Cette étude propose un examen de l’effet des caractéristiques ethniques et linguistiques de la population sur l’organisation résidentielle de la région urbaine bilingue de Moncton entre 1981 et 2006. Des analyses en composantes principales sont utilisées afin de générer des facteurs ethnolinguistiques qui, une fois cartographiés, illustrent le développement et l’expansion de l’espace francophone de même que la relative stabilité de l’espace anglophone au cours de la période étudiée. Nos résultats suggèrent que des variables telles que l’origine ethnique, la langue parlée à la maison et la connaissance des langues officielles jouent un rôle tout aussi important que la langue maternelle dans la définition des espaces francophone et anglophone de la région urbaine de Moncton
This study consists of an examination of the effect of ethnic and linguistic characteristics on the residential organization of Moncton’s bilingual urban area between 1981 and 2006. Principal components analysis is used to generate ethnolinguistic factors that are further mapped out in order to illustrate the development and expansion of the Francophone space, as well as the relative stability of the Anglophone space over time. Our results suggest that such variables as reported ethnicity, language spoken at home, and knowledge of official languages play as important a part as mother tongue in the definition of both the Francophone and Anglophone spaces in Moncton’s urban area.
1 La caractérisation des modalités régionales d’établissement résidentiel de la population constitue l’un des thèmes primordiaux de la géographie urbaine. La répartition spatiale des individus et des ménages au sein des quartiers et des unités administratives municipales est rarement uniforme et obéit généralement à des tendances agrégatives qui sont ellesmêmes fonction d’attributs tels que l’âge, l’origine ethnique, le lieu de naissance, le statut socioéconomique, et les caractéristiques linguistiques. Conséquemment, de nombreuses méthodes de quantification de ces tendances faisant appel aux systèmes d’information géographique (SIG) se sont développées au cours des dernières décennies. Parmi celles-ci figurent notamment les analyses multidimensionnelles de type factoriel, le classique indice de dissimilarité de Duncan et Duncan (1955), de même que d’autres indices de ségrégation résidentielle relatifs aux cinq dimensions identifiées par Massey et Denton (1988) : égalité, exposition, concentration, centralisation, et agrégation spatiale. Pour une présentation récente de ces indices, le lecteur peut consulter Apparicio et al. (2008).
2 Les principales régions métropolitaines du Canada ont fait l’objet d’un certain nombre d’études qui se sont spécifiquement concentrées sur le lien entre dynamique spatio-résidentielle et diverses caractéristiques démographiques et socioéconomiques. Une large place a notamment été accordée à l’appartenance ethnique et au statut de minorité visible (Darroch et Marston 1971; Balakrishnan 1976; Fong 1996; Bauder et Sharpe 2002; Leloup 2007). Charron et Shearmur (Charron 2002; Shearmur et Charron 2004; Charron et Shearmur 2005) ont pour leur part mis en relief la primauté des facteurs de nature socioéconomique dans l’organisation spatiale de la région métropolitaine de Montréal. Apparicio et Séguin (2002) ont quant à eux procédé à un examen de divers indices de division de l’espace résidentiel montréalais en fonction de la langue maternelle des dix-huit groupes linguistiques qui y étaient les plus fortement représentés lors du recensement de 1996.
3 La dynamique particulière des grandes régions métropolitaines [uni2012] qui constituent des pôles d’attraction indéniables de la migration tant interne qu’internationale [uni2012] ne saurait par contre être immédiatement transférable au cas des régions urbaines de dimensions plus modestes au sein desquelles la population se distribue selon des critères parfois différents en raison de gradients ethniques et socioéconomiques moins prononcés ou, tout simplement, de particularités régionales qui tendent à les distinguer des tendances générales observées à Montréal, à Toronto, et à Vancouver (Viaud 2006). Une de ces particularités concerne les situations de diglossie observées dans certaines régions urbaines hors Québec telles que Moncton, Sudbury, Winnipeg/ Saint-Boniface, North Bay et Timmins.
