1 Nous avons eu dernièrement l'occasion de mettre la main sur une nouvelle publication de la collection Mercure du Musée national de l'Homme: il s'agit du dossier no. 17 intitulé Quelques boutiques de menuisiers et charpentiers au tournant du XIXe siècle dont l'auteur est M. Jacques Bernier.
2 Comme tous le savent, cette collection a pour but de diffuser rapidement des travaux qui ont rapport aux disciplines pour lesquelles le Musée national de l'Homme est responsable. Ajoutons à cela que la Division de l'histoire, par les publications qu'elle nous a présentées jusqu'ici, s'intéresse tout particulièrement aux métiers pré-industriels; pensons aux brochures publiées sur le ferblantier, le forgeron, le cordonnier, et le meublier. Ces dernières brochures ont généralement mis l'accent sur la description qu'ont bien voulu faire de vieux artisans sur leur outillage, leur production, leur clientèle, et leur façon de vivre. En fait il s'agissait beaucoup plus là d'enquêtes sur le terrain que de recherches à partir de documents d'archives. L'étude de Jacques Bernier est donc bienvenue puisqu'elle est un premier pas vers une histoire des techniques du tournant du XIXe siècle. C'est un premier pas en ce sens que M. Bernier est, à notre connaissance, le premier auteur québécois qui ait vraiment tenté d'étudier le contenu de boutiques d'après une source manuscrite, soit l'inventaire après décès. Toutefois, après lecture de son étude nous avons cru déceler certaines failles dans son analyse. Nous allons donc, dans les pages qui suivent, essayer d'en faire ressortir les points faibles mais aussi faire quelques suggestions qui, espérons-le, permettront d'améliorer les études postérieures.
3 L'auteur, dans un premier temps, nous indique son objectif: avoir une meilleure connaissance du contenu des boutiques de menuisiers et de charpentiers dans la région de Montréal à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Nous voici fixés dans l'espace et dans le temps. Mais avant d'entrer dans le vif de son sujet, il nous montre clairement l'importance de l'activité ouvrière dans le secteur du bois à cette époque. Puis il nous présente les sources qu'il utilisera, les inventaires après décès. C'est sur 28 inventaires que sera basée toute son analyse: 5 inventaires de maîtres charpentiers, 10 de maîtres menuisiers, et 13 d'artisans identifiés dans les inventaires comme simples menuisiers. A partir de ces inventaires il se propose, pour réaliser son objectif, de répondre à cinq grandes questions: définir les outils utilisés par le menuisier et le charpentier; en connaître le nombre et la variété; montrer la différence qu'il peut exister entre l'outillage d'un charpentier et d'un menuisier; "distinguer l'outillage des artisans appelés maîtres dans les inventaires de ceux qui furent identifiés simplement comme menuisiers et charpentiers;" et enfin, analyser l'écart qui peut exister entre un "grand menuisier" et un "petit menuisier."
4 Bien connaître les outils est sans contredit la première démarche à faire dans le cadre d'une telle étude. Bien que l'auteur nous avertisse que son glossaire n'est pas exhaustif, il nous semble qu'il aurait dû élaborer davantage sur ce point. En effet nous croyons sincèrement que le lecteur ne peut connaître tous les outils qui sont mentionnés à l'annexe I. D'ailleurs, moi-même, un des rares chercheurs en histoire des techniques au Québec, avoue ne pas connaître le sens de "départoir" et de "branche." Soulignons, à titre d'information, qu'il existe pour l'identification des outils d'autres ouvrages particulièrement intéressants, soit le dictionnaire de l'abbé Jaubert et l'étude de Roubo.1 Enfin nous aurions vraiment apprécié que l'étude de M. Bernier ait été quelque peu illustrée. Pour répondre aux autres questions l'auteur se base sur trois séries d'information: le nombre des outils, leur variété, et leur fréquence d'apparition. Avec ces données, il tente de fabriquer des moyennes.
