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La restauration de la rivière Petitcodiac (1968 - 2016):

Une analyse basée sur l'Approche des courants multiples

Gabriel Arsenault
Roger Ouellette

En 1968, un pont-chaussée a été construit entre les municipalités de Moncton et Riverview. Immédiatement après sa mise en service, les passes migratoires pour les poissons se sont révélées problématiques. Il faudra toutefois attendre à décembre 2016 pour que des représentants des gouvernements provincial et fédéral solutionnent ce problème de façon permanente, en annonçant la transformation du pont-chaussée en pont partiel. Pourquoi les gouvernements ont-ils mis autant de temps à agir? En nous basant sur l’Approche des courants multiples (ACM) et en nous appuyant sur des données documentaires et entretiens inédits, nous soutenons que le couplage des courants des problèmes, des solutions et de la politique n’était possible qu’une fois ouverte la fenêtre d’opportunité créée par l’élection des gouvernements libéraux à Fredericton et à Ottawa, au milieu des années 2010.

In 1968, a causeway was built between the municipalities of Moncton and Riverview. Immediately after the construction was completed, the causeway proved to be problematic, severely undermining the health of the river. However, it took until December 2016 for provincial and federal government representatives to permanently solve this problem by announcing the transformation of the causeway into a partial bridge. Why have governments taken so long to act? Using the Multiple Streams Approach (MSA) and relying on unpublished documentary and interview data, we argue that the coupling of the problem, politics, and policy streams was only possible once the window of opportunity created by the election of Liberal governments in Fredericton and Ottawa in the mid-2010s had been opened.

Introduction

1 En 1968, un pont-chaussée a été construit entre les municipalités de Moncton et Riverview, au Nouveau-Brunswick. Immédiatement après sa mise en service, les passes migratoires pour les poissons se sont révélées problématiques et la santé générale de la rivière Petitcodiac semblait détériorée dû à l’accumulation de sédiments. Au cours des décennies suivantes, des groupes écologistes, comme les Sentinelles de la Petitcodiac, ont exercé une pression considérable sur les gouvernements pour qu’ils restaurent la rivière. Il faudra toutefois attendre décembre 2016 pour que des représentants des gouvernements provincial et fédéral annoncent d’une seule voix la transformation finale du pontchaussée en pont partiel; c’est seulement alors que les écologistes peuvent crier victoire.

2 L’énigme que nous tentons de résoudre dans cet article pourrait être formulée comme suit : Pourquoi s’est-il écoulé autant de temps avant que les gouvernements solutionnent le problème du passage des poissons de la rivière Petitcodiac? Formulée autrement : pourquoi, cinquante ans après sa reconnaissance, ce problème a-t-il finalement été résolu par les gouvernements?

3 Utilisant l’Approche des courants multiples (ACM), nous soutenons qu’il a fallu attendre la fin des années 1990 avant que le courant des problèmes ne soit assez fort pour que les gouvernements inscrivent à leur agenda le problème du passage des poissons dans la rivière Petitcodiac. Ensuite, il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour que la solution du pont partiel s’impose comme seule solution efficace à ce problème. Enfin, il a fallu attendre le milieu des années 2010 pour que le courant de la politique soit favorable au changement. Plus précisément, nous montrons qu’après la mise à l’agenda du problème, l’élection de libéraux aux niveaux provincial et fédéral constituait une condition nécessaire pour le démantèlement du pont-chaussée sur la Petitcodiac.

4 La contribution scientifique de cette recherche est surtout empirique : cet article est le premier à tenter de faire la lumière sur l’histoire de la restauration de la rivière Petitcodiac, un dossier abondamment médiatisé et discuté dans la région du Grand Moncton. Soulignons d’ailleurs que dans les années 2000, la rivière Petitcodiac a été nommée la rivière la plus menacée au Canada par Earthwild International. En proposant une lecture originale de l’ACM, en la croisant avec la littérature sur le fédéralisme et celle sur les partis politiques, cet article revêt toutefois également un intérêt théorique plus large.

5 Le reste de l’article est organisé comme suit. Après une brève présentation de notre cadre théorique et de notre méthodologie, nous abordons, tour à tour, le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant de la politique, pour ensuite analyser le couplage de ces trois courants et conclure.

L’ Approche des courants multiples

6 L’Approche des courants multiples (ACM), initialement formulée par John Kingdon dans son ouvrage Agendas, Alternatives and Public Policies (1984), et systématisée par Nikolaos Zahariadis (1999; 2007; 2014), est aujourd’hui une approche majeure dans l’étude des politiques publiques. Elle continue de susciter l’intérêt des chercheurs, comme l’atteste notamment le fait qu’elle ait récemment fait l’objet de numéros spéciaux dans pas moins de quatre revues spécialisées : European Journal of Political Research (vol. 3, 2015); Policy Studies Journal (vol. 1, 2016); Policy Sciences (vol. 1, 2016); Journal of Comparative Policy Analysis (vol. 3, 2016) (voir Herweg, Zahariadis et Zohlnhöfer, 2017).

7 L’ACM soutient que les politiques publiques résultent du couplage, le plus souvent d’un entrepreneur politique, de trois courants relativement indépendants les uns des autres (et ne suivant aucun ordre chronologique particulier) – le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant de la politique – au moment de l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité.

8 Le courant des problèmes désigne ce qui concourt à rendre visible, voire incontournable, un problème d’ordre public; il désigne notamment les efforts déployés par les acteurs pour convaincre les décideurs qu’une situation donnée constitue un problème important qui doit être résolu par les pouvoirs publics. Le courant des solutions renvoie, quant à lui, aux options existantes pour remédier auxdits problèmes, options qui varient aussi bien en fonction de l’évolution des connaissances techniques que de considérations sociales. Enfin, le courant de la politique réfère au contexte politique, notamment électoral. L’entrepreneur politique procure le leadership requis pour coupler, ou aligner ces trois courants, au moment d’une conjoncture favorable – une fenêtre d’opportunité politique.

