Le nationalisme acadien qui prend forme surtout à l’occasion des conventions nationales, et notamment le récit commun qui lui sert principalement d’assise, donnera lieu, dans la première moitié du vingtième siècle surtout, à l’émergence d’une littérature acadienne sinon abondante, du moins convaincue du rôle qu’elle doit jouer dans la définition et dans la perpétuation d’une identité acadienne distincte, voire dans la lutte pour la survie de la « nation » acadienne. Soulignons que cette littérature est également assez variée puisqu’elle regroupe tous les genres. Outre des discours, la littérature acadienne émergente rassemble des essais, des pièces de théâtre, des romans et des recueils de poésie. Faire revivre l'histoire, recréer les grands mythes de l'Acadie en même temps que ses héros, défendre sa langue, ses traditions, ses coutumes et sa religion, voilà les buts que se fixent les premiers écrivains acadiens. Leurs œuvres peuvent être perçues comme une mise en œuvre sur le plan littéraire du discours nationaliste de la fin du dix-neuvième siècle.
This article proposes that Acadian nationalism was shaped by both the Acadian National Conventions and also by a collective narrative serving as the foundation of that nationalism. These forces gave rise to an emerging Acadian literature during the first half of the twentieth century. Although not yet profuse at that time, the literature was nonetheless committed to determining and ensuring a distinct Acadian identity, including a struggle for survival of the Acadian “nation.” Notable, especially, was the generic diversity of this early literature. In addition to nationalist speeches, it included essays, plays, novels, and poetry. It offered, as well, a regeneration of history, particularly great myths and heroes, and it defended language, traditions, customs, and religion. These objectives of the first Acadian writers can thus be construed as an expansion of the nationalist discourse that was taking place at the end of the nineteenth century.
1 Si la Guerre de sept ans (1755-1763) s’achève avec le traité de Paris qui concède la Nouvelle- France à la Grande-Bretagne, elle commence avec la déportation des Acadiens. Les historiens, comme les écrivains, ont beaucoup insisté sur les effets dévastateurs de celle-ci sur le peuple acadien. Environ deux tiers de la population sont dispersés, surtout dans les colonies américaines, et la moitié de ceux qui ont été déportés n’ont pas survécu à la déportation. Ainsi, le tiers de la population a disparu et le reste a été disséminé pendant cette tragédie dont l’ampleur a fait en sorte qu’on en ait « multiplié les dénominatifs : le Grand Drame, le Grand Dérangement, la Tourmente, la Grande Tragédie, le Démembrement, l’Expulsion, la Dispersion, la Déportation, et peut-être d’autres …1.». Après la déportation, deux autres dates en particulier, parfois trois, sont retenues par les historiens comme marquantes de l’ensemble du parcours acadien puisqu’elles signalent l’arrivée d’une ère nouvelle, la réapparition des Acadiens comme peuple, leur Renaissance après cent ans de silence et d’isolement, les Cent ans dans les bois2, selon Antonine Maillet, qui ont suivi la déportation. Les historiens, dont Rameau de Saint-Père, Émile Lauvrière et Antoine Bernard, s’accordent généralement pour dire que la Renaissance acadienne commençait en 1864 avec la fondation, par des pères Sainte-Croix venus du Québec, du collège Saint-Joseph de Memramcook, qui dotera les Acadiens d’une première génération d’hommes instruits. Ces prêtres, politiciens, instituteurs, journalistes et autres gens exerçant des professions libérales étaient décidés à travailler à la réorganisation de la société, au relèvement du peuple acadien, toujours profondément marqué, disait-on, par les séquelles néfastes de la déportation et menacé dans son existence même. On signale aussi comme événement important la fondation du premier journal acadien en 1867, Le Moniteur acadien qui se chargera de défendre les droits des Acadiens dans une société où ils occupent encore une place fort marginale.Par contre, ces mêmes historiens s’empressent aussi souvent de signaler une autre date comme véritable coup d’envoi de cette Renaissance acadienne commencée en 1864 : en effet, 1881, date de la première de dix conventions nationales acadiennes qui devaient mener à la fondation et à la consolidation d’un nationalisme proprement acadien, dynamique et indépendant, quoique fondé sur le modèle du nationalisme canadien- français (il faut entendre surtout québécois) de l’époque.
