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Acquisition de brunswick news par postmedia :

quel avenir pour les médias acadiens du nouveau brunswick au pays des géants?

Marie-Linda Lord
University of Moncton

1 Cette question maintes fois débattue en Acadie refait surface à la suite de l’acquisition des journaux de Brunswick News, propriété de l’industriel J. D. Irving, en mars 2022, par le conglomérat Postmedia qui est le plus grand groupe de presse écrite au pays. Elle avait notamment été soulevée lors de la fermeture subite du quotidien acadien L’Évangéline en 1982 après 95 ans de publication et lors de l’acquisition de l’hebdomadaire Le Madawaska en 2002 par la famille Irving qui l’a éventuellement fermé en 2018 après 105 ans de publication. Par ailleurs, la question de la concentration de presse entre les mains de la famille Irving au Nouveau-Brunswick a pris une nouvelle connotation dans la foulée de l’achat de Brunswick News par le plus gros conglomérat de médias au Canada, Postmedia. Cette nouvelle, d’abord annoncée par un communiqué de presse de Postmedia le 17 février 2022, en a surpris plusieurs dans la province. Or, était-ce vraiment une surprise ?

Une surprise qui n’en est pas une

2 Au cours de la dernière décennie, l’écosystème médiatique dans lequel s’inscrivait Brunswick News avec ses trois quotidiens de langue anglaise et ses six hebdomadaires de langue anglaise et française a subi plusieurs changements, voire des mutations modifiant les moyens de production et les pratiques de consommation de l’information. Partout au pays, la situation est la même; le paysage médiatique est en transformation. Les temps sont durs pour les médias traditionnels : télévision, radio et presse écrite. Ils attirent de moins en moins de public, les jeunes générations étant davantage attirées par les plateformes numériques qu’elles consultent sur leur téléphone cellulaire ou leur tablette. Pour les médias traditionnels du Nouveau-Brunswick, qui sont tous de petite taille à l’instar de la province, et cela peu importe la langue, la survie est devenue un défi quotidien.

3 La presse écrite est particulièrement affectée dans ce contexte. Le lectorat vieillit et diminue, les revenus publicitaires diminuent également et, en mars 2020, est arrivée une pandémie qui a bousculé bien des pratiques et habitudes. Dans un tel contexte, la vente de Brunswick News ne devrait pas être une surprise. Des signes avant-coureurs apparaissaient déjà depuis quelque temps; pour Brunswick News le défi de publier tous ses journaux devenait bien réel. La grande surprise vient du fait que Brunswick News a sauté à l’étape de tout vendre sans avoir procédé au préalable à une rationalisation majeure de l’entreprise de presse. Au cours des dernières années, le personnel des salles des nouvelles avait été réduit; le lectorat pouvait remarquer que les textes partagés entre les trois quotidiens The Telegraph Journal de Saint-Jean, The Time-Transcript de Moncton et The Daily Gleaner de Fredericton étaient de plus en plus nombreux sans que soit toutefois éliminée la couverture locale de chaque région urbaine, assurée par des journalistes rattachés spécifiquement à l’un ou l’autre de ces quotidiens. Alors que la pandémie de Covid-19 était à son paroxysme dans la province, des histoires locales se trouvaient à la une de chacun de ces journaux avec des photos en lien avec chacune des trois villes.

4 Il s’avérait qu’au-delà de la une, le personnel des salles des nouvelles avait été réduit, Un autre signe des difficultés encourues était la pratique presque quotidienne de publier des pages de publicité avant la une du journal. Dans une province de moins de 800,000 habitants, nous comptons trois quotidiens de langue anglaise et un quotidien de langue française, L’Acadie Nouvelle, de Caraquet. C’est beaucoup diront certains. Brunswick News aurait pu fusionner ces trois quotidiens anglophones en un seul journal provincial à l’instar de son hebdomadaire francophone L’Étoile qui, pendant quelques années, publiaient plusieurs éditions régionales avant de subir une cure d’amincissement avec une seule édition provinciale. Si une telle stratégie avait été adoptée pour les trois quotidiens, l’étonnement aurait été moins prononcé lors de la vente de 2022. Dans un avenir certainement pas très lointain, c’est sans doute ce à quoi il faut s’attendre avec Postmedia : une fusion des trois journaux locaux en une seule édition provinciale. Cinq mois après l’annonce de l’achat de Brunswick News par Postmedia, très peu de changements sont visibles. Pour quiconque n’étant pas au courant de l’existence de cette transaction, rien n’a changé… pour le moment. Il serait très surprenant que Postmedia conserve les trois quotidiens et les deux hebdomadaires francophones. Voici pourquoi…

Des changements à venir ?

