoire de la culture matérielle ne s'est dégagée que très tardivement des notions de culture ou de civilisation, au sens humaniste de ces termes; cette émergence récente, rendue possible par la naissance de la sociologie, de l'ethnologie et de l'histoire naturelle de l'homme dans la deuxième moitié du XIXe siècle, s'est d'abord manifestée dans le domaine de la préhistoire: c'est en 1860, en effet, que Boucher de Perthes proposa les linéaments d'une archéologie fondée sur l'étude des aspects matériels de la vie sociale considérés comme éléments de base pour la définition des cultures ou des civilisations. Et c'est à partir de 1867-1870 que Karl Marx, en publiant Le Capital, fournit aux sciences humaines une théorie matérialiste de l'évolution des sociétés dans laquelle le rôle des infrastructures (le domaine privilégié de la culture matérielle) est déterminant: d'où une passion, au moins temporaire, des marxistes pour l'étude des conditions matérielles des sociétés, attitude symbolisée par la création en 1919, et par Lénine, de l'Académie d'histoire de la culture matérielle de l'URSS. De même, après 1939-1945, les démocraties populaires s'attachèrent-elles à développer ce type de recherches au sein d'instituts dont le plus important est, sans doute, l'Institut d'histoire de la culture matérielle de Varsovie.
3 Dans le cas de la France, on ne constate pas cette continuité historique (alors qu'elle est beaucoup plus évidente en Allemagne comme en Grande-Bretagne) et on peut, je crois, affirmer que l'histoire de la culture matérielle n'a vraiment pris racines qu'avec l'École des Annales c'est-à-dire par l'intermédiaire des historiens: si l'on met à part quelques spécialistes de l'Antiquité ou du Moyen Âge1, que l'on peut considérer comme des pionniers, il a fallu les nombreux appels de Marc Bloch et de Lucien Febvre2 et tout le poids d'une revue les Annales pour que ce nouveau domaine s'ouvre à la recherche sur les paysages ruraux, l'environnement, les techniques médiévales et autres. Mais on a dû attendre les années 1950 pour que ce courant, si long à se mettre en mouvement, prenne une place importante dans notre historiographie et précise son champ d'action.
4 À l'heure actuelle l'histoire de la culture matérielle en France se caractérise d'abord par le fait que l'on peut difficilement en donner une définition précise et tout à fait pertinente; il semble plutôt qu'elle hésite entre plusieurs définitions:3
5 D'où aussi le plan des trois volumes plaçant «par priorité sur le devant de la scène [les] masses ellesmêmes», le premier volume étant «consacré à la civilisation matérielle, aux gestes répétés, aux histoires silencieuses et comme oubliées des hommes, à des réalités de longue durée dont le poids a été immense et le bruit à peine perceptible».8
6 Au total, F. Braudel réclame une histoire de laquotidienneté,9 une histoire du rapport de l'homme avec les objets y compris avec son propre corps, («la vie matérielle ce sont les hommes et les choses, les choses et les hommes») et de toutes les conditions de la vie économique. Pour ce faire, il a donné l'exemple en suscitant, d'une part de grandes enquêtes collectives sur la vie matérielle et les comportements biologiques, sur l'histoire de l'alimentation et sur l'archéologie du village déserté, en s'appuyant sur les Annales et sur la VIe section de l'École practique des hautes études (EPHE); mais il a surtout fourni à l'historiographie française la première tentative de synthèse de ce type d'histoire, dont les thèmes privilégiés sont le nombre des hommes, le corps, la nourriture ou plutôt les associations alimentaires, l'habitation et le costume, le village et la ville. Trois définitions; trois attitudes vis-à-vis de la culture ou de la civilisation matérielle mais non pas trois courants ou trois écoles comme le montre l'étude des grandes tendances actuelles de la recherche et des directions qu'elle prend pour les années à venir.