9 S’inspirant du modèle de la poubelle des politiques publiques (Cohen, March et Olsen, 1972), l’ACM est particulièrement apte à décrire des processus décisionnels résultant de la confluence largement fortuite de courants obéissant à leur logique respective. Dans notre cas d’étude, c’est effectivement ce qu’on observe. En particulier, le militantisme pour la restauration de la rivière (courant des problèmes) n’a eu un effet décisif, ni sur les élections (courant politique), ni sur le développement de la connaissance technique en matière de construction d’échelle à poissons (courant des solutions). Dans ce contexte empirique, l’ACM nous offre une grille d’analyse utile pour nous aider à comprendre la politique de la restauration de la rivière Petitcodiac.

10 L’ACM fait toutefois l’objet d’une grande variété de critiques (Zohlnhöfer et Rüb, 2016). La littérature lui reproche notamment de ne pas avoir une dimension institutionnelle (Mucciaroni, 2013; Zahariadis, 2016) et de ne pas accorder une attention systématique aux partis politiques, particulièrement importants dans les régimes parlementaires (Zahariadis, 2003; Herweg, Huß et Zohlnhöfer, 2015). Dans cet article, nous pallions ces deux lacunes en accordant une attention soutenue au fédéralisme et aux partis politiques. Nous appuyant sur la littérature concevant le fédéralisme comme multipliant les points de veto et favorisant le statu quo (Scharpf, 1988; Tsebelis, 2002) et sur la littérature établissant l’importance des partis politiques pour les politiques publiques (Esping-Andersen, 1985; Huber et Stephens, 2001), nous démontrons comment le fédéralisme et les partis politiques peuvent systématiquement structurer les fenêtres d’opportunité politiques qui permettent le couplage des courants des problèmes, des solutions et de la politique.

Méthodologie

11 Comment s’est construit le problème du pont-chaussée entre Moncton et Riverview? Comment s’est imposée la solution du pont partiel? Comment les acteurs politiques ont-ils réussi à tirer parti du contexte politique pour renverser le statu quo?

12 Pour répondre à ces questions, nous avons complémenté notre recherche documentaire – coupures de presse, rapports gouvernementaux et d’associations de la société civile, études scientifiques, décisions des cours - par douze entretiens semi-dirigés avec les principaux acteurs impliqués dans le dossier (Mosley, 2013). Nous avons cherché à interviewer des acteurs clés des trois courants. Pour le courant des problèmes, nous avons parlé à un représentant des trois principaux organismes ayant milité pour le démantèlement du pont-chaussée ou pour l’ouverture permanente de ses vannes - les Sentinelles de la Petitcodiac, Écoversité et Friends of the Petitcodiac. Pour le courant de la politique, nous cherchions à parler aux élus, représentants de groupes d’intérêts et acteurs susceptibles de prendre le pouls de l’humeur ambiante (voir section 6). Nous avons parlé, au niveau provincial, à deux députés progressistes-conservateurs et deux députés libéraux, alors qu’au niveau fédéral, nous avons pu parler qu’à un seul député libéral; nous n’avons pas réussi à parler à aucun acteur clé chez les conservateurs fédéraux. Au niveau des groupes d’intérêts, en plus de rencontrer des représentants des principaux organismes défavorables au pont-chaussée susmentionnés, nous avons interviewé un représentant du principal groupe opposé au démantèlement du pont-chaussée, le Lake Petitcodiac Preservation Association (LAPPA). Nous avons tenté sans succès de contacter d’autres membres de LAPPA, ainsi que d’autres acteurs s’étant battus pour défendre le pont-chaussée, dont l’Association des pêcheurs d’Alma et la municipalité de Riverview. Au niveau de l’humeur ambiante, nous avons pris l’initiative d’interviewer un journaliste du Times & Transcript qui a couvert ce dossier pendant plusieurs années. Enfin, pour le courant des solutions, nous avons interviewé deux membres du comité mis sur pied par Pêches et Océans Canada pour identifier différentes solutions possibles au problème de la passe migratoire des poissons dans la Petitcodiac. Nous avons mené la quasi-totalité de nos entretiens en personne, au printemps et à l’été 2018. Pour chaque entretien, nous préparions une dizaine de questions qui servaient de point de départ pour une discussion plus large. Les entretiens duraient généralement entre une et deux heures. Tous les entretiens, sauf l’entretien #12, ont fait l’objet d’un enregistrement audio. Certaines entrevues ont été retranscrites; les citations proviennent du texte de la retranscription. Voir l’Annexe pour tous les détails.