2 Il faut souligner que l’histoire des conventions nationales remonte, en fait, à 1880, date où avait lieu, à Québec, la seconde grande convention nationale des Canadiens français organisée par la Société Saint-Jean Baptiste3. Pascal Poirier, dans son introduction au volume Conventions nationales des Acadiens4, souligne qu’une centaine de représentants furent désignés « de toutes parts, dans chaque paroisse, dans chaque bourg de l’Acadie » (CNA, xiii) pour assister le 24 juin à la convention de Québec où « la septième Commission au programme [leur] avait été exclusivement réservée ». (Ibid) Pascal Poirier cherche donc à mettre en valeur l’aspect éminemment historique de l’événement : « C’était la première fois qu’ils [les Acadiens] étaient convoqués ensemble, depuis le jour où Lawrence5, au nom du roi d’Angleterre, les avait rassemblés dans l’église de Grand-Pré pour la suprême dispersion. » (CNA, xii) C’est à Québec même que fut engendré, chez ces délégués, le projet d’organiser une convention en Acadie l’année suivante, décidés qu’ils étaient de « s’occuper des intérêts généraux des Acadiens. » (CNA, 1)
3 Notons qu’une certaine réflexion sur la société acadienne avait déjà vu le jour et s’était nourrie à diverses sources historiques et littéraires, notamment l’ouvrage historique La France aux colonies6 de l’historien français Rameau de Saint-Père, paru en 1859, qui jetait les bases d’une tradition séculaire en historiographie acadienne, ainsi que le poème Evangeline : A Tale of Acadie de Henry Wadsworth Longfellow qui, en 1847, avait doté l’Acadie, à son insu bien sûr, de son épopée nationale7. Le sociologue Camille Richard écrit :
4 La très grande majorité des discours prononcés à l’occasion de la première convention nationale acadienne en 1881 portent sur le choix d’une patronne ou d’un patron national et prennent la forme d’un débat sur la question. Ces discours sont d’une très grande importance, moins en raison de la question débattue, en vérité, que parce qu’il s’effectue une importante bifurcation du débat qui se transforme rapidement en une discussion sur la nature et sur l’orientation du nationalisme acadien lui-même.
5 La convention se divise très rapidement en deux factions antagonistes. D’un côté, il y les partisans de la Saint-Jean Baptiste, fête nationale des Canadiens français, qui veulent manifester par leur choix la reconnaissance du peuple acadien envers le peuple canadien (il faut surtout entendre québécois) de sorte à resserrer les liens fraternels d’origine, de race, de langue et de religion qui les unissent. De l’autre côté, les partisans de l’Assomption de la Vierge Marie veulent à tout prix affirmer et maintenir la spécificité du peuple acadien par rapport au peuple canadien en choisissant une fête nationale distincte.
6 Ainsi, l’un des aspects les plus importants de la polémique qui entoure le choix d’une fête nationale sera l’établissement d’un discours identitaire propre aux Acadiens. Camille Richard écrit :
En effet, pour justifier leur choix d’une fête nationale distincte, plusieurs orateurs sont amenés à définir de près les traits identitaires particuliers aux Acadiens et ceux qui les distinguent des autres peuples, et de façon plus spécifique encore, du peuple canadien français. On en arrive ainsi à établir une véritable nomenclature des traits distinctifs du peuple acadien qui servira de point de référence pour les générations à venir et qui conserve une certaine pertinence, même de nos jours.
7 L’identité acadienne, affirme-t-on, est fondée, en un premier temps, sur la langue française et la foi catholique que les Acadiens partagent, en même temps qu’une origine commune, avec le peuple canadien : « ... vous ne formerez une race à part, vous ne serez le peuple acadien, qu’en autant que vous resterez français et catholique » (CNA, 31), affirme Sir Hector Langevin, au début de la convention. Il existe pourtant, affirme le Rév. S. J. Doucet, au-delà de ces traits identitaires communs aux Acadiens et aux Canadiens, des traits caractéristiques qui les distinguent : « ...un caractère national très distinct peut se former à la longue, affirme-t-il, en dépit d’une identité de langue, de religion et d’origine. » (CNA, 43) Ce caractère national distinct, cette identité acadienne, s’est forgée, poursuit-il, par le biais de circonstances et d’événements historiques particuliers échelonnés sur presque trois siècles :
C’est donc avant tout son histoire distinctive qui accorde au peuple acadien sa spécificité. Sans se référer aux événements historiques précis, l’orateur évoque le fait qu’à l’origine, l’Acadie formait une colonie distincte qui s’est développée en marge de la mère patrie et de la Nouvelle-France. Il rappelle également les troubles qu’a connus l’Acadie tout au long de son existence, entre autres l’instabilité politique et la tragique déportation de 1755 à 1763 qui ont marqué son sort. Or, affirment d’autres orateurs, les Acadiens forment aussi un peuple distinct en raison de leurs traditions, leurs coutumes et leurs aspirations qui sont différentes de celles des autres peuples : « Comme partie distincte [...] de la population, comme Acadiens, nous avons des traditions, des coutumes, des aspirations qui nous sont propres » (CNA, 23), affirme Pierre-Amand Landry. « [N]ous ne cesserons pas d’être Acadiens- Français. Nos coutumes, nos traditions, notre histoire et notre nom - ce sera là l’inviolable Acadie » (CNA, 52) affirme, pour sa part, Philéas-Frédéric Bourgeois. À la source de l’idéologie des conventions nationales, dont le but est de fonder une praxis ou pratique sociale pour assurer à la collectivité acadienne une survivance à long terme, il s’élabore également un discours identitaire lui-même fondé sur la langue, la religion, l’origine, les traditions et coutumes du peuple acadien et surtout sur son histoire qui est considérée unique.
8 Cette histoire donne lieu à la création, dans le discours, d’un récit commun fondé dans le mythe et plus précisément sur la mythification des trois grandes époques historiques de la nation acadienne : la Origines, la Déportation et la Renaissance acadienne de la fin du dix-neuvième siècle. En fait, ce récit de l’histoire mythifiée ressurgit sans cesse dans le discours de façon presque rituelle, comme un leitmotiv qu’on se plaît à répéter. On peut dire qu’il accorde au discours sa raison d’être et son unité interne et il a des fonctions idéologiques précises : notamment celle de sensibiliser l’auditeur acadien à son histoire, de l’émouvoir et d’éveiller en lui le sentiment patriotique en vue d’agir, cette action devant contribuer de façon concrète à la survivance de la nation acadienne.