4 Bien que plusieurs études aient précédemment considéré les minorités francophones comme un ensemble relativement homogène (voir notamment Corbeil et al. 2007), il va de soi que des centres urbains comme Moncton et Sudbury où les minorités francophones représentent environ un tiers de la population diffèrent sur les plans économique et démographique ne serait-ce que parce que le premier connaît une croissance florissante sur ces deux plans (Allain 2006; Ville de Moncton 2009; Turcotte 2010) alors que, selon de récentes observations, le second serait en voie d’entamer un régime de dépopulation (Hall 2009). De telles différences contextuelles ne peuvent que plaider en faveur d’une approche régionale de la dynamique des minorités francophones canadiennes.
5 Par voie de conséquence, le présent article se concentrera exclusivement sur la région urbaine de Moncton afin d’en étudier la dynamique spatiale au regard des caractéristiques ethniques et linguistiques de sa population. Plus précisément, il s’agira ici d’appréhender d’un point de vue géographique et historique la façon dont la langue maternelle, la langue le plus souvent parlée à la maison, la langue le plus souvent parlée au travail, la connaissance des langues officielles, la première langue officielle parlée, et l’origine ethnique 1 influencent la répartition spatiale de la population de cette région urbaine. Cet examen sera réalisé à l’aide des données des recensements de la population canadienne de 1981, 1991, et 2006. La décision de ne retenir que les déterminants ethniques et linguistiques est motivée par deux raisons principales. D’une part, depuis le 6 août 2002, Moncton jouit du statut particulier de première ville officiellement bilingue du Canada, ce qui fait d’elle un véritable « laboratoire naturel » pour l’étude du lien entre diglossie et organisation spatiale de la population. D’autre part, les études précédentes de Roy (2008; Roy et Cao2011) sur la région urbaine de Moncton établissent le primat des déterminants ethnolinguistiques sur les caractéristiques liées au statut socioéconomique et au cycle de vie depuis 2001.
6 La région urbaine de Moncton est située au centre des provinces maritimes, plus précisément dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, le long de la rivière Petitcodiac. Grâce à son emplacement stratégique au cœur des Maritimes (plus de 250 000 personnes habitent à moins d’une heure de route, et plus de 1,3 million à moins de 3 heures de route), cette région urbaine se distingue en tant que centre important pour le commerce de détail dans l’Est canadien (Ville de Moncton 2009) 2 . Depuis 1990, Moncton a ajouté plus de 25 000 emplois à sa main-d’œuvre. Les secteurs des télécommunications et de la haute technologie y sont fortement implantés (Cormier 1995). En 2008, l’emploi à Moncton a atteint un record de 75 800 travailleurs. Cette hausse d’emploi a été particulièrement notable dans les industries des services et de la construction. Toutes ces activités économiques ont fait en sorte que, depuis 1990, plus de 1000 personnes par année ont migré vers Moncton (Société canadienne d’hypothèques et de logement 2009). Mentionnons également que la rapidité de la croissance démographique de Moncton lui a valu de passer du statut d’agglomération de recensement (AR) à celui de région métropolitaine de recensement (RMR) 3 entre 2001 et 2006 (voir figure 1).
7 Entre les recensements de 2001 et 2006, le taux de migration nette a augmenté de 6,5 pourcent dans la région urbaine de Moncton. Parmi ces nouveaux migrants 4 , 37,2 pourcent ont pour langue maternelle le français. D’ailleurs, Moncton occupe le premier rang des centres urbains ayant connu le plus haut taux de migration nette dans les provinces de l’Atlantique en 2006 (Statistique Canada 2006; Ville de Moncton 2009) 5 . L’origine des migrants à Moncton est très homogène : 76 pourcent des 8 605 migrants francophones s’y étant établis entre 2001 et 2006 proviennent de diverses régions du Nouveau-Brunswick (Forgues et al. 2009; Statistique Canada 2008).
8 Bien que la population francophone néo-brunswickoise réside en grande majorité dans le nord de la province, les flux migratoires internes convergent majoritairement vers le sud. La raison principale de cette migration est de nature économique (Guignard 2007; Landry et Rousselle 2003). En effet, l'économie du nord est en large partie saisonnière et fondée sur l’exploitation des ressources naturelles (Beaudin et Forgues 2005; Desjardins 2002) alors que celle du sud de la province est plus diversifiée et dépend moins des ressources naturelles et des cycles saisonniers (Polèse et Shearmur 2002). Selon Michelle Landry, qui s’est inspirée des études d’Allain (2005) et Beaudin (2005) : « L’Acadie s’urbanise de plus en plus » (Landry 2007 : 15).
