Refereed Articles

L'immigration Française et Belge au Nouveau-Brunswick:

une remise en cause de la prévalence de la « loi » économiques des dynamiques migratoires1

Leyla Sall
Université de Moncton
Benoit Bolland
Université de Moncton

Le présent article met en évidence les particularités du nouveau flux d’immigrants français et belges qui choisissent le Nouveau-Brunswick comme terre d’accueil. Ces nouveaux arrivants remettent en cause la prévalence du facteur économique comme motif de départ volontaire des migrants. Ils ont quitté des emplois bien rémunérés et sont à la recherche d’une qualité de vie qu’ils pensent trouver dans les petites villes paisibles, sécuritaires et propices à la vie familiale de notre province. Toutefois, au fil du temps, incapables de vivre indéfiniment de leurs économies, ils doivent faire face à la réalité : trouver un emploi de qualité qui correspond à leurs diplômes et compétences et préserver l’unité de leurs familles.

This article sheds light on the particularities of the new influx of immigrants arriving to New Brunswick from France and Belgium. These recent arrivals are calling into question the idea that migrants leave their country primarily for economic reasons. Although they previously held well-paid jobs in Europe, they chose to relocate to the calm, safe and family-friendly small cities of our province where they expect a better lifestyle. Over time, however, they are forced to face the fact that they cannot survive indefinitely on their savings. They must find suitable employment that corresponds to their qualifications and diplomas, and thereby maintain their family unity.

1 Depuis le début de la décennie 2010, nous notons l’engouement d’immigrants français et belges francophones pour s’installer au Nouveau-Brunswick, notamment dans la région du Grand Moncton. Les motivations et le rationnel qui consignent ces derniers aux profils migratoires atypiques posent plusieurs défis théoriques. Ils remettent en cause la prévalence de recherche d’emplois ou de revenus élevés comme motifs d’émigration/immigration. Ces mêmes facteurs ont été mis en évidence, de façon plus ou moins implicite, par des spécialistes des dynamiques migratoires en provenance de diverses disciplines (économie, sociologie, géographie, démographie, psychologie, etc.).

2 Cet article est issu d’une série d’entrevues semi-dirigées avec neuf immigrants français et sept immigrants belges. Du point de vue méthodologique, le Grand Moncton a été notre lieu d’enquête témoin2. Nous y avons mené la plupart des entrevues (13). Les villes de Bathurst (deux entrevues) et Saint-Jean (une entrevue) ont été considérées à titre contrastif afin de faire ressortir, s’il y a lieu, des régularités et variations parmi les caractéristiques sociodémographiques des immigrants qui ont fait partie de l’étude. Les interviewés3 ont été contactés grâce à une Française et un Belge qui représentent des nœuds de réseaux4 dans leurs communautés respectives et qui travaillent à l’Université de Moncton. Ils sont très impliqués dans les associations française et belge du Grand Moncton et ils sont en contact avec les nouveaux arrivants et immigrants potentiels de leur pays d’origine respectif. Les questions posées portaient sur les statuts socioéconomiques des interviewés, leurs parcours migratoires, les motivations de leur départ, leur choix du Nouveau-Brunswick comme province d’établissement, leur rapport à l’emploi et leurs stratégies d’insertion dans le marché local du travail.

3 De façon paradoxale, ces immigrants ont les mêmes caractéristiques sociodémographiques et professionnelles : ils sont âgés entre 34-64 ans. Plus précisément, l’âge médian des participants à cette étude est de 39 ans. Ils arrivent en famille (enfants et conjoints) avec au moins un enfant d’âge scolaire et au plus, quatre enfants. Ils partagent un rejet commun des grandes métropoles canadiennes (Montréal- Toronto-Vancouver) et ils valorisent la vie familiale et le temps consacré aux enfants. Quoique francophones, ils considèrent le français et l’anglais comme des outils, voire des capitaux linguistiques et ils tiennent à ce que leurs enfants deviennent bilingues5. Le dernier point commun à tous ces immigrants : les facteurs répulsifs qui les amènent à quitter la France ou la Belgique ne sont pas économiques. Ils étaient bien insérés professionnellement dans le marché primaire du travail6 ouest- européen grâce à leurs études. De plus, un bon nombre parmi eux, avaient atteint des échelons économiques de carrière qui dépassaient 100 000$ par an. Leurs attentes, qu’ils qualifient eux-mêmes de réalistes, sont basses par rapport au marché du travail monctonien. Toutefois, ils sont motivés à recommencer leur vie dans un endroit paisible et bucolique.

4 L’objectif de cet article est double7 : 1) démontrer en quoi l’immigration récente de Français et de Belges au Nouveau-Brunswick et plus spécifiquement dans le Grand Moncton constitue un défi, voire une remise en cause du rationnel économique et matériel de la migration (recherche d’emplois, recherche de salaires plus élevés, calcul coûts/bénéfices) et 2) mettre en évidence de nouveaux facteurs répulsifs et attractifs comme fondement de l’immigration d’une classe moyenne européenne « aisée » qui est motivée d’immigrer dans les Maritimes pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’argent.

5 Pour atteindre notre objectif, cet article est structuré en trois parties : dans un premier temps, il s’agit de rappeler la prédominance d’une recherche de gains économico-matériels (emplois, salaires, meilleur niveau de vie, etc.) comme motif ou facteur d’émigration/d’immigration. Ce facteur fait partie de la littérature sur les dynamiques migratoires et sa minimisation selon les profils sociodémographiques d’immigrants Français et Belges au Nouveau-Brunswick. Nous verrons ensuite les motivations de leur immigration pour enfin restituer leurs attitudes et les stratégies d’adaptation dans nos villes rurales.

Une remise en cause de la prédominance du facteur économico-matériel

6 Ravenstein (1889) a été le premier à vouloir mettre en évidence les « lois » de fonctionnement des dynamiques migratoires. Son célèbre article d’inspiration positiviste part de constats empiriques quantitatifs8. En effet, il avance des généralisations qui seraient valables pour tous les contextes migratoires. Ces « lois » considérées comme des régularités regroupent des facteurs de mobilité en tant que tels, mais aussi comme des constantes observées dans les flux migratoires. Ces constantes ont été largement commentées et réinterprétées par des auteurs comme Everett Lee (1966) à la lumière des nouvelles connaissances émises sur les migrations. Elles sont toujours actuelles et pertinentes, malgré une augmentation substantielle des flux migratoires internes et internationaux dans le contexte de la mondialisation. Des auteurs en provenance de disciplines telles l’économie, la psychologie ou la démographie ont voulu mettre en évidence d’autres régularités des dynamiques migratoires en s’appuyant sur des perspectives spécifiques à leurs disciplines.

7 Parmi les régularités les plus souvent identifiées, nous notons la recherche d’emplois, les salaires élevés, la distance entre les migrants et leurs destinations, l’existence de courants et contre-courants migratoires, le rôle et l’importance des réseaux pour la migration, la psychologie individuelle (propension de certains individus à prendre des risques et à migrer), les caractéristiques sociodémographiques des migrants (âge, statut matrimonial, etc.) et leur milieu de vie (les habitants de milieux urbains migreraient moins que ceux des milieux ruraux).

8 Une lecture attentive et critique des régularités diverses permet d’en dégager une constante : la prédominance du facteur économique comme dénominateur commun, plus ou moins explicite, pour déclencher les migrations peu importe le facteur considéré, l’échelle d’analyse retenue (macro, micro ou méso) ou la discipline considérée (géographie, sociologie, démographie, économie, etc.). Cette lecture permet donc de regrouper les régularités de la mobilité en deux catégories : les régularités économiques implicites et les régularités économiques explicites.

La prévalence de l’économique comme motif d’émigration/immigration

Les régularités économiques implicites

9 Ces régularités économiques implicites se réfèrent à la distance, à l’existence de contre- courants migratoires, aux caractéristiques sociodémographiques des migrants, ainsi qu’à leur personnalité. Elles sont implicites dans la mesure où les constantes mentionnées comportent une forte dimension économico-matérielle sous-jacente (recherche d’emplois, de salaires plus élevés, un meilleur mode de vie, etc.).