Le courant des problèmes et la mise à l’agenda (1968–2000)

13 C’est sous l’auspice du gouvernement libéral de Louis J. Robichaud (1960–1970) que sera construit le pont-chaussée. De toute évidence, l’objectif était d’établir un deuxième lien entre Moncton et Riverview, déjà lié par le pont Gunningsville depuis 1867. Ce motif n’explique toutefois pas pourquoi c’est un pont-chaussée plutôt qu’un pont partiel qui fut privilégié. Dès le début des années 1960, la question semblait épineuse. Certains observateurs voyaient d’un bon œil l’option du pont-chaussée, susceptible de créer un lac artificiel à partir des eaux de la rivière en amont de la chaussée, à l’ouest de la ville de Moncton (par ex. L’Évangéline, 6 janvier 1960). On peut également penser que la Maritime Marshlands Rehabilitation Administration, qui a participé au financement du pont-chaussée1, trouvait que pour protéger les marais des fortes marées de la Baie de Fundy, l’option du pont-chaussée était plus avantageuse que celle de construire des digues et aboiteaux. D’autres observateurs craignaient toutefois, qu’un tel pont-chaussée vienne compromettre le mascaret – une caractéristique unique de cette rivière, alimentée par les puissantes marées de la Baie de Fundy – en plus de dégrader la rivière et d’empêcher la libre circulation des poissons (Moncton Transcript, 6 janvier 1960). On ne comprend pas trop, dans ce contexte, ce qui a poussé le gouvernement Robichaud à choisir l’option du pont-chaussée; des recherches historiques additionnelles seraient nécessaires pour éclaircir cette décision initiale.

14 On sait toutefois, que dès la fin de la construction du pont-chaussée en 1968, les craintes s’étaient avérées justifiées. Une étude préparée par la firme ADI Ltd. en 2001 pour le ministère des Pêches et Océans Canada rapporte que les effets négatifs de la construction du pont-chaussée sur la rivière Petitcodiac étaient largement connus dès la fin des années 1960 (ADI Ltd., 2001). Parmi ces effets négatifs au niveau de l’écosystème, mentionnons : un déclin de la population de plusieurs espèces de poissons, une perte de la biodiversité marine, incluant l’extinction d’une espèce de palourde (l’Alasmidonte naine), une diminution de la circulation des poissons à la hauteur du pont-chaussée, une augmentation considérable de la sédimentation et un rétrécissement massif de la largeur de la rivière, passant d’un kilomètre à 80 mètres, entre 1968 et 1998 (Sentinelles Petitcodiac, n.d.a).

15 Certains de ces effets négatifs sont d’ailleurs perceptibles par les résidents vivant au bord de la rivière. C’est du moins le cas de Gary Griffin, des Friends of the Petitcodiac, qui, durant les années 1960, 1970 et 1980, sera particulièrement actif dans la lutte pour la restauration de la rivière. Dans notre entretien avec le résident d’Upper Coverdale, il raconte que son implication dans ce dossier avait comme point de départ, non pas la lecture des rapports scientifiques gouvernementaux, mais le constat, parfaitement évident pour le pêcheur récréatif de saumon qu’il était, que le pont-chaussée avait nui au passage des poissons. M. Griffin se souvient du jour où les vannes du pont-chaussée ont été fermées : « So I came down here in 68, the day the gates were closed. It was in the fall. And there were dead salmon all along the edge of the causeway… ».

16 Nos entretiens (#1b, #2, #3, #6, #7) confirment que M. Griffin a été le premier acteur à véritablement tenter d’inscrire le problème de la dégradation écologique de la rivière à l’agenda des gouvernements. Il multiplie les conférences, les ateliers et les lettres ouvertes à cet effet, mais avec un succès limité, de son propre aveu. Le gouvernement provincial reconnaît rapidement que le pontchaussée fait obstacle au passage des poissons et on ouvre donc les vannes de façon temporaire en 1988, 1989 et 1990 (Niles 2001, p. 2), pour tenter d’améliorer le passage des poissons, mais une ouverture permanente des vannes – l’option alors privilégiée par M. Griffin, n’est jamais sérieusement envisagée (Sentinelles, 2017).

17 Un deuxième groupe, Écoversité, prendra le relais des Friends of the Petitcodiac dans les années 1990. Fondé par des étudiants de l’Université de Moncton, et dirigé par Michel LeBlanc (qui changera plus tard son nom pour Michel Desneiges), Écoversité insuffle un dynamisme nouveau au mouvement pour la restauration de la rivière. En 1998, il fait notamment venir à Moncton, Robert F. Kennedy Jr. du célèbre organisme écologique américain, Riverkeeper, qui fera une critique sévère de l’état de la rivière Petitcodiac (Times & Transcript, 1998).

18 Sur un plan plus informel, mentionnons également le rôle, dans les années 1990, des artistes acadiens engagés pour sensibiliser leurs concitoyens au sujet du pauvre état de santé de la rivière, comme en témoigne la chanson militante Petitcodiac, de Zéro Degré Celsius (1993), reprise par Zachary Richard sous le nom Petit Codiac (1996).

19 Malgré ces succès médiatiques et populaires, les militants n’arrivent pas à faire bouger les gouvernements. Ces derniers, en effet, tergiversent. En 1996, les gouvernements provinciaux et fédéraux signent un protocole d’entente pour tenter de trouver une solution à long terme afin de restaurer la rivière (Deveau, Blaney et Dupuis 2000, 12), mais les interventions concrètes se font attendre.

20 Devant ces atermoiements, Michel Desneiges décide de changer de stratégie pour convaincre les élus de s’intéresser à sa cause. Jusqu’alors, les militants en faveur de la restauration de la rivière avaient surtout cadré leur démarche comme une lutte écologiste en faveur de la santé générale de la rivière. À partir de la fin des années 1990, Desneiges, lui-même juriste de formation, opte pour une offensive de nature légale en défendant l’argument que le pont-chaussée viole la Loi canadienne sur les pêches en empêchant la libre circulation des poissons. En autres mots, il change la façon de « cadrer » (Béland, 2005; 2016) le problème, ce qui s’est avéré crucial pour sa mise à l’agenda politique.

