Cet article offre une étude contextualisée du militantisme féministe de la jeunesse acadienne d’âge scolaire (14–18 ans) au Nouveau-Brunswick, un sujet particulièrement marginalisé dans les études. À partir d’un dense corpus d’archives des associations phares des jeunes francophones de la province que sont Activités-Jeunesse et la Fédération de la jeunesse francophone du Nouveau-Brunswick, l’auteur analyse les enjeux, les itinéraires, les modalités d’action et le réseau de sociabilité du militantisme féministe dans les écoles secondaires francophones de la province de 1971 à 2020.
This article provides a contextualized study of teenage (14–18 years old) Acadian feminist activism in New Brunswick, a particularly marginalized subject in studies. Based on extensive archives of the prominent francophone youth associations of the province, Activités-Jeunesse and the Fédération de la jeunesse francophone du Nouveau-Brunswick, the author analyses the issues, agendas and sociability network of feminist activism in French-speaking secondary schools of the province from 1971 to 2020.
1 L’histoire de l’engagement et de la prise de parole des jeunes femmes en Acadie est l’objet d’une double marginalisation. Bien que la production historiographique acadienne soit en partie en cause dans cet état des choses, ayant jusqu’ici accordé peu d’attention à l’histoire des mouvements sociaux, de jeunes2 et de femmes3, elle ne lui est pas entièrement attribuable. Avec l’ascension des Girl Studies depuis le début des années 1990, nombre de chercheuses et de chercheurs d’un peu partout dans le monde ont commencé à lever le voile sur la double invisibilisation des jeunes femmes dans les études. Ces travaux révèlent tantôt que les jeunes femmes sont fondues dans le tout homogène de « la » jeunesse, faisant notamment fi, en adoptant une conception « unisexe » des jeunes, des questions de genre, et tantôt mises de côté dans les Women Studies en faveur d’une conception adulte du militantisme des femmes ou d’une perception faisant des jeunes filles des féministes en devenir plutôt que des militantes du présent.4 Pourtant, « la “jeunesse” n’est qu’un mot », comme le soulignait éloquemment le sociologue Pierre Bourdieu dans un entretien devenu classique en études des jeunes. C’est dire que « la jeunesse » est non seulement un construit social, dont les perceptions et représentations changent au fil des époques, mais parler de « la » jeunesse au singulier est « un abus de langage », les différences de classe, de genre, de pratiques, etc., modelant différemment les expériences vécues des jeunes.5 C’est dans un même ordre d’idée que nous ne pouvons pas parler de l’histoire de « la » femme, mais plutôt de l’histoire « des » femmes. Dès les années 1960, le groupe de femmes francophones de Moncton qui a déposé un mémoire à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, évoquait d’ailleurs les particularités vécues des Acadiennes qui sont doublement minorisées – à la fois femme et « minorité économiquement et culturellement défavorisée »6 –; un concept qui sera développé et popularisé dans les années 1980 par la Fédération nationale des femmes canadiennes-françaises.7
2 Il nous faut donc concevoir que les jeunes femmes francophones et acadiennes des provinces maritimes ont une historicité propre et non négligeable dans les mouvements jeunesse et les mouvements de femmes. Si à titre de « jeunes francophones » les jeunes filles ont à lutter aux côtés de leurs confrères masculins contre la xénophobie et l’âgisme qui freinent leur épanouissement comme citoyennes et citoyens, en tant que « jeunes femmes » elles sont aussi confrontées au sexisme de la société en générale et du monde de l’éducation en particulier.8 En définitive, c’est toute la problématique de « l’intersectionnalité », soit de la simultanéité des catégories de différences qui composent la spécificité et le pluralisme des réalités vécues9, qu’il nous faut prendre en compte dans l’étude des mouvements de femmes et de jeunes. Au fameux quintuor genre, classe sociale, ethnie, orientation sexuelle et religion, les études acadiennes nous invitent toutefois à ajouter celui de la langue des groupements minoritaires.
3 Pour contribuer à sortir les jeunes femmes des marges de la production historiographique acadienne, mais aussi pour mener plus avant nos connaissances en histoire de la jeunesse et des mouvements de femmes en Acadie, nous nous proposons d’étudier la question du militantisme féministe de la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick (FJFNB) et de sa prédécesseur Activités-Jeunesse (AJ). Loin de nous l’idée de prétendre que ces organismes sont des indicateurs infaillibles de l’engagement et des prises de parole féministes des élèves en Acadie. Pour avoir été depuis 50 ans (1971–2021) les organismes phares du militantisme des jeunes francophones et Acadiens d’âge scolaire (14–18 ans) au Nouveau-Brunswick, ils nous ont néanmoins semblé constituer un terrain d’enquête privilégié pour aborder la question, ne serait-ce que de façon préliminaire, en considération des lacunes de la production scientifique en histoire des jeunes et des femmes en Acadie. Soulignons que même si AJ et la FJFNB ont par moment fleureté avec l’idée de fédérer non seulement la jeunesse des écoles secondaires (14-18 ans), mais aussi la jeunesse étudiante universitaire (19–25 ans), notre étude, sauf avis contraire, porte sur les jeunes des écoles secondaires francophones du Nouveau-Brunswick. Quels ont été, donc, les enjeux féministes ayant animé les membres d’AJ et de la FJFNB depuis le dernier demi-siècle? Sur quels fondements idéologiques et axiologiques reposaient-ils? Comment et pourquoi les jeunes ont-ils agi en vue d’y répondre? Quels ont été les gains obtenus et les difficultés rencontrées?
4 Pour mener à bien notre étude, nous avons dépouillé les fonds d’archives d’Activités-Jeunesse (181) et de la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick (1518) qui sont entreposés au Centre d’études acadiennes Anselme-Chiasson (CEAAC) de l’Université de Moncton. Nous avons effectué une analyse de contenu de l’ensemble des rapports annuels, des procès-verbaux d’assemblées générales annuelles, de la correspondance, des mémoires et autres rapports produits par ces organismes depuis 1971. Nous avons également dépouillé leurs périodiques : Eurêka, Mashqoui, Zélé, Le Placoteux, ZapAdo, Intrépide, etc. À ce corpus, nous avons ajouté quelques périodiques féministes et d’associations de femmes adultes – Matulu de la Fédération des Dames d’Acadie, Nouvelles du Conseil du Conseil consultatif sur la condition des femmes du Nouveau-Brunswick, Femmes d’actions, etc. –, avec lesquels nous avons noté une relative proximité avec AJ et la FJFNB. L’étude de ces périodiques nous a permis de mieux comprendre les rapports d’influences et de confluences entre le militantisme des jeunes et celui des adultes en Acadie. L’analyse de contenu de l’ensemble de ces documents et la mise en relation de ces données nous ont permis de dresser un panorama interprétatif des mobilisations menées par AJ et la FJFNB eu égard au militantisme féministe des jeunes d’âge scolaire des 50 dernières années au Nouveau-Brunswick. En somme, trois axes de recherche interreliés ont guidé notre dépouillement et notre analyse des données : 1) Enjeux : quels ont été les enjeux féministes d’AJ et de la FJFNB et la trame de valeurs et d’idées sur laquelle ils se sont appuyés (sexisme, éducation sexuelle, violence sexuelle, etc.)? 2) Itinéraires : quels sont les réseaux de sociabilité, d’influence et de confluence des féministes de ces organisations (lectures, relations avec des féministes adultes, etc.)? 3) Répertoire d’action : quelles ont été les modalités d’action empruntées par les militantes et les militants pour mener leurs revendications féministes (conférences, manifestations, tracts, films, médias sociaux, etc.)? À la suite de ces axes de recherches, notre argumentation dans cet article se décline suivant un ordre chronologique, ce qui nous a permis d’historiciser l’état et les formes du militantisme féministe d’AJ et de la FJFNB de 1971 à nos jours.