10 Parmi ces constantes, la distance est le premier élément identifié par Ravenstein (1889) qui établit un lien entre la distance parcourue par les migrants et leur lieu de destination. Selon Ravenstein, les migrants franchissent de longues distances pour se diriger de préférence, vers les grands centres commerciaux et industriels et non vers les milieux ruraux puisqu’ils sont attirés par les emplois disponibles. Aussi, la distance ne serait qu’une expression spatiale du facteur économique puisque les migrants voyagent de longues distances. En effet, ils prévoient des chances de réussir l’insertion dans le marché du travail en se dirigeant vers des grandes métropoles où les offres d’emplois sont importantes et diversifiées. Très tôt dans ses recherches Ravenstein (1889) avait identifié la présence du facteur économique comme principal motif de départ:

Bad or oppressive laws, heavy taxation, an unattractive climate, uncongenial social surroundings, and even compulsion (slave trade, transportation) all have produced and are still producing currents of migration, but none of these currents can compare in volume with that which arises from the desire inherent in most men to better themselves in material respects. (Ravenstein 286)
*Des lois oppressantes ou mauvaises, des impôts lourds, un climat peu attrayant, des milieux sociaux pénibles et même la compulsion (marché d’esclaves, transport) ont tous produit et produisent encore des courants de migration, mais aucun facteur ne compare en volume avec celui qui résulte du désir inhérent chez la plupart des hommes de se valoriser selon leurs conditions matérielles. (Ravenstein 286)

11 Cette régularité spatiale a été mise à jour et « réactualisée » de manière plus explicite par Stouffer (1940) qui établit les liens avec le facteur économique en soulignant les opportunités intermédiaires susceptibles de modifier les trajectoires des migrants et leurs choix de lieu d’accueil. Pour Stouffer, les facteurs attractifs et répulsifs à l’origine des dynamiques migratoires s’avèrent insuffisants pour expliquer la distribution géographique des migrants. Selon lui, toute migration serait le résultat d’un arbitrage entre les opportunités offertes par les régions de départs et les régions potentielles d’immigration.

12 Stouffer (1940) considère que ces opportunités sont essentiellement économiques. Les individus considérés rationnels migrent vers les régions où les opportunités économiques sont les meilleures (emplois, salaires élevés, meilleur niveau de vie, etc.). L’auteur innove cependant, en formulant la théorie d’opportunités intermédiaires : le constat selon lequel une grande distance entre l’espace de départ et l’espace d’arrivée peut entraîner le choix, par les migrants potentiels, de s’installer entre deux espaces (situés entre les régions de départ et d’arrivée). Ils y trouvent des opportunités économiques accessibles, quoique moins visibles pour la majorité des migrants qui se dirigent vers les grands centres urbains plus connus.

13 Le facteur économique à l’origine du contre-courant migratoire. Une autre régularité mise en évidence par Ravenstein (1889) est l’existence d’un contre-courant migratoire engendré par n’importe quel courant migratoire important. Ce contre-courant s’explique par des raisons essentiellement économiques. Des migrants, après avoir accumulé des capitaux de connaissances et d’expérience, peuvent ainsi retourner dans leur pays d’origine pour se lancer en affaires, développer de nouveaux secteurs économiques ou proposer leurs compétences rares et recherchées à des entreprises sur place (c’est le cas d’étudiants étrangers qui retournent dans leur pays d’origine).

14 Les caractéristiques sociodémographiques des migrants. Certains auteurs insistent sur les caractéristiques sociodémographiques des migrants ou des migrants potentiels (âge, statut matrimonial, etc.). Lorsque c’est le cas, ces caractéristiques sont toujours associées au facteur économique. Pour Michael S. Teitelbaum (2008), les migrants sont généralement de jeunes adultes en début de carrière professionnelle ou à la recherche d’un emploi, donc plus mobiles puisqu’ils n’ont pas encore fondé de famille.

15 Ce surcroît de mobilité observé dans plusieurs contextes chez les jeunes de 18 à 30 ans et surtout dans les pays en voie de développement s’expliquerait par la combinaison de l’âge avec des variables telles que la rareté de l’emploi, la non-concordance entre les systèmes d’enseignement et de formation et avec les emplois disponibles sur le marché du travail. Un autre facteur favorisant la mobilité des jeunes est leur quête de transition au statut d’adulte dans le sens sociologique du terme9.

16 Ce surcroît de mobilité des jeunes répond évidemment à une demande de main-d’œuvre des sociétés d’accueil et aux marchés du travail souvent très segmentés. Ainsi, les jeunes, souvent venus de pays en voie de développement, occupent des postes du marché secondaire du travail (Piore 1979), où ils peuvent s’insérer sans disposer, au préalable, d’une formation spécialisée (agriculture, usine de fabrication ou de transformation de produits divers, services à la personne, etc.).

17 Quand la psychologie sociale entre en jeu. Paradoxalement10 le déterminisme économique est présent, en filigrane, dans les travaux des psychologues sociaux qui se sont intéressés aux dynamiques migratoires à l’échelle individuelle. Un tel déterminisme est présent à la fois dans l’analyse des conditions objectives d’existence des migrants potentiels, selon leurs motivations et aussi dans la description et l’analyse du processus décisionnel de migrer.

18 Étienne Piquet (2013) précise que selon les conditions économiques de vie « […] c’est pendant longtemps le deficiency model qui a prévalu. Ce dernier postule que les personnes qui prennent la décision de migrer ont moins de ressources personnelles et sociales que le reste de la population, sont mal adaptées et souffrent de leur position sociale dans leur pays. » (Piquet 148) Une telle conclusion a été invalidée par des recherches ultérieures démontrant que les potentiels économiques des migrants de la mondialisation ont, en général, plus de ressources que les non-migrants grâce à un cumul de capitaux financiers, sociaux (réseaux de relations) et culturels (formations, diplômes, expérience professionnelle). Ce cumul leur assurerait une sélection positive dans les marchés du travail des pays de destination (Chiswick 2008).

19 Bonka Boneva et ali. (1998) ont étudié les motivations des migrants et non migrants. En s’inspirant de David McClelland (1961) ils postulent que la motivation humaine est basée sur des objectifs de réussite, de pouvoir ou d’affiliation. Ils concluent que dans un contexte sociétal donné, la différence fondamentale entre migrants et non migrants est que les premiers ont un désir plus élevé de réussite et d’acquisition de pouvoirs que les derniers dont le désir d’affiliation exerce un poids prépondérant qui les empêche de quitter leurs proches pour se lancer dans l’aventure migratoire.

20 Des psychologues sociaux plus contemporains comme Eugene Tartakovsky et Shahom H. Schwartz (2001) ont identifié trois motivations d’émigrer : la préservation (recherche de sécurité), le développement personnel et le matérialisme (amélioration financière). Ils précisent toutefois, que ces motivations sont des conditions explicatives nécessaires, mais non suffisantes du passage à l’acte d’émigrer. Les valeurs et la personnalité des individus interviennent aussi pour favoriser ou décourager les migrants potentiels.

21 D’autres psychologues qui se sont penchés sur le processus décisionnel d’émigrer stipulent que le processus se forme en fonction des attentes et des valeurs de l’acte migratoire. Gordon F. De Jong et James T. Fawcet (1981) relèvent sept catégories d’attente menant à la prise de décision migratoire : la richesse, le statut, le confort, la stimulation (avoir des activités plaisantes), l’autonomie, l’affiliation (rejoindre d’autres personnes) et la moralité (croire à une bonne manière de vivre). Selon ces auteurs, d’autres facteurs interviennent également dans la décision ou non de migrer, notamment les traits de personnalités des individus (la propension de certains à prendre plus de risques que d’autres), la structure des opportunités dans les pays d’accueil potentiels et enfin, les valeurs sociétales de la société de référence qui peut avoir une conception positive ou négative de l’émigration.

Les régularités économiques explicites11

22 D’autres auteurs ont tenté de formuler des théories sur les dynamiques migratoires dans lesquelles apparaissent, de manière plus explicite, les facteurs économiques à l’origine des flux migratoires. Pour les économistes néoclassiques12, la régularité fondamentale qui émerge dans l’étude des dynamiques migratoires est le calcul économique rationnel des salaires que font les migrants (et non-migrants) en vue de leur insertion dans le marché du travail. Les individus qui font partie de ce courant sont considérés avant tout comme des travailleurs/calculateurs rationnels. Ils migrent pour des raisons essentiellement économiques et leur migration ne serait rien d’autre qu’un mécanisme de redistribution du travail (Sjaastad 1962; Harris et Todaro 1970; Todaro 1976).

23 Pour les néoclassiques également, les migrants se dirigent vers les pays ou régions dont le rapport travail/capital est bas, les salaires élevés, leurs compétences reconnues et mieux rémunérées. Ainsi, leur décision de migrer se base sur le calcul coût/bénéfice et rendement de la migration, en autres mots, la différence entre les gains attendus dans le pays d’arrivée et les gains attendus dans le pays de départ.

24 La théorie de la nouvelle économie des migrations13, met en évidence des régularités reliées aux caractéristiques familiales des migrants et leur âge. Ici, l’unité d’analyse est le ménage à revenu moyen (ni assez riche, ni assez pauvre) qui cherche à minimiser ses risques et maximiser ses opportunités en envoyant en migration certains de ses membres. Leur but est de diversifier les sources de revenus sans dépendre exclusivement du marché local du travail. De toute évidence, on envoie en migration des jeunes membres de la famille capables de vendre leur force de travail aux employeurs potentiels. Leurs remises permettent alors aux familles qu’ils ont quittées de vivre de façon décente voire de se lancer dans l’entrepreneuriat.

25 Des économistes du travail, comme Michaël Piore (1979), qui ont centré davantage leurs analyses sur la structure du marché du travail des pays d’immigration, soulignent l’existence d’un double marché du travail. En effet, le marché primaire du travail offre des emplois bien rémunérés, stables avec des protections sociales non négligeables. Les employés sont souvent des nationaux. Dans le marché secondaire du travail cependant, l’ensemble des emplois est souvent dénommé le three D : dirty, dusty and dangerous (crasseux, poussiéreux et dangereux). Si les nationaux n’en veulent pas, des immigrants y sont dirigés. Les salaires sont bas, quoique supérieurs à ceux gagnés par les migrants pour un travail similaire dans leurs pays d’origine. Selon cette lecture, les flux migratoires perdurent en raison du manque de main-d’œuvre dans le second marché du travail.