21 En février 1999, M. Desneiges aide à mettre sur pied les Sentinelles Petitcodiac, premier chapitre canadien (et international) de la Waterkeeper Alliance, un organisme américain fondé par Robert F. Kennedy Jr., et dont la mission est de mobiliser des ressources légales pour protéger les eaux douces (Sentinelles, 2009). Dès le mois de mars, les Sentinelles, maintenant dirigées par Daniel LeBlanc, commencent leurs recherches concernant la légalité du pont-chaussée de la rivière Petitcodiac (Sentinelles, 2009). Au-delà de 20 000 documents sont reçus du ministère fédéral de Pêches et Océans suite à la requête d’accès à l’information. En décembre 1999, les Sentinelles Petitcodiac reçoivent deux avis légaux concernant le pont-chaussée de la Petitcodiac concluant que le pont-chaussée viole effectivement les dispositions de la Loi fédérale des pêches concernant sur la passe migratoire (Sentinelles, 2009).

22 En juin 2000, les Sentinelles Petitcodiac informent le ministère des Pêches et Océans du Canada de son intention d’entamer des procédures judiciaires afin de faire respecter la Loi sur les pêches visant la restauration du passage des poissons dans la rivière Petitcodiac (Sentinelles, 2009). Daniel LeBlanc (entretien #1b) reconnaît qu’une action judiciaire de ce dossier contre le fédéral comportait des risques et qu’il préférait de loin que le gouvernement investisse dans la recherche et accumule lui-même les preuves nécessaires pour aller de l’avant avec le démantèlement du pont-chaussée :

« Donc on avait deux options, on avait deux voies, soit on entamait une poursuite légale qui était de 400 mille piastres et qu’on aurait pu se trouver 10 ans plus tard dans un scénario de rappel en cour par le gouvernement fédéral, si le fédéral s’était battu contre nous… c’est pas sûr qu’on aurait gagné. Donc... on comprend… c’est pour ça qu’on a dû jouer à un autre jeu, qui était de les amener à investir pour qu’eux-mêmes fassent la recherche… Dans le cadre de l’étude environnementale, finalement c’est ça qui est arrivé. »

23 Les pressions des Sentinelles Petitcodiac vont conduire en août 2000, à la création d’un comité d’après l’initiative du jeune député fédéral libéral de Beauséjour, Dominic LeBlanc (entretiens #1b et #5) présidé par le fonctionnaire à la retraite, Eugene Niles, chargé de rédiger un rapport concernant l’effet du pont-chaussée sur le libre passage des poissons (Niles, 2001; entretiens #7 et #8).

24 Comme Eugene Niles nous le rappelle lui-même en entretien, son mandat ne portait pas sur le mascaret ou sur la santé de la rivière en général, mais bien spécifiquement sur le respect de la Loi sur les pêches; ce qui confirme l’importance du cadrage légal privilégié par les Sentinelles.

25 À ce stade-ci, il paraît clair que le problème de la rivière est inscrit à l’agenda des gouvernements. Les Sentinelles Petitcodiac ont joué un rôle crucial dans la phase de la définition et de la reconnaissance du problème. Daniel LeBlanc en particulier, selon nos données d’entretien (#5, #11), est l’entrepreneur politique qui a réussi à convaincre les libéraux provinciaux et fédéraux d’inscrire l’item de la rivière à leur agenda. Le courant des problèmes est alors assez puissant pour que le statu quo soit renversé, mais l’ACM nous rappelle que deux autres courants doivent être au rendez-vous pour qu’une politique publique voie le jour.

Les courants des solutions (2000–2006)

26 Dès la fin des années 1970, une étude commandée par le ministère fédéral de Pêches et Océans et le ministère provincial des Ressources naturelles recommande d’enlever les vannes pour permettre la libre circulation des poissons (Niles 2001, p. 3–4). Jusqu’au début des années 2000 cependant, les gouvernements maintiennent l’espoir de solutionner le problème du passage des poissons, en introduisant une nouvelle échelle à poissons à même le pont-chaussée ou en ouvrant les vannes pour de courtes durées seulement. Ces dernières solutions avaient le mérite d’être peu coûteuses et de préserver le lac artificiel de la Petitcodiac de 21 kilomètres de long, situé à l’ouest du pont-chaussée.

27 Étant donné notamment les forts courants venant de la Baie de Fundy, l’option d’une meilleure échelle à poissons s’avérait cependant difficile à mettre en œuvre, alors que l’ouverture temporaire des vannes ne donnait pas les résultats escomptés. C’est dans ce contexte qu’Eugene Niles hérite le mandat d’examiner systématiquement toutes les options disponibles pour restaurer le passage des poissons. Les principales options considérées étaient le statu quo, la bonification de l’échelle à poissons, l’ouverture des vannes durant les périodes de migration des poissons, l’ouverture permanente des vannes et le remplacement du pont-chaussée par un pont partiel (Niles, 2001).

28 Eugene Niles et son équipe ont alors consulté pas moins de 26 acteurs de la société civile, incluant les Sentinelles de la Petitcodiac et des membres de LAPPA (Niles, 2001). Ils en sont venus à recommander, en février 2001, la réalisation d’une étude d’impact environnemental en bonne et due forme, afin de jeter la lumière sur les postulats scientifiques des différents acteurs, concernant notamment la faisabilité scientifique d’une échelle à poissons satisfaisante à même le pont-chaussée.

29 En mars 2001, le ministre fédéral de Pêches et Océans, Herb Dhaliwal, accepte formellement ces recommandations et confirme par le fait même l’inadmissibilité de l’option du statu quo pour respecter la Loi sur les pêches (Times & Transcript, mars 2001). Une nouvelle solution de rechange, qui passera soit par le remplacement de l’échelle à poissons, soit par l’ouverture permanente des vannes ou le remplacement du pont-chaussée par un pont-partiel devra être identifiée. Après 40 ans d’impasse, il s’agit d’un premier dénouement important dans le dossier.