5 Activités-Jeunesse est fondée en 1971. À ce moment, le monde de l’éducation au Nouveau-Brunswick a déjà connu quelques avancées appréciables pour les femmes. Au cours des années 1960, les établissements d’enseignement ont cédé le pas à la mixité en éducation – aussi dit coéducation – entre les garçons et les filles.10 Peu à peu, la ségrégation sexuelle dans les cours d’école et les autobus scolaires, où filles et garçons étaient séparés, commence à être abandonnée. La discrimination vestimentaire est aussi revue alors qu’à la suite du scandale des mini-jupes11 que portaient les jeunes Acadiennes des années 1960 à qui le droit de porter un pantalon à l’école était refusé, le code vestimentaire est adapté, avec la fondation au tournant des années 1970 des nouvelles écoles secondaires polyvalentes de la province, pour permettre le port du pantalon aux jeunes femmes.12 Dans le cadre d’un texte rédigé en marge de la création d’un cours multidisciplinaire sur les conditions des femmes en 1973, l’historien Léon Thériault souligne la place maintenant dominante des femmes dans le corps étudiant à l’Université de Moncton (3216 femmes contre 3077 hommes). Malgré de lents progrès enregistrés à bien des niveaux, face à cette présence plus considérable des femmes dans les établissements d’enseignement supérieur, « longtemps considérés comme le patrimoine des “mâles” », Thériault affirme entrevoir un « dégel » évident de l’entrée des femmes dans l’espace public.13 L’idéologie des sphères séparées nettement dominante dans le monde occidental, qui avait fait de l’espace privé – le foyer – le lieu d’action privilégié des femmes et de l’espace public – le politique – celui des hommes, est de plus en plus remise en question, particulièrement à la suite de la Commission royale d’enquête sur le statut de la femme au Canada.14 Un mouvement féministe, de dénomination assumée, se concerte également en Acadie de l’époque avec la création de LES FAM (Liberté, Égalité, Sororité, les femmes acadiennes de Moncton) en 1974.15 Des prises de paroles féministes et des plaidoyers en faveur de la « libération des femmes » fusent, comme en certains milieux étudiants qui sont à condamner les concours de nominations de reines à l’occasion des carnavals de l’Université de Moncton qui ne font, de leur point de vue, que reproduire les stéréotypes sexuels et objectifier les femmes qui sont jugées suivant des critères subjectifs de beauté.16
6 Dans le cadre d’une étude consacrée aux perceptions des jeunes de première année du baccalauréat à l’Université de Moncton – donc fraîchement sortie des écoles secondaires de la province – envers les étudiantes, les chercheuses Monique Proulx et Marielle Préfontaine renchérissent sur ces progressives avancées des femmes dans la petite société acadienne. À partir d’un sondage effectué auprès de 234 étudiantes et étudiants (47% d’hommes et 53% de femmes) des trois campus de l’Université de Moncton, elles relèvent qu’au milieu des années 1970 les jeunes reconnaissent les bienfaits d’une « éducation en vue d’une préparation professionnelle » pour les femmes (89%), qu’ils jugent à propos qu’elles attendent d’avoir complété leurs études avant de se marier (85%) et que seulement 16% des jeunes trouvent acceptable qu’une femme abandonne ses « ambitions personnelles », voire professionnelles, à la suite de leur mariage, conformément à la répartition genrée des rôles mise de l’avant par l’idéologie des sphères séparées. Il ne faudrait toutefois pas conclure de ce survol à un portrait trop reluisant des conditions de vie et des perceptions des femmes en Acadie de l’époque. L’enquête de Proulx et Préfontaine relève également que 92% des étudiantes et étudiants jugeaient la présence maternelle « essentielle » au développement des enfants, que 69% étaient d’avis que les femmes devaient enfanter après le mariage, que 78% attribuaient une importance au fait que les femmes développent « des habiletés dans les arts ménagers » et que 65% percevaient encore la carrière de l’épouse « comme un moyen d’aider le mari à monter dans l’échelle sociale ».17 Les femmes du Nouveau-Brunswick ne se trouvaient par ailleurs toujours pas dans la zone paritaire de la population active, ne représentant que 38,6% de la main-d’œuvre en 1976.18 Et enfin, la mixité en éducation ne s’était pas nécessairement accompagnée d’un enrayement des méthodes traditionnelles, pour ne pas dire patriarcales, d’enseignement, faisant des écoles des lieux de reproduction des inégalités sociales entre les hommes et les femmes ou encore de propagation des préjugés sexués et dégradants, comme les « farces plates au sujet des femmes » dans le milieu étudiant que condamnait Léon Thériault, témoignage pour lui d’« une con[s]tipation de l’imagination peu commune » en Acadie.19
7 Cet état des lieux doit néanmoins nous permettre de comprendre que malgré d’importants obstacles au plein épanouissement des jeunes filles à l’époque, leur présence de plus en plus prononcée et assumée dans le monde de l’éducation et dans l’espace public acadien au tournant des années 1970 allait leur assurer une bonne place dans l’association jeunesse naissante. Au moment du congrès de fondation d’Activités-Jeunesse en avril 1971, les jeunes filles représentent d’ailleurs 57,4% (70) des 122 élèves présents.20 C’est à peu près dans cette proportion que se maintient leur place dans l’organisme au long de son existence :
8 Sur le total des 321 jeunes qui ont composé les différents conseils exécutifs d’Activités-Jeunesse de sa fondation à 1988, 195 étaient des femmes (60,75%). Nous remarquons, en ce qui concerne la présidence, que les femmes sont au seuil de la zone paritaire avec 7 femmes sur les 17 présidences (41,18%), alors que la vice-présidence a davantage été répartie également entre les filles et les garçons (50%). Il faut néanmoins souligner la présence plus accrue des femmes dans les fonctions de conseillères régionales (51,05%), de représentantes des écoles (66,15%) et de présidentes des comités locaux des écoles secondaires de la province (70%). Ces statistiques traduisent l’engagement plus prononcé des jeunes filles d’AJ dans les écoles, soit dans les comités locaux d’Activités-Jeunesse. Il n’est d’ailleurs pas rare, particulièrement au cours des années 1970, que les comités locaux d’Activités-Jeunesse soient dominés en nombre de membres par des jeunes femmes, voire entièrement formés de filles.21
9 En ce qui concerne la FJFNB, des 546 membres des exécutifs que nous avons recensés de 1987 à 2020, 62,55% sont des femmes (341,5). Nous remarquons que l’engagement des filles dans les fonctions de représentantes scolaires/régionales s’est non seulement maintenu au cours des quelques 30 années d’existence de la FJFNB, mais qu’il a légèrement augmenté, alors que les représentantes et représentants des polyvalentes, présents au sein de l’exécutif de la FJFNB depuis 2007–2008, ont été pour une bonne part des jeunes filles (67,2%). Bien que les fonctions de vice-présidence et de secrétairetrésorière/secrétaire-trésorier ont été occupées dans des proportions plus égales entre les filles et les garçons, il est apparent dans le bilan que nous avons dressé que la présidence a été très largement occupée par de jeunes hommes (77,27%).
10 En somme, nous retrouvons donc une présence notable et active des femmes au sein des exécutifs d’AJ et de la FJFNB du début des années 1970 à nos jours. Les jeunes femmes apparaissent néanmoins nettement plus mobilisées au sein des comités locaux de leurs écoles que dans les fonctions de porte-parole officiels des organismes provinciaux. Cet état des choses n’aura néanmoins pas empêché nombre de jeunes femmes de ces associations, nous le verrons, à s’engager de sorte à surmonter les obstacles à l’épanouissement égal des jeunes filles et garçons, notamment en ce qui concerne le sexisme en milieu scolaire.
11 Au cours de ses premières années d’existence, Activités-Jeunesse n’aborde pas la question spécifique des femmes et de leurs revendications. Avec l’Année internationale de la femme (AIF) en 1975, où une réflexion mondiale sur les conditions et la place des femmes en société est mise en branle et médiatisée, nous aurions pu croire que le moment aurait été propice à engendrer une prise de conscience et l’amorce d’actions eu égard aux enjeux féministes dans l’association jeunesse francophone. Il en est toutefois allé autrement, AJ n’ayant aucunement abordé la question au cours de l’année.
12 Le contexte y était pourtant particulièrement favorable. En 1974–1975, c’est une jeune femme de Bathurst, Jacqueline Dugas, qui est présidente d’Activités-Jeunesse. C’est aussi à compter de ce moment que les membres d’AJ réfléchissent aux possibilités de rallier non seulement la jeunesse d’âge scolaire, mais également les autres jeunesses, dont les jeunes travailleuses, travailleurs et universitaires. Ces initiatives, qui conduisent à des entreprises de rapprochement avec les étudiantes et étudiants de l’Université de Moncton, ne mènent pas au développement de relations avec le comité Sororité des étudiantes de l’Université de Moncton (SEUM), un groupe créé dans le contexte de l’AIF pour dénoncer la discrimination connue des femmes sur le campus de Moncton et pour sensibiliser les jeunes, par un ensemble d’activités, à l’égalité des genres et à la solidarité entre les femmes.22 Les élèves de la province, dont les jeunes francophones et Acadiens, étaient également bien informés de l’AIF et de ses objectifs, les murs de leurs écoles étant couverts d’affiches en faisant la promotion23 et des groupes d’élèves organisant, indépendamment des initiatives d’AJ, des activités – « Semaine de la dignité féminine » – en lien avec l’évènement.24 Des activités publiques sont également organisées dans le contexte de l’AIF, dont le Festival de la femme au Centre culturel de Moncton, une journée d’activités culturelles, de sensibilisation et d’informations sur les conditions des femmes à laquelle les jeunes d’AJ avaient été invités à participer.25 Les journaux, quant à eux, sont remplis d’articles sur l’AIF et les activités locales organisées en lien avec l’évènement.26 La chanteuse acadienne Angèle Arsenault traduit en anglais les paroles de la chanson thème canadienne de l’AIF de Jacqueline Lemay : La moitié du monde est une femme / Half The World Is Woman. Le groupe LES FAM initie également un rapprochement avec les jeunes d’Activités-Jeunesse en faisant parvenir un communiqué d’information à leur périodique Eurêka27, en plus de mettre sur pied, au cours de l’année, un Centre de documentation sur la condition des femmes dans les locaux de la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB) qui sont partagés avec le secrétariat permanent de l’organisme jeunesse.28 C’est également en 1975 que LES FAM présente un mémoire à l’Association canadienne d’éducation de langue française (ACELF) pour dénoncer le sexisme dans les manuels scolaires du Nouveau-Brunswick dans lesquels les femmes sont largement représentées dans des rôles et fonctions traditionnelles, comme celles de mères, ménagères et d’éducatrices, en plus de véhiculer des représentations « frêles, craintives, serviables [et ayant] toujours besoin de protection » des jeunes filles, dont l’horizon d’attente n’est en somme rien d’autre que celui de « devenir des mères de famille ».29
13 Malgré ce contexte favorable à traiter des enjeux entourant les conditions et la place des femmes en société et dans le milieu scolaire, disons-nous, Activités-Jeunesse n’aborde aucunement ces questions au cours de l’AIF. Au long de l’année, dans l’ensemble de ses activités et ralliements, AJ traite de sujets ayant davantage à voir avec des questions relatives à la culture française, au leadership, aux cours de sciences politiques dans les écoles, aux enjeux économiques de la jeunesse et à l’intégration des jeunes de 19 à 25 ans dans l’organisme.30 Notons qu’alors que la semaine d’activités Activités-Jeunesse de 1974 est relancée en 1975, le thème choisi, qui consacrera une activité iconique pour l’organisme, est « Semaine de fierté française », et non pas un thème en lien avec l’AIF. Aucune des activités de cette semaine provinciale de loisirs n’aborde, par ailleurs, un sujet relatif aux femmes, et ce même si l’évènement, reporté au mois d’avril en raison d’une grève du zèle des enseignantes et enseignants du Nouveau-Brunswick, devait initialement avoir lieu du 1er au 8 mars, pile au moment de la Journée internationale de la femme.31
14 En somme, nos observations rejoignent l’analyse menée par le sociologue Julien Massicotte dans une étude sur les intersections entre les idéologies féministe, néonationaliste et socialiste en Acadie des années 1970. En s’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Louis Dumont, Massicotte met en évidence le fait que, sans que ces mouvements soient a priori incompatibles, il nous faut les comprendre en tenant compte de la hiérarchisation des « idées-valeurs » qu’ils adoptent, lesquelles justifient non seulement leurs priorités, mais aussi ce qu’ils excluent ou incluent dans leur mouvement respectif. Ainsi, Massicotte explique que sans que le néonationalisme acadien des années 1970 soit antinomique aux luttes féministes, en choisissant de valoriser, d’abord, la question de la libération nationale, devant celle de la libération des femmes, son militantisme a par moment pu se tenir à distance du mouvement féministe, voire ne pas en tenir compte.32 Suivant une trajectoire similaire, Activités-Jeunesse adopte au début des années 1970 une posture largement tournée vers les questions d’ordre linguistique – quoiqu’elles soient à ce moment plus affiliées à la francophonie qu’à la référence acadienne. L’engagement des jeunes d’alors tend ainsi à prioriser l’épanouissement des jeunes « francophones », sans prise en considération des enjeux particuliers qui interpellent les jeunes femmes. En somme, il faut attendre le tournant des années 1980 avant que les jeunes d’Activités-Jeunesse initient un véritable mouvement de revendication pour l’égalité des genres et contre le sexisme.
