In this study of the New Brunswick forestry policy system, a system that has been in place for over twenty-five years, the authors examine the government’s rationale for its development. Few studies have been devoted to investigating the factors that have contributed to the implementation of this plan. The research in this article is based on the legislative restrictions imposed on forestry in the province, relevant publications, and interviews with experts in the field. Results indicate that in the early 1980s there was a general dissatisfaction with the system in place. The perception by both the public and legislators was that an eventual shortage of lumber products would occur due to inappropriate cutting practices, wastage, and insufficient silviculture management practices adopted in order to renew the resource. This article also shows how the government shifted at least some of the burden of managing the exploitation of Crown lands to big business, in spite of its maintaining a general preoccupation with long term management.
Le régime forestier du Nouveau-Brunswick a déjà plus de vingt-cinq ans. Qu’est-ce qui a incité le gouvernement à mettre en place un tel régime? Peu d’études insistent sur les raisons de ce nouveau régime. Elles sont à la fois contextuelles et structurelles : la perception d’une éventuelle pénurie, par la population autant que par les législateurs; l’application inappropriée de la coupe à blanc selon certains auteurs, jumelée au ravage de la tordeuse des bourgeons de l’épinette, aux superficies incendiées et au gaspillage de matières ligneuses en forêt; enfin l’insuffisance des pratiques sylvicoles et l’insatisfaction générale envers le régime au tournant des années 1980. Il faut enfin mettre en évidence le désengagement de l’État vis-à-vis de la gestion forestière, qui a transféré les coûts à la grande entreprise malgré une préoccupation générale pour une gestion à long terme. Ainsi, cet article s’appuie sur les résultats d’une étude de cas soutenue par une triangulation méthodologique, prenant en compte les hansards législatifs, les textes de la période en question et des entrevues avec des intervenants du domaine.
1 Le Nouveau-Brunswick est, sans contredit, une province forestière. La forêt couvre 84,5% de son territoire 1. Toutefois, contrairement à la majorité des autres provinces, les forêts de la Couronne ne représentent que 51% de sa superficie. En effet, les terres privées occupent 47% de la superficie 2. En guise de comparaison, 90,3% des terres forestières du Canada sont des forêts publiques 3.
2 Dans les années 1970, l’industrie forestière au Nouveau-Brunswick connaît une forte croissance. La production annuelle totale croît au taux moyen de 13,6% et le volume des exportations de 16,8% annuellement 4. La production dans l’industrie de la transformation connaît pour la même période une croissance de 25%. On signale aussi une production forestière à la hausse de 2,7% par année, allant de 6 695 000 mètres cubes à 8 750 000 mètres cubes, soit un accroissement de 30,6% (Bird 1982). Cette augmentation de la coupe n’est pas sans avoir des conséquences sur la ressource forestière de la province. Au total, le rapport gouvernemental du Service canadien des forêts nous informe qu’entre 1975 et 1980 il s’est coupé en moyenne 92 580 hectares par an au Nouveau-Brunswick. Seulement trois provinces coupent davantage de bois durant la même période, soit l’Ontario, le Québec et la Colombie-Britannique. Le Nouveau-Brunswick est toutefois la seule province à avoir une superficie productive presque aussi étendue que sa superficie forestière totale 5. En l’occurrence, ceci peut entraîner un impact sur l’intégrité écologique de la forêt. D’après le rapport du ministre des Ressources naturelles de l’époque, J.W. (« Bud ») Bird, en 1980, 9,29 millions de mètres cubes de bois sont récoltés : 49% proviennent des terres de la Couronne, 23% des petits lots boisés privés et le reste est coupé sur les grandes tenures privées. La forêt est ainsi bel et bien la clé de voûte de l’économie provinciale. L’inventaire au total comprend 516 millions de mètres cubes, dont 65% de bois résineux et 35% de bois de feuillus. Les emplois du secteur forestier du Nouveau-Brunswick sont à la baisse de 19,9% tandis que les salaires augmentent de 12,3% par année (Bird 1982), ce qui a des répercussions sociales importantes. La production augmente et les emplois diminuent. Il s’agit d’une source de mécontentement potentiel pour la population lorsque l’industrie coupe plus et génère des profits toujours plus grands tandis qu’elle offre de moins en moins d’emplois.
3 L’État a la responsabilité de gérer la ressource forestière publique. À cette fin, il émet des lois qui forment le cadre législatif du régime forestier. Au cours de son histoire, la province a connu plusieurs régimes forestiers et par conséquenet, plusieurs changements de régime. Le plus important de ces changements, comme Holloway, Jordan et Smith le remarquent, est sans contredit celui de 1982 : « arguably the most significant change NB forestry had experienced in 100 years 6 ». Quels événements et motivations ont incité le gouvernement à proposer et adopter ce changement de régime?