30 Dans un contexte de menace de poursuite judiciaire par les Sentinelles Petitcodiac, une entente est conclue en octobre 2001, entre Ottawa et la province du Nouveau-Brunswick pour démarrer une étude d’impact environnemental. En février 2003, le ministère de l’Environnement du Nouveau-Brunswick annonce la mise en route du processus d’étude d’impact sur l’environnement (EIE) dont le but est de trouver une solution permanente au problème du passage des poissons au pont-chaussée Petitcodiac.

31 En octobre 2005, le rapport final de l’étude d’impact environnemental est rendu public et l’option de démanteler les vannes du pont-chaussée et construire un pont partiel est finalement privilégiée. L’étude d’impact environnemental conclut que l’option de la bonification de l’échelle à poissons ne serait tout simplement pas réalisable sur le plan technique à cette hauteur de la rivière (Ministère de l’Environnement et des gouvernements locaux, 2005).

32 Le gouvernement progressiste-conservateur de Bernard Lord, alors au pouvoir dans la province, sent le besoin (nous y reviendrons un peu plus bas, à la section 6.1) de nommer un panel indépendant formé d’un président et deux experts, pour tenir des consultations publiques au sujet de l’étude d’impact environnemental. Le panel validera les principales recommandations de l’étude d’impact environnemental et confirmera que l’option d’installer de meilleures échelles à poissons à même le pontchaussée, ne permettrait pas au gouvernement de respecter la Loi sur les pêches. Concernant le passage du poisson, le rapport du panel arrive à la conclusion suivante : « La conclusion de l’EIE, selon laquelle le remplacement de la passe migratoire par un autre concept n’est pas une solution réalisable aux problèmes de passage des poissons sur le pont-chaussée, est correcte. Les affirmations des membres du public voulant qu’il existe des modèles alternatifs ne sont pas appuyées. » (Bouchard et al. 2006, p.6, traduction des auteurs)

33 À partir de ce moment, on peut dire que la solution du pont partiel s’impose; environ cinq ans après la mise à l’agenda du problème de la restauration de la rivière, c’est au tour du courant des solutions d’être suffisamment fort pour renverser le statu quo. Mais le courant de la politique n’est pas encore au rendez-vous.

Le courant de la politique

34 D’après Herweg, Hüß et Zohlnhöfer (2015), nous distinguons trois composantes dans le courant de la politique : les groupes d’intérêts, l’humeur ambiante et les partis politiques.

Les groupes d’intérêts et l’humeur ambiante

35 Au sein de la société civile, l’opposant principal à l’ouverture permanente des vannes puis du démantèlement du pont-chaussée est la Lake Petitcodiac Preservation Association (LAPPA), formée comme société sans but lucratif en 1997 et dont la mission, comme l’indique son nom, est de préserver le lac artificiel créé par le pont-chaussée.

36 Il a été difficile pour nous de rencontrer plusieurs personnes de LAPPA. Lors de notre rencontre avec un ancien porte-parole de l’association, Jim Sellars, nous avons néanmoins pu mettre la main sur une monographie non publiée, rédigée par M. Sellars, sur l’histoire du combat pour la préservation du lac Petitcodiac (Sellars, 2011). Dans ce livre, Sellars insiste notamment, sur l’idée que LAPPA ne représentait pas uniquement les propriétaires des quelque 375 terrains et immeubles situés autour du lac (évalués collectivement à 71 millions de dollars) (Sellars 2011, ch. 3, p. 10). S’ajoutent à leur nombre les utilisateurs récréatifs du lac, les pêcheurs d’Alma qui appréhendaient une baisse de productivité, ainsi que les résidents vivant en haut de la rivière qui craignaient un transfert de la pollution du dépotoir2 avec une augmentation du débit de l’eau crée par l’ouverture des vannes ou le remplacement du pontchaussée par un pont partiel (NB 2001, 18).

37 Au cours de son histoire, LAPPA a multiplié les actions pour défendre le statu quo. En 1997, l’organisme a déposé une demande d’injonction interlocutoire devant la Cour fédérale pour empêcher un projet pilote d’ouverture des vannes. La Cour fédérale a rejeté la demande d’injonction en expliquant qu’elle n’avait pas l’autorité légale pour ordonner aux ministres néo-brunswickois concernés de mettre fin à ce projet pilote. Le juge W. A Mackay explique ainsi sa décision : « Je ne suis pas persuadé sur la base de la preuve devant moi que l’Association requérante verra ou subira un préjudice irréparable si la demande de mesures provisoires est rejetée » (Cour fédérale du Canada, 1998).

38 Après l’ouverture permanente des vannes du pont-chaussée en 2010 (voir section 6.2), la LAPPA sollicitera une injonction interlocutoire auprès de la Cour du Banc de la Reine pour interdire au ministre de l’Approvisionnement et des Services du Nouveau-Brunswick d’ouvrir les vannes du pont-chaussée. Dans sa décision, le juge Paul Creaghan, conclurera que la « prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs » (le ministre de l’Approvisionnement et des Services du Nouveau-Brunswick), et il rejettera ainsi la demande d’injonction interlocutoire visant l’interdiction d’ouvrir les vannes du pontchaussée (Cour du Banc de la Reine, 2010).

39 Mentionnons également que LAPPA – puis son successeur, la Petitcodiac Citizens Coalition, dirigé par Jim Sellars – n’acceptera jamais les conclusions du rapport de l’étude d’impact environnemental de 2005 – d’où l’initiative du gouvernement Lord de les revérifier. LAPPA demeurait alors convaincue qu’il était techniquement possible de mettre en place une échelle à l’intérieur du pontchaussée qui permettrait à l’ensemble des poissons de circuler librement (Sellars, 2011).