15 Bien que les jeunes d’Activités-Jeunesse ne traitent pas des enjeux féministes durant ses premières années d’existence, la donne est appelée à changer à la fin des années 1970 alors qu’un gain d’intérêt pour les enjeux politiques et nationaux chez les membres de l’organisme appelle de plus en plus les jeunes à se positionner sur des questions d’ordre sociopolitique. Allant de pair avec la montée des référents acadiens dans l’association, c’est à l’époque que les jeunes s’éprennent d’intérêt pour le Parti acadien et son projet de créer une province acadienne,33 qu’ils mènent des campagnes de sensibilisation et d’appui envers les expropriés du Parc national Kouchibouguac34 et qu’ils fondent un comité d’étude sur la Convention d’orientation nationale des Acadiens du Nouveau-Brunswick afin d’assurer la participation et la représentation des jeunes à ces assises.35 Cette effervescence politique et nationalitaire mène bientôt à un intérêt marqué au sein d’AJ pour la question des « droits » des jeunes.36 C’est dans ce contexte qu’Activités-Jeunesse lance au cours de l’année 1977–1978 son projet « Droits des jeunes » en vue, notamment, d’établir une charte des droits dont pourraient se réclamer les jeunes dans la société.37
16 C’est dans le cadre des activités d’étude de ce projet que les membres d’Activités-Jeunesse commencent à s’intéresser à la question du sexisme et de ses répercussions sur les droits des jeunes. Dès 1978–1979, les rapports d’activités d’AJ témoignent de l’organisation d’ateliers sur le sexisme dont celui offert par Nicole Landry de l’organisme Pro-Feminae38 de Moncton lors du Ralliement provincial des 3 au 5 mars 1979 à Caraquet.39 C’est toutefois à l’occasion du Ralliement provincial de mai 1981, où est souligné le dixième anniversaire de fondation d’Activités-Jeunesse, que la réflexion eu égard aux enjeux féministes, dont celui du sexisme, se met définitivement en branle. Au cours de cette journée d’activités, la présidente du Conseil consultatif sur la condition de la femme du Nouveau-Brunswick (CCCFNB) et militante féministe acadienne, Madeleine Delenay-LeBlanc, donne une conférence remarquée sur « l’importance pour notre société d’en arriver à une réelle égalité des sexes ».40 Reconnaissant que « le système d’éducation constitue la base du système social » et qu’il est en partie en cause dans la perpétuation des inégalités entre les hommes et les femmes, le CCCFNB s’était d’ailleurs déjà prononcé au Comité des programmes du ministère de l’Éducation pour revendiquer qu’une vaste réforme soit entreprise afin de corriger le sexisme endémique du système scolaire. Au nombre des revendications formulées, le besoin d’un cours d’éducation sexuelle et d’un cours d’autodéfense pour les femmes afin de combattre la violence sexuelle qu’elles subissent, s’accompagne d’un plaidoyer pour l’élimination complète de la ségrégation des filles et des garçons à l’école, qui est alors maintenue dans les cours de sciences domestiques et industrielles qui sont largement réservés aux filles pour les premiers et aux garçons pour les seconds. De l’avis du CCCFNB, le système scolaire du Nouveau-Brunswick doit établir un nouveau cours, obligatoire et mixte, pour en arriver à des résultats tangibles, qui comprendrait, à la fois, les éléments des cours en sciences domestiques et industrielles, faute de quoi, l’école continuera à véhiculer des représentations stéréotypées des genres : « l’école actuelle perpétue la croyance traditionnelle que la fonction première de la femme, c’est le ménage et l’éducation des enfants et qu’il lui suffira de se trouver un homme pour assurer son bien-être économique pour le reste de sa vie. »41
17 Fort des ateliers et conférences organisés sur le sexisme depuis 1978, AJ avance de premières positions féministes dans son rapport Place aux jeunes publié en novembre 1981.42 Produit dans le cadre du projet Droits des jeunes, le rapport d’une centaine de pages offre une vue d’ensemble sur la situation des jeunes Acadiennes et Acadiens du Nouveau-Brunswick dans les domaines de l’éducation scolaire, du travail et des loisirs. Le rapport se conclut par un ensemble de revendications adressées aux autorités gouvernementales en vue d’atteindre une plus grande « humanisation » sociétale, notamment dans le système scolaire, et de répondre à la volonté des membres d’AJ qui, se percevant comme citoyennes et citoyens et non pas comme des adultes en devenir, revendiquent un engagement plus actif des jeunes en société. Dans ce rapport, où toute une section est consacrée au « problème du sexisme » dans le monde de l’éducation, AJ en arrive à la conclusion que l’école s’est constituée en vecteur « institutionnalisé » des inégalités entre les femmes et les hommes :
18 Au nombre des facteurs en cause dans la perpétuation du sexisme en milieu scolaire, les jeunes relèvent, entre autres, comme l’avait fait quelque temps auparavant le CCCFNB, les choix de cours où « on persiste à diriger les filles, et ce, dès la huitième année, vers les arts ménagers ou des programmes commerciaux » et le rôle des conseillers en orientations dans les écoles, lesquels sont par moment enclins à banalement diriger les jeunes femmes et les jeunes hommes dans des professions et métiers traditionnellement associés à leur genre. Activités-Jeunesse insiste néanmoins davantage sur la question du sexisme dans les manuels scolaires de la province en s’appuyant sur les flagrantes constatations soulevées dans le cadre de l’étude Reste dans ta cour (1978) du Comité permanent du statut de la femme du Madawaska. Ayant effectué une étude approfondie de l’ensemble des manuels scolaires de la province du Nouveau-Brunswick, le Comité a montré que les femmes y sont largement représentées dans des fonctions traditionnelles et sexistes. Il y est notamment noté que les femmes ne composent que 36% des personnes représentées dans les manuels, qu’elles ne sont que 16% des travailleurs et travailleuses, qu’elles n’effectuent des tâches rémunérées que dans 28% des cas, en plus d’être largement représentées dans des emplois traditionnels (infirmières, éducatrice, secrétaire, etc.), qu’elles effectuent des travaux ménagers dans 46,4% des cas contre 1% pour les hommes et que dans plus du trois quarts des représentations, elles sont présentées dans des situations qui découlent du contexte familial alors que les hommes sont davantage représentés dans des fonctions extérieures et d’autonomie.44 À la suite de ces critiques, Activités-Jeunesse recommande en conclusion du rapport Place aux jeunes, afin de combattre le sexisme en milieu scolaire, « que le Ministère [sic] de l’Éducation du N.-B. s’engage de façon générale à éliminer le sexisme à l’école, notamment par la révision des manuels scolaires, du service d’orientation et du choix de cours. »45
19 À cette recommandation, considérant « l’importance d’une éducation sexuelle chez la jeune personne », les membres d’AJ demandent également aux autorités gouvernementales qu’un cours d’éducation sexuelle soit introduit dans les écoles de la province en plus d’insister pour que ce cours soit enseigné « par des personnes compétentes dans la matière ».46 Aux suites du dépôt du rapport Place aux jeunes et de ses prises de position concernant les droits des jeunes et l’élimination du sexisme institutionnalisé en milieu scolaire, AJ amende ses statuts et règlements pour préciser qu’elle se voue à combattre toutes formes de discriminations connues par la jeunesse acadienne, y compris la discrimination sexuelle : « Ce but veut amener notre société à reconnaître à ses jeunes, des droits et responsabilités sans aucune discrimination de l’âge, du sexe ou de la langue. »47 En somme, les mobilisations des jeunes en vue d’obtenir des cours d’éducation sexuelle conférés par des personnes compétentes et pour dénoncer le sexisme en milieu scolaire, constituent l’un des principaux chevaux de bataille des membres d’AJ en termes d’engagements féministes au cours des années 1980.
20 La sensibilité féministe qui se consolide au sein d’AJ au tournant des années 1980 est notamment perceptible dans nombre d’articles publiés dans Le Mashqoui, journal de l’organisme distribué gratuitement dans les écoles secondaires de la province de 1979 à 1985. Une analyse de contenu du périodique est d’ailleurs révélatrice de la réflexion, des préoccupations et des prises de position des jeunes d’Activités-Jeunesse eu égard aux enjeux féministes durant la première moitié des années 1980.