9 Paradoxalement, en un sens, c’est d’abord vers une œuvre littéraire que se tournent les orateurs dans leur élaboration des mythes fondateurs. Cette œuvre, c’est Évangéline du poète américain Longfellow qui, presque cent ans après la déportation, tel que rapporté plus haut, dotera l’Acadie de son épopée fondatrice. En effet, ce poème fonde les grands mythes qui nourrissent le discours idéologique et aussi la littérature acadienne jusqu’à l’époque moderne, bien qu’il ne soit pas le seul texte à le faire11. Dans le récit commun, comme dans le poème épique, on assiste à l’évocation d’une espèce d’âge d’or de l’Acadie, d’une période de bonheur et d’innocence champêtre, de paix, d’abondance et de prospérité qui précède la déportation. Mgr Richard affirme : « Au milieu de ce nouveau paradis terrestre régnait la paix, la tranquillité, l’innocence. » (CNA, 181) Ainsi, afin de compenser un sentiment d’infériorité clairement ressenti, on crée une image embellie, idéalisée de l’Acadie et des Acadiens qu’on cherchera à perpétuer jusque dans le présent. Or ce mythe édénique fait vite place dans le discours social à un autre mythe : celui du paradis perdu ou de la déportation qui, lui, se caractérise par ses aspects particulièrement brutaux et fait des Acadiens un « peuple martyr »12. La déportation, comme c’est le cas dans le poème de Longfellow, est parfois décrite comme une espèce de grande conflagration universelle accompagnée de signes terribles dans le ciel, d’où l’aspect nettement eschatologique de ce mythe. Enfin, le discours donne lieu à la création d’un troisième grand mythe fondateur du récit commun acadien : celui de la Renaissance acadienne qui contient l’idée d’une espèce de résurrection du peuple et celle d’un retour à l’âge d’or de l’Acadie.
10 Ces mythes, dans le discours comme dans les œuvres littéraires, seront placés au service de l’idéologie qui, plus pragmatique que le mythe, propose une lecture de l’histoire en vue de l’action. Ils vont permettre aux idéologues comme aux écrivains de proposer aux Acadiens des modèles exemplaires de conduite qui devront favoriser la survivance et l’épanouissement de la collectivité. « Nos ancêtres ont été des héros avant, pendant et après la déportation13.», écrivait Anselme Chiasson. Les ancêtres courageux, qui ont fidèlement conservé leur héritage linguistique et religieux à travers des périls innombrables, accèdent au rang des héros et sont cités en exemple. Ainsi les premiers auteurs acadiens, tout en évoquant les jours heureux de l’Acadie originelle et les horreurs de la déportation, auront souvent tendance à mettre en scène des personnages qui ont résisté aux Anglais ou combattu contre eux pendant la déportation plutôt qu’à reproduire tout simplement les personnages dociles qui caractérisaient ceux du poème de Longfellow. En insistant sur la force, le courage et la résilience des ancêtres, en les présentant comme modèles à imiter, le discours nationaliste invitait les Acadiens à passer à l’action, à lutter pour l’obtention de leurs droits, à prendre en main leur propre destinée. En même temps, ils ouvraient la voie à la création, en littérature, de héros incarnant la résistance autant que la soumission, de personnages destinés à devenir à leur tour, et à l’instar des ancêtres dont ils constituent le plus souvent des représentations, des modèles d’action héroïque.
11 Le discours identitaire né des conventions nationales, et notamment le récit commun qui lui sert principalement d’assise, donnera lieu, dans la première moitié du vingtième siècle surtout, à l’émergence d’une littérature acadienne sinon abondante, du moins convaincue du rôle qu’elle doit jouer dans la définition et dans la perpétuation d’une identité acadienne distincte, voire dans la lutte pour la survie de la « nation » acadienne. Soulignons que cette littérature est également assez variée puisqu’elle regroupe tous les genres14. En fait Marguerite Maillet, dans son Histoire de la littérature acadienne, considère que les discours de l’époque constituent en eux-mêmes des textes littéraires. « Les sermons et discours, affirme-t-elle, […] malgré un style quelque peu redondant et pompeux - selon la mode du temps - sont de la bonne prose. De façon générale, les orateurs savent manier les techniques classiques de leur art, leurs discours sont bien charpentés, et leur message est livré avec vigueur et clarté15. » Leur littérarité a d’ailleurs été attestée par Anne-Marie Robichaud dans un article où elle écrit : « En se dotant d’instruments d’instruction et d’expression, les Acadiens ont aidé l’éclosion d’une production littéraire dont les discours sont le premier témoignage. […] Les discours constituent donc la première production littéraire acadienne16. » Outre ces discours, la littérature acadienne émergente rassemble des essais, des pièces de théâtre, des romans et des recueils de poésie. Faire revivre l'histoire, recréer les grands mythes de l'Acadie et ses héros, défendre sa langue, ses traditions, ses coutumes et sa religion, voilà les buts que se fixent les premiers écrivains acadiens. Leurs œuvres peuvent donc être perçues comme une mise en œuvre sur le plan littéraire du discours nationaliste de la fin du dix-neuvième siècle.