Remise en cause des régularités économiques dans le contexte monctonien

26 Ces régularités toujours d’actualité mettent l’accent de manière plus ou moins explicite sur la prédominance du facteur économique comme motif d’émigration/immigration. La plupart des études qui portent sur les dynamiques migratoires confirment leur pertinence. Toutefois, nous nous sommes intéressés aux immigrants français et belges selon leurs profils et leurs choix de destination. Ces facteurs remettent en cause les régularités identifiées par la plupart des chercheurs, notamment la prédominance du facteur économique comme motif de départ et le choix du lieu d’installation.

Le choix de villes de taille moyenne

27 Une des premières évidences remises en cause est le choix de destination : Bathurst14, Saint- Jean15 et principalement Moncton16, sont des villes de taille moyenne éloignées des trois principales métropoles canadiennes (Montréal-Toronto-Vancouver) qui attirent environ 80% des migrants internationaux au pays. Or, les immigrants de la France et de la Belgique n’empruntent pas les « autoroutes migratoires » qui mènent aux marchés du travail plus larges et diversifiés des grands centres urbains. Au contraire : ils éprouvent une certaine aversion pour la grande ville; un rejet imprévu à priori. La plupart d’entre eux ont envisagé de s’y installer puis ils y ont renoncé selon les attentes qui font l’objet de notre article.

28 Pour ces migrants, les espaces ruraux et les villes rurales moyennes du Nouveau-Brunswick offrent à la fois un mode de vie différent, une densité de population et un environnement bucolique moins stressants. Ces territoires offrent l’accès réel aux zones naturelles où ils peuvent élever leurs enfants tout en évitant le stress d’une organisation urbaine hors de leurs schémas mentaux17. Sylvie18, une, secrétaire administrative française à l’Université de Moncton, est âgée de 40 ans et a immigré dans le Grand Moncton avec son conjoint et sa fille de 13 ans en août 2015 affirme :

« Nous c’est plutôt le fait que ce ne sont pas de grandes villes. C’est la campagne. On retrouve beaucoup plus ici le calme que par exemple au Québec où on est allé sur un week-end. Tout de suite on s’est dit non […] En France on habitait à côté de Niort, à soixante kilomètres de Poitiers. Nous on était du côté rural donc, pas les grandes villes. On est sur Dieppe, mais on a le mélange de la campagne et de la ville, donc c’est intéressant. Après on peut se faire de bonnes balades à côté. » (Transcription de l’extrait d’entretien 5, locuteur 5)

29 Christine, une Française qui habitait d’Annecy (74 000 habitants) et qui a immigré à Moncton en décembre 2015 avec son conjoint et ses trois enfants (neuf ans, cinq ans et trois ans), abonde dans le même sens :

« […] En fait, au départ, on s’était orienté vers le Québec parce que ben on n’avait jusqu’à présent pas assisté à une session d’information sur l’immigration au Canada et là qu’on a assisté à une réunion, on a découvert le Nouveau-Brunswick et on s’est dit que c’est là qu’on voulait aller parce qu’on avait déjà fait un premier voyage au Québec. Moi j’avais la possibilité de me faire muter à Montréal au Québec et à Toronto aussi, mais je ne l’ai pas fait, car, quand on a visité, ça ne nous plaisait pas. C’était des trop grandes villes et nous on voulait s’éloigner un peu de ça, on préférait rester en campagne et donc c’est pour ça qu’on a dit le Nouveau-Brunswick c’est bien et le fait que la province soit bilingue pour les enfants c’est une belle opportunité qu’ils soient bilingues. » (Transcription de l’extrait d’entretien 9, locuteur 9)

30 Monique (41 ans) une Belge venue de Liège explique son choix et celui de son conjoint avec leurs trois enfants (neuf ans, six ans et deux ans) de s’établir à Moncton :

« Nous avons choisi Moncton grâce à la nature de la région. Nous on ne vient pas de grosses villes, on vient d’une ville d’à peu près 200 000 habitants. Moi, j’ai déjà vécu un peu à l’étranger, hors de mon habitat premier, je ne me sentais pas à l’aise de vivre dans une grande ville. Or, au Québec, il y a deux options : Montréal ou Québec, ou la campagne. Il n’y a pas grand-chose entre les deux. Nous on cherche des structures de taille moyenne, donc assez de services, assez de gens, mais pas trop petite. La nature est magnifique, mais nous semblait un peu écrasante, on se sentait un peu perdus parce qu’on n’est pas habitué. C’est vraiment du ressenti. Là d’où on vient, la densité de population est très élevée, et il est difficile de pouvoir rouler une heure sans croiser personne. Ce n’est pas possible. Donc on ne peut pas passer d’un mode de vie dans lequel on est toujours en interaction avec les autres à un mode de vie où on va devoir vivre en microsociété, où tout le monde connaît tout le monde. L’œil du voisin est toujours sur vous, c’est quelque chose qui nous dérangeait. Une trop grosse ville, d’un autre côté, comme Montréal ou Québec, qu’on a explorée, semblait nous écraser. On cherchait un certain mimétisme social. » (Transcription de l’extrait d’entretien 10, locuteur 10)

31 Dans les cas de Sylvie, Christine et Monique, le point commun est le souhait de recréer plus ou moins la tranquillité et le calme de la vie en campagne qu’elles auraient connue en France et en Belgique dans leur tendre jeunesse19. Toutes les trois ont immigré avec leur conjoint et leurs enfants d’âge scolaire et elles ont comme objectif de vivre dans un environnement calme et sécuritaire.

32 Le choix de Moncton s’explique aussi par une certaine nostalgie que nous retrouvons dans les propos de Jacques, le conjoint de Monique :

« Il y a beaucoup de Belges qui retrouvent dans Moncton et plus généralement dans les Maritimes, la Belgique des années 1960, époque où selon eux tout allait bien. C’était la sécurité assurée pour tout le monde, la joie de vivre et l’absence de problèmes liés à l’insécurité, à la peur et au chômage et à l’avenir des enfants. » (Transcription de l’extrait d’entretien 12, locuteur 12)

Les migrants bien insérés professionnellement dans leur pays d’origine

33 Les immigrants français et belges que nous avons rencontrés partagent une autre caractéristique : ils étaient bien insérés professionnellement dans leur pays d’origine grâce aux capitaux culturels qu’ils avaient acquis aux universités ou institutions de formation professionnelle post secondaires. Ni le motif économique, ni le chômage n’est la raison principale de leur émigration. Jacques décrit son parcours scolaire et professionnel ainsi :

« J’ai d’abord fait un graduat, ça s’appelle maintenant un bac professionnel en travail social puis j’ai fait un post graduat en gestion des secteurs non-marchand puis j’ai fait l’école de police et puis je suis retourné à l’université parce que pour devenir officier en Belgique, il fallait un master minimum pour devenir commissaire de police, superintendant, il fallait un diplôme universitaire dans différents domaines, etc. Un domaine possible pour moi c’était la criminologie. […] Je suis d’abord allé faire un master en criminologie, […] je suis sorti avec la plus grande distinction. […] J’ai aussi fait l’école des officiers parce que la criminologie m’a donné accès au concours des officiers. J’ai réussi le concours des officiers et je suis retourné à l’école de la police fédérale. Finalement pour être affecté au service judiciaire des douanes ou là j’ai eu différentes affectations. La dernière c’était auprès de la Commission européenne. Donc si la question était : est-ce que vous aviez du boulot avant de partir? La réponse était oui, j’avais un bon travail et un bon salaire. » (Transcription de l’extrait d’entretien 12, locuteur 12)

34 Quant à Monique, la conjointe de Jacques, elle a eu une riche carrière en Belgique dans le domaine de la santé :

« J’ai ensuite fait une spécialisation et j’ai travaillé pendant quelques années en thérapie respiratoire. À un moment donné, je me suis décidée d’aller travailler pour un patron parce que c’était moins difficile et surtout c’était plus payant. Mon travail était éprouvant émotionnellement et en plus, je ne gagnais pas beaucoup d’argent. Alors je suis allée travailler dans l’industrie pharmaceutique. Là on gagne beaucoup d’argent, on ne voit pas des gens mourants, les voitures, les voyages, donc j’ai fait ça pendant quatre ans. Ensuite comme nous allions avoir notre premier enfant, ce n’était plus une vie, c’était les congrès internationaux, vous imaginez le contexte, beaucoup d’argent, les gens sont loin de chez eux, il y a les fêtes, l’alcool, les chambres d’hôtel, donc ce n’était pas toujours éthiquement très bon. Et on nous demandait de plus en plus à corrompre, de façon polie, jamais on n’aurait utilisé le mot corrompre, mais ça se résumait à une forme de corruption, envers les médecins. Donc j’ai quitté pour devenir fonctionnaire fédéral, en tant qu’inspecteur de fraude de médicaments. Je suis passée chez l’ennemi. J’ai fait ça pendant deux ans, c’était à Bruxelles donc ça devient l’équivalent de conduire de Moncton à Saint-Jean à tous les jours, avec les chemins de fers qui ne fonctionnement pas. Alors j’ai laissé tomber cela et j’ai ressorti mon diplôme d’enseignante de ma poche et je suis allé travailler en enseignement, en parallèle avec un autre job, et finalement je suis devenue enseignante. Et j’ai découvert que c’était vraiment le métier que j’aimais le mieux. » (Transcription de l’extrait d’entretien 10, locuteur 10)