21 L’étude du périodique témoigne notamment d’une certaine sociabilité entre les jeunes d’AJ et divers organismes et militantes d’Acadie engagés dans les luttes féministes. C’est notamment le cas du CCCFNB qui, par l’intermédiaire de son agente d’information Rosella Melanson, fait publier des communiqués de presse dans Le Mashqoui sur ses activités, notamment en ce qui concerne l’engagement des femmes en politique active et l’accessibilité aux services de garde dans la province.48 Activités-Jeunesse établit également des relations avec le « Centre contre assauts sexuels » de Moncton, un groupe, largement composé de bénévoles, qui offre des services de soutien aux victimes de viol et des services d’éducation à la population sur les impacts des agressions sexuelles.49 Que ce soit pour aborder les questions d’inceste, de violence conjugale, de harcèlement sexuel – dont 12% des jeunes femmes se disent victimes à l’école secondaire selon un sondage réalisé en 198450 –, ou encore des répercussions psychologiques des agressions sexuelles sur leurs victimes, les articles publiés dans Le Mashqoui cherchent à briser les « tabous » pour sensibiliser les jeunes à l’effrayante récurrence de ces actes – à l’époque, une Canadienne sur dix-sept est victime de viol, et une sur cinq d’agression sexuelle51 –, leurs impacts sociaux et d’exposer les ressources dont peuvent disposer les victimes.52
22 Le militantisme d’AJ pour obtenir des cours d’éducation sexuelle est, quant à lui, l’un des moyens phares priorisés par l’organisme pour sensibiliser les jeunes aux enjeux genrés de l’époque, dont celui de la violence sexuelle. Au début des années 1980, les cours d’éducation sexuelle dans la province du Nouveau-Brunswick sont facultatifs et rudimentaires, étant conférés à une minorité d’élèves dans certains cours d’éducation familiale. Une étude de l’Association de planification des naissances d’Edmundston relevait que 80% des élèves des écoles secondaires du Nouveau-Brunswick n’avaient reçu aucune éducation sexuelle et que seulement 19% des jeunes avaient discuté de sexualité avec leurs parents. Considérant l’« éveil sexuel » jugé de plus en plus précoce chez les jeunes et le fait qu’une Canadienne sur vingt était l’objet d’une grossesse non désirée, Activités-Jeunesse revendique alors que le ministère de l’Éducation veille à conférer une formation adéquate pour éduquer la jeunesse sur leur sexualité. Les jeunes d’AJ sont à ce moment d’avis que le système scolaire, qui doit préparer la jeunesse aux enjeux de leur avenir, ne peut pas faire fi de la sexualité qui occupe une place considérable dans le quotidien des gens. Qu’il s’agisse de masturbation, de contraception, de violence sexuelle, de maladies transmissibles sexuellement, et nous en passons, les jeunes veulent « classer ce sujet tabou [de l’éducation sexuelle] dans les oubliettes » et recevoir une formation de qualité conférée par « des spécialistes en sexualité et non par une infirmière, un enseignant ou un ministre du culte. »53
23 L’insistance que mettent les jeunes pour que les cours d’éducation sexuelle ne leur soient non seulement donnés, mais pour qu’ils reposent sur des « faits »54 et soit enseigné de façon impartiale et sans inclination idéologique, comme pourrait l’être une éducation donnée par des religieuses ou religieux, est un indicateur manifeste de leur volonté de remettre en question les tabous sociétaux qui briment leur développement : « Les tabous que notre société nous a imposés répriment l’être et l’empêchent de réellement connaître son corps. »55 À ce sujet, Julie Léger de la polyvalente Louis-Mailloux de Caraquet publie un vibrant plaidoyer dans Le Mashqoui en 1980 pour contester l’hétéronormatisme de la société, mettre en évidence la normalité de l’homosexualité et condamner le fait que la personne homosexuelle est toujours réduite à sa sexualité : « Il est déplorable que les gens soient négatifs envers les homosexuels. On ne voit qu’un côté de la médaille, le sexe. Pourtant, quand on parle d’un couple marié, on considère d’autres aspects de leur vie. » Gage néanmoins de la prégnance de la culture catholique sur la société de l’époque, Léger n’a pu écarter de son argumentation une dimension spirituelle pouvant justifier l’amour entre personnes du même genre, soulignant qu’en définitive, « le corps d’une personne n’est que la carcasse de son âme. »56
24 Bien que ces prises de position favorables à l’éducation sexuelle aillent sans être remise en question dans Le Mashqoui57, il est intéressant de noter que le sujet de l’avortement n’est quant à lui pas abordé.58 Cette réalité peut sans doute s’expliquer par le caractère polarisant de la question dans la société néo-brunswickoise de l’époque. Comme l’a éloquemment montré l’historienne Katrina Ackerman dans ses travaux, la morale chrétienne jouit encore d’un bon ascendant sur la population de la province au cours des années 1980, ce qui nuit considérablement au militantisme du mouvement pro-choix pour l’accessibilité des femmes à un avortement libre et gratuit. Le lobbying actif du mouvement anti-choix de l’époque, armé de son arsenal d’arguments judéo-chrétiens sur les droits du fœtus, parvient par ailleurs à faire voter le Bill 92 en 1985, qui interdit les avortements en clinique dans la province. Les avortements ne peuvent dès lors être conférés que dans certains hôpitaux de la province suivant l’approbation d’un comité médical discrétionnaire; un procédé qui, de 1982 à 1986, a refusé l’accès à un avortement à 299 femmes âgées de 15 à 24 ans.59 Dans cette conjoncture d’inaccessibilité à un avortement dans la province, les jeunes femmes sont contraintes de défrayer d’onéreux coûts pour obtenir un avortement dans une clinique extérieure – notamment aux États-Unis –, de se soumettre aux véritables boucheries humaines des avortements clandestins ou encore de se résigner à donner naissance.60 C’est dans ce contexte où le mouvement pro-choix a du mal à obtenir l’assentiment des élus du Nouveau-Brunswick que le CCCFNB accentue son militantisme en faveur d’une éducation sexuelle dans les écoles afin de diminuer les grossesses non désirées. L’organisme demande alors un cours d’éducation sexuelle obligatoire dans les écoles et débutant plus tôt que le cours d’Éducation aux valeurs61 du secondaire, justifiant cette position par le fait que 50% des mères monoparentales du Nouveau-Brunswick n’ont qu’une neuvième année.62 À la fin des années 1980, le CCCFNB estime que son lobbying en matière d’éducation sexuelle a rencontré les résultats escomptés, lui attribuant en partie les succès de la diminution des naissances données par des jeunes filles de 13 à 19 ans dans la province au cours des années 1980, lesquelles sont passées de 1800 en 1960, à 1574 en 1978, puis à 674 en 1988.63
25 Ces revendications soutenues par les membres d’AJ en faveur de cours d’éducation sexuelle dans les écoles s’accompagnent également, durant la première moitié des années 1980, de dénonciations sur les effets délétères du sexisme en société. Les jeunes s’en prennent non seulement aux préjugés dégradants eu égard aux femmes – « sexe faible », « sois belle et tais-toi », etc. – et aux représentations objectifiantes des femmes dans les publicités, mais au sexisme dans les milieux familial et scolaire en particulier.64 Les membres d’AJ décrient à ce moment la binarité de l’éducation conférée aux jeunes femmes et jeunes hommes, en commençant par le milieu familial où, dès leur naissance, les enfants, par un ensemble de décisions prises par leurs parents, se voient confinés dans des rôles prédéterminés : du choix de la couleur des pyjamas (rose contre bleu) aux attitudes privilégiées en fonction des sexes (la docilité contre la virilité), en passant par le choix des jouets (poupées contre voiturettes).65 Il en va de même du système d’éducation où les jeunes sont à dénoncer ce qu’ils perçoivent comme étant un sexisme « institutionnalisé » par les choix de cours, les recommandations des orienteurs et, bien entendu, le contenu des manuels scolaires. La présidente d’Activités-Jeunesse de 1982–1983, Marie-France LeFort, relève également, à partir d’une enquête réalisée dans son école, que le sexisme en milieu scolaire s’observe aussi dans des « petits incidents » du quotidien aux répercussions non moins négligeables, notamment en ce qui concerne le comportement, souvent inconscient, des enseignantes et enseignants envers les élèves. LeFort note que bien des filles de son école se sentent ignorées dans les classes de sciences, une matière traditionnellement connotée comme masculine. Elle relève aussi, quant aux attitudes distinctes du corps professoral envers les filles et les garçons, que les enseignantes et enseignants ont tendance à féliciter les garçons pour leurs résultats scolaires, alors que les filles sont complimentées pour l’élégance de leur écriture, qu’ils demandent aux jeunes hommes de réparer un projecteur en classe, alors que les jeunes femmes héritent de la responsabilité d’arroser les plantes, etc.66 Nous pouvons aussi relever à ce sujet que certaines jeunes femmes dénoncent au cours des années 1980 le fait que certains sports masculins, dont l’équipe masculine de hockey, sont privilégiés dans leur école au détriment des autres sports et particulièrement des équipes sportives de femmes.67 Ce que sont à relever ces jeunes, dont Marie-France Lefort, est en fait ce que la professeure en sciences de l’éducation Nicole Mosconi nomme le « curriculum caché », soit le rôle des interactions quotidiennes – paroles, postures, écoutes, gestes – des enseignantes et enseignants envers leurs élèves et qui ont de grandes incidences sur la socialisation genrée des jeunes.68
26 Si les jeunes femmes – parce ce que nous n’avons recensé qu’une prise de parole de femmes dans Le Mashqoui sur la question spécifique du sexisme – dénoncent particulièrement les effets du sexisme sur l’épanouissement des femmes, elles ne manquent pas de souligner que le sexisme affecte également les hommes, qu’ils s’agissent des stéréotypes de force, de virilité et de compression de leurs émotions qui sont véhiculés à leur égard : « le sexisme existe, il viole la liberté de penser et d’agir autant pour les hommes que pour les femmes. »69 Dans le cadre d’un atelier sur le sexisme organisé à l’occasion d’un rallye d’Activités-Jeunesse à Petit-Rocher en février 1981, les jeunes de l’organisme en arrivent à la conclusion qu’ils veulent être considérés comme des « personnes » et non plus suivant les clivages biologiques de leur sexe : « les étudiants veulent être considérés à l’école, comme partout ailleurs, comme des personnes et non comme hommes ou femmes. On veut être en mesure d’exploiter ses capacités jusqu’au bout sans barrière à cause du sexe. »70 Les jeunes insistent dès lors à nouveau pour briser les tabous sexuels, particulièrement en ce qui concerne les loisirs et occupations, afin de montrer la normalité des choix de vie et de carrière faits par les jeunes, indépendamment de leur genre : « Une femme peut avoir un caractère ferme et énergétique et envisager une carrière exigeante physiquement. Un homme peut être très doux de nature et faire du ballet. Ce qui est important, c’est qu’ils sont tous les deux des personnes “normales” ».71 Le militantisme pour encourager les jeunes femmes à s’aventurer hors des secteurs d’emplois traditionnellement associés à leur genre – dans le respect de leur volonté – sera par ailleurs un thème abordé de façon récurrente dans leurs activités.72
27 Dans l’ensemble des articles traitant des conditions et de la place des femmes publiés dans Le Mashqoui, un thème revient de façon récurrente, celui d’annihiler les « tabous ». Il est évident que pour l’ensemble des sujets abordés par les jeunes d’AJ – violence sexuelle, sexisme, éducation sexuelle, etc. – les jeunes veulent rompre avec le silence, l’indifférence et les préjugés pour tenir des discussions franches et empiriquement fondées sur ces divers enjeux. Ce souci d’information et de sensibilisation aux enjeux féministes au sein d’AJ ne semble à ce moment n’avoir d’égal qu’un désir de changements – de réformes – afin de favoriser le développement libre et intégral des jeunes.