9 À ce sujet, Cao et al. (2005) ont montré que, depuis le début des années 1980, ce processus d’urbanisation a grandement modifié l’espace même de la francophonie. Notons, par ailleurs, que cette migration est devenue l’un des processus les plus marquants de la transformation du paysage culturel francophone de la région urbaine de Moncton. Cette dernière est composée de trois communautés, soit Moncton, Riverview et Dieppe et il s’agit de la seule région urbaine canadienne qui présente une aussi forte concentration d’Acadiens 6 , soit environ le tiers de sa population.
10 Les études récentes de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) et des géographes Huhua Cao (Cao et Dehoorne 2002; Cao 2003; Cao et Lacombe 2003; Cao et al. 2005) et Guy Vincent (1999, 2003) démontrent que les communautés de Dieppe, Riverview, et Moncton jouent toutes les trois un rôle crucial dans l’équilibre linguistique de la région. La majorité des résidents de Riverview ont pour langue maternelle l’anglais, tandis que la population de Dieppe est, à l’inverse, principalement composée de francophones. Située au centre de la région urbaine, la municipalité de Moncton présente une dynamique plus complexe qui correspond à l’évolution du processus de cohabitation entre francophones et anglophones. Dans la ville de Moncton, des îlots linguistiques émergent, dénotant l’existence d’une population mixte, la population francophone étant historiquement plus mobile que la population anglophone (Cao 2003). Bien qu’ils soient surtout concentrés dans la région de Dieppe, les francophones se sont aussi établis sur l’ensemble du territoire de la ville de Moncton. On observe, depuis le début des années 1980, une expansion importante des francophones vers le nord, l’est et le sud de la ville de Moncton.
11 À l’aide d’une analyse centrographique permettant de mesurer le déplacement de la population, Cao (2003) et Roy (2008) montrent que la population francophone est surtout concentrée dans le sud-est (Dieppe) de la région urbaine et prend de l’expansion vers le nord (Moncton). La population anglophone, quant à elle, est répartie de façon quasi uniforme au sein du Grand Moncton. Plus récemment, les francophones ont fait montre d’une propension à consolider leur présence dans la ville de Dieppe et dans le nord de la ville de Moncton, soit au cœur du quartier Sunny Brae situé aux abords de l’Université de Moncton. Les recherches récentes de Durand (2004) et Guignard (2007) sur l’espace francophone de la région urbaine de Moncton confirment également ce constat.
12 Cet article repose sur une analyse de l’ensemble des variables linguistiques et de deux marqueurs d’appartenance ethnique provenant des recensements de 1981, 1991, et 2006 7 . Les raisons afférentes au choix de cette période d’étude sont à la fois administratives et techniques. D’un point de vue technique, les données spatiales et thématiques des recensements canadiens sont seulement disponibles en version électronique depuis 1981. D’autre part, la loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick a également été promulguée en 1981. Le choix de l’année de recensement 1991 est, pour sa part, motivé par l’apparition de l’option « langue maternelle : bilingue » qui vient quelque peu modifier les résultats des analyses multivariées 8 . En dernier lieu, le recensement de 2006 constitue actuellement le dénombrement le plus récent de la population canadienne; les données de l’Enquête nationale sur les ménages (ENM) de Statistique Canada n’étant pas encore disponibles. Les résultats tirés du recensement de 2001, bien que non cartographiés pour des raisons d’économie d’espace, seront néanmoins brièvement commentés afin de mettre en perspective les changements survenus entre 1991 et 2006.
13 Toutes les variables ont été obtenues via l’Analyseur de recensement canadien de l’Initiative de démocratisation des données de Statistique Canadaet sont mesurées au niveau des aires de diffusion (AD) qui constituent l’unité géographique la plus fine pour laquelle l’information tirée des recensements canadiens peut être obtenue. Le concept d’aire de diffusion a remplacé celui de secteur de dénombrement (SD) lors du recensement de 2001. Par conséquent, les analyses des recensements de 1981 et 1991 utiliseront le secteur de dénombrement comme unité d’analyse alors que celle du recensement de 2006 sera fondée sur les aires de diffusion. Mentionnons également que nos analyses ne porteront pas sur l’intégralité de la RMR (2006) ou de l’AR (1981 et 1991) de Moncton, mais uniquement sur son noyau urbain, c’est-à-dire sur la grande région urbaine autour de laquelle les limites de ces vastes unités géographiques sont définies (voir figure 2). La décision d’écarter les frises urbaine et rurale de la grande région de Moncton est dictée par la faible densité de population qui les caractérise et qui pourrait donner lieu à des estimations imprécises fondées sur des effectifs insuffisants. Le nombre total d’unités analytiques retenues est donc de 92 SD en 1981 et 1991, et de 157 AD en 2006.