35 Marie, une Française âgée de 35 ans et originaire de Grenoble est installée à Moncton depuis décembre 2015 avec son conjoint et leurs deux enfants (sept ans et quatre ans). Elle est titulaire d’un Brevet de Technicien Supérieur (BTS) en commerce international et elle a détenu un poste en marketing-communication chez de très grandes entreprises suisses. Selon elle :

« J’ai d’abord travaillé dans une compagnie agro-alimentaire et on avait comme client Danone et Coca-cola puis j’ai été recrutée à SEIS, une entreprise spécialisée dans la recherche sur le nucléaire. C’est eux aussi qui développent tout ce qui a trait à la radiothérapie et le traitement du cancer. Ils ont des millions, pas un million, mais plein de brevets qu’ils vendent après au niveau de la recherche et tout ça. Et enfin j’ai quitté pour aller à la compagnie pharmaceutique Proctor & Gamble pour des raisons salariales. Le salaire qu’ils me proposaient était plus intéressant. […] On avait une très bonne situation en France, en toute honnêteté, je gagnais trois fois le salaire que j’ai actuellement ici donc, on avait une super situation, mais ce n’était pas ce qu’on s’attendait de la vie, on voulait juste vivre autre chose. C’est vraiment une envie commune, ce n’est pas juste moi et pas juste mon mari, mais vraiment une envie commune ben de voir autre chose. » (Transcription de l’extrait d’entretien 4, locuteur 4)

Les motifs de départ : quand la pyramide de Maslow entre en jeu

36 Ces immigrants français et belges arrivés récemment à Moncton défient donc les régularités migratoires souvent identifiées par les auteurs. Ils ne sont pas jeunes. Ils auraient dû aspirer logiquement à la stabilité résidentielle puisqu’ils occupaient des postes permanents et bien rémunérés, donc bien insérés dans le marché primaire du travail européen. De plus, le fait d’avoir des enfants d’âge scolaire aurait dû constituer un facteur supplémentaire servant à bloquer leur mobilité. Au contraire, un désir de vivre autre chose jumelé au stress environnemental perçu semble pousser ces Français et Belges vers le Nouveau-Brunswick et plus spécifiquement à Moncton.

Sortir des sentiers battus

37 Le premier motif de départ vers le Canada évoqué par certains immigrants atypiques est le désir de sortir des « sentiers battus » et vivre autre chose que les simples routines de l’environnement quotidien. Pour bon nombre d’entre eux, il s’agit d’une quête de sens, par rapport à l’emploi et l’intégration sociale dont ils ne perçoivent plus la valeur ajoutée au bien commun. Dans les propos des interviewés, il transparaît parfois un désir de sortir de la zone de confort. De ce fait, Marie expose le principal motif de son départ vers le Canada avec son conjoint et leurs enfants :

« Nous, notre objectif c’était plus on ne fuyait pas la France, quoi. On voulait découvrir une autre culture, rencontrer de nouvelles personnes, aussi un peu se mettre, comment dire, pas en danger, mais c’était un peu un challenge pour nous. Sortir des sentiers battus, faire quelque chose de notre vie qui pourrait nous apporter beaucoup et puis ben voilà, en est arrivé ici. […] On avait une très bonne situation en France, en toute honnêteté. Je gagnais trois fois le salaire que j’ai actuellement ici donc, on avait une super situation, mais ce n’était pas ce qu’on s’attendait de la vie, on voulait juste vivre autre chose. C’était euh… c’est vraiment une envie commune, ce n’est pas juste moi et pas juste mon mari, mais vraiment une envie commune ben de voir autre chose. » (Transcription de l’extrait d’entretien 4, locuteur 4)

38 Les migrants sont souvent incompris par leur entourage et leurs proches. Ce goût de l’aventure génère parfois des malentendus, des sentiments d’abandon et de ruptures dans leur famille, comme le souligne Anna, une Française originaire de La Rochelle :

« Y a beaucoup de personnes qui nous ont pris pour des fous. La famille, les gens ne comprenaient pas. On a reçu aucun soutien de la part de la famille et des amis. Donc ça déjà, les gens ça peut les influencer. Donc c’est comme une sorte de rupture quoi, eux ils sentaient une rupture. Vous les abandonnez. Y a beaucoup de personnes qui nous ont pas crus jusqu’à ce qu’on parte quoi, ils ne pensaient pas qu’on allait partir. […] Oui, c’est vrai que y a de la famille, ben mes parents, ce n’était pas facile pour eux. Y a beaucoup, ben nous aussi, beaucoup d’émotions, quand on est parti. C’était juste avant les attentats, on a laissé un peu notre famille dans l’incertitude quoi, d’en parler, je pensais pas que ça allait me faire pleurer. Mais c’est vrai que la famille c’est quand même un manque, mais c’est un choix à faire : soit on décide de vivre sa vie ou de vivre pour sa famille. » (Transcription de l’extrait d’entretien 7, locuteur 7)

On retrouve le même goût de l’aventure chez Jacques et sa conjointe Monique :

« Au départ, dit-il, notre projet était de faire un voyage autour du monde avec eux (nos quatre enfants). Ne me demandez pas comment ce genre de truc naît, mais bon, qu’on allait faire un tour du monde avec eux et qu’on allait prendre une année sabbatique. C’était possible au niveau de nos emplois. Puis ce projet-là a un peu évolué, notamment parce que les enfants grandissant et la question du home schooling se posait quand même et puis, si l’idée c’était de leur faire découvrir une autre culture ben pour eux, aussi bien s’installer quelque part où on vit dans d’autres cultures. Le Canada semblait une bonne option, notamment en raison de la langue. En Belgique, nous faisons partie de la minorité francophone, ça, c’est sûr qu’il s’agit quand même d’une minorité, quoi qu’on en dise et on avait d’abord pensé au Québec, à Montréal, en particulier à côté de Terrebonne, des choses comme ça. » (Transcription de l’extrait d’entretien 12, locuteur 12)

Le stress environnemental

39 Toutefois, le goût de l’aventure hors des sentiers battus est souvent associé à un stress environnemental plus ou moins intense qui sert de motif de départ vers le Nouveau-Brunswick. Plusieurs facteurs répulsifs qui agissent comme des « stresseurs » sont cités par nos interviewés (l’insécurité, l’injustice fiscale, les valeurs et le rejet des professionnels de la politique et leurs programmes). Corollairement, ils expriment un attrait pour les « valeurs canadiennes » qu’ils jugent inclusives et communautaires. Ils partagent ces valeurs et désirent les transmettre à leurs enfants.

Le sentiment d’insécurité

40 Si l’insécurité est souvent évoquée comme motif de départ, on doit préciser qu’il s’agit plutôt du sentiment d’insécurité. Il découle d’un ensemble de perceptions subjectives et collectives qui sont partagées par un certain nombre d’individus. Par contre, loin de refléter une réalité objective, le sentiment d’insécurité contribue à la construction et à la réalisation d’une réalité perçue ou représentée (ici la réalité insécure) et qui entraîne des conséquences réelles (l’émigration, par exemple). Il pourrait donc être ici question du processus social que Merton (1965) désignait par la notion de « prophétie créatrice ».