28 En 1985, c’est l’Année internationale de la jeunesse. Pour l’occasion, les membres d’Activités-Jeunesse travaillent à l’organisation d’un grand colloque de trois jours sur le thème « Coopération-Jeunesse ‘85 : Pour les jeunes! Par les jeunes! ».73 Ralliant quelque 200 jeunes, le colloque de trois jours portant sur les divers enjeux qui concernent les jeunes du temps – services aux jeunes, égalité des genres, reconnaissance de la jeunesse – a constitué un moment important du militantisme féministe d’Activités-Jeunesse alors que la journée du 23 août, nommée la journée « Équité jeunesse », est entièrement consacrée aux réalités vécues des adolescentes et des femmes. Cette journée d’étude et de réflexion a en somme permis de faire le point sur l’ensemble des questions abordées par l’organisme eu égard aux enjeux féministes et de femmes. L’organisation de ce grand colloque d’introspection sur la situation de la jeunesse à l’occasion de l’Année internationale de la jeunesse a en quelque sorte su répondre au rendez-vous manqué d’Activités-Jeunesse d’une décennie plus tôt au moment de l’Année internationale de la femme.
29 Bien que l’organisation de cette journée d’étude sur les conditions et la place des adolescentes en société soit largement due à l’engagement des membres et du personnel employé d’Activités-Jeunesse, il est aussi en bonne partie redevable à une initiative de la Fédération des dames d’Acadie (FDA). Au cours des années 1980, la FDA déploie de plus en plus d’efforts en vue de se rapprocher des jeunes et de tenir compte de la réalité particulière des jeunes femmes. C’est dans ce contexte que l’organisme consacre un numéro de son périodique Matulu, en mai 1982, au sujet de l’adolescence.74 Quelques mois plus tard, l’organisme fonde la rubrique « Nos adolescentes s’expriment… » dans les pages de sa revue où nombre de jeunes filles, enfants de membres de la FDA, prennent la parole pour traiter de sujets tels les professions pour les femmes, les drogues, l’avortement, la langue et les perspectives d’avenir pour les jeunes femmes.75 Ce rapprochement avec les adolescentes conduit l’organisme à leur consacrer une séance à l’occasion de leur congrès annuel de 1984, un évènement auquel participe une vingtaine de jeunes filles, dont l’agente de développement d’Activités-Jeunesse Ginette Goguen.76 C’est à ce moment qu’il est voté par les membres de la FDA qu’« étant donné que 1985 est l’année internationale de la jeunesse, que la Fédération des Dames d’Acadie organise un colloque pour les adolescents et adolescentes (âgées de 14 à 18 ans) au niveau provincial, afin que les sensibiliser aux réalités sociales. »77 Faisant suite à cette résolution, la FDA entreprend une collaboration avec Activités-Jeunesse afin de voir à l’organisation d’une journée d’étude qui prendra place dans le cadre du colloque « Coopération-Jeunesse ».
30 De concert avec la FDA, représentée par Jacqueline Collette, et l’agente de développement d’AJ Ginette Goguen, un comité de quatre78 jeunes femmes d’Activités-Jeunesse, provenant des différentes régions de la province, est formé pour organiser l’évènement : Francine Bérubé (Nord-Ouest), Andrée Maltais (Nord), Linda Godin (Nord-Est) et Paulyanna Pellerin (Sud-Est), présidente d’AJ.79 Alors qu’il est de suite entendu que la journée sera consacrée à l’étude de la situation des adolescentes, les jeunes dotent la journée « Équité jeunesse » d’un sous-titre : « En 1985, les adolescentes remettent en question : Pas pareilles, mais égales! ». À la suite du visionnement de documentaires sur le sexisme et les conditions des femmes – Images de femmes et publicité, Publicité s’excite, etc. –, de lectures – Travailler, c’est trop dur pis s’marier, c’est si beau, etc. – et d’une discussion animée par Madeleine Delenay-LeBlanc du CCCFNB, les jeunes définissent les objectifs de leur journée d’étude : « ouvrir un premier dialogue entre les jeunes garçons et filles, sur l’égalité des sexes; informer les jeunes adolescent(e)s, afin de les sensibiliser sur les réalités sociales des jeunes filles; et de formuler des recommandations précises afin de continuer les démarches nécessaires pour développer ce secteur. »80 Par ailleurs, les jeunes s’entendent aussi pour préciser que bien que les ateliers organisés au cours de la journée s’adressent autant aux garçons qu’aux filles, la journée « Équité jeunesse » ne traitera exclusivement que des enjeux interpellant les adolescentes : « Les ateliers seront mixtes, mais on ne traitera que des problèmes des adolescentes sous les thèmes proposés. »81
31 La journée « Équité jeunesse » du 23 août 1985 se déroule en deux parties.82 En matinée, les jeunes sont divisés en deux groupes pour participer à des activités sur le thème général du « sexisme ». Chaque groupe visionne un film – Quand toi, tu veux pas! et Qu’est-ce que tu as fait pour souper? – et assiste à une table ronde sur un sous-thème spécifique du sexisme, soit « la femme-objet » et « les stéréotypes et mythes ». Au cours des tables rondes, des sujets tels le harcèlement sexuel, les retombées néfastes de la pornographie, les rôles familiaux, la ségrégation à l’école et l’émotivité sont abordés par un ensemble de spécialistes et de militantes et militants. Notons que Line Madore83, chargée d’intervenir sur la question de la publicité sexiste à l’occasion de l’une des tables rondes, avait été l’une des jeunes femmes invitées à la table ronde consacrée à l’adolescence à l’occasion du congrès de la Fédération des dames d’Acadie en 1984, en plus d’être une ancienne membre d’Activités-Jeunesse et l’une des membres fondatrices de La PasserELLE84, un comité de jeunes féministes de l’Université de Moncton. En après-midi, deux conférences sont données en lien avec les questions du chômage et des perspectives d’emploi pour les jeunes femmes par la vice-présidente des Dames d’Acadie de Moncton, Lise Lapointe, et la sociologue Isabelle Mckee-Allain. Dans le cadre de sa conférence intitulée « Face à la révolution technologique, les adolescentes visent-elles l’égalité? », Isabelle Mckee-Allain, qui n’en était pas à sa première intervention auprès des jeunes d’Activités-Jeunesse sur la question85, sensibilise les jeunes aux réalités à venir découlant de la « révolution technologique », notamment pour inviter les jeunes filles à emboîter le pas dans ces nouveaux secteurs d’emploi, considérant qu’un bon nombre d’emplois, qui constituent à l’époque une niche particulière d’occupation pour les femmes, connaîtront des baisses d’embauches au cours des prochaines années.86 Comme le rappelle l’historienne Nicole Lang, ces positions étaient par ailleurs largement défendues à l’époque par le CCCFNB, lequel avait notamment conclut dans son rapport Perspectives d’emploi pour les années 80 (1980) que les femmes devaient veiller à diversifier leurs secteurs d’emplois des « “ghettos” » dans lesquelles elles avaient traditionnellement été confinées en faveur d’emplois spécialisés qui offrent de meilleurs salaires et de plus grandes opportunités d’avancement et possibilités d’emplois.87Ainsi, si l’enjeu du chômage était une réalité interpellant l’ensemble de la jeunesse, on releva que les jeunes femmes étaient confrontées au problème particulier de leur absence dans les professions spécialisées en sciences naturelles et en génie.88
32 À la suite de ces tables rondes et conférences, les participantes et participants se réunissent dans une douzaine d’ateliers pour produire un rapport de la journée et formuler quelques recommandations. Les jeunes reviennent à nouveau sur quelques-unes de leurs recommandations du rapport Place aux jeunes en demandant que le ministère de l’Éducation établisse des normes d’évaluation pour les manuels scolaires pour en éliminer le sexisme, que les orienteurs scolaires « soient mieux formés pour respecter le choix de carrière des filles et des garçons afin d’être moins sexistes dans leurs suggestions », de « sensibiliser les jeunes au féminisme », d’organiser des journées d’égalité dans les écoles, etc.