4 La première partie de notre étude examine le régime de 1982 dans son cadre législatif et historique. Pour ce faire, nous allons commencer par dresser les grandes lignes de l’histoire forestière de la province et préciser ce que ce régime apporte de nouveau par rapport à la loi précédente de 1973. On comprend mieux le tournant de 1982 en faisant ressortir certains éléments déterminants : l’état de santé des forêts dans la décennie 1970, l’intensité de leur exploitation et leur gestion déficiente. Certaines menaces naturelles, dont les ravages de la tordeuse des bourgeons de l’épinette 7 et les incendies de forêt 8, ne sont pas étrangères à la perception de crise forestière qui prévaut à l’époque. Tout cela renforce la crainte d’une éventuelle pénurie 9 de matière ligneuse (Bird 1982). L’exploitation forestière est parfois inadaptée, entre autres par des coupes à blanc inappropriées à certains contextes, des points de vue écologique et économique 10. Enfin, quels sont les modes d’exploitation, de gestion et de tenure des terres forestières au Nouveau-Brunswick pour la période considérée? Et à qui revient la responsabilité de la gestion de la ressource forestière?
5 Dans notre recherche nous adoptons une approche qualitative. Cette méthodologie est caractérisée par une souplesse, la capacité d’étudier des objectifs complexes, d’englober les données hétérogènes et de décrire en profondeur certains aspects de la vie sociale, ainsi qu’une ouverture au monde empirique 11. Notre étude tente de répondre à deux questions : une question générale et l’autre spécifique. Elle procède par raisonnement inductif.
6 Trois étapes méthodologiques ont été retenues pour répondre à nos questions de recherche. Premièrement, nous avons effectué une recherche approfondie des textes du domaine forestier pour se doter d’un cadre théorique avec lequel travailler. Deuxièmement, nous avons interrogé les écrits de la Chambre de l’Assemblée législative, ce qui permet de connaître le discours politique et les débats entourant l’entrée en vigueur du texte de loi annonçant la naissance du nouveau régime de 1982. Troisièmement, des entrevues avec des gens provenant des divers groupes d’acteurs du domaine forestier (identifiés S1 à S8) complètent l’analyse. Concernant les entrevues, les différents domaines d’activités des interviewés nous ont été suggérés par notre groupe de recherche dirigé par le professeur en sciences politiques, Guy Chiasson, de l’Université du Québec en Outaouais. Nous avons choisi cette méthodologie pour pouvoir trianguler notre recherche avec les sources de renseignements qui nous semblent les plus probables de générer un portrait juste des causes du changement de régime en 1982.
7 Les textes de l’époque comprennent les journaux, les dictionnaires forestiers, les articles ou les articles scientifiques, surtout en provenance des forestiers agréés, ainsi que de textes provenant de diverses autres sources, notamment de professeurs et de spécialistes du domaine de la foresterie. En guise d’exemple, nous avons retenu des textes de sommités reconnues, telles Howlett, Ross, Glon, Cross, Wynn et Hessing, afin de connaître les grandes interprétations historiques et pour pouvoir s’appuyer sur certains cadres théoriques et historiques reconnus.
8 Les écrits de la Chambre ont été commandés directement de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick pour la période bien définie entourant l’argumentation en Chambre lors de l’introduction de la Loi sur les terres de la Couronne. Ceci permet de connaître les argumentations entourant les enjeux et de comprendre les points de vue des intervenants. L’examen des hansards de l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick permet également de déceler les arguments présentés en Chambre de l’Assemblée législative. Puisque cette argumentation date de 1980, elle nous permet une certaine rétroaction qui laisse entrevoir les causes de ce basculement.
9 Les entrevues ciblent au moins un membre de chaque groupe d’acteurs présent dans le domaine forestier. Ceux-ci comprennent les autochtones, les industriels, les environnementalistes, les employés du gouvernement et les collectivités de tout genre. Nous avons choisi ces huit interviewés puisqu’ils et elles sont liés aux problématiques entourant le domaine forestier et peuvent nous éclairer quant à son évolution. Les entrevues semi-dirigées ont été réalisées à l’aide d’un questionnaire validé. Ce dernier a été spécifiquement conçu pour les objectifs de notre recherche et comprend neuf sections destinées aux groupes de pressions environnementales, aux autochtones, aux industriels, aux employés gouvernementaux (fédéral et provincial), aux propriétaires de lots boisés privés et aux forestiers professionnels. Suite à l’analyse des données provenant de la triangulation des méthodes de recherches, différents constats ont été décelés, qui permettent de mieux saisir les raisons du changement de régime forestier.
10 Au début de l’histoire de la foresterie, aucune loi ou règlement ne vient contrôler l’exploitation forestière, mais lentement l’État entreprend de réglementer cette pratique. Ainsi, des régimes forestiers successifs sont mis en place au Nouveau-Brunswick. Un régime forestier va bien audelà d’une série de lois et de règlements, bien que ces derniers en constituent le cadre. Il s’agit d’une vision et d’une attitude envers la forêt, d’une organisation du travail et de la gestion forestière. Chaque régime est d’ailleurs un mode d’ajustement au contexte du moment. Un régime forestier traduit ainsi un mode d’