7 Si on tente de faire une coupe à travers les thèmes et les types de recherche précédemment définis, il nous semble qu'il est possible de les répartir en quatre grands groupes qui sont assez révélateurs des divers apports de plusieurs branches du savoir historique: histoire des techniques, histoire économique puis anthropologie historique, archéologie médiévale et archéologie industrielle.10
8 I. Même s'il est impossible, aujourd'hui, de réduire l'histoire de la culture matérielle à ce qui fut sa première strate historiographique — à savoir l'histoire des techniques — les recherches sur l'invention et la diffusion des techniques constituent toujours le domaine essentiel, et le plus anciennement prospecté aussi, bien qu'il soit réservé à une petite minorité d'historiens ou de techniciens devenant historiens, du fait de son très haut degré de spécialisation et de difficulté.11
9 Ces travaux ardus et nécessitant, avant la formulation des hypothèses, une prodigieuse accumulation de données se poursuivent dans des centres de recherches bien connus: Centre de recherches d'histoire des sciences et des techniques (Centre Alexandre Koyré de l'École des Hautes études en sciences sociales [EHESS]), Centre de documentation d'histoire des techniques (Conservatoire national des Arts et Métiers [CNAM] et EHESS),12 Centre de recherches d'histoire de la sidérurgie (Nancy), Institut d'histoire des sciences et des techniques (Paris Ⅳ), Centre d'histoire des sciences et des mouvements d'idées (Paris Ⅰ), Histoire des techniques (EPHE, Ⅳe section). Les chercheurs bénéficient aussi des collections et des possibilités de travail offertes par les différents musées nationaux ou régionaux: Musée des Techniques, Palais de la Découverte, Musée national des Arts et Traditions populaires13 et différents musées spécialisés de provinces.
10 Une place particulière doit être faite au secteur tout à fait neuf, pour la France, de l'histoire et de l'ethnographie des techniques agricoles: par exemple, une équipe internationale de chercheurs, animée par François Sigaut, dans le cadre du Centre de Recherches Historiques de l'EHESS et de la Maison des Sciences de l'Homme, a mis à son programme les thèmes suivants: techniques et politiques de stockage des grains de la Baltique à la Méditerranée (XIIIe—XIXe siècles); relations entre méthodes de récolte, de stockage et de préparation alimentaire des céréales dans les société pré-industrielles; histoire comparée des systèmes agricoles dans le monde. À plus long terme, cette équipe tentera d'établir l'atlas des systèmes de production agricole fin XVIIIe -milieu XIXe siècles et souhaite s'attacher à des travaux sur les techniques d'essartage et de labour en Europe.14 Dans un tout autre domaine, une enquête est en voie de lancement sur les mines et la métallurgie dans la France médiévale et moderne (Paris I, École Normale Supérieure et EHESS.)
11 II. Un second grand domaine de recherches s'est ouvert à l'initiative des historiens de l'économique soucieux de diversifier leurs matériaux et d'enrichir leurs données sérielles avant de proposer des modèles explicatifs et des schémas d'évolution. Ces recherches demeurent encore fragmentaires, très sectorielles, mais n'ont cessé de progresser depuis une dizaine d'années.
12 Elles ont d'abord été marquées par une rupture avec le déterminisme géographique et historique dans l'étude du climat, des paysages, de l'habitat et le remplacement de l'étude du «milieu naturel», cher aux géographes de l'entre-deux-guerres, par celle des écosystèmes créés et modifiés par l'homme aux prises avec les contingences naturelles et socio-techniques: l'intérêt tout à fait récent pour ce type de travaux leur confère en France un caractère encore insolite.15 Les historiens s'intéressent désormais au climat, «factuellement» et pour lui-même,16 à la maison,17 au village18 ou à la ville,19 comme éléments nécessaires à la construction de l'histoire économique ou de l'histoire tout court. On voit aussi se multiplier les travaux sur les manières d'habiter, le mobilier et autres à partir de ces magnifiques sources que constituent les inventaires après décès. Elles ont fait l'objet d'enquêtes plus ou moins systématiques donnant parfois une impression de dispersion bibliographique mais dont les jalons et les progrès sont tout à fait repérables dans la rubrique de la revue Annales E.S.C. «Vie matérielle et comportements biologiques», (à partir de 1961) et à travers les numéros spéciaux de la même revue consacrés aux domaines les plus récemment investis: «Histoire biologique et société» (nov./déc. 1969), «Histoire et urbanisation» (juillet/août 1970), «Anthropologie de la France» (juillet/août 1976), «Le climat et l'histoire» (mars/avril 1977).
13 À la faveur du développement de ce que l'on appelle peut-être trop indifféremment l'anthropologie historique. l'éthnohistoire ou l'ethnologie historique et qui n'est, après tout, qu'une mise au service de l'histoire sociale et de la culture matérielle de certains objets et de quelques concepts empruntés aux anthropologues, quelques thèmes ont attiré, de façon privilégiée, l'attention du plus grand nombre des chercheurs.