33 Quelques-unes des recommandations formulées jouissent de retombées plus significatives et immédiates auprès des jeunes d’Activités-Jeunesse. Alors qu’il avait été recommandé de « former un comité à l’intérieur de la structure scolaire qui verrait à l’information jeunesse et se concentrerait, entre autres, sur le sexisme et qui pourrait regrouper d’autres thèmes de la jeunesse »89, des ateliers et comités locaux sont organisés dans les écoles de la province pour sensibiliser les jeunes au sexisme dès la rentrée scolaire de 1985–1986.90 Valorisant des cours en milieu scolaire « qui sensibilisent les jeunes à des idées anti-sexistes », les jeunes en viennent à faire la promotion de l’ouvrage Vers un nouveau paradigme des professeurs en sciences de l’éducation Simone LeBlanc-Rainville et Catalina Ferrer. Commandé par le Comité de la femme enseignante de l’Association des enseignants francophone du Nouveau-Brunswick, l’ouvrage de LeBlanc-Rainville et Ferrer, publié en 1984 et distribué à l’ensemble du corps professoral des écoles du Nouveau-Brunswick en 1985, se voulait un outil pédagogique, adapté à la réalité acadienne, qui par un ensemble de modules pédagogiques cherchait à « lutter contre le sexisme » en éducation, promouvoir l’égalité des genres, sensibiliser les jeunes à ces enjeux et les inciter à agir devant des situations d’injustices perçues. À long terme, Vers un nouveau paradigme aspirait à l’avènement d’une société nouvelle : « Favoriser l’avènement d’une nouvelle société fondée sur l’égalité des sexes, des personnes et des cultures et sur des valeurs telles que l’altruisme, le partage, la collaboration, le respect et l’empathie. Contribuer au développement de l’être humain total, capable de tirer profit de tout son potentiel, quels que soient son sexe, sa race, sa culture. »91 Pour ces mêmes fins pédagogiques, les jeunes d’AJ font également la promotion des docu-fictions réalisés par le groupe de femmes cinéastes d’Acadie, Femmes en Focus, dont nombre de leurs réalisations traitent d’enjeux féministes tels les métiers non traditionnels, la monoparentalité, le sexisme, etc. : Les métiers non traditionnels, Où cé que je m’en va asteur? et Qu’est-ce que t’as fait pour souper?, cette dernière réalisation ayant justement été produite comme complément au guide pédagogique Vers un nouveau paradigme.92 Les retombées de la journée « Équité Jeunesse » allaient également inciter Activités-Jeunesse à inclure certains des aspects traités dans le cadre de la journée au sein de son documentaire Racine visite la Charte canadienne des droits et libertés (1986). Se voulant une vidéo pédagogique sur les droits et libertés conférés par la Charte canadienne des droits et libertés, le documentaire aborde spécifiquement la question du sexisme et de l’égalité des genres, notamment en présentant des femmes pratiquant des métiers et professions non traditionnels : mécanicienne, menuisière, travailleuse de laboratoire, camérawoman, agente de la Garde côtière canadienne.93
34 C’est de la convergence des succès de la journée « Équité Jeunesse » et de la réalisation du documentaire Racine visite la Charte canadienne des droits et libertés, que les jeunes d’AJ décident de réaliser une nouvelle vidéo pédagogique sur la Charte, mais cette fois-ci entièrement consacrée à l’Article 15 – le droit à l’égalité sans discrimination d’âge, de religion, d’origine ethnique, de sexe, etc. – afin d’aborder plus spécifiquement la question du sexisme et du droit à l’égalité entre les genres. À la suite d’une enquête sociale sur le sexisme menée au cours du printemps et de l’été 1987, il est convenu que le documentaire traitera de la question du sexisme sous quatre angles correspondants à ses émanations les plus récurrentes pour les jeunes : 1. Le sexisme prénatal 2. Le sexisme familial 3. Le sexisme institutionnel 4. Le sexisme entre amis. Le documentaire proposait ainsi de mettre en évidence différentes manifestations du sexisme, affectant autant les filles que les garçons, suivant différents modes et lieux de socialisation : des jouets et jeux des enfants au sexisme dans les publicités, en passant par la discrimination sexiste en milieu scolaire, dans les sports, en lien avec la religion et nous en passons. Souscrivant à la posture idéologique de l’ouvrage Vers un nouveau paradigme, le documentaire entendait également offrir quelques solutions pour veiller à entraîner un changement des comportements afin d’enrayer le sexisme en société.94 Ce documentaire qui devait être intitulé Racine et le sexisme n’a néanmoins jamais vu le jour. Au même moment où Activités-Jeunesse était à compléter ce projet, l’organisme s’est vue fusionner à la FJFNB. Bien qu’il eût été préciser dans l’entente de fusion que la FJFNB devait veiller à poursuivre et compléter cette vidéo sur le sexisme, aucune suite n’a été donnée au projet, sans que les procès-verbaux d’assemblées générales annuelles et les bilans annuels de la Fédération en spécifient les raisons, qu’il ait été question de contraintes financières, ou encore de nouvelles priorités.95
35 Cet abandon dans le silence du projet de réaliser un documentaire sur le sexisme donne en quelque sorte le ton du militantisme féministe de la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick au cours des années 1990. Loin de nous l’idée d’affirmer la Fédération est léthargique au cours de la décennie. Nous observons notamment, de la fin des années 1980 à la fin des années 1990, des initiatives concrètes de la FJFNB pour répondre aux problèmes sociaux des jeunes, dont la consommation de drogues et d’alcool, les abus sexuels, les maladies transmises sexuellement, le suicide, etc. C’est en ce sens que la FJFNB collabore au programme Vidéotox96 consistant à réaliser des vidéos afin de sensibiliser la jeunesse aux effets néfastes des drogues et de l’alcool sur leur développement, ou encore qu’elle collabore avec un ensemble d’organismes provinciaux et communautaires afin de développer « une gamme de services destinés à améliorer la condition physique et morale des jeunes », dont des lignes d’écoute pour la jeunesse acadienne.97 Néanmoins, la FJFNB ayant été fondée avec le mandat de rallier la jeunesse francophone de 14 à 25 ans, par-delà la frontière des écoles secondaires, s’est largement vue accaparée par cette tâche durant la décennie, au détriment de la continuité des dossiers sur le féminisme et le sexisme qu’avait portés Activités-Jeunesse au cours des années 1980.
36 Dans leurs relations avec les organismes adultes, les jeunes de la FJFNB en sont aussi venus à critiquer de plus en plus l’âgisme manifesté à leur égard. Depuis les années 1980, alors que les jeunes d’AJ étaient à revendiquer « une place » plus active des jeunes en société, les membres de l’organisme avaient maintes fois affirmé qu’ils ne voulaient pas vivre pour le futur – le jeune écolier devant attendre d’avoir compléter ses études avant d’entrer dans l’espace public –, mais vivre dans le présent en tant que jeune d’aujourd’hui : « je suis jeune aujourd’hui et je veux vivre en tant que jeune aujourd’hui. […] Nous ne sommes pas les enfants d’hier ni les adultes de demain, nous sommes les jeunes d’aujourd’hui. »98 C’est en continuité avec cette posture que les jeunes des années 1990 de la FJFNB en sont venus à rejeter l’utilisation du terme « relève », auquel des connotations paternalistes et âgistes étaient associées :
37 C’est à la suite de ce raisonnement que la jeune militante Manon Abud prononce une allocution « percutante » à l’occasion du Sommet des femmes du premier Congrès mondial acadien en 1994. Abordant la question du rapport des jeunes femmes au féminisme, l’étudiante originaire de Dalhousie avance que des jeunes femmes féministes il s’en trouve en Acadie, mais qu’elles ne se reconnaissent pas dans le mouvement qui ne semble pas prendre leur réalité en compte : « elles [les jeunes femmes] ne se sentent peu ou pas d’affinités avec un mouvement qui, elles le reconnaissent […], mais qui [lui] les méconnaît encore trop souvent ». Revenant sur la critique que font les jeunes d’alors des perceptions qui font d’eux non pas des acteurs du présent, mais la relève de demain, Abud soutient que le ralliement des jeunes Acadiennes au mouvement féministe doit passer par une inclusion des jeunes femmes en tant qu’elles-mêmes et non pas comme des femmes de l’avenir :
38 C’est d’ailleurs à cette époque où la jeunesse acadienne demande d’être encouragée « dans ce qu’elle vit, dans ce qu’elle pense et dans ce qu’elle est… aujourd’hui, pour aujourd’hui »,101 que le Conseil consultatif sur la condition de la femme du Nouveau-Brunswick entreprend des rapprochements plus marqués avec les jeunes. En 1988, la militante et professeure en science de l’éducation Jeanne-d’Arc Gaudet entre à la présidence du CCCFNB avec comme mandat prioritaire de nouer des liens avec la jeunesse et de travailler non seulement auprès d’elle, mais avec elle.102 Cette volonté de Gaudet pour que le CCCFNB collabore plus assidûment avec les jeunes mène à la nomination d’une représentante de la FJFNB au sein de l’organisme provincial de femmes dès le tournant des années 1990.103 Malheureusement, outre cet exemple de relations entre les organismes, les rapports annuels et procèsverbaux d’assemblées générales annuelles de la FJFNB ne témoignent pas pour autant de projets, de conférences ou d’ateliers organisés en partenariat avec le CCCFNB au long de la décennie.