41 Les immigrants français et belges évoquent souvent la prévalence d’actes terroristes20, d’actes criminels « communs », ainsi que des actes de violence ordinaire entre individus, comme les raisons de l’insécurité de leur environnement. Monique offre la perception suivante du degré d’insécurité dans son environnement :

« Il y a eu un déclic à un moment donné. Nous avons vécu plein de choses dans notre vie privée et professionnelle, mais il y avait une dégradation dans nos conditions de vie générale, et il ne s’agit pas d’argent. Au contraire, plus on avance dans nos carrières, mieux ça va. […] Nous avons été victimes, à titre personnel de violence. Est-ce que ce sont des impressions? L’effet bon vieux temps? Et par hasard, j’ai été demandé de remplir un questionnaire sur le sentiment d’insécurité, soumis par la police de la ville et il s’agissait d’une enquête factuelle. Je me suis rendu compte que dans la dernière année, j’avais été victime d’agression physique, qu’on avait été cambriolés, mon petit garçon a été braqué au supermarché, nous ne pouvions pas laisser nos enfants jouer dans un parc dehors. Nos proches avaient été victimes de violence. La dernière fois que nos voisins se sont fait cambrioler, nos enfants jouaient dehors et les cambrioleurs ont bousculé nos enfants en passant. Moi j’ai travaillé dans le domaine pharmaceutique, j’ai dû acheter un énorme chien pour le mettre dans ma voiture de service, une belle voiture. Et on s’est rendu compte, qu’est devenu l’endroit où on vit ? » (Transcription de l’extrait d’entretien 10, locuteur 10)

Jacques, abonde dans le même sens :

« On est normalement prudent, mais je veux dire ce n’était plus possible que ma fille prenne son vélo et fasse le tour du quartier. Ce n’est pas possible. J’allais chercher mon fils quand il sortait en ville avec ses copains étudiants. Je prenais toujours mon arme de service sur moi. Ça a l’air de rien, mais c’était devenu un réflexe donc je me promène quand même avec un neuf millimètre et 13 cartouches de rechange simplement pour aller chercher mon gamin qui est à une fête. Un moment, c’est comme si on est dans de l’eau chaude et on augmente peu à peu la température et on se rend compte qu’il a quelque chose qui ne va pas. » (Transcription de l’extrait d’entretien 12, locuteur 12)

Noëlle, une Française qui était professeur de sport et maître en natation en région parisienne ressentait l’insécurité surtout en milieu de travail :

« La France ne nous convenait plus pour des raisons politiques et d’insécurité. Quand on voit que les enfants se font tabasser en sortant de l’école et personne ne bouge, on se pose des questions […] C’est devenu très compliqué enseigner en France, la population a changé, j’ai commencé il y a 25 ans, à l’époque on pouvait s’amuser avec les enfants, c’était assez facile, assez simple, maintenant c’est devenu très agressif, les parents sont très agressifs aussi, même au niveau primaire, depuis un jeune âge, il y a un manque de respect, qui provient des parents, il faut le dire, et du coup on ne peut plus rien faire, l’élève fait ce qu’il veut, il a le droit et bon […] C’est vraiment l’insécurité. Dans mon quartier, on s’était un peu éloigné de la ville donc il n’y avait pas de souci, mais dans les écoles, c’est du tabassage et les gens ferment les yeux. Par exemple, le meilleur ami de mon fils, pratiquement un mois après qu’on soit partis, il s’est fait tabasser dans la rue pour son téléphone. Il y a du monde dans la rue, mais y’a pas une personne qui a bougé. Il est tombé dans les pommes et personne n’a bougé. » (Transcription de l’extrait d’entretien 2, locuteur 2)

L’injustice fiscale

42 Ce sont surtout les immigrants de la France qui se plaignent de l’injustice fiscale. Ils se considèrent des membres de la classe moyenne victimes d’une surtaxation par l’État au profit des familles de classes populaires qui, selon eux, valorisent moins le travail et l’éducation des enfants. Arrivé à Moncton en janvier 2014, Guy, originaire de Besançon, affirme :

« […] On n’est pas du tout en accord avec les politiques actuelles, comme les taxes, impôts. Le Français moyen n’a droit à strictement rien, on payait le double des autres. Moi, je travaillais dans les quartiers pauvres, alors quand je voyais ce qui se passait, que les pauvres se payaient des télévisions, voitures et des voyages que nous on ne pouvait pas se payer alors on se pose des questions. Il y a quelque chose qui ne va pas. En septembre, c’est là où on donne normalement de l’argent pour des enfants et dans les supermarchés il y a des ventes pour des télés, et alors quand les enfants arrivent à l’école, ils n’ont pas de sous pour leur acheter des sous-vêtements, des crayons, des sacs, et nous on va leur donner, parce qu’ils n’ont rien. Alors il y a quelque chose qui ne va pas. Pourquoi, nous on travaille, ils prennent notre argent, et on travaille pour eux. » (Transcription de l’extrait d’entretien 14, locuteur 14)

43 Il faut préciser que le sentiment d’injustice fiscale est assez répandu chez les immigrants français que nous avons rencontrés lors de recherches précédentes. Des entrepreneurs français rencontrés dans la région du Grand Moncton l’évoquent également comme motif d’émigration puisque pour eux, la surtaxation asphyxie les petites entreprises existantes et décourage la création de nouvelles entreprises. Notons que les médias français, souvent de droite, transmettent ce sentiment d’injustice fiscale éprouvé surtout par certains riches. Ils paient l’impôt sur leur fortune et dénoncent cette mesure considérée une extorsion qui pousse à l’exil fiscal certaines personnalités du milieu artistique ou des affaires21.

Les valeurs

44 Parfois, les motifs d’émigration peuvent se situer dans un point de vue axiologique. C’est le cas de Rahma, une Franco-Libanaise qui se définit comme une progressiste, donc ouverte à la diversité ethnoculturelle. Malgré un emploi bien rémunéré au sein d’une entreprise américaine spécialisée dans le domaine de l’édition, elle a décidé de quitter la région parisienne avec son conjoint et ses deux enfants pour le Québec d’abord, puis le Nouveau-Brunswick.

« On avait fait cette demande quand “Le Pen” est passé. L’extrême droite est passée au deuxième tour. Ça, c’était en 2002. Tous les deux on s’est dit qu’il faut partir, ce n’est plus un pays pour nous, il faudrait partir. Et puis on a reçu la première approbation du Québec, on s’est dit qu’est-ce qu’on va aller faire là-bas? Non, vraiment pas. J'ai abandonné. Je pense que le grand choc était passé, on s’est dit finalement elle n’est pas passée, tout va bien. Ce n’était pas la peur de ce “Le Pen”. C’était plus vraiment la société dans laquelle je vais évoluer? Je ne la reconnaissais plus. Et plus le temps passait et moi je ne me reconnaissais plus dans les valeurs sociétales, dans l’environnement politique. Il y a eu l’ère Sarkozy. Et puis, donc, voilà. On voyait bien la dégradation, c'est vraiment ça, c’est à dire que, ce n’est pas un départ dans le sens où je n’aimais plus le pays, ou je n’aimais plus la culture ou je n'arrivais pas à trouver ma place, parce que plus j’évoluais et plus j’accédais à des postes de responsabilité. Ce n’est pas du tout le problème économique à proprement parler, c’était plus, est-ce que c’est en adéquation avec ma vision de la société dans laquelle j’aimerais évoluer. […] Et la seule raison pour laquelle j’ai refusé le Québec, c’était pareil, je me suis dit, la non, j’ai l’impression qu’ils font du calque sur la France. Je ne vais pas quitter la France pour aller au Québec et puis avoir les mêmes problèmes de société. Ce n’est pas là où j’aimerais élever mes enfants. Et, c’est la raison pour laquelle je suis là. C’est vraiment l’endroit pour le moment. Ça fait un an et demi, on touche du bois. C’est là où je sens que je veux que mes enfants grandissent. C’est vraiment ça.
C’est plus au niveau des valeurs là, c’est ça qui importe. Les valeurs, les valeurs sociétales, le rapport à l’être humain, c’est ça qui m’importe. Puisque le travail, je sais que j’ai des qualifications qui me permettraient d’avoir du travail où que j’aille. Je suis trilingue. L’anglais n’est pas une barrière, parce que je parle le français, l’anglais et puis l’arabe. » (Transcription de l’extrait d’entretien 3, locuteur 3)

45 Cette catégorie d’immigrants franco-belges est composée d’individus qui sont tous bien insérés professionnellement dans les marchés primaires du travail de leurs pays respectifs, avec des salaires décents doublés d’un accès à la propriété. Ainsi, les besoins primaires (salaires, alimentation, sécurité physique) ne sont pas des motifs de départ de leurs pays d’origine. Ils cherchent autre chose. Comme le souligne Jacques :

« C’est comme si l’échelle des besoins de la pyramide de Maslow s’appliquait à nous. Et je pense que c’est valable pour tous les Belges qui viennent ici. Ils ne viennent pas ici pour avoir un emploi seulement puisqu’ils occupaient de bons emplois. Mais rendus à un certain niveau de satisfaction des besoins, on cherche autre chose dans la vie et c’est cela qui nous a motivés à venir ici. » (Transcription de l’extrait d’entretien 12, locuteur 12)

46 C’est comme si quand tous leurs besoins professionnels et financiers étaient satisfaits, ces familles françaises et belges éprouvaient aussi le besoin de « sécuriser » l’avenir de leurs enfants en leur offrant un cadre de vie tolérant, sécuritaire et bilingue. Il en est ainsi parce que ces migrants ont le sentiment que l’Europe est au bord d’un déclin à la fois du point de vue de la coexistence et du point de vue de la sécurité. Pour ces immigrants atypiques, une sorte d’anomie paraît s’emparer du vieux continent. De plus, le sentiment d’une situation politico-économique et sociale qui se dégrade progressivement compromet l’avenir de leurs enfants à qui ils veulent transmettre un futur prometteur et un capital linguistique qui passe par la maîtrise des deux langues officielles du Canada. De telles lectures du contexte européen favorisent le choix du Nouveau-Brunswick et plus spécifiquement de Moncton comme terre d’accueil.