14 La disponibilité des variables ethniques et linguistiques varie au fil du temps comme en témoigne le tableau 1. Ces changements dans la disponibilité des variables ont certaines répercussions sur l’interprétation des résultats de nos analyses qui reposent sur un nombre différent de variables pour chaque année considérée. On remarquera l’ajout de la possibilité de déclarer une langue maternelle bilingue en 1991 et de deux nouvelles questions sur la langue utilisée le plus souvent au travail ainsi que la première langue officielle parlée en 2006. Les variables concernant la connaissance des langues officielles, la langue maternelle, la langue parlée le plus souvent à la maison, et l’origine ethnique sont cependant disponibles pour les trois années de recensement retenues 9 .
15 La perspective adoptée afin de tenir compte de l’ensemble des variables retenues relève du cadre de l’écologie factorielle qui associe des caractéristiques tirées de la sphère des activités humaines et sociales, dans son acception la plus large, à des écosystèmes spatiaux (Bourne et Barber 1971; Bourne et Murdie 1972; Davies 1984). Le recours à un tel cadre analytique évite de réduire au seul examen de la langue maternelle l’étude de la dynamique ethnolinguistique de la région urbaine de Moncton. Cette recherche se distingue donc des études empiriques antérieures en ceci que les espaces francophone et anglophone y sont définis sur la base d’un ensemble intégré de caractéristiques parmi lesquelles figurent non seulement la langue maternelle, mais aussi la connaissance des langues officielles, l’usage que les individus en font et l'appartenance ethnique de leurs ancêtres 10 .
16 La méthode statistique employée est l’analyse en composantes principales (ACP) qui permet de réduire l’information disponible en générant de nouvelles variables nommées « facteurs » ou « composantes » qui résument en quelque sorte la structure des corrélations entre les variables dans un espace multidimensionnel 11 . Si, par exemple, les variables « langue parlée le plus souvent à la maison : français » et « langue parlée le plus souvent au travail : français » sont fortement positivement corrélées, le facteur qui en résultera dénotera l’usage du français dans les sphères privée et professionnelle. Ainsi, les unités géographiques obtenant une valeur positive pour ce facteur seront celles où l’usage du français est le plus répandu alors que celles obtenant une valeur négative représenteront à l’inverse les quartiers où l’usage du français demeure marginal.
17 La qualité globale d’une ACP est évaluée à l’aide du test de Kaiser-Meyer-Olkin (KMO) qui résulte en un score variant entre 0 et 1 reflétant l’intensité des corrélations obtenues au sein de l’ensemble des facteurs générés. Les scores KMO obtenus dans le cadre de nos analyses sont respectivement de 0,74 (1981), 0,69 (1991), et 0,85 (2006). Les deux premiers scores peuvent être jugés bons et le troisième méritoire. D’ailleurs, pour les trois années à l’étude, les facteurs retenus expliquent plus de 80 pourcent de la variance associée à l’ensemble des variables ethniques et linguistiques.
18 Deux autres notions techniques se doivent d’être exposées avant de passer à l’examen des résultats. La valeur de saturation correspond à un score variant entre -1 et +1 et quantifie l’intensité de l’association entre chacune des variables incluses dans une ACP et les facteurs ou composantes qui en résultent. Une association forte, soit une saturation de plus de 0,8 en valeur absolue, signifie que le facteur obtenu explique une très forte proportion de la variation de la variable en question. Les notes en facteur varient quant à elles de -3 à +3 et décrivent la position des unités d’analyse sur un facteur particulier. Dans le cas de la présente étude, les aires de diffusion au sein desquelles résident une majorité de francophones obtiendront une note en facteur positive pour le facteur « francophone »; à l’inverse, celles où de fortes concentrations d’anglophones sont observées se verront attribuer une note en facteur négative pour ce même facteur.