39 Seules dans le périodique ZapAdo de la FJFNB, publié de 1995 à 2002, se trouvent quelques prises de position concernant les enjeux de femmes. Dans la continuité du travail mené sur la santé mentale des jeunes avec la mise sur pied de lignes d’écoute, nous y retrouvons des articles sur la violence dans les couples – violence psychologique, chantage émotionnel, etc.104 –, l’homosexualité105, les maladies transmises sexuellement106 et les désordres alimentaires chez les jeunes femmes – anorexie, boulimie, régimes amaigrissants, etc.107 Un thème assez récurrent dans les pages du ZapAdo est celui de la négociation entre le corps et l’identité chez les adolescentes de l’époque, qu’il soit question de body piercing, de tatouages, de modes vestimentaires et de coiffures – notamment inspirées des Spice Girls ou du mouvement punk.108 La FJFNB du temps étant néanmoins à consolider des liens avec la jeunesse du milieu universitaire, il nous faut noter qu’une grande partie des articles que nous venons de citer du journal ZapAdo, qui était conçu en collaboration avec le Département d’information-communication de l’Université de Moncton, avait été rédigée par des universitaires du Département et non par notre groupe cible dans cette étude, soit les élèves de 14 à 18 ans. Ce n’est qu’au tournant des années 2000, alors que la FJFNB, résignée devant le fait que ses aspirations de fédérer l’ensemble de la jeunesse de 14 à 25 ne rencontre pas les résultats escomptés – la jeunesse d’âge scolaire de l’époque se disant, par ailleurs, peu informée des activités de l’organisme –, que le militantisme eu égard aux enjeux féministes reprend peu à peu dans l’organisme alors qu’elle décide de recentrer son mandat sur l’encadrement des jeunes francophones des écoles secondaires. Cette réorientation du mandat de la FJFNB est consolidée au moment de son Assemblée générale annuelle de mai 1999, qui se tenait sous l’éloquent thème d’« Un nouveau visage… Pour un avenir meilleur », où il a été décidé que l’organisme se rapproche dès lors « des conseils des étudiants, allant même jusqu’à consacrer tous ses efforts à cette clientèle. »109
40 Avec le recentrement du mandat de la FJFNB sur les préoccupations des jeunes des écoles secondaires, un certain pragmatisme a permis de revigorer ses initiatives et d’amorcer un ensemble de projets concernant l’engagement politique et citoyen des jeunes durant la première décennie des années 2000. Les enjeux féministes ou, plus particulièrement, propres aux femmes ne sont néanmoins toujours pas abordé de front. Ne nous méprenons pas, ce fait n’empêche pas nombre de jeunes femmes membres de l’organisme de se former à la politique, au leadership, à la prise de parole et l’engagement par-delà les frontières des écoles, suivant l’éducation et la formation octroyée par les activités de la Fédération. Néanmoins, il faut attendre au seuil des années 2010 avant que les enjeux plus spécifiquement liés aux conditions des femmes soient à nouveau abordés de manière frontale dans l’organisme, si ce n’est de l’exception des chroniques d’une jeune sexologue publiées dans les périodiques Rumeur et Kboom.ca qui ont par moment traité de questions lui ayant été spécifiquement posées par de jeunes adolescentes.110
41 L’organisation d’une tournée d’ateliers sur le leadership à l’attention spécifique des jeunes femmes – « Leadership avec un e » – dans le cadre du projet Animaction en 2009, qui visait à « renforcer le leadership et l’engagement d’un plus grand nombre de jeunes », apparaît avoir constitué un tournant dans l’histoire de la FJFNB.111 C’est en effet à la suite de cette tournée de 53 ateliers présentés à près des 1 200 jeunes femmes de 14 écoles secondaires francophones de la province, que la FJFNB manifeste un intérêt marqué pour les enjeux liés aux conditions spécifiques des femmes, que ce soit en organisant récurremment des ateliers annuels sur ces enjeux ou en apportant des modifications à ses modalités de gouvernance telle qu’en spécifiant dans sa documentation non inclusive que l’écriture au masculin n’est adoptée qu’« [a]fin d’éviter la surcharge du texte, le masculin est utilisé dans le sens générique du terme et il inclut les garçons et les filles. »112 Peu à peu, la FJFNB se lie avec les nouveaux groupements féministes apparus sur la scène provinciale depuis les années 2000, dont le Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick (RFNB), fondé en 2007, et son sous-comité de jeunes féministes Pluri’elles, un caucus de jeunes de moins de 35 ans chargé de présenter annuellement des recommandations au RFNB. Dans la continuité des initiatives pédagogiques menées par la FJFNB afin de promouvoir l’engagement des femmes dans la société, la Fédération s’est notamment associée, en 2016, au Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick et à l’Association francophone des municipalités du Nouveau-Brunswick (AFMNB) pour lancer la campagne médiatique « #Onestprêtes », notamment menée dans les médias sociaux, en vue d’encourager davantage de femmes à se lancer en politique municipale et de sensibiliser la population, dont les jeunes, à cet enjeu et aux « obstacles à cette implication ».113
42 Peu à peu, depuis le tournant des années 2000, les enjeux féministes commencent à refaire surface au sein de la FJFNB, que ce soit pour aborder la question de l’équité salariale pour laquelle milite notamment la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick114 depuis 2001, ou encore la représentation des femmes en politique. La socialisation féministe, les ateliers et les conférences présentées dans le cadre des activités de la FJFNB commencent progressivement à démystifier les tabous, les incompréhensions et à promouvoir le terme « féministe » auprès des jeunes, lequel avait auparavant été l’objet de mauvaises perceptions : « Être féministe, ce n’est pas être contre les hommes, c’est être pour l’égalité, et ça, il n’y a rien de négatif là-dedans! »115
43 En effectuant l’étude des activités et initiatives lancées au sein de la FJFNB en lien avec les enjeux de femmes, une certaine redondance avec le passé de l’organisation nous a semblé manifeste. Certes, un bon nombre des enjeux des années 1980, gage du travail qu’il reste à accomplir dans ce domaine, sont toujours d’actualité aujourd’hui : violence sexuelle, équité salariale, égalité des genres, etc. Les enjeux entourant la sexualité des jeunes sont quant à eux destinés à une certaine permanence dans les mouvements jeunesse. Nonobstant ces réalités, nous avons été frappés par le fait qu’une bonne part des engagements et revendications menés par les jeunes de la FJFNB s’étaient effectués dans l’inconscience des initiatives analogues qu’avaient menées leurs prédécesseurs. Un manque de « mémoire organisationnelle », à défaut d’un meilleur terme, nous a semblé expliquer une certaine discontinuité dans le militantisme de l’organisation.
44 Les enjeux féministes et de femmes au sein de l’organisme ne sont pas les seuls à témoigner de discontinuités dans eu égard à son engagement116, mais ils nous permettent tout de même d’en offrir quelques exemples. Citons notamment la résolution adoptée par les jeunes en 2014 en faveur de l’inclusion d’un enseignement sur le sexisme dans les cours de formation personnelle et sociale (FPS), qui n’est pas sans s’aligner avec les revendications pour un enseignement non sexiste déployées par Activités-Jeunesse au cours des années 1980 : « Que la FJFNB prenne position sur l’égalité des genres et qu’elle entame des démarches pour que l’égalité des femmes et des hommes soit un sujet intégré dans la matière des cours de FPS. »117 En février 2019, à l’occasion de l’évènement annuel La Recharge, un atelier, notamment animé par une représentante du RFNB, avait été consacré aux thèmes du « consentement » et des « stéréotypes dans le milieu de travail ». Au cours de cet atelier, une représentante du Réseau de développement économique et d’employabilité du Nouveau-Brunswick (RDEE) avait projeté des capsules vidéo présentant des femmes pratiquant des emplois non traditionnels; une initiative qui n’est pas sans rappeler celle menée par AJ dans son documentaire Racine visite la Charte canadienne des droits et libertés.