40 L’autre groupe principal qui s’opposait au démantèlement du pont-chaussée est l’Association des pêcheurs de homard d’Alma. Lors des travaux d’Eugene Niles, l’Association des pêcheurs d’Alma, dans une lettre de 3 pages signée par Jim Wood, exprime l’avis que le scénario du pont partiel est le pire qui soit (Locke et Bernier., 2000, p. 55). Elle est également contre l’ouverture des vannes, étant convaincue que la construction du pont-chaussée a eu un effet bénéfique sur l’écologie marine du bas estuaire des baies de Shepody et de Chignectod qui sont devenues très productives pour le homard et le pétoncle au cours des années 1980 et 1990. Enfin, le rapport Niles (2001) confirme que certaines municipalités, en particulier Riverview, qui hébergaient une bonne partie du lac artificiel, étaient récalcitrantes à l’endroit de l’ouverture des vannes et du démantèlement du pont-chaussée (Sentinelles, 2009).

41 Même après 2005, il n’y a pas consensus autour du démantèlement du pont-chaussée au sein de la société civile. Ce projet demeure controversé politiquement et il oppose dans une large mesure les défenseurs de la rivière aux défenseurs du lac. Au milieu des années 2000, on sent toutefois que les partisans de la rivière ont le vent dans les voiles. Un sondage de Corporate Research pour le compte du journal Times & Transcript publié dans l’édition du 18 août 1998, démontre que la population du Grand Moncton est divisée concernant l’ouverture permanente des vannes du pont-chaussée de la Petitcodiac : 47% des résidents sont en faveur de l’ouverture permanente des vannes, alors que 34% des répondants voudraient que les vannes soient fermées de manière permanente (Corbett, 1998). Les Sentinelles Petitcodiac décident alors d’acheter une question de la firme Corporate Research lors de son sondage trimestriel de la population du Grand Moncton concernant la restauration de la rivière Petitcodiac et du pont-chaussée. Les résultats de ces sondages révèlent que sur la période allant de 1998 à 2004, le taux d’appui populaire à la restauration de la rivière s’élève considérablement, atteignant 83% à la fin de cette période (Sentinelles Petitcodiac, n.d.b). Un autre sondage mené par Corporate Research à la fin de l’été 2010 (soit après l’ouverture permanente des vannes en avril 2010) indique que 73% des résidents du Grand Moncton sont en accord avec le projet de restauration de la Petitcodiac (Jardine, 2010).

42 Comme l’observe Dominic LeBlanc en entretien, « [J]’ai constaté que chaque fois qu’on parlait publiquement d’engager le gouvernement dans la restauration de la rivière on avait une couverture médiatique positive et assez visible ». Le chroniqueur au Times & Transcript, Norbert Cunningham (entretien #3), nous confirme qu’au moins depuis la fin des années 1990, le Times & Transcript et L’Acadie Nouvelle, les deux principaux journaux de la région, ont toujours été en faveur de la restauration de la rivière. Au moment de faire nos entretiens, nous avons d’ailleurs senti que cette humeur ambiante, fortement défavorable au pont-chaussée, rendait plus difficile l’accès aux acteurs politiques s’étant battus pour défendre le pont-chaussée, notamment à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

43 Cela dit, l’importance de cette humeur ambiante favorable ne doit pas être surestimée; la Rivière n’était pas un enjeu électoral clé, même dans la région de Moncton (entretiens #4, #9). Ainsi, rappelons que lors des élections de 2006, malgré le fait que seuls les libéraux promettaient de restaurer la rivière dans leur plateforme et malgré que les libéraux aient gagné les élections générales, les progressistesconservateurs ont gagné trois des quatre sièges à Moncton, en plus des sièges de Dieppe-Centre-Lewisville et de Riverview.

Les partis politiques

44 Comme susmentionné, c’est le gouvernement provincial libéral de Louis J. Robichaud qui a autorisé la construction d’un pont-chaussée sur la rivière Petitcodiac dans les années 1960. De plus, cette construction est alors cofinancée par un autre gouvernement libéral, celui de Lester B. Person au niveau fédéral. On comprend aisément qu’à cette époque, les libéraux des deux niveaux de gouvernement sont favorables au pont-chaussée, comme le sont d’ailleurs les progressistes-conservateurs. Jusqu’à la fin des années 1990, en effet, la question du pont-chaussée ne divise pas les partis politiques.

45 En fait, comme l’explique la section 4, avant la fin des années 1990, la question de la restauration de la rivière Petitcodiac attire peu l’attention des élus provinciaux. Sous les gouvernements progressistes-conservateurs de Richard Hatfield de 1970 à 1987, puis sous les gouvernements libéraux de Frank McKenna de 1987 à 1997, cette question ne fait tout simplement pas partie de l’ordre du jour des élus.

46 La restauration de la rivière Petitcodiac n’est pas une priorité non plus pour les gouvernements de Bernard Lord (1999–2006), mais cette non-priorisation de l’enjeu a alors une saveur plus politique, surtout après la publication du rapport de l’étude d’impact environnemental, en 2005. Ainsi, dans leur plateforme pour les élections de 2006 – et aussi de 2010 et 2014, comme l’indique le Tableau 1 - seuls les libéraux provinciaux évoquent le projet de restaurer la rivière, en suivant les recommandations de l’étude d’impact environnemental publiée en 2005. À partir de ce moment, il y a un clivage assez fort entre ces deux formations politiques autour de la question de la rivière. Alors que les libéraux paraissent sensibles aux arguments écologistes et légaux déployés par les Sentinelles – ainsi qu’aux données de sondage démontrant un appui populaire croissant en faveur du démantèlement du pont-chaussée – les conservateurs représentaient surtout les intérêts des résidents ayant des propriétés autour du lac artificiel Petitcodiac, ainsi que des pêcheurs d’Alma, tout en craignant une escalade des coûts financiers associés au remplacement du pont-chaussée par un pont partiel.