5 Postmedia est une compagnie canadienne dont le siège social est à Toronto mais dont les deux tiers des parts sont détenus par le gestionnaire de fonds alternatifs Chatham Asset Management depuis octobre 2016.1 Une loi canadienne empêche que la proportion des parts détenues soit plus élevée que les deux tiers. Chatham Asset Management est près d’autres groupes de médias américains proches du Parti républicain. Le conseil d’administration de Postmedia qui compte 11 membres est composé aux deux tiers de Canadiens, dont, depuis avril 2022, l’ancien vice-président de Brunswick News, Jamie Irving, et un tiers d’Américains. À compter du 1er janvier 2023, Jamie Irving deviendra le président exécutif du conseil d’administration, tel qu’annoncé dans un communiqué de presse de Postmedia le 28 juillet 2022.2 Depuis quelques années, monsieur Irving est le président de Médias d’info Canada, un groupe d’influence en matière de politique publique représentant des centaines de journaux canadiens. À ce titre, monsieur Irving a écrit quelques lettres publiques adressées au gouvernement fédéral, entre autres, pour faire valoir l’importance du journalisme local, mais aussi pour aborder des enjeux auxquels font face les journaux, tels les taxes, les normes d’emplois, le recyclage, l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

6 Dans un article publié en juillet 2020 dans le New York Times, le journaliste Edmund Lee, qui a interviewé 10 employés et anciens employés de Postmedia, révèle que depuis l’acquisition de Postmedia par Chatham Asset Management en octobre 2016, 1600 employés ont été remerciés, soit 38 % des employés; plus de 30 journaux ont cessé d’exister pour en compter encore 106 en date de juillet 2020; les salaires et les avantages sociaux ont été réduits; et les opérations éditoriales ont été centralisées, générant ainsi des sections communes se retrouvant dans la centaine de journaux devenus « des clones des uns des autres » pour reprendre l’expression de Lee.3 Dans son rapport trimestriel du 9 janvier 2020, Postmedia faisait état d’une baisse de 8,5 % des revenus publicitaires de ses médias imprimés et des revenus de tirage. Plus précisément, alors que les revenus publicitaires pour les diverses plateformes numériques avaient augmenté de 11,1 %, ceux des médias imprimés avaient chuté de 16,8%, soit 12,9 millions de dollars. Conséquemment, depuis le début de la pandémie en 2020, Postmedia a fermé 15 journaux communautaires et mis à pied 80 employés. Même pour un conglomérat de la taille de Postmedia, la situation est difficile.

7 À l’échelle du pays, Postmedia est connu notamment par son quotidien national The National Post, ainsi que son supplément d'actualités financière et économique, le Financial Post. La liste de tous les quotidiens et hebdomadaires publiés dans sept provinces, de la Colombie-Britannique jusqu’au Nouveau-Brunswick, compte 108 journaux ainsi que des sites d’information, dont canoe.com et canada.com. Les grands quotidiens provinciaux tels que The Vancouver Sun, The Calgary Herald, The Ottawa Citizen et The Montreal Gazette partagent des pages communes contenant des nouvelles nationales et internationales. Sur les sites web de chacun, les nouvelles locales sont présentées sur la page d’accueil et bien identifiées avec la mention « Local News » en bleu. De Vancouver à Moncton, ce sont les mêmes nouvelles nationales, la même couverture politique avec l’angle plus conservateur de Postmedia, qui sont publiées à travers le pays. De plus, les nouvelles du secteur des affaires sont importantes pour Postmedia et on ne s’en cache pas : c’est écrit noir sur blanc dans le site web. La diversité de point de vue et la diversité d’angles de traitement de l’information sont ainsi réduites. Les problématiques d’intérêt public qui sont abordées dans les positions éditoriales sont également limitées. C’est un appauvrissement du discours politique, économique, social, et culturel à l’échelle du pays, indépendamment de la qualité journalistique du contenu.