19 Le tableau 1 indique que, à l’exception du français en tant que langue parlée à la maison, de la connaissance de l’anglais ainsi que des deux variables ethniques, les nombres absolus pour les variables linguistiques sont en constante progression depuis 1981. Il en va cependant autrement des pourcentages. Si l’on ne considère que les variables linguistiques disponibles dans le recensement depuis 1981, il est intéressant de noter que seul le pourcentage des variables anglophones a diminué depuis 1991. D’ailleurs, à l’exception de l’anglais en tant que langue parlée à la maison dont le pourcentage avait connu une forte augmentation en 1991, le pourcentage des autres variables anglophones diminue progressivement au cours des vingt-cinq années considérées (1981-2006). Conséquemment, si la population anglophone augmente depuis 1981, son poids relatif au sein de la RMR n’obéit pas nécessairement à la même tendance.
20 En 2006, c’est du côté de la première langue officielle parlée que l’on retrouve la plus forte proportion de francophones, soit 35 pourcent. Parmi les variables anglophones, c’est la langue parlée à la maison qui obtient la proportion la plus élevée (69 pourcent) après la langue utilisée au travail (78 pourcent). Cet aperçu de la RMR de Moncton met en lumière certaines tendances caractérisant les populations francophone et anglophone. Nos analyses subséquentes consistent à vérifier, à l’aide de l’approche multidimensionnelle de l’ACP, si ces tendances globales sont observables à une échelle géographique plus fine (AD ou SD).
21 Le tableau 2 présente la proportion de la variance totale associée aux variables à l’étude qui se trouve expliquée par les facteurs générés par l’ACP. Un pourcentage élevé confirme l’importance du facteur dans la détermination des configurations résidentielles des deux groupes linguistiques. Le tableau montre que même si le nombre de facteurs demeure le même au cours de la période d’étude, leur composition varie au fil du temps.
22 Un coup d’œil au tableau 2 révèle que le pourcentage total de la variance expliquée par les deux facteurs retenus demeure assez stable au fil des années, passant de 84 pourcent (1981) à 85 pourcent (1991) et à 81 pourcent (2006). Cette faible diminution entre 1991 et 2006 est probablement attribuable au fait que l’opposition francophones-anglophones se retrouve synthétisée en un seul facteur en 2006. Ceci résulte en une plus forte proportion de la variance expliquée par le premier facteur (68 pourcent en 2006 contre 42 pourcent en 1981 et 46 pourcent en 1991) ainsi qu’en une diminution concomitante de l’importance du second facteur qui, en 2006, n’est associé qu’au bilinguisme.
23 Les résultats du recensement de 2001, bien que non présentés dans le tableau 2, font état d’une situation similaire à celle de 2006 quoique légèrement plus complexe puisque le nombre de facteurs retenus est égal à trois. Deux facteurs misant sur la polarisation francophones-anglophones et expliquant plus de 90 pourcent de la variance totale y sont observés. Le premier facteur dénote une opposition entre les francophones bilingues et les anglophones alors que le second est construit sur l’opposition entre les francophones exclusifs (à la maison, au travail et seule langue officielle comprise) et les anglophones. Le troisième facteur, expliquant seulement 9 pourcent de la variance totale, est associé à la langue maternelle bilingue.
24 Le tableau 3 présente les valeurs de saturation des variables pour les facteurs anglophone et francophone en 1981, 1991, et pour le facteur d’opposition francophone-anglophone ainsi que le facteur bilingue en 2006. En 1981 et 1991, les facteurs francophone et anglophone sont distincts et les indicateurs de bilinguisme obtiennent leur plus forte valeur de saturation du côté du facteur francophone. La seule variable de bilinguisme qui demeure associée à la population francophone en 2006 est celle de la connaissance des deux langues officielles, ce qui signifie que la population francophone de Moncton fait montre d’une plus grande propension à connaître les deux langues officielles du pays que la population anglophone. Ce résultat peut être mis en relation avec la faible valeur de saturation obtenue pour la seule connaissance du français au sein du facteur francophone en 1981 (0,574) et en 1991 (0,561).