12 Le premier Acadien à s'intéresser aux lettres fut Pascal Poirier (1859-1933), l’un des patriotes acadiens les plus impliqués dans l’organisation des conventions nationales et l’un de leurs orateurs les plus éloquents et distingués. Voué, dès un jeune âge, à une carrière brillante – à sa sortie du collège, il est nommé maître des postes de la Chambre des communes à Ottawa – il est nommé sénateur à titre de représentant des Acadiens à l'âge de 33 ans. En 1875, on joue à Ottawa une tragédie en cinq actes signée de sa plume et intitulée Les Acadiens à Philadelphie17.dont les recettes seront versées aux Acadiens emprisonnés suite à l’insurrection de Caraquet qui avait eu lieu la même année18.On a longtemps cru que le manuscrit de cette pièce avait brûlé en 1921 dans l’incendie du Parlement canadien où le sénateur gardait ses papiers. Toutefois, le manuscrit a été retrouvé aux Archives des pères eudistes à Charlesbourg et déposé au Centre d’études acadiennes de l’Université de Moncton en 197919. La pièce est demeurée inédite jusqu’à sa publication aux Éditions d’Acadie en 1998. Poirier y raconte les périls auxquels sont exposés un groupe d'Acadiens déportés à Philadelphie en traçant un portrait d'innocence qui n'est pas sans rappeler le poème de Longfellow. Si les personnages évoquent, comme dans ce passé déjà lointain, les jours heureux de l'Acadie originelle, la pièce dans l'ensemble décrit surtout les horreurs de la déportation et de l'exil. C'est ainsi que Jacques, le héros, se rappelle la séparation cruelle des familles et l'implacable brutalité des soldats britanniques qui ont assassiné sa mère sous ses yeux :
L'image que trace Poirier des Acadiens est encore une fois à l'instar de Longfellow, celle d'un peuple sacrifié, immolé, celle d'une « race martyre21.». Car, en exil à Philadelphie,
Or, et cela peut paraître quelque peu paradoxal, Poirier réussit à faire d'eux, en même temps, des modèles d'action héroïque, car, une fois réduits à l'extrême et sur le point d'être vendus en esclavage, ils se révoltent contre les oppresseurs. Alors le « troupeau […] propre[s] à l'abattoir » se métamorphose tout à coup en une troupe de lions prêts à se défendre :
Le vieillard qui mène l'insurrection renonce à la soumission qui caractérisait les personnages de la pièce, comme ceux de Longfellow en épousant la cause de la liberté :
Quant à Jacques, il a clairement rejeté toute soumission et toute résignation et il est prêt à user de violence, même de violence extrême, pour arriver à son but de libérer les Acadiens tenus prisonniers à Philadelphie. Aussi la pièce s'achève-t-elle dans un bain de sang alors que les Acadiens se retrouvent vengés par l'assassinat de leurs oppresseurs, quoique le vieillard soit tué également et fasse figure de victime sacrificielle.
13 Or, on se souvient aussi de Poirier comme essayiste et comme linguiste qui a voulu réhabiliter le parler franco-acadien. Ainsi, il est l'auteur, notamment, du Glossaire acadien, paru à l’origine sous forme de fascicules, mais récemment réédité25. et qui constitue le premier dictionnaire de la langue acadienne. Parmi ses essais, il faut mentionner Le Parler franco-acadien et ses origines26, paru en 1928, où Poirier emploie sa vaste érudition pour démontrer que la langue des Acadiens, considérée par plusieurs comme un patois, « est celle que leurs pères ont apportée de la Touraine et du Berri, dans la première partie du XVIIe siècle » et que « [p]our un Acadien, rougir de sa langue maternelle, c’est un peu rougir de la France27. » Il s’applique également à révéler la présence d’expressions et de mots acadiens dans les grands textes écrits en français, et cela jusqu’au tout premier, Les serments de Strasbourg. Cette apologie de la langue franco-acadienne constitue aussi une affirmation et une défense de la spécificité du peuple acadien et de son identité propre. Cela est d’autant plus évident que Poirier s’y attache à décrire les mœurs, les coutumes, les traditions particulières aux Acadiens. Sa présentation du lexique, en effet, est intégrée au vécu des Acadiens du dix-neuvième siècle, et la description très élogieuse qu’il en fait évoque également le mythe de l’âge d’or du peuple acadien et la vie champêtre idyllique que décrivait Longfellow. Poirier trace le portrait d’un peuple heureux, insouciant, aimant s’amuser, et simultanément généreux, charitable et religieux :
14 Contemporain de Poirier, André-Thaddée Bourque (1854-1914) est prêtre, musicien-pédagogue et auteur-compositeur de nombreux chants patriotiques dont le célèbre Évangéline qui fut chanté pendant un demi-siècle dans les paroisses acadiennes et dans les grands rassemblements patriotiques. Bourque publie en 1911, un recueil de récits intitulé Chez les anciens Acadiens : causeries du grand- père Antoine, réédité en 199436. Cet ouvrage qu'il rédige avec un talent de conteur incontestable, Bourque l'adresse, dans l'avant-propos, à un public acadien. Comme Poirier, Bourque s'attache à décrire les mœurs, les coutumes, le mode de vie traditionnel des Acadiens du dix-neuvième siècle, mais également leurs croyances et légendes. Ainsi, ce recueil constitue en quelque sorte une fresque des traits identitaires particuliers aux Acadiens. Le but de l’auteur était incontestablement d'encourager le peuple acadien et particulièrement la génération montante, à conserver leur identité en imitant leurs ancêtres. C'est ainsi qu'il écrit à la fin de l'ouvrage : « … mes jeunes amis, laissez-moi vous faire une dernière exhortation. Marchez sur les traces de vos nobles ancêtres les anciens Acadiens. Comme eux soyez toujours fidèles à votre sainte religion, gardez votre doux parler français et aimez votre pays37.».