Les enfants doivent maîtriser l’anglais

47 Un dernier motif de départ vers le Nouveau-Brunswick est la prise en compte de l’avenir des enfants. C’est comme si, puisque leur échelle de besoins est largement satisfaite, ces immigrants français et belges ressentent le besoin d’assurer la sécurité éthique et surtout l’acquisition d’un capital linguistique par leurs enfants. Ils veulent en faire de parfaits bilingues. Pour ces francophones, les langues française et anglaise sont des outils, voire des capitaux linguistiques à mettre à la disposition de leurs enfants. Ils sont donc éloignés du contexte de la défense d’une identité francophone. Pour ce faire, la ville de Moncton offre un meilleur cadre de succès.

48 Pour Sylvie qui a immigré avec son conjoint et sa fille de 15 ans, l’immigration à Moncton est aussi la concrétisation d’un projet de « bilinguisation » familiale : « […] Le projet c’est nous, mais c’est pour notre fille pour plus tard. Pour nous c’est important de devenir bilingue. » (Transcription de l’extrait d’entretien 5, locuteur 5)

49 Pour Nicolas, un ingénieur français de 53 ans et spécialisé dans la conception de matériaux pour le traitement de l’air et la ventilation résidentielle, le choix de Moncton comme lieu d’installation s’explique essentiellement par des raisons linguistiques. Lui et sa conjointe veulent que leurs deux enfants deviennent bilingues. Toutefois, après six ans de résidence à Moncton, il pense que Halifax aurait pu être un meilleur choix, vu l’anglais soutenu qui y est pratiqué. Selon lui :

« […] On a pensé que pour nos enfants, un environnement bilingue c’est important, mais on se rend compte dans la réalité, au quotidien, ça n’existe pas. Soit on est en français, soit on est en anglais. […] On explique au plus vieux qu’il doit choisir une langue ou une autre, le chiac, ça ne marche pas du tout. À Halifax, ils utilisent un meilleur niveau d’anglais que l’on peut entendre ici et dans un environnement francophone. Les Anglais, ils utilisent un excellent anglais, mais le problème c’est de par les relations amicales et la scolarité, ils ne sont pas émergés dans ces niveaux linguistiques. » (Transcription de l’extrait d’entretien 6, locuteur 6)

Se rebâtir une vie et une carrière professionnelle à Moncton : « l’immigration est une seconde naissance »

50 Une fois arrivé au Nouveau-Brunswick, il faut se refaire une vie. Même si les facteurs inhérents de l’emploi et les revenus ne sont pas les motifs essentiels du départ de ces migrants français et belges, ils n’ont pas les moyens de vivre indéfiniment de leurs économies plus ou moins substantielles ramenées d’Europe. La plupart d’entre eux, bien informés des réalités économiques des Maritimes, ajustent leurs attentes par rapport au marché du travail tandis que certains se lancent en affaires ou opèrent une reconversion professionnelle.

Se débrouiller seul pour trouver un emploi sur le Net

51 Ces immigrants français et belges sont généralement très autonomes et sollicitent peu les services d’agences d’établissement et d’intégration d’immigrants pour se trouver un emploi. Ayant développé de fortes compétences en recherche sur Internet, ils se débrouillent pour postuler pour des emplois disponibles. Il faut ajouter que les compétences d’usage d’Internet sont doublées d’une quête d’information utile effectuée avant l’installation dans les Maritimes. Le plus souvent, ils viennent en voyage exploratoire pour se familiariser avec la nouvelle société d’accueil, ce qui leur permet d’ajuster leurs attentes de sorte à éviter des déceptions.

52 Pour Angélique, une Française âgée de 33 ans et originaire de Rambouillet en région Parisienne, dont le conjoint est spécialisé dans la construction et la recherche d’information sur les tendances du marché du travail, la prospection d’emploi se faisait déjà sur Internet depuis la France :

« […] sur Internet, on trouve tout. En fouillant franchement, honnêtement, moi je trouve qu’on était bien préparés. Après, c’est peut-être un jugement, des personnes me diront peut-être que non, mais nous on se sentait vraiment bien préparés à notre arrivée, quoi. La recherche de travail, nos CV, ça faisait déjà depuis très longtemps, nos CV étaient faits à la manière canadienne. On les avait déjà préparés avant qu’on fasse notre voyage exploratoire. […] L’outil que j’utilisais beaucoup c’était Guichet emploi et au fait, c’est l’outil qui nous a fait qu’on a choisi plus Moncton. En fait sur Guichet emploi c’est bien fait parce que par ville, on a les tendances du marché de l’emploi, on a les fermetures d’entreprises, on a les nouveaux projets dont les constructions d’autoroute, avec cet outil je trouve ça bien, on a aussi par classification, donc par métier ça te donne trois étoiles, une étoile pas trop favorable, etc. on s’est servi de ça pour, mais encore j’ai trouvé ça sur Internet. » (Transcription de l’extrait d’entretien 11, locuteur 11)

53 Sylvie a tellement accumulé d’informations pertinentes pour les nouveaux immigrants qu’elle est devenue une véritable ressource de réseaux, se substituant pratiquement aux organismes d’accueil et d’intégration. Parce qu’elle aime partager ses expériences, elle anime une page Facebook destinée à informer et sensibiliser les nouveaux arrivants français désireux de s’établir dans les Maritimes :

« Moi, je leur en parle, dit-elle, puis ceux que j’ai comme amis sur ma page Facebook. Je partage les liens, je tiens informer et tout ça. Là, je regardais les dates du prochain salon d’emploi, donc si mes amis sont là, je vais leur dire d’y aller. […] Là, avec les heures que j’ai, j’arrive le soir, et je suis quelqu’un qui aime bien être occupée, je m’ennuie donc. Je me dis que j’aimerais me trouver quelque chose à faire à la maison le soir. Mon mari il peut arriver à la maison à quatre heures, selon les journées qu’il fait et je me dis que j’aurais le temps de m’occuper. C’est pour ça que je suis toujours en contact avec les gens. Mon mari m’a dit : toi, nous on a cherché et personne ne nous a aidés comme ça. Je lui ai dit je sais, mais moi c’est dans mon tempérament. » (Transcription de l’extrait d’entretien 5, locuteur 5)

Réduire ses attentes par rapport au marché du travail

54 Sylvie est titulaire d’un Brevet de Technicien Supérieur et d’assistante de gestion PME/PMI. Elle travaillait comme secrétaire dans l’entreprise privée de la ville de Niort. Pourtant, une fois à Moncton, elle n’a pas hésité à travailler dans une garderie pendant six mois, avant de trouver un emploi comme secrétaire administrative à l’Université de Moncton. Pour elle, l’immigration est « comme une naissance », un processus au cours duquel l’immigrant doit abandonner les repères de son pays d’origine et s’adapter au pays d’accueil au lieu de s’attendre à ce que ce dernier s’adapte à lui. Ce qui, selon elle, n’arrive jamais. Aussi précise-t-elle :

« C’est ce que je dis aux familles qui arrivent, surtout ne mettez pas nos repères de la France qu’on a, il faut les laisser. Ce n’est pas au pays de s’adapter à nous, mais c’est à nous de s’adapter au pays. Donc, il y a des gens qui me disent de toute façon, moi je ne vais pas là pour gagner moins et je dis, bien là, c’est sûr que ça ne va pas aller parce que c’est comme si je disais, je ne veux pas être éducatrice ici. […] On a besoin d’un emploi et d’argent, mais on n’est pas là pour tout dépenser. Donc il faut être mentalement prêt à dire que je dois faire un travail alimentaire et c’est l’avantage d’ici. Peu importe le ravail qu’on fait, on n’est pas pointé du doigt. En France on va dire tu fais ça! On est vite critiqué. Ici il n’y a pas ça. Cette mentalité est bien. Mais du fait que j’ai accepté de faire un autre métier et mon mari il est reparti en formation. Il a mis trois mois à trouver un emploi, mais voilà, c’est fait. » (Transcription de l’extrait d’entretien 5, locuteur 5)

55 Quant à Marie qui avait un poste en Marketing et Communication dans la multinationale américaine Procter & Gamble, elle n’a jamais nourri l’espoir de retrouver un travail de meilleure qualité avec un salaire supérieur :

« Je m’en fichais de trouver ou non dans mon domaine. Ce n’était pas l’objectif. De toute manière on savait qu’on allait repartir à zéro. Nos attentes étaient très basses, pour ne pas avoir de surprise. Donc moi, j’aurais été prête à aller dans une usine, à travailler 40 heures par semaine ou plus. Un travail vraiment manuel. » (Transcription de l’extrait d’entretien 4, locuteur 4)

Se lancer en affaires

56 Pour certains immigrants français et belges, créer sa propre entreprise constitue un moyen, à la fois, d’éviter les frustrations qui peuvent résulter de l’échec d’une insertion dans le marché primaire du travail et d’atteindre l’autonomie économique. De ce fait, Michelle, une Belge âgée de 53 ans et son conjoint du même âge ont immigré à Moncton en 2015 et n’ont pas hésité à réactiver une tradition entrepreneuriale familiale. Ils ont gardé la même spécialisation, soit la location de châteaux gonflables pour des évènements organisés par les municipalités environnantes de Moncton telles que Bouctouche, Memramcook, Dorchester et Port Elgin.