47 Le parti libéral provincial dirigé par Shawn Graham va remporter les élections à l’automne 2006. En août 2007, le gouvernement confirme son intention de remplacer le pont-chaussée par un pont partiel de 280 mètres, afin de restaurer le passage des poissons dans la rivière Petitcodiac. En juillet 2008, le premier ministre Shawn Graham fait savoir que son gouvernement s’engage à dépenser 20 millions de dollars pour compléter les premières phases du projet de restauration. Le montant total du projet était évalué à 68 millions de dollars. Finalement, en avril 2010, le premier ministre Graham se déplace à Moncton pour présider l’ouverture permanente des vannes du pont-chaussée, au grand bonheur des militants environnementalistes de la région et d’ailleurs au pays, incluant David Suzuki (Suzuki et Moola, 2010). Une annonce pour la construction d’un pont partiel pour remplacer le pont-chaussée n’est toutefois pas possible puisque le nouveau gouvernement conservateur de Stephen Harper refuse d’y apporter la contribution fédérale (Huras, 2008).

Tableau 1. Mention de la restauration de la rivière Petitcodiac dans les plateformes des deux principaux partis politiques provinciaux du Nouveau-Brunswick depuis 2005.
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48 Les progressistes-conservateurs reviennent au pouvoir au Nouveau-Brunswick à l’automne 2010. La construction d’un pont partiel n’est pas une priorité pour le gouvernement de David Alward, qui ne va pas talonner le gouvernement Harper pour qu’il participe au financement de la dernière phase de la restauration de la Petitcodiac, à savoir le remplacement du pont-chaussée par un pont partiel. Cela dit, le premier ministre Alward fait savoir que les vannes du pont-chaussée vont demeurer ouvertes (Huras, 2010) - à la grande déception des partisans du lac artificiel (entretien #10).

49 À la suite d’une poursuite collective des propriétaires riverains de l’ancien lac, détruit par l’ouverture permanente des vannes, le gouvernement Alward va néanmoins, selon nos données d’entretien (#2, #10, #12), financièrement dédommager certains d’entre eux, sur une base de cas par cas en vertu d’un programme gouvernemental3. Nos entretiens révèlent également que les progressistes-conservateurs étaient alors divisés (entretiens #1b, #9 et #12) sur la question de la rivière, alors que celle-ci faisait largement consensus chez les libéraux (entretiens #4, #5, #11).

50 Il nous a été rapporté de façon confidentielle dans plusieurs de nos entretiens que le député progressiste-conservateur et ancien maire de Riverview, Bruce Fitch, défendait surtout les intérêts des ménages ayant des propriétés autour du lac artificiel, donc il s’opposait à l’ouverture des vannes ou au démantèlement du pont-chaussée, et, qu’après 2010, il s’était personnellement assuré que les propriétaires le long de l’ancien lac artificiel soient indemnisés pour la chute de la valeur de leur propriété. Bien que nous n’ayons pu obtenir un entretien avec M. Fitch pour valider cette hypothèse, des sources écrites confirment la position de M. Fitch (p. ex. Mazerole, 2010; Sellars 2011, ch. 4, p. 12). Précisons ici qu’en 2010, avant l’ouverture permanente des vannes, les propriétés autour du lac étaient situées dans deux circonscriptions provinciales représentées par des élus progressistes-conservateurs, John Betts (Moncton Crescent) et Bruce Fitch (Riverview).

51 Les libéraux reprennent le pouvoir lors des élections provinciales de 2014 et la construction d’un pont partiel pour remplacer le pont-chaussée figure dans la plateforme libérale, comme susmentionné. Le premier ministre libéral Brian Gallant fera de la restauration de la rivière Petitcodiac une priorité de son gouvernement. Toutefois, le gouvernement de Stephen Harper demeure ferme sur ses positions et refuse catégoriquement d’y apporter la contribution financière du fédéral (Huras, 2008).

52 Selon ce qui nous a été rapporté de façon confidentielle lors de plusieurs de nos entretiens, c’est le député de la circonscription de Fundy Royal (où était basée l’Association des pêcheurs d’Alma) et ministre dans le gouvernement Harper, Rob Moore, qui était farouchement contre la construction du pont partiel. Encore une fois, bien que nous n’ayons pas réussi à obtenir une confirmation du principal intéressé à ce propos, des sources documentaires confirment son opposition active au démantèlement du pont-chaussée (Sentinelles, 2009; NBEN, 2011).

53 Lorsque les libéraux dirigés par Justin Trudeau prennent le pouvoir à Ottawa à l’automne de 2015, le gouvernement Gallant ne perd pas de temps pour demander à nouveau au fédéral d’apporter sa contribution financière pour la construction du pont partiel (entretien #5). Il peut compter sur l’appui des 10 députés libéraux fédéraux du Nouveau-Brunswick, et surtout sur celui du ministre Dominic LeBlanc qui avait été le gérant de campagne de Brian Gallant lors des élections provinciales de 2014. Les conditions politiques semblent alors réunies pour aller de l’avant avec le démantèlement du pont-chaussée.