15 La description que fait Bourque des anciens Acadiens évoque, elle aussi, l'image idyllique d'un bonheur champêtre tracée d'abord par Longfellow. Bourque insiste beaucoup sur la paix, l'harmonie, l'entraide, la joie de vivre qui régnait, autrefois, selon lui, dans la communauté acadienne sous forme d’une grande famille : « On avait coutume autrefois dans notre pays d'être très charitable les uns envers les autres et par conséquent de beaucoup s'entraider. [ ... ] [L]a charité fraternelle, la confiance et la bonne entente entre voisins existaient à ce point de ne faire pour ainsi dire qu'une seule famille de tout un village38.», fait-il dire à son narrateur, le grand-père Antoine.
16 Or, le livre de Bourque, à l'instar de la pièce de Poirier, se démarque par un trait nouveau par rapport à Longfellow en ce qui a trait à la représentation des Acadiens. Le texte semble inaugurer un aspect important de la littérature acadienne du vingtième siècle lié, lui aussi, à l’identité et à l'idéologie nationaliste. Bourque et un bon nombre d’écrivains après lui tels que James Branch, Antoine Léger, Alphonse Deveau, Emery LeBlanc et Antonine Maillet, cherche à créer une nouvelle image des Acadiens qui vient contredire, du moins à certains égards, celle créée par Longfellow, l’image d'un peuple docile et martyr qui, à genoux, au moment même d'être déporté, demande à Dieu de pardonner à ses spoliateurs. Outre à la création de héros de la trempe de Jacques dans Les Acadiens à Philadelphie, le discours nationaliste fera place notamment à l'apparition d'héroïnes qui, pour emprunter un terme de Renate Usmiani à propos des héroïnes d'Antonine Maillet, engendrent déjà de véritables « Anti-- Évangélines39.». C'est ainsi que Bourque mettra en scène le personnage légendaire de la tradition orale, Madeleine Bourg qui, à la veille de la déportation, résiste seule, fusil en main, à un Anglais voulant la dépouiller de ses biens. Si le récit présente des cas d'intertextualité avec le poème de Longfellow, il s'en démarque aussi, de façon parfois dramatique, par la force de caractère, la témérité, voire l'agressivité de l'héroïne. Bourque reprend, à plusieurs égards, le contexte de la première partie du poème de Longfellow. Alors, comme dans Évangéline, nous sommes ici « à la veille du grand dérangement40.» dans un pré rendu riche et fertile au moyen d'aboiteaux, sur la ferme de Jean Bourg, « un habitant à l'aise41.» et heureux qui personnifie à la fois Benoît Bellefontaine, le père d'Évangéline, et Gabriel Lajeunesse, son fiancé, de par l'amour et le bonheur qu'il partage avec sa femme Madeleine. Or celle-ci, se retrouvant seule à la maison, est confrontée à un Anglais de grande taille qui s'insurge brusquement dans sa demeure, la menace et exige qu'elle lui remette l'argent qu'il y a dans la maison. Celle-ci, plutôt que d'obéir docilement au commandement de l'Anglais, lui répond avec fureur et dédain, niant qu'elle ait quelque argent caché : « Lâche! ... lui dit Madeleine qui commençait à sentir tout son sang bouillir de colère. [ ... ] Je n'ai pas d'argent et lors même que j'en aurais une fortune je ne t'en donnerais pas un seul sou42. » Sur ces entrefaites, le voleur se dirige instinctivement vers le coffre qui contient « l'héritage de [ses] enfants43.» pour en forcer le couvercle avec un tisonnier. Madeleine alors, avec la rapidité de l'éclair, décroche un fusil suspendu au mur, vise l'Anglais et menace de le tuer : « Sors d'ici, lui crie-t- elle, ou je te tue […] Oui, sors au plus vite, lui dit notre héroïne, le visant toujours, et ne reviens pas, car je te tuerais comme un chien44.». Il va sans dire qu'un tel courage et encore plus une telle agressivité et une telle violence verbale sont inimaginables de la part d'Évangéline qui se caractérisait par sa docilité et sa soumission : ainsi Madeleine, par ses paroles et par ses gestes, s'en démarque nettement et constitue un nouvel archétype de la femme acadienne dont la bravoure ne se limite plus à persévérer dans la souffrance et l'épreuve, mais s'étend aux actes les plus courageux pour conserver « l'héritage ». Et pour combler à sa vaillance comme à sa hardiesse, le récit nous apprend que Madeleine a posé ce geste coura- geux tout en sachant que le fusil n'était pas chargé.