57 Il faut préciser qu’ils ont décidé d’emprunter la voie entrepreneuriale après avoir subi plusieurs échecs d’insertion dans le marché du travail. Michelle n’a jamais réussi à retrouver un poste de secrétaire (elle était secrétaire juridique dans une banque bruxelloise). Elle a dû enchaîner des emplois précaires et payés souvent au salaire minimum : vendeuse dans une station d’essence Irving à Cap-Pelé, gardienne d’enfants et vendeuse de billets au guichet du théâtre Capitol à Moncton. Son conjoint, un ancien entraîneur de basket, n’a pas réussi non plus à trouver un emploi rémunéré dans ce sport peu prisé dans les Maritimes au profit du hockey. C’est alors qu’ils se sont résolus à réactiver la tradition entrepreneuriale familiale du conjoint.

58 Marie, détentrice d’un diplôme en commerce international a été dans un premier temps, secrétaire aux Services aux étudiantes et étudiants internationaux et à la mobilité étudiante de l’Université de Moncton. Elle illustre parfaitement le cas de nouveaux immigrants incapables d’attendre indéfiniment un emploi qui correspond à leurs qualifications et qui souhaitent simultanément avoir des horaires flexibles parce qu’ils ont de jeunes enfants. Ainsi, ils décident de se lancer en affaires. Marie a déménagé de Moncton à Shédiac Bridge (situé à environ 25 minutes de Moncton). Elle a décidé d’investir dans le domaine de la communication pour réunir les communautés anglophones, francophones et autochtones dans un même magazine publicitaire de marketing et d’informations, pour mettre ainsi à profit ses compétences apprises dans le cadre de son BTS en Commerce international. Comme elle le souligne :

« En fait, j’ai postulé plusieurs fois, plusieurs endroits donc des postes un peu plus dans mon domaine d’activités tout ça et puis ben chaque fois ça pas marché alors que l’emploi “fitait” vraiment bien avec mon expérience et bon ça ne marchait pas. […]. Ben-là, mon moral a pris un petit coup et là je me suis dit je ne peux pas rester comme ça, faut que je trouve une solution pour arriver à avancer.
Je me suis dit, mais pourquoi pas créer un magazine qui s’adresse tant aux francophones et aux anglophones. Je me suis dit je vais faire ça. […] je trouve qu’il y a une guerre entre les Français et les Anglais, je ressens ça, peut être le mot guerre est un peu trop fort, mais je sens qu’il a toujours un conflit linguistique. Là je me suis dit que c’est pas possible quoi, il faut faire quelque chose pour rejoindre toutes les communautés et donc quand je dis toutes les communautés c’est les français, les anglais, mais j’ai pensé aussi aux autochtones. Le magazine a été fait pour que chaque personne puisse s’identifier. C’est pour cela qu’il est bilingue. J’ai un projet pour faire une présentation à des personnes du gouvernement pour avoir la contribution des autochtones […]. Tout le monde est réuni dans un magazine et comme ça il n’y a plus c’est un journal français, un journal anglais. On est tous une communauté. Les particuliers peuvent mettre des annonces gratuitement, les employeurs peuvent mettre des offres d’emploi gratuitement. Je veux que ça réponde aux besoins de la communauté et donc si les gens me disent on verrait bien ça donc pourquoi pas. » (Transcription de l’extrait d’entretien 4, locuteur 4)

Le principe de réalité

59 Les immigrants français et belges qui choisissent le Nouveau-Brunswick et principalement Moncton comme communauté d’accueil ont des profils particuliers, avons-nous souligné. Le rationnel qui les anime représente un défi aux « lois migratoires ». Toutefois, avec le temps, le principe de réalité qui en émerge entraîne chez certains le découragement de rester dans la province. Or, selon le coordonnateur de l’association des Belges de Moncton :

« Il y a cinq ans, nous étions 140 voire 150. On a perdu une quarantaine de Belges. Souvent ils ne rentrent pas en Belgique. Ils sont à Ottawa-Gatineau, à Toronto, en Colombie-Britannique, pas nécessairement à Montréal qui n’a pas un pouvoir d’attrait. Ceux qui sont venus ici privilégient le Canada bilingue. Donc, ils vont plutôt choisir des zones où ils peuvent vivre dans les deux langues et c’est ce qu’on aime. » (Transcription de l’extrait d’entretien 8, locuteur 8)

60 Ce principe de réalité fait surgir la problématique de la rétention des Français et des Belges au Nouveau-Brunswick. Il en découle les éléments objectifs suivants : la fermeture des ordres professionnels, l’absence de reconnaissance des diplômes et l’attrait des jeunes pour les grands centres.

61 Anna, une Belge qui était infirmière durant une quinzaine d’années, est en train de répondre à l’appel du Québec cet hiver. Ses raisons : on lui a demandé de refaire une formation de deux années au Nouveau-Brunswick afin d’intégrer l’Ordre des infirmiers. Le Québec mène actuellement une campagne agressive de recrutement d’infirmiers et lui a proposé un stage rémunéré de six mois et un poste d’infirmier.

62 Cette absence de reconnaissance des diplômes et la fermeture des ordres professionnels ne touchent pas seulement au domaine de la santé. En effet, selon ce Belge qui travaille pour la réussite des entrepreneurs de Moncton :

« Un des principaux problèmes, c’est la reconnaissance des diplômes. C’est des ordres fermés. Je suis désolé. À un moment donné y a comme de l’hypocrisie locale. Ça fait cinq ans qu’on en parle, j’ai rien vu changer. J’ai un jeune ingénieur, il a immigré avec sa femme qui est de Riverview. Il était Belge. Il n’arrivait pas à trouver un boulot ici. Il travaillait dans les hôpitaux spécialisés. Il était responsable de tout le suivi technique et technologique de certains hôpitaux de Bruxelles. Il n’a jamais trouvé un boulot et on a toujours engagé des Canadiens. Il avait plus de compétences que ceux qui ont été engagés. Un jour, il est venu. Il m’a dit :“j’en ai marre, je repars”. Lui n’a pas accepté ça et il est rentré en Belgique. En deux semaines il avait un travail. Mais ici jamais on ne lui a donné sa chance. […] Moi j’ai pas peur de dire qu’il y a de la souffrance chez certains immigrants. » (Transcription de l’extrait d’entretien 16, locuteur 16)

63 En fait, le principe de réalité se manifeste autrement aussi : l’attrait des jeunes pour les grands centres canadiennes et européennes. Les immigrants belges et français rencontrés ont un âge médian de 39 ans. Ils arrivent avec des enfants dont les plus âgés peuvent être de jeunes adultes (entre 15 et 21 ans). L’attrait des grands centres pour les jeunes entraîne soit le déménagement des familles entières, soit des séparations que les parents vivent plus ou moins difficilement. Aussi pour ce Belge rencontré à Bathurst qui a deux filles âgées de 17 ans et 21 ans :

« La question que je me pose, c’est concernant les enfants. Aucun ne veut revenir ici. J’en ai deux filles. Elles avaient immigré avec moi. Y en a une qui est ici. Elle est pour le moment en année d’études en Espagne dans le cadre d’une bourse et elle m’a déjà dit “Papa, je ne veux pas revenir à Bathurst”. Donc ce sera ailleurs. On avait déjà visité des Universités en Colombie-Britannique. Elle ne veut pas revenir ici. Ma fille aînée qui devait aller à Montréal, elle a rencontré son amoureux qui lui, est en Belgique et pour le moment elle est en Belgique parce que lui, ne veut pas venir au Canada non plus. Beaucoup de parents, leurs enfants ont 19-20 ans et ils ne veulent plus revenir à Moncton parce que veut veut pas quand tu as été à côté de Luxembourg, à côté de Metz ou de Paris, quand tu as 22 ans, on ne peut pas dire que les lumières de Bathurst ou de Moncton soient très attirantes. Peut-être que quand elles auront 35 ans, quand elles auront une famille y aura un intérêt pour elles. Mais pour le moment, y en a pas une capacité suffisante en ville de services ou d’attraits. » (Transcription de l’extrait d’entretien 15, locuteur 15)

Conclusion : Le Nouveau-Brunswick dispose d’un avantage concurrentiel dans son offre migratoire

64 Les caractéristiques des migrants français et belges ainsi que leur choix de l’Acadie du Nouveau- Brunswick comme société d’accueil permettent de mettre en évidence plusieurs éléments : le poids négligeable du facteur économique comme motif de départ, un âge médian situé autour de 39 ans, un rejet des grandes métropoles et une quête de la satisfaction de besoins assez élevés selon l’échelle des besoins de Maslow. En autres mots, ils ont un besoin de justice fiscale, de vivre dans un environnement paisible et un besoin linguistique -- surtout les enfants -- de maîtriser l’anglais.