25 Une comparaison des populations francophone et anglophone, nous permet de noter qu’en 1981, la langue parlée à la maison obtient la valeur de saturation la plus élevée des deux groupes linguistiques alors que l’origine ethnique se classe au second rang. En général, la même tendance se maintient pour la population anglophone en 1991. Cependant, l’introduction d’une variable dénotant une langue maternelle bilingue diminue les valeurs de saturation des variables francophones et relègue le facteur francophone au second rang. La variable obtenant la plus forte valeur de saturation pour le facteur francophone en 1991 devient ainsi l’origine ethnique française.
26 L’apparition de sept nouvelles variables en 2006 [uni2012] deux francophones, deux anglophones, et trois bilingues [uni2012] entraîne une polarisation de l’opposition francophones-anglophones au sein du même facteur. En ce qui a trait à l’importance relative des variables pour cette même année, on peut noter que, peu importe l’appartenance linguistique, les variables concernant la première langue officielle parlée, la langue maternelle ainsi que la langue parlée le plus souvent à la maison atteignent toutes des valeurs de saturation supérieures à 0.98. Toujours en 2006, on remarque que la population d’expression française s’identifie plus fortement comme francophone puisque les bilingues se retrouvent dans le second facteur.
27 Malgré ces changements au cours de la période d’étude, on observe une certaine stabilité dans l’opposition des variables francophones et anglophones. Si une variable francophone obtient une forte valeur de saturation, sa contrepartie anglophone en obtiendra une également. De façon générale, ces résultats indiquent que la francophonie et l’anglophonie sont associées à un ensemble de variables plutôt qu’à un indicateur unique.
28 Les figures 3, 4, et 5 permettent de visualiser, à l’aide des notes en facteur de l’ACP, la concentration ou l’étalement des populations francophone et anglophone résidant au cœur du noyau urbain de Moncton. Étant donné que les populations francophone et anglophone se trouvent dans deux facteurs différents pour les années 1981 et 1991, il n’est pas surprenant de noter un effet de symétrie inverse en comparant ces facteurs. Tout d’abord, pour les trois années retenues (1981,1991, 2006), on remarque que la population francophone se concentre dans l’est de la région urbaine tandis que les anglophones, eux, résident dans son secteur ouest. Deuxièmement, les villes de Riverview et Dieppe sont monolingues. En effet, il n’y a aucune note en facteur francophone à Riverview et aucune note en facteur anglophone à Dieppe pour les trois années de recensement. La ville de Moncton est plus diversifiée avec une présence assez significative des deux groupes linguistiques de 1981 à 2006. Afin de simplifier l’analyse, nous nous concentrerons donc exclusivement sur la ville de Moncton puisqu’aucun changement notable ne semble marquer l’évolution ethnolinguistique des communautés de Dieppe et Riverview au cours de la période considérée.
29 La figure 3 montre que 47 pourcent des unités géographiques obtiennent une note positive pour le facteur francophone en 1981. Cette population francophone se situe majoritairement à l’est du chemin Mountain et au sud du chemin Shediac. Quelques îlots francophones sont déjà observables dans le centre-ville à l’intérieur de la fourchette délimitée par le chemin Mountain et la rue Main. En comparaison, la présence anglophone est solidement ancrée dans tout le secteur ouest de la ville ainsi qu’à Riverview, mais cette présence se fait aussi remarquer dans le nord-est de la ville, au nord du chemin Shediac, dans la portion supérieure du quartier Lewisville ainsi qu’à Grove Hamlet.
30 La figure 4 illustre le fait qu’entre 1981 et 1991, les secteurs francophones de Moncton, c’est-à-dire ceux obtenant des notes positives pour le second facteur, ont augmenté en nombre, atteignant un pourcentage de près de 60 pourcent. D’ailleurs, le triangle délimité par l’autoroute transcanadienne au nord, la promenade Elmwood à l’est et le boulevard Wheeler 12 à l’ouest s’est considérablement francisé depuis 1981. On assiste donc à une consolidation de la présence francophone en plein centre de Moncton, soit dans les quartiers Sunny Brae, Sunny Acres et Humphrey. Tout comme en 1981, l’espace anglophone demeure solidement implanté à l’ouest du chemin Mountain. Seuls quelques secteurs de dénombrement adjacents au chemin obtiennent un score positif pour le facteur francophone. Fait intéressant à noter, un SD situé dans le nord-est de la ville, au nord du chemin Shediac (quartier Lewisville), obtient une note élevée pour les deux facteurs, révélant par le fait même un premier espace de cohabitation.