17 Le dramaturge James Cormier Branch (1907-1980) insistait, lui aussi, sur le courage et la détermination, voire la ferveur insurrectionnelle, des anciens Acadiens. Dans Vive nos écoles catholiques!Ou la Résistance de Caraquet45, véritable drame patriotique, publié en 1929, Branch met en scène les événements entourant une confrontation armée qui eut lieu en 1875 entre un groupe d'Acadiens et les forces de l'ordre anglo-saxonnes au Nouveau-Brunswick. Dans la pièce, ces Acadiens ont réagi avec violence contre la promulgation d'une loi interdisant l'enseignement de la religion catholique dans les écoles, menaçant ainsi leur survie identitaire, car à l'époque, langue et foi sont intimement liées. Les Acadiens se sont matés après qu'un des leurs, Philippe Mailloux, soit tombé sous les balles. Empri- sonnés et enfin libérés, ces Acadiens partagent la ferme intention de continuer la lutte pour l'obtention d'écoles catholiques. Une autre pièce de Branch, L'Émigrant acadien, également publiée en 1929, a été écrite en réaction contre la menace de l'urbanisation et l'émigration des Acadiens vers les États-Unis qui, par vagues successives, vidait l'Acadie d'un grand nombre de ses habitants. Ces éléments mettaient à risque la survivance de l'identité et de la culture acadiennes. Toute inspirée du discours traditionnel sur l’émigration et l’agriculture mis de l’avant de façon notable lors des conventions nationales, cette pièce a été écrite avec des objectifs didactiques et idéologiques évidents : l’auteur veut dissuader la jeunesse acadienne d’émigrer aux États-Unis en exposant les dangers qu’elle courre. Branch se fait défenseur de la langue, de la foi et de la vie traditionnelle et il cherche donc à perpétuer le mythe selon lequel les Acadiens forment une société idyllique où règnent le bonheur et la fraternité. La lettre d'un émigré en atteste : « L'air pesant de la ville nous étouffe. Je m'ennuie de la campagne acadienne : là je n'étais pas riche mais j'étais heureux. Comme je voudrais maintenant retourner sur la terre au milieu des bons voisins où l'on vit comme des frères46. ». Mais c'est surtout au personnage du père qu'il revient de faire l'apologie de la tradition et de la terre natale :
Parallèlement à cette exaltation de la terre natale, Branch trace un portrait très sombre des États-Unis, lieu de souffrance, de dégénérescence et de perdition.
18 Deux autres dramaturges méritent d’être mentionnés ici. Il s’agit d’Alexandre Braud (1872-1939) qui, dans Subercase48, met en scène la résistance héroïque du dernier gouverneur d’Acadie et des Acadiens à l’occasion du siège de Port-Royal en 1710, et Jean-Baptiste Jégo (1896-?) dont la pièce Le Drame du peuple acadien49, inspirée de l’ouvrage historique La tragédie d’un peuple50d’Émile Lauvrière, a été couronnée par l’Académie française après sa publication en 1932. L’intertexte avec le poème de Longfellow y est abondant, toutefois Jégo met en scène des personnages qui, tout en étant victimes de la duplicité et de la cupidité des Britanniques, sont bien téméraires et savent se défendre, du moins verbalement. Cet auteur cherche à démontrer que ce sont les Britanniques plutôt que les Acadiens qui ont fait preuve de déloyauté et que la déportation ne peut d’aucune façon leur être imputée.
19 Antoine Léger (1880-1950) fut, de son vivant, l'un des grands défenseurs de la cause acadienne, succédant à Pascal Poirier au Sénat canadien et continuant la lutte que son prédécesseur avait mené en vue de l'acquisition par les Acadiens de leurs droits fondamentaux. Il participe aux conventions nationales en tant qu’orateur et s’est fait l’historien de la Société l’Assomption51. Politicien donc, homme d'affaires, avocat, historien amateur, Léger se fait également romancier, nous dit-il, dans l'épilogue de son premier roman, afin de se placer au service des Acadiens, « pour prendre leur part et épouser leur cause devant l'histoire52.». Léger est l'auteur de deux romans mettant en scène le drame historique de la Déportation des Acadiens : Elle et Lui : tragique Idylle du peuple acadien et Une fleur d'Acadie : un épisode du grand dérangement53 . En tant qu'écrivain et nationaliste acadien engagé et militant, Léger poursuit dans ses œuvres un but idéologique évident comme celui des orateurs des conventions nationales : d'éveiller chez les Acadiens, par l'évocation des événements tragiques de la déportation, le sentiment national et patriotique en vue de l'action, afin d'assurer la survivance de la nation acadienne. Il cherche à créer, chez ses lecteurs, un sentiment d'appartenance et d'identité nationale en faisant appel surtout à l'affect par l'évocation des souffrances du passé. Son premier roman se caractérise avant tout par son pathos, son désir d'émouvoir le lecteur devant le spectacle d'un bonheur parfait qui soudainement s'effrite pour faire place à des souffrances indescriptibles et à la mort. L’oeuvre s'échelonne sur plusieurs périodes historiques : le Régime anglais (1710-1755), la déportation (1755-1763), l'exil et puis le retour en Acadie de certains groupes d'Acadiens et leur réinstallation sur de nouvelles terres. Dans la première partie du roman, Léger s'attarde à décrire les qualités et le mode de vie exemplaires, ainsi que les traditions et coutumes des Acadiens et en cela, il rappelle les écrivains qui l'ont précédé. On peut, encore une fois, rapprocher sa description des Acadiens à celle de Longfellow, car Léger, présente lui aussi une image embellie voire idéalisée du peuple en insistant surtout sur leur grande piété, leurs vertus, leur innocence, leur prospérité, leur hospitalité, leur grand bonheur et la charité qui les réunit en une seule communauté fraternelle. C'est dans ces termes que sont décrits Jean, le héros du récit, et ceux qui l'entourent :
Comme Longfellow, Léger s'attarde aux douleurs innombrables qu'engendre la « ruine du peuple martyr55.». Or chez lui, la haine et la brutalité des soldats anglais ainsi que les souffrances et les horreurs de la déportation se trouvent accentuées, Léger n'hésitant pas à décrire en détail les gestes violents, les assassinats et les noyades dont les Acadiens sont victimes56.