65 Il faut préciser que ces caractéristiques communes identifiées plus haut semblent représenter des tendances lourdes. Elles ne se limitent pas aux cas anecdotiques, comme le souligne le contact belge considéré comme une ressource de réseaux. Au cours d’une conversation post interview elle affirme : « Je peux te mettre en contact avec 100 familles belges, tu trouveras les mêmes résultats. Nous venons ici pour la qualité de vie et nous avions tous de bons boulots en Belgique, au Luxembourg ou en France. » (Transcription de l’extrait d’entretien 1, locuteur 1)

66 Les données qualitatives confirment aussi l’avantage concurrentiel du Nouveau-Brunswick et principalement de Moncton en termes d’attraction pour ces immigrants français et Belges qui ont des profils atypiques, mais qui sont séduits par le bilinguisme. Pour eux, la langue est un outil qu’ils voudraient faire acquérir à leurs enfants afin de leur permettre de maximiser leurs chances de réussir l’insertion professionnelle dans notre planète mondialisée.

67 Cet avantage concurrentiel en termes d’attrait d’un profil particulier d’immigrants devrait être consolidé de manière volontariste pour relever les défis qu’ils envisagent : l’absence de reconnaissances des diplômes, des expériences et compétences acquises à l’étranger, les garderies que certains trouvent chères par rapport au pays d’origine (ce dernier renseignement est ressorti durant nos conversations informelles), et l’absence de loisirs pour les jeunes adultes.

68 Malgré ces défis, un constat est établi que le Nouveau-Brunswick et ses villes rurales seraient en train d’offrir quelque chose de différent dans le contexte d’une mondialisation urbanisée. Celle-ci est dominée par des flux migratoires dont les déclencheurs sont principalement de nature économique ou conflictuelle. L’attrait de la province exercé sur un profil d’immigrants européens constitue un cas qui défie les régularités migratoires jusqu’à maintenant centrées sur le facteur économico-matériel.

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Leyla Sall est professeur de sociologie à l’Université de Moncton. Ses travaux de recherche portent sur les dynamiques migratoires en Europe et en Acadie des Maritimes. Il est l’auteur de plusieurs articles décrivant les défis et opportunités des entrepreneurs immigrant au Nouveau-Brunswick.
Benoit Bolland est criminologue. Après avoir acquis une large expérience professionnelle dans le domaine de la justice et de la protection publique (et en particulier en tant que spécialiste de la criminalité économique et financière), il est présentement responsable des stages en criminologie à l’Université de Moncton où il intervient comme chargé de cours.
Travaux cités
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Notes
1 Cet article est issu des résultats d’une étude plus large qui a bénéficié d’une subvention d’Immigration Réfugiés, Citoyenneté Canada (IRCC). L’étude porte sur les Niches d’emplois et barrières d’accès au marché du travail des nouveaux immigrants francophones dans cinq villes des provinces maritimes (Moncton, Halifax, Charlottetown, Saint-Jean et Fredericton).
2 Nous nous sommes inspirés de l’anthropologue français Jean-Pierre Olivier De Sardan (1995) qui adopte souvent cette même technique d’enquête de mener des investigations intenses dans un lieu et de se servir d’autres lieux à titre de comparaison.
3 Nous avons changé les noms des gens interviewés afin de respecter le principe de l’anonymat, une exigence du comité éthique institutionnelle de l’Université de Moncton.
4 La Française employée à l’Université de Moncton anime une page Facebook pour les immigrants français potentiels et les nouveaux arrivants. Son but est de leur fournir des informations pertinentes qui faciliteraient leur intégration économique et sociale. Le Belge qui nous a aidés à recruter des participants travaille aussi à l’Université de Moncton. Il est également impliqué dans l’Association des Belges de Moncton et il a des connaissances et amis des autres villes de la province comme Bathurst et Saint-Jean.
5 S’agissant du désir d’acquisition de l’anglais par les immigrants français dans les Maritimes, nous renvoyons le lecteur à l’article d’Isabelle Violette (2014). Quant aux immigrants francophones belges, ils ont une conscience aiguë de l’importance du bilinguisme. En effet, ils ont vécu dans un contexte minoritaire dans leur pays d’origine où il leur était nécessaire de maîtriser au moins une deuxième langue (soit le néerlandais) pour accéder à des postes enviables.
6 C’est à Michael Piore (1979), que nous empruntons la distinction entre marché primaire et marché secondaire du travail. Le marché primaire regroupe les emplois de qualité qui requièrent surtout des diplômes ou une formation professionnelle. Ces emplois sont souvent bien rémunérés, stables (contrats de durée indéterminée), à temps plein et donnant droit aux protections sociales avantageuses pour les employés qui les détiennent. Quant au marché secondaire du travail, il regroupe, selon Piore, des emplois mal rémunérés, souvent sales et à risques élevés à cause des accidents de travail fréquents, postes temporaires (contrats de courte durée et faibles protections sociales). Souvent les discriminations vouent les immigrants à ce marché secondaire du travail.
7 Il existe pourtant des études et une littérature en développement qui portent sur les représentations de la diversité des communautés francophones et acadiennes en situation minoritaire. De plus, ces études démontrent la capacité de ces communautés d’accueillir et intégrer des immigrants francophones. Par contre ces thématiques ne font pas l’objet du présent article.
8 Ravenstein (1889) part de données démographiques issues du recensement de la population britannique (Royaume-Uni) de 1881. Plus tard, il part de données provenant d’une vingtaine de pays européens et d’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) pour proposer des généralisations et mettre en évidence des régularités qu’il appellera les « lois de la migration ».
9 Toute une sociologie des jeunes insiste sur le fait que leur transition vers le statut d’adulte ne dépend pas uniquement de l’âge civil. En fait, leur statut dépend aussi du degré d’autonomie qui est largement conditionnée par l’obtention d’un emploi décent qui leur permettrait de se libérer de la tutelle parentale (Galland, 2011).
10 Ce paradoxe est d’autant plus manifeste chez les psychologues qui ont démontré une volonté de se dissocier du modèle mécaniste du comportement humain. En fait, ce modèle serait mobilisé par les économistes à travers une théorisation d’une complexité du processus de prise de décision migratoire, comme le souligne à juste titre Étienne Piguet (2013).
11 Pour une synthèse des approches économiques néoclassiques et la synthèse de la nouvelle économie des migrations, nous recommandons l’article d’Hania Zlotnik (2003).
12 Nous faisons référence aux auteurs tels que Larry A Sjaastad (1962), John R. Harris et Michael P. Todaro (1970, 1976).
13 Cette théorie a été développée par des auteurs comme Oded Stark et Edward J. Taylor (1989, 1991).
14 Selon les chiffres du recensement de 2016 de Statistique Canada, la ville de Bathurst compte 15 557 habitants.
15 Selon les chiffres du recensement de 2016 de Statistique Canada, la région métropolitaine de Saint- Jean compte actuellement 128 000 habitants.
16 Selon les chiffres du recensement de 2016 de Statistique Canada, la région métropolitaine du Grand Moncton (qui regroupe les municipalités de Moncton, Dieppe et Riverview) compte actuellement 149 700 habitants.
17 Il faut souligner que les plus grandes villes francophones belges comptent entre 90 000 et 200 000 habitants (Bruxelles qui en sus d’être la Capitale n’est pas considérée comme francophone au sens strict). En France, des villes comme Lille, Bordeaux et Nantes (parmi les dix premières villes de France) comptent entre 200 000 à 300 000 habitants. De plus, lorsque nos participants déclarent venir d’une ville (d’origine) à destination d’une autre (Moncton), il faut garder à l’esprit que leur représentation mentale du caractère urbain correspond davantage à Moncton (149 700 habitants) que Montréal (4 093 800 habitants), Toronto (6 242 300 habitants) ou Vancouver (2 548 700 habitants).
18 Nous avons changé tous les noms des participants afin de respecter le principe éthique de l’anonymat et de la protection.
19 Le discours de bon nombre de nos sujets évoque un « syndrome du bon vieux temps ». Le Nouveau- Brunswick rappellerait à bien des points de vue la Belgique ou la France de « Papa » : un marché de l’emploi dynamique, moins de populations, plus de sécurité, une plus grande confiance dans les institutions, des liens communautaires plus serrés, bref l’environnement qu’ils croient avoir vécu ou que leurs aînés leur ont décrit comme étant celui des années 1960.
20 Sans minimiser les actes terroristes survenus en Belgique et en France, il faut reconnaître objectivement que les victimes du terrorisme se trouvent principalement au Moyen-Orient et en Afrique. Voir à ce sujet l’article de Mathieu Gobeil (24 mars 2016) sur Radio Canada. Où sévit le terrorismedans le monde? La réponse en carte. Consulté le 25 août 2017. http://beta.radio-canada.ca/nouvelle/772409/terrorisme-attentats-carte-week-end-pays-regions-morts-blesses-etat-islamique-al-qaida.
21 À propos du sentiment d’injustice fiscale et de l’exil fiscal qui peut en être la conséquence, il faut noter qu’il est difficile de trancher le débat puisque plus d’imposition équivaut souvent à plus de protections sociales et de services. Nous savons que les Français se vantent souvent de leur modèle social qu’ils considèrent unique au monde puisqu’il protège contre les risques sociaux et les vulnérabilités. Cependant, il importe de préciser que le dernier rapport comparatif de l’OCDE du coût fiscal sur les salaires placerait la Belgique au premier rang avec un coin fiscal de 54% tandis que la France occuperait la troisième place, 48%. Le Canada est classé 26e avec 31,4%.