8 Postmedia est le plus grand groupe de presse écrite au pays. Postmedia qui n’a peut-être pas fini de grandir; à la suite de son entrée au Nouveau-Brunswick, il pourrait poursuivre l’acquisition de journaux publiés dans les trois autres provinces de l’Atlantique, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve. Il est clair que Postmedia est dans une posture de concentration de la presse écrite au pays. Alors que le Nouveau-Brunswick connaissait, à l’échelle provinciale, une concentration de presse écrite avec Brunswick News qui, depuis près de 20 ans, publiait les trois quotidiens de langue anglaise et, à un certain moment, une vingtaine d’hebdomadaires de langue anglaise et française, la seule province bilingue au pays se retrouve maintenant dans un scénario de concentration à l’échelle nationale. La presse écrite œuvre depuis au moins une bonne décennie au sein d’une situation financière très difficile. Elle doit composer avec les géants du Web, dont les médias sociaux Facebook, Twitter, Instagram, pour ne nommer que ceux-là. Est-ce que l’expansion d’un géant de la presse écrite comme Postmedia est la solution pour préserver la presse écrite qui dessert les communautés locales et régionales ? Dans un monde de géants, la survie est difficile pour les petits.

Les petits dans le monde des géants

9 Le Nouveau-Brunswick compte un seul quotidien de langue française, L’Acadie Nouvelle fondée en 1984 pour combler le vide laissé par la disparition de L’Évangéline 20 mois auparavant. Ce quotidien indépendant est toujours l’un des deux médias de référence francophone du Nouveau-Brunswick avec Radio-Canada Acadie. La situation n’a jamais été facile pour le quotidien acadien. Depuis l’automne 2019, L’Acadie Nouvelle bénéficie de l’aide du programme fédéral Initiative pour le journalisme local (IJL) qui « fournit du financement aux organisations médiatiques canadiennes admissibles pour qu’elles puissent embaucher des journalistes ou qu’elles rémunèrent des journalistes à la pige afin qu’ils produisent un contenu journalistique civique destiné aux communautés mal desservies. »4. Même les journaux (quotidiens et hebdomadaires) de Brunswick News bénéficiaient de ce programme avant leur acquisition par Postmedia. Il est peu probable que cette contribution financière soit maintenue même si le but du programme est d’assurer un journalisme local au sein de communautés qui ont peu de couverture médiatique. L’Acadie Nouvelle a dû également gérer la décroissance. Les employés, dont les journalistes, ont accepté de faire des concessions au niveau de la rémunération et des conditions de travail afin d’assurer la pérennité du journal. L’Acadie Nouvelle ne publie plus depuis juin 2022 l’édition papier du lundi pour réduire les coûts liés à l’impression et à la distribution; le journal est toutefois disponible en ligne. Cette mesure permettra peut-être d’encourager plus d’abonnés à opter pour la version numérique plutôt que papier. Dans une entrevue accordée à Radio-Canada Acadie en novembre dernier, l’éditeur-directeur-général de L’Acadie Nouvelle, Francis Sonier, affirmait que 47 % des abonnés lisaient la version numérique du journal et que le nombre d’abonnés avait également augmenté.5 Pour ce qui est de l’avenir de l’hebdomadaire provincial L’Étoile, nouvellement acquis par Postmedia, il était devenu une peau de chagrin avant même la transaction, ne comptant plus qu’un seul journaliste, une éditrice et quelques pigistes, après avoir connu des jours plus glorieux avec multiples éditions régionales et une équipe journalistique digne de ce nom. Distribué gratuitement dans un publisac, il est toujours publié, jusqu’à avis contraire de Postmedia. L’autre hebdomadaire anciennement de Brunswick News, Info-week-end, publié dans le nord-ouest de la province, est disponible en ligne et abrite également son confrère L’Étoile. Est-ce là un signe précurseur d’une fusion en un seul hebdomadaire ? Quant au dernier hebdomadaire indépendant Le Moniteur acadien, qui dessert le Sud-Est, son avenir sera davantage numérique selon les dires de son nouveau propriétaire, Jason Ouellette, qui a acquis ce journal au début de 2022.6

10 Dans le monde médiatique d’aujourd’hui, le nombre de « clics » comptent : c’est la nouvelle réalité. Le paysage médiatique francophone au Nouveau-Brunswick est complété par des radios communautaires situées aux quatre coins de la province dont certaines sont très populaires, notamment CJSE dans le Sud-Est et CKRO dans la Péninsule acadienne, ainsi que par Radio-Canada Acadie qui offre une programmation constituée de quelques émissions locales d’information radio du lundi au samedi et un téléjournal télévisé sept soirs semaine.