14 Une histoire de l'alimentation est en voie de construction en dépit des énormes lacunes archivistiques et des difficultés de la mise en comparaison, mais elle a, jusque-là, posé plus de questions qu'elle n'a donné de réponses. Depuis les initiatives fondamentales d'E. Labrousse et de J. Meuvret, toutes les grandes thèses françaises d'histoire rurale ont fait une large place à l'étude du rapport entre la population et la quantité de nourriture disponible et ont placé, parfois, au centre de leur analyse, cette rupture classique du système alimentaire des sociétés pré-industrielles, à savoir la crise de subsistances.20
15 Une autre direction, ayant recours à l'enquête massive et sérielle, utilisant les bilans caloriques et vitaminiques des nutritionnistes, a permis quelques progrès intéressants. L'essentiel des résultats a été rassemblé dans Pour une histoire de l'alimentation.21 et dans un numéro spécial des Annales intitulé «Histoire de la consommation» et qui rendait compte d'une enquête nationale dirigée par B. Bennassar et J. Goy.22 Cette dernière recherche a permis de mettre en valeur les contrastes nationaux et régionaux, les oppositions villes/campagnes, les différences de systèmes alimentaires selon les classes, les groupes, les âges et les sexes et a esquissé une chronologie alimentaire du XVIe au XIXe siècle. On souhaiterait maintenant que soit développée l'étude des associations, des cultures et des sociabilités alimentaires.23
16 Une histoire du corps saisi dans son évolution anthropométrique, aux prises avec la maladie et la mort et, plus généralement, comme l'un des éléments du système social global. Facilitées par les conquêtes très assurées de la démographie historique, des recherches se multiplient: sur l'histoire physique des Français (E. Le Roy Ladurie, P. Dumont et J.P. Aron, Anthropologie du conscrit français [Paris: Mouton, 1971]); sur les relations entre le démographique, le sociologique et le social (voir à ce sujet l'ensemble des travaux de Philippe Ariès); sur la maladie, l'épidémie et ses cycles récurrents, soit dans une conjoncture très courte,24 soit dans le très long terme;25 sur la médecine et les médecins, soit comme catégorie socio-professionnelle, soit dans leur rapport à la médecine et à la maladie;26 sur le corps comme objet du savoir et comme enjeu pour les institutions qui veulent le contrôler, à l'initiative de Michel Foucault.27
17 Au total, nous nous trouvons en face de l'un des champs les plus vastes et les plus neufs de notre historiographie à la croisée interdisciplinaire du physique, du biologique, de l'économique, du social et du matériel.28
18 III. Notre troisième secteur de recherche s'est ouvert dans le domaine récemment constitué de l'archéologie médiévale, trop longtemps branche annexe de l'histoire de l'art, et qui a accompli une intéressante mutation sous l'influence des recherches faites en Angleterre, en Allemagne et en Pologne. Au moins pour quelques-unes des équipes constituées, c'est sans doute l'exemple polonais qui a été le plus déterminant dans la mesure où ethnographes, historiens de l'économie et de la société et surtout archéologues proposaient une articulation entre un sujet de recherche, la culture matérielle, et une méthode, la méthode archéologique; voie d'ailleurs rendue indispensable par la faiblesse de la documentation écrite. Mais cette archéologie n'a plus pour but de sélectionner, de collectionner, de sérialiser: comme dans le cas des préhistoriens évoqués plus haut, elle cherche à mettre en relation des associations d'objets dont l'assemblage constitue l'armature de la vie matérielle.
19 Sous cette triple influence, l'archéologie médiévale française s'est donc donnée comme objet de recherche la civilisation matérielle prise dans son sens le plus large, avec une attention particulière accordée à la culture des masses plutôt qu'à celle des élites; c'est assez dire qu'elle est conduite à privilégier les sources archéologiques tout en les croisant et en les enrichissant à l'aide des sources traditionnelles, écrites ou iconographiques. Quant aux méthodes de fouilles, elles sont directement inspirées de celles des préhistoriens: fouilles très stratigraphiques, attentives à toutes les traces d'occupation humaine (céramique, outils, graines, ossements) et surtout à leur articulation. Elles se déroulent, en fait, dans deux dimensions: une dimension verticale qui établit les séquences de l'occupation d'un site, à savoir origines, périodisation, évolution économique et démographique; une dimension horizontale qui, après l'établissement des associations entre objets archéologiques (structures construites, vertiges discrets, mobilier . . .) restitue l'organisation de l'espace vécu, les modes et les niveaux de vie, les structures familiales, c'est-à-dire la civilisation de l'ensemble humain étudié.