5 Comme le souligne l'auteur, on ne peut en arriver à un chiffre absolu quant au nombre des outils que l'on retrouve dans une boutique à partir du seul inventaire après décès. Cela est en effet impossible à établir avec précision. Nous croyons toutefois qu'il y a place dans cette étude à une amélioration au niveau de ce que nous appelerons ici les "types d'outils" possédés par l'artisan. Un des problèmes vient du fait que l'on rencontre souvent des outils non quantifiés (exemple: "20 bouvets, ciseaux et maillets"). M. Bernier résout dans certains cas le problème très adroitement à l'aide de moyennes établies à partir des boutiques où ces outils sont énumérés séparément. La où ça se gâte, c'est lorsque l'auteur se trouve face à "17 pièces de mouchettes et rabots ronds." Celui-ci divise ce nombre par deux et donne neuf aux pièces de mouchettes et huit aux pièces de rabots ronds. La raison évoquée par l'auteur pour ce procédé est un manque de documents comparatifs. Bien sûr, son étude est faite â partir d'un assez faible échantillonnage mais cela ne justifie en rien une telle méthode. Au sujet des outils non quantifiés, voici un autre exemple de ce genre d'erreurs:
Ce n'est sûrement pas là la meilleure façon pour établir la différence entre l'outillage du charpentier et du menuisier!
6 Un autre aspect à souligner est celui des "parties d'outils." L'auteur note à ce sujet que "certains artisans tirent parfois un total assez élevé d'une série d'objets qui ne sont pas en réalité des outils complets mais plutôt des parties d'outils, c'est le cas par exemple des mèches, des vrilles, des fers de rabots (p.26)." Soit dit en passant, la vrille n'est pas une partie d'outil mais bien un outil complet. Quoiqu'il en soit, l'auteur ajoute que ce problème sera assez bien réglé en opposant la diversité des outils à leur nombre. Nous y reviendrons. Ce qui importe ici c'est que l'auteur ne soulève pas le problème de l'absence d'outils que nous croyons indispensables dans une boutique. En fait il aurait dû pousser davantage l'interprétation de ses listes d'outils. Voici à ce sujet quelques exemples:
7 Nous pourrions bien sûr allonger notre liste d'exemples; ce n'est pas cela qui importe. Ce que nous voulons faire ressortir par ces commentaires sur le nombre des outils, c'est que si nous interprétons davantage le contenu des boutiques, nous pourrons par la suite être beaucoup plus en mesure de noter les fréquences d'apparition (sans qu'il y en soit nécessairement fait mention) et ainsi faire des moyennes plus près de la réalité.
8 Le calcul de la diversité ou variété des outils fait dans cette étude nous apparaît aussi fort douteux — d'une part, à cause des remarques que nous venons tout juste de faire quant au nombre des outils et, d'autre part, à cause de la façon même de procéder de l'auteur. Ce dernier note d'ailleurs à ce sujet un danger:
9 Ainsi si l'on rencontre dans un cas vingt bouvets, dix ciseaux, trois compas et deux égoïnes, on obtient un total de trente-cinq outils dont, selon l'auteur, quatre outils différents. Si l'on a, dans un second cas, un bouvet à clef, un bouvet à noix, un bouvet à plancher, un ciseau à froid et un à parer, un compas d'épaisseur et un égoïne à raser, nous avons alors sept outils dont sept différents. Convenons qu'il est plus que probable que le nombre d'outils différents soit beaucoup plus élevé dans le premier cas que dans le second. Nous suggérons donc que la diversité soit calculée en comptant les "types d'outils." Nous aurions alors, dans les deux cas quatre "types d'outils" soit des outils à moulure (bouvet), à tailler (ciseau), à tracer ou mesurer (compas), et, enfin, à scier (égoîne). Une telle méthode, combinée avec une interprétation beaucoup plus serrée de la liste des outils, devrait donner des résultats beaucoup plus probant et plus près de la réalité.
10 Il va sans dire que suite à ces remarques, les réponses aux questions (d'ailleurs très pertinentes) de l'auteur ne peuvent que nous laisser perplexe. Peut-être que l'amélioration des problèmes que nous avons soulevés ne donnerait pas des résultats totalement différents de ceux de M. Bernier, mais nous croyons qu'ils seraient plus pertinents dans le cadre, par exemple, d'un essai de "reconstitution" d'une boutique d'un artisan du bois au tournant du XIXe siècle.