31 Puisque les deux communautés linguistiques se retrouvent dans le même facteur en 2006, il est important de préciser que la population francophone est représentée par des notes en facteur positives, alors que la population anglophone est identifiée par des notes en facteur négatives dans la figure 5. Les notes en facteur dont la valeur se situe entre -0,1 et +0,1 signifient qu’il y a un certain degré de cohabitation des deux populations au sein des quartiers concernés. C’est le cas des quartiers Lewisville et Grove Hamlet situés dans le nord-est de la ville et de la portion du centre-ville située au sud de la rue Main.
32 La figure 5 indique que la population francophone demeure très concentrée entre les promenades Elmwood et McLaughlin, mais accentue sa présence à l’ouest, soit aux extrémités nord et sud de l’avenue Morton. Une grande majorité du quartier Sunny Brae est désormais associée à la francophonie. Dans une moindre mesure, les quartiers voisins de Sunny Acres et Humphrey se francisent également. Malgré cette forte concentration de la population francophone au centre de la ville de Moncton, le nombre d’unités francophones a chuté à 43 pourcent, soit le pourcentage le plus faible depuis 1981 13 . La présence plus significative de la population francophone au centre de la ville de Moncton s’effectue donc aux dépens des autres secteurs de la ville, plus exactement de sa portion occidentale, qui comprend la quasi-totalité des unités géographiques à l’ouest du chemin Mountain et demeure très fortement anglophone.
33 Le but de cette étude est d’abord et avant tout géographique et concerne la caractérisation de la dynamique spatiale des deux principaux groupes ethnolinguistiques résidant au sein de la région urbaine de Moncton. Bien que les proportions relatives de francophones et d’anglophones demeurent quasi inchangées au cours de la période d’étude, nos résultats illustrent la dynamique différentielle de ces deux populations en termes de localisation résidentielle. On observe une relative stabilité au fil du temps dans la distribution spatiale du facteur anglophone. Celui-ci se concentre et se consolide à Riverview et dans le secteur ouest de la ville de Moncton et tend même à reculer dans la portion nord-est de la ville. À l’inverse, la présence francophone, déjà solidement ancrée à Dieppe et dans l’est de la ville, semble s’implanter de façon de plus en plus marquée dans le nord-est et le centre de la ville de Moncton. La transformation particulièrement rapide du quartier Sunny Brae situé entre la promenade McLaughlin et le boulevard Wheeler (à proximité d'institutions francophones telles que l’Université de Moncton, l'Hôpital Georges-Dumont, Radio-Canada Acadie/Atlantique, le Théâtre l'Escaouette et le Centre culturel Aberdeen) émerge comme l’une des meilleures illustrations du développement de l’espace francophone (voir Vincent, 2003, pour un aperçu historique de l’évolution de Sunny Brae). À cet égard, nos observations tendent à confirmer l’importance de la composante géographique de la vitalité communautaire des minorités linguistiques ajoutée par Anne Gilbert et ses collègues (Gilbert et al. 2005; Gilbert et Langlois 2006) au cadre conceptuel de Landry et Allard (1990; 1996).
34 Deux conclusions à teneur sociologique ressortent également de notre analyse. Premièrement, le bilinguisme (défini en tant que connaissance des deux langues officielles) est une caractéristique associée à la population francophone pour les trois années à l’étude. Or, le bilinguisme d’usage (à la maison, au travail, et en tant que première langue officielle parlée) obtient son propre facteur dès lors que les variables servant à le définir deviennent disponibles comme on peut le constater en 2001 et en 2006. Un tel constat révèle l’existence d’une catégorie d'individus recourant indifféremment aux deux langues qui, sans être fondamentalement distincte des deux communautés linguistiques principales sur le plan identitaire, se singularise sur certains points tels que le choix des lieux de service ou la propension à initier une conversation en français (Lefebvre 2006).