20 Il décrit notamment la mort en mer de la petite-fille de Jean et de sa mère dont les dernières paroles, qui évoquent celles du Christ et de Saint-Étienne expirant, confirment le martyre : « et elle alla rejoindre son enfant dans les eaux profondes de l'océan, avec ces dernières paroles prononcées avec toute la ferveur d'une chrétienne : Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains57.».
21 Certaines images rappellent aussi le feu, les ténèbres et le sang qui, chez Longfellow, renvoient de toute évidence à la fin du monde. Or chez Léger, les images eschatologiques sont encore plus frappantes. Le soleil et la lune s'éteignent, Et, comme dans l'apocalypse, il y a des tonnerres, de la foudre et des flammes, une forte grêle, et la mer se transforme en sang : « Le soir arriva vite. On aurait dit que le soleil s'était hâté de descendre à l'horizon, pour ne pas être témoin de cette infamie [...] La nuit est sans lune. […] la mer était tellement agitée qu'elle semblait être en sang […] Le tonnerre grondait avec un bruit effroyable. Le ciel lançait la foudre et les flammes […] La pluie et la grêle tombaient avec une violence extrême58.».Si la majorité des Acadiens demeurent soumis et résignés à leur sort, quelques-uns cependant décident de se venger au moyen d'une révolte fort violente et meurtrière. S'étant réfugiés dans les bois et voyant brûler leur église, ils sortent de leur cachette. Armés de pieux et de haches, ils affrontent les soldats incendiaires, en blessent certains et en enferment d'autres à clef dans l'église en flammes.
22 Cet épisode annonce sans doute le second roman de Léger où le sentiment d'identité nationale est associé à des modèles d'action et de résistance, plutôt qu'au martyr. Car Une fleur d'Acadie : un épisode du grand dérangement, est également consacré à la déportation en mettant en scène des personnages beaucoup plus téméraires qui iront jusqu'à livrer une lutte soutenue contre l'ennemi britannique. Parmi ces personnages figurent, en premier plan, un couple amoureux Hélène et René qui rappelle Évangeline et Gabriel, dont le bonheur parfait et le projet de mariage prochain sont brusquement interrompus par l'arrivée des soldats britanniques qui se préparent à les embarquer sur des navires. Or ni l'un ni l'autre ne se laissera docilement embarquer. La brave Hélène, apercevant de loin les soldats, se met à courir et sonne l'alarme pour avertir ses voisins de leur arrivée. Plusieurs Acadiens, ainsi mis en alerte, s'emparent de leurs fusils, tirent sur les soldats anglais, en atteignent un grand nombre, et obligent ainsi la troupe armée à se retirer. Quant à René, le fiancé d'Hélène, Léger en fait un héros de la résistance acadienne qui combat à côté du capitaine français, Boishébert : « René, dans les batailles de Chipoudie, de Petitcoudiac et d'autres a déchaîné, sans difficulté, sa rage contre les Anglais. Après s'être battu comme un lion, sans que sa revanche soit satisfaite, il part avec Boishébert59.».
23 Ainsi, l’objectif de Léger semble avoir été avant tout idéologique. Il s'échelonne sur deux périodes de temps : le premier roman fait surtout appel à l'affect, l'écrivain cherchant à émouvoir ses lecteurs acadiens avec un récit des malheurs, périls et souffrances auxquels furent exposés leurs ancêtres; le second roman, par contre, veut proposer à ses lecteurs des modèles d'action et d'héroïsme afin d'assurer la survivance à long terme du peuple acadien.
24 Alphonse Deveau (1917-2004), quant à lui, dans un roman intitulé Le chef des Acadiens60, poursuit ce thème de la résistance héroïque des Acadiens à la déportation, mais en le poussant pratiquement à son paroxysme. S'il décrit la lutte armée d'un groupe d'Acadiens contre les soldats britanniques qui les pourchassent pour les déporter, cette lutte prend la forme d'une véritable guérilla en forêt et sur mer pendant laquelle le peuple, qu'on a appelé martyr, prend sa revanche avec une violence guerrière tout à fait implacable. Le fait que ces Acadiens soient secourus du combat par leurs alliés micmacs intensifie la sauvagerie de cette vengeance. Le récit raconte d'autres actes héroïques accomplis par ces Acadiens dont le détournement d'un navire transportant des Acadiens déportés et la libération de prisonniers acadiens gardés à bord d’un navire dans le havre de Boston.