Moins d’actualité locale ?

11 De nombreux francophones du Nouveau-Brunswick sont abonnés aux journaux anglophones qui appartenaient à Brunswick News. Sans doute verront-ils dans un avenir rapproché des changements dans la couverture des nouvelles internationales, nationales, provinciales et acadiennes. Le nouveau propriétaire saura-t-il faire preuve de sensibilité envers la réalité francophone d’une partie du lectorat ? Dans le communiqué de Postmedia du 17 février 2022 annonçant la transaction, il n’est aucunement mention des hebdomadaires de langue française L’Étoile et Info-Weekend alors que tous les journaux de langue anglaise, quotidiens et hebdomadaires de Brunswick News, sont nommés.7 Postmedia fera-t-il une concurrence directe à L’Acadie Nouvelle ? La compétition pourrait alors être féroce. Est-ce que la présence de Jamie Irving à la présidence du conseil d’administration peut empêcher un tel scénario ? Du temps de Brunswick News, la famille Irving s’est abstenue de prendre les grands moyens d’une offensive contre L’Acadie Nouvelle. D’ailleurs, Brunswick News imprimait et distribuait L’Acadie Nouvelle depuis septembre 2012, ce qui représentait des économies d’environ un million de dollars pour le journal acadien.

12 Pour la famille Irving, c’est la fin d’une époque : l’expérience de la presse écrite aura duré 85 ans. Le premier journal, l’hebdomadaire Maritime Broadcaster de Saint-Jean, avait été acheté en 1936 par K. C. Irving, le grand-père de J. D. Irving et arrière-grand-père de Jamie Irving, ce qui lui avait permis de fonder un premier quotidien, The Citizen. Il a ensuite acheté le Telegraph Journal et l’Evening-Times Globe de Saint-Jean en 1944 et ensuite le Times et le Transcript de Moncton en 1948. 20 ans plus tard, en 1968, il acquérait le Daily Gleaner de Fredericton, devenant ainsi le propriétaire de tous les quotidiens de langue anglaise du Nouveau-Brunswick alors qu’il était le plus grand industriel de la province et l’un des hommes les plus riches du Canada. C’est toute une page de l’histoire médiatique du Nouveau-Brunswick qui prend fin. Une partie du patrimoine médiatique du Nouveau-Brunswick passe dans d’autres mains. Postmedia a plus de moyens pour proposer une meilleure offre numérique avec des plateformes dynamiques qui peuvent être consultées sur des mobiles. Postmedia a cette expertise et l’équipe pour le faire; Brunswick News ne l’avait pas. Au-delà de ces considérations technologiques, le grand enjeu du journalisme qui se pose maintenant pour la presse écrite au Nouveau-Brunswick est celui de la survie d’une information régionale et locale, tout cela dans un contexte où la jeune génération consomme de moins en moins les nouvelles diffusées dans les médias traditionnels.

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Marie-Linda Lord, Professeure titulaire, Programme d’information-communication, Université de Moncton.

Notes

1 Postmedia Fiscal 2020 Q1 financial report (PDF) on page 15 under 'Related Party Transactions'.
2 Postmedia, 28 juillet 2022, « Postmedia Announces Upcoming Changes to Board of Directors. Chair Paul Godfrey to Step Down at End of Term. Jamie Irving to be Appointed Executive Chair ». https://www.postmedia.com/2022/07/28/.
3 Edmund Lee, « Under Hedge Fund Set to Own McClatchy, Canadian Newspapers Endured Big Cuts ». New Yok Times, Published 16 July 2020, updated 18 July 2020.
4 News Medias Canada / Médias d’info Canada. nmc-mic.ca/fr/ijl/.
5 Radio-Canada Acadie. 22 novembre 2021. L’édition du lundi de L’Acadie Nouvelle ne sera plus imprimée l’été prochain. ici.radio-canada.ca/nouvelle/1841652/.
6 Judy Désailliers, 5 janvier 2022. Jason Ouellette à la tête du Moniteur Acadien. CJPN. https://canadainfo.ca/jason-ouellette-a-la-tete-du-moniteur-acadien.
7 Postmedia, 17 février 2022. Postmedia to Acquire Brunswick News Inc. and Extend Maturity of its First and Second Lien Notes. www.postmedia.com/2022/02/17/.