35 Deuxièmement, le remplacement des facteurs francophone et anglophone par un facteur linguistique polarisé en 2006 signifie que les unités d’analyse utilisées ici (les aires de diffusion) sont devenues perméables à la cohabitation résidentielle entre anglophones et francophones bien que l’opposition entre les caractéristiques relatives à ces deux groupes demeure marquée au sein même de ces unités. Ce rapprochement spatial des deux principaux groupes ethnolinguistiques semble être principalement tributaire du déplacement des francophones vers le nord et l’ouest de la région urbaine de Moncton puisqu’aucun phénomène similaire ne caractérise le développement de l’espace anglophone.
36 Sur le plan conceptuel, notre étude démontre par ailleurs que, lorsque comparée à l’analyse isolée d’une seule variable, la prise en compte simultanée de diverses caractéristiques résulte en une meilleure compréhension de la dimension spatiale de la dynamique linguistique. Les fortes valeurs de saturation obtenues par des variables telles que l’origine ethnique, la connaissance des langues officielles, la première langue officielle parlée, et la langue le plus souvent parlée à la maison mettent en exergue le caractère restrictif de l’utilisation de la langue maternelle en tant qu’unique critère de définition de la francophonie ou de l’anglophonie. Dans le cas particulier de Moncton, on observe une certaine cohérence ethnolinguistique puisque les indicateurs francophones, tout comme les indicateurs anglophones, sont fortement corrélés entre eux et ne se retrouvent pas fragmentés en plusieurs facteurs distincts. L’on peut cependant imaginer des situations hypothétiques où la langue maternelle française serait associée à l’usage de l’anglais à la maison et au travail. L’obtention de valeurs de saturation similaires au sein d’un même facteur pour ces variables permettrait l’identification de situations d’assimilation linguistique, chose impossible en l’absence d’un cadre analytique multivarié.
37 Certaines limites inhérentes à cette recherche se doivent néanmoins d’être soulignées. Au premier chef, le recours à l’ACP entraîne systématiquement ce que Racine et Cavalier (1972) ont nommé le primat de la totalité, c’est-à-dire la supposition théorique selon laquelle toutes les variables incluses dans le modèle jouent un rôle significatif dans l’explication de l’organisation sociospatiale de la région étudiée. Également, l’apparition de variables linguistiques supplémentaires au fil des années pose un problème de comparabilité historique. À titre d’exemple, la possibilité de déclarer une langue maternelle bilingue en 1991 a résulté en un affaiblissement concomitant de la valeur de saturation de la langue parlée à la maison au sein du facteur francophone. De plus, le choix des variables utilisées dans le cadre de l’ACP demeure arbitraire dans la mesure où d’autres variables telles la religion, le niveau de scolarité, et l’âge auraient également pu être retenues, ce qui aurait donné lieu à une compartimentation différente de l’espace résidentiel de la région urbaine de Moncton. En dernier lieu, le passage des secteurs de dénombrement aux aires de diffusion lors du recensement de 2001 a entraîné un changement dans la nature même des unités d’analyse utilisées.
38 Malgré ces limites, nous tenons à souligner que cette recherche réussit à dresser un portrait empiriquement juste de la situation résidentielle des deux principaux groupes linguistiques habitant la région urbaine de Moncton et que la technique d’analyse géographique employée ici pourrait aisément être appliquée à d’autres contextes urbains. Il serait par exemple judicieux d’analyser l’effet des déterminants ethniques et linguistiques sur l’organisation sociospatiale de la région du Grand Sudbury afin de vérifier si les stratégies d’agrégation résidentielle des francophones minoritaires et des anglophones sont comparables à ce que nous avons pu observer dans le cas de Moncton. Les résultats d’une telle analyse, qu’ils soient similaires ou divergents, auraient d’importantes répercussions sur notre compréhension de la dynamique spatiale des régions urbaines en situation de diglossie. Et, de façon plus générale, on pourrait également adopter une telle perspective afin de mieux caractériser les modalités d’établissement résidentiel d’autres centres urbains dont l’organisation spatiale est influencée par des facteurs de nature ethnique et linguistique.
Vincent Roy est géographe de formation. Il est analyste à la Division de la géographie de Statistique Canada.
Jean-Michel Billette est démographe de formation. Il est analyste à la Division de l’accès aux microdonnées de Statistique Canada.