20 Ce type de problématique et de méthode est actuellement mis en oeuvre par quatre équipes principales: le Centre de Recherches d'Archéologie médiévale (Michel de Bouard) appartenant à l'Université de Caen; le Laboratoire d'Archéologie médiévale (G. Demians d'Archimbaud) de l'Université de Provence; le Groupe d'Archéologie et d'Anthropologie médiévales (J.M. Pesez) appartenant au Centre de Recherches Historiques de l'EHESS et le Centre interuniversitaire d'histoire et d'archéologie médiévales (N. Elisseef et J.M. Pesez) de l'Université Lyon II (également Équipe de recherches associées [ERA], 525 du CNRS, commune à l'EHESS et à Lyon Ⅱ).
21 Dans les recherches en cours, il semble que trois thèmes essentiels se dégagent:
22 À l'image de l'archéologie médiévale et sans qu'il soit possible de faire l'histoire des antecedences, les archéologues des sociétés plus anciennes sont devenus des historiens de la culture matérielle, tout comme un certain nombre de préhistoriens. Mais la lisibilité de leurs projets apparaît moins grande que dans le cas des archéologues de la période médiévale que nous avons évoqués: plus engagés que d'autres dans les discussions entre les tendances historisantes, typologiques et «new-archéologiques», sans doute n'ont-ils pas eu, à un même degré, le souci de se rattacher à l'étude plus large des civilisations matérielles, tout en fournissant par leurs travaux érudits les bases indispensables à ce type de préoccupations.32
23 IV. Jusque-là, nous avons évoqué des recherches en cours, fruit de l'évolution de certaines branches disciplinaires (comme l'histoire des techniques) ou de l'apparition de nouveaux objets et de nouvelles problématiques et à l'intersection de plusieurs disciplines (anthroplogie-biologie-histoire sociale). Avec l'archéologie industrielle, nous abordons des rivages encore vierges bien que très prometteurs.
24 À l'initiative d'un certain nombre d'historiens et en suivant l'exemple de la Suède, du Royaume-Uni, de l'Allemagne et des États-Unis, on a vu se créer en 1978 un Comité d'information et de liaison pour l'archéologie industrielle (CILAC), regroupant le Centre de Recherches Historiques de l'EHESS, le Centre de documentation d'histoire des techniques (CNAM-EHESS), l'association «Histoire matérielle de la civilisation industrielle», l'Association des archivistes d'entreprises, l'Éco-Musée de la communauté Le Creusot-Montceau-les-Mines et l'Institut de l'Entreprise.
25 Le CILAC est une association ouverte qui a pour vocation de mettre en relation les organismes qui s'intéressent à l'étude et à la mise en valeur du patrimoine industriel — qu'il s'agisse des bâtiments, des sites, des instruments de production et des produits — et de promouvoir les travaux relatifs à l'étude du passé industriel et du développement de la culture technique. Pour ce faire et à moyen terme, le CILAC s'est donné un programme comportant quatre objectifs majeurs.33
26 Marqué par cette quadruple préoccupation, un colloque d'archéologie industrielle se réunira à Bordeaux les 18 et 19 avril prochains35 sur les thèmes suivants:
27 Mais d'ores et déjà, l'initiative prise il y a quelques années par Georges-Henri Rivière, fondateur du Musée des Arts et Traditions Populaires, et mise en oeuvre par Marcel Evrard, à savoir la constitution de l'Éco-Musée de la communauté Le Creusot-Montceau-les-Mines, est un bon exemple de ce qu'il faut faire: conçu comme un anti-musée, c'est-à-dire destiné à conserver les objets laissés in situ, au lieu de les rassembler et de les collectionner, soucieux de faire participer à ses préoccupations l'ensemble de la population avec une double motivation culturelle et pédagogique, il s'est donné comme programme immédiat, et en matière d'archéologie industrielle, la présentation d'un ancien puits des mines de Blanzy, de l'atelier des locomotives des usines Schneider et d'une cité ouvrière du début du XIXe siècle.
28 À l'issue de ce tour d'horizon beaucoup trop rapide, il est possible de faire quelques constatations.
*Ce rapport trop bref sur un sujet très vaste ne peut être exhaustif. Dans les limites imposées raisonnablement par les organisateurs, il n'était pas possible de citer toutes les équipes et tous les travaux. On s'est borné à indiquer les grandes directions de la recherche.