45 Depuis les années 2010, le militantisme de la FJFNB se déploie largement sous le signe de l’inclusion et de la diversité. Les jeunes sont de plus en plus à réfléchir sur leurs relations avec les « Autres » jeunesses de la province, qu’il s’agisse des jeunes immigrantes et immigrants, ou encore des jeunes issus de l’immersion.118 Il est alors manifeste que les jeunes de l’organisme s’éprennent d’intérêt pour les questions d’immigration et de multiculturalisme, voire d’interculturalisme, où tout en encourageant une prise de conscience envers la culture acadienne, ils mènent la FJFNB à inaugurer des tournées d’ateliers dans les écoles afin de permette aux jeunes de s’ouvrir « aux différentes cultures du monde »119 et de travailler à l’annihilation des préjugés et du racisme dans la société.120 Dans les termes de son rapport annuel de 2014–2015, la FJFNB cherche ainsi à sensibiliser les jeunes « sur les réalités et enjeux de l’immigration » et à favoriser une attitude d’ouverture, de respect et d’« intégration sociale » eu égard à la diversité des cultures.121
46 Ces initiatives s’accompagnent au cours de l’année 2009 de la fondation du projet Racines de l’espoir, lequel, mené en collaboration avec l’Arbre de l’espoir, « vise à sensibiliser les jeunes aux saines habitudes de vie, à prévenir le cancer, à améliorer la santé des jeunes et à augmenter la reconnaissance de l’engagement des jeunes dans leur communauté. »122 Cherchant à conscientiser et à informer les jeunes concernant leur santé « physique, psychologique ou sociale123 », le projet Racines de l’espoir entraîne une certaine sensibilisation eu égard à la diversité des orientations sexuelles : « Que la FJFNB outille les jeunes à promouvoir la santé psychologique, physique et nutritionnelle et mette en place une stratégie de sensibilisation sur la diversité sexuelle. Adopté à l’unanimité. »124 Suivant cette résolution adoptée à l’Assemblée générale annuelle de 2011, la FJFNB organise à la Cité des jeunes A.-M. Sormany d’Edmundston un colloque sur la diversité sexuelle et de genre. De cet évènement ressort l’idée de fonder des alliances gaies-hétérosexuelles (AGH) dans chaque école de la province, soit un « comité de la diversité sexuelle, de genre et leurs allié(e)s » travaillant, d’une part, à sensibiliser la jeunesse à la diversité sexuelle, et, d’autre part, à permettre aux jeunes de s’épanouir dans un environnement respectueux de leur identité sexuelle. Au terme d’initiatives pilotes, notamment menées à la polyvalente Thomas-Albert de Grand-Sault où le comité Hezanik a été créé, la FJFNB publie un guide125 en 2016 en vue d’assister la création de comités analogues dans les autres écoles de la province et de sensibiliser la jeunesse, le personnel enseignant et administratif à « l’inclusion scolaire ». À la suite de cette pédagogie inclusive et de ces initiatives de sensibilisation envers les personnes de la communauté LGBTQ+, la FJFNB en est venue à réformer une partie de ses pratiques pour se faire plus inclusive. C’est à compter de ce moment que la Fédération crée des toilettes, douches et dortoirs inclusifs et non genrés lors de ses activités, que ses formulaires d’inscription offrent aux personnes une option « autre » pour identifier leur genre et que l’ensemble des membres sont invités à indiquer dans leurs communications, orales ou écrites, s’ils utilisent le pronom « il » ou « elle ».126
47 C’est également dans ce contexte d’inclusivité et de respect de la diversité que la FJFNB travaille à la réalisation, en collaboration avec le Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick, d’un outil pédagogique et d’une campagne sur les médias sociaux – #NotreCodeVestimentaire – pour l’adoption de codes vestimentaires inclusifs et respectueux de la diversité dans les écoles de la province. À la suite d’une polémique sur le code vestimentaire ayant éclaté dans quelques écoles du Nouveau-Brunswick en 2014–2015, les membres de la FJFNB entreprennent d’étudier le problème et d’offrir une solution au débat. Les jeunes dénoncent alors que les filles sont particulièrement visées, voire ciblées de façon discriminatoire, par les codes vestimentaires de leurs écoles, que ces codes sont sexistes, non respectueux des identités des jeunes – particulièrement pour les personnes transgenres et non-binaires – et qu’ils dégagent un certain « appui de la culture du viol » en laissant entendre que les jeunes sont sexuellement objectifiés par leur habillement, c’est-à-dire réduit à des objets de désire et de séduction. Au terme d’une série d’enquêtes et de démarches menées depuis 2014, la FJFNB publie en 2018 son outil pédagogique Parlons code vestimentaire inclusif et respectueux afin d’éduquer et de sensibiliser les jeunes, le personnel enseignant et administratif des écoles à ces enjeux, en plus de revendiquer la normalisation de ces codes dans la province, en collaboration avec les élèves, suivant des critères de respects des identités des jeunes et d’inclusivité.127
48 Relevons qu’un ensemble d’autres initiatives ont également été entreprises par la FJFNB au cours des dernières années afin de favoriser une plus grande inclusion au sein de la jeunesse et de permettre son développement dans un environnement sain et sécuritaire. C’est en ce sens que la Fédération a publié un guide128 afin d’encourager une plus grande inclusion des élèves vivant avec un handicap dans les activités scolaires, voire dans les conseils étudiants. C’est aussi à la suite de cette sensibilité que la FJFNB en vient à investir davantage d’énergie sur les enjeux liés à la santé mentale des jeunes. C’est notamment en ce sens que l’organisme jeunesse assure depuis peu les services d’une travailleuse sociale ou d’un travailleur social et de zoothérapie à l’occasion de ses activités. De même, toujours dans la continuité d’une sensibilisation des jeunes eu égard à la diversité et à l’inclusion, les membres de la FJFNB manifestent, depuis 2016–2017, un intérêt soutenu concernant les enjeux relatifs aux communautés autochtones.129
49 Cette trame « inclusive », qui anime les jeunes de la FJFNB depuis au moins les cinq dernières années n’a pas conduit à une marginalisation du militantisme et des enjeux féministes au sein de l’organisme, loin s’en faut. En octobre-novembre 2020, en collaboration avec le RFNB, la FJFNB lançait une campagne d’éducation féministe #MonFéminismeEnAction sur les réseaux sociaux. Accompagnée de guides pédagogiques adressés au personnel enseignant et aux élèves des écoles secondaires francophones de la province, la campagne aspire à éduquer les citoyennes et citoyens sur le féminisme, sa définition et ses enjeux. Statistiques à l’appui, le harcèlement sexuel, le racisme, l’équité salariale, le consentement, la culture du viol, le sexisme et l’intersectionnalité sont abordés afin d’y sensibiliser, notamment, les jeunes et encadrer celles et ceux qui souhaiteraient agir face à ces inégalités entre les genres en mettant sur pied un comité féministe dans leur école afin de démystifier le féminisme et de mettre en valeur son utilité et son actualité.130
50 Que s’eût été au sein d’Activités-Jeunesse ou de la Fédération des jeunes francophones du Nouveau-Brunswick, les jeunes femmes ont toujours occupé une place considérable dans ces associations jeunesse. Nous avons vu que cette présence, si elle a de tout temps contribué à former les jeunes femmes à l’engagement, n’a pas toujours mené à l’affirmation de prises de parole féministes chez les jeunes filles d’âge scolaire, notamment au cours des années 1970 et 1990. Ces organismes ont néanmoins connu leurs moments féministes, à commencer par Activités-Jeunesse, qui, au cours des années 1980, déploya un ensemble d’initiatives en vue d’éduquer et de sensibiliser les jeunes aux enjeux des violences faites aux femmes, d’accessibilité des femmes aux emplois non traditionnels, d’éducation sexuelle dans les écoles et du sexisme en milieu scolaire. Depuis les années 2000, des initiatives analogues ont été lancées par la FJFNB, avec la particularité néanmoins que, depuis les dix dernières années, une nette sensibilité inclusive est manifeste dans les entreprises lancées par les membres de la Fédération qui souhaitent se faire plus respectueux de la diversité des identités, des genres et des réalités vécues par les jeunes. Des relations se sont nouées avec divers organismes de femmes et féministes au long des années, des ateliers, conférences et colloques ont été organisés, des guides pédagogiques ont été conçus et des campagnes de sensibilisation ont été menées dans les écoles, les journaux et, plus récemment, les médias sociaux.
51 Soulignons à nouveau que l’incursion que nous avons menée n’avait pas pour objectif de mettre le point final sur l’ensemble des mobilisations féministes des jeunes filles francophones et acadiennes d’âge scolaire du Nouveau-Brunswick depuis les années 1970, et ce malgré notre contribution au champ. AJ et la FJFNB, malgré leur rôle phare dans le mouvement scolaire acadien et francophone de la période étudiée, ne résument pas pour autant l’ensemble des initiatives menées par les jeunes féministes des 50 dernières années. À ce sujet, notre analyse nous a permis de saisir des manques, notamment pour certaines périodes, qui nous invitent à les revisiter à partir de nouvelles sources – dont les archives des conseils étudiants ou encore les journaux scolaires – et méthodes.
52 Au nombre de ces manques, comment justifier la relative mise au rancart des enjeux féministes au sein de la FJFNB naissante dans les années 1990 après une décennie d’actions notables d’AJ dans ce dossier ? Est-ce, comme nous le suggèrent les sources consultées, surtout explicables par les tergiversations de l’organisme qui, travaillant particulièrement à l’époque à se définir un mandat pour rallier l’ensemble des jeunes francophones de 14 à 25, en serait venu, par une hiérarchisation de ses priorités, à suspendre une part de ses domaines d’actions passés, dont le féminisme? Il est aussi frappant, au terme de l’analyse que nous avons menée, que mis à part des interventions ponctuelles dans les années 2000 pour démystifier le terme « féministe », les jeunes s’attardent peu à définir le féminisme auquel ils adhèrent, privilégiant plutôt des « actions » eu égard aux enjeux féministes. Est-ce que les discussions idéologiques étaient à ce point absentes de l’organisme? Nous avons aussi été frappé par l’absence d’actions concertées, en matière de militantisme féministe, avec d’autres organismes jeunesse, que ce soit la Fédération de la jeunesse canadienne-française ou les autres fédérations de jeunes francophones des provinces atlantiques. Cet isolationnisme en matière d’engagement féministe est-il fondé, ou y a-t-il eu des rapports d’influence et de confluence entre les différentes associations? Pour l’ensemble de ces questions, il nous semble que des enquêtes orales nous permettraient de documenter certaines zones d’ombre et de faire ressortir des prises de position, des polémiques et des mobilisations qui n’ont pas nécessairement su se frayer un chemin jusque sur la surface papier de la majorité des documents que nous avons consultés.
53 Malgré ces limites, qui en fait postulent des voies de recherche à venir, nous sommes d’avis que notre entreprise d’historicisation des mobilisations féministes des élèves du dernier demi-siècle a non seulement mené plus avant notre compréhension des mobilisations jeunesse de la période, mais également des mouvements féministes et, plus généralement, des mouvements sociaux en Acadie; des champs encore largement inexplorés. Comme l’affirmaient, au début des années 1990, les chercheurs Linda Cardinal, Jean Lapointe et Joseph Yvon Thériault, l’histoire des jeunes issus des francophonies minoritaires au Canada doit dépasser les strictes problématiques liées à l’éducation ou encore à « une vision apocalyptique de leur situation linguistique ».131 Notre entreprise intersectionnelle, située à la croisée d’une histoire des jeunes, des femmes et des mouvements sociaux acadiens a, nous le souhaitons, su dépasser ces clivages éducationnel et linguistique pour contribuer à une réflexion plus étendue des mobilisations menées par la petite société acadienne. Qui plus est, elle nous a offert de bonnes assises sur lesquelles tabler pour lancer de nouvelles enquêtes, suivant de nouvelles avenues, en histoire des jeunes, des femmes et des mouvements sociaux en Acadie.