Le couplage des courants et la prise de décision politique

54 L’hypothèse défendue dans cet article est, qu’après la mise à l’agenda gouvernemental du problème de la restauration de la rivière Petitcodiac à la fin des années 1990, l’élection de gouvernements libéraux aux niveaux provincial et fédéral était nécessaire pour que se réalise le remplacement du pont-chaussée par le pont partiel. Le Tableau 2 indique que ce scénario ne s’est produit qu’à partir de 2015. Or, notre recherche démontre que c’est précisément à ce moment que le dossier connaît finalement son dénouement.

Tableau 2. Partis au pouvoir au Nouveau-Brunswick et au Canada depuis la fin des années 1990.
Thumbnail of Table 2Display large image of Table 2

55 En effet, en 2015, la présence des libéraux aux deux niveaux de gouvernement crée une fenêtre d’opportunité, les deux partis étant favorables au changement. À ce moment-là, le projet de la restauration de la rivière ne se voit opposer le véto par aucun palier gouvernemental (Tsebelis, 2002) – ni celui de Bruce Fitch au provincial, ni celui de Rob Moore au fédéral.

56 C’est dans ce contexte que le vendredi 16 décembre 2016, le ministre Dominic LeBlanc (au nom du ministre de l’Infrastructure et des collectivités, Amarjeet Sohi) et le premier ministre du Nouveau-Brunswick, Brian Gallant, feront l’annonce d’un financement fédéral-provincial de plus de 61,6 millions de dollars pour appuyer la dernière phase du projet de restauration de la rivière Petitcodiac. Les travaux devraient être terminés pour 2021 (Delattre, 2017).

57 Nous assistons alors au couplage entre le courant des problèmes (illégalité du pont-chaussée à l’égard de la Loi canadienne sur les pêches), le courant des solutions (option du pont partiel) et le courant de la politique provinciale et fédérale.

Conclusion

58 En somme, il se sera écoulé environ un demi-siècle entre la construction et le démantèlement du pont-chaussée entre Moncton et Riverview. Il aura fallu cinquante ans aux écologistes Gary Griffin, Michel Desneiges et Daniel LeBlanc pour convaincre les gouvernements de corriger ce qu’ils percevaient comme une erreur des politiques publiques du point de vue de la santé de la rivière Petitcodiac. Comment expliquer ce dénouement?

59 En se basant sur l’approche des courants multiples (ACM), sur les données documentaires et les entretiens originaux, cet article démontre que la confluence des courants des problèmes, des solutions et de la politique était nécessaire pour renverser le statu quo. Pour qu’advienne cette confluence, chaque courant devait parcourir un certain chemin. Le courant des problèmes devait faire aboutir le problème de la passe migratoire des poissons à l’agenda des gouvernements. Ceci n’a été fait réellement qu’à partir de la fin des années 1990, une fois que les Sentinelles de la Petitcodiac avaient monté un argumentaire solide démontrant que le pont-chaussée violait la loi fédérale sur les pêches; le courant des solutions devait permettre à une solution particulière de se démarquer comme étant clairement supérieure aux autres. Ceci a été fait vers le milieu des années 2000, une fois que l’étude d’impact environnemental de la province ait confirmé que seul le démantèlement du pont-chaussée allait permettre aux gouvernements de respecter la loi sur les pêches. Le courant de la politique devait faire en sorte que les deux paliers gouvernementaux aient la volonté politique d’agir, condition qui fut réunie après les élections du gouvernement libéral de Brian Gallant au Nouveau-Brunswick, en 2014 et du gouvernement libéral de Justin Trudeau au fédéral en 2015.

60 Au-delà de cette contribution à nos connaissances, empiriques, sur la restauration de la rivière Petitcodiac, cet article exploite de nouvelles possibilités théoriques pour l’ACM, en montrant comment le fédéralisme et les partis politiques peuvent structurer l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique. Plus précisément, nos recherches démontrent qu’une fois le problème de la passe migratoire des poissons ayant atteint un certain niveau de saillance, il était nécessaire que les libéraux soient au pouvoir, à la fois à Fredericton et à Ottawa pour qu’on puisse passer de la mise à l’agenda du problème à la mise en œuvre d’une politique publique visant à y remédier.

61 Cette observation débouche sur une question plus large à laquelle des recherches additionnelles pourraient tenter de répondre : dans un régime politique parlementaire et fédéral (comme celui du Canada, mais aussi de l’Australie, l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche), lorsqu’un problème faisant l’objet de désaccords partisans relève des deux ordres de gouvernement, sa résolution, par le biais de politiques publiques, est-elle conditionnée par l’élection d’un gouvernement dominé par le même parti aux niveaux national et sous-national?

62 Sur le plan empirique, des recherches futures devraient également pallier deux limites de cet article en explorant davantage les origines politiques de la construction du pont-chaussée dans les années 1960 ainsi que l’histoire de la lutte contre l’ouverture permanente de ses vannes, puis de son démantèlement.

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Gabriel Arsenault et Roger Ouellette sont respectivement, professeur adjoint et professeur titulaire à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton.

Annexe

Liste des entretiens.
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Notes

1 La MMRA a contribué 800 000 dollars, alors que le coût total de la construction du pont-chaussée est estimé à environ 3 millions de dollars, en dollars de l’époque (AMEC Earth & Environmental 2005, p.5)
2 Rappelons ici qu’un dépotoir, situé immédiatement à l’aval du pont-chaussée de la Petitcodiac, a été opéré par la ville de Moncton de juin 1971 jusqu’en 1992. La présence sur les rives de la Petitcodiac de ce dépotoir faisait craindre à certains que l’ouverture des vannes allait augmenter la pollution en haut de la rivière.
3 Nous n’avons pas réussi à identifier ce programme.