25 Comme contribution au discours identitaire et à la lutte nationaliste en poésie, il faut retenir, notamment, l'œuvre de Napoléon Landry (1884-1956) à qui l'Académie française décernait, en 1955, le grand prix de la langue française. La poésie de Landry, qui s'inspire abondamment de l'histoire et de la géographie de l'Acadie, témoigne de la construction d'une nation et d'une identité acadienne liée à la langue, à la foi, à l’histoire et aussi au territoire lui-même. Il lui revient de nommer les lieux qui composent le visage de l'Acadie passée et actuelle. En redonnant les anciens noms français à divers lieux qui ont façonné l’histoire de l'Acadie, Landry procède à une espèce de reconquête mnémonique et symbolique du territoire perdu. Il s'attache aussi à décrire, bien sûr, les nombreux événements et personnages historiques qui ont marqué ces lieux et qui ont forgé le caractère national de l'Acadie. Son œuvre fait revivre les trois grandes périodes de l'histoire acadienne ainsi que les mythes qui leur sont associés. Il relate, en effet, la fondation héroïque de l'Acadie et les jours heureux qui ont précédé la déportation, les souffrances et périls du peuple martyr condamné à la dispersion, à l'errance et à l'exil et enfin, Landry dénote la résurrection du peuple au dix-neuvième siècle, sa renaissance sous l’égide de la Divine Providence :
Or si Landry décrit surtout les gloires et les souffrances du « peuple martyr », il insiste souvent sur le courage et la bravoure des Acadiens et leurs victoires sur leurs ennemis britanniques avant et pendant la déportation. Sa poésie, en effet, relate de farouches combats contre les ennemis de l'Acadie et met en scène des héros et des héroïnes que l'auteur propose comme modèles aux générations montantes :
26 Il nous faut également mentionner ce conteur talentueux que fut Emery LeBlanc (1918-1987). Il ne précéda que de peu Antonine Maillet sur la scène littéraire, publiant, en 1957, un recueil de récits intitulé Les entretiens du village63qui met en scène une série de personnages historiques ou légendaires tirés de la petite histoire du pays. Ce recueil s’échelonne sur plus de trois siècles d'histoire, depuis la fondation de l'Acadie à l'aube du dix-septième siècle jusqu'au début du vingtième siècle. L’auteur propose ainsi une sorte de reconstitution de l'histoire acadienne, mais présentée sous forme d'anecdotes mettant en scène des gens auxquels les Acadiens peuvent facilement s'identifier. En tant qu'écrivain, LeBlanc participe au projet de ses prédécesseurs qui consistait à doter les Acadiens d'une identité qui leur soit propre, choisissant, pour sa part, d'exprimer cette identité à travers la petite histoire et la tradition populaire. Il participe aussi à la redéfinition du modèle de Longfellow, comme en atteste, no- tamment, le récit intitulé « Charles Belliveau ». LeBlanc y raconte l'histoire d'un personnage légendaire qui, plutôt que de se laisser docilement exiler, fomente et organise une révolte contre l'équipage du navire qui le déporte, détourne ce navire et le reconduit en territoire français.
27 À la lumière de ce bref panorama de la littérature acadienne jusqu'à 1957, il nous paraît tout à fait juste d’affirmer qu'Antonine Maillet, en tant qu’écrivaine, est héritière d’une riche tradition littéraire et non pas, comme certains l'ont prétendu, un phénomène unique et sans précédent dans l'histoire des lettres acadiennes. En effet, son premier roman, Pointes-aux-Coques64. publié en 1958 et tout inspiré de la tradition, se veut, comme les œuvres précédentes, une apologie du peuple acadien ainsi qu'une affirmation de son identité spécifique, autant linguistique que culturelle. L'œuvre entière de Maillet se présente comme une vaste fresque de l'Acadie traditionnelle ou historique et comme l’affirmation d'une spécificité qui a bien droit à sa reconnaissance, cette fois sur le plan universel. Même l'anti-Évangélinisme de Maillet, sur lequel on a tant insisté, a néanmoins, comme nous l'avons vu, certains précédents sur le plan littéraire et peut être perçu, du moins jusqu'à un certain point, comme le prolongement d'un aspect d’un discours identitaire plus que séculaire.
28 Enfin, on doit reconnaître que même les auteurs acadiens plus jeunes, chez qui la question de l'identité est liée fréquemment à l'universalisation, à la modernité, à l'américanité, et même à l'errance, sont eux aussi, dans une certaine mesure, héritiers de cette tradition En effet, pour eux la question de l'acadianité, celle de la langue et aussi celle de l'histoire, particulièrement de la déportation, demeurent encore et souvent incontournables. Quoique certains auteurs contemporains aient affirmé leur désir de rompre avec le passé, ces préoccupations souvent habitent, voire hantent parfois leurs écrits. Cela est évident dans les œuvres d'Herménégilde Chiasson notamment et même dans certains romans post- modernes de France Daigle. Il semble donc y avoir une certaine continuité au sein même de la littérature acadienne, malgré l'arrivée en Acadie de ce que l'on appelle la modernité. Marguerite Maillet écrit à propos de cette génération d’écrivains : « Tout compte fait, même les contestataires reconnaissent que les auteurs d’avant 1958 n’ont pas œuvré inutilement, mais ont préparé et rendu possible la floraison qui prend place à l’heure actuelle65. »
29 Denis Bourque est professeur titulaire au Département d’études françaises de l’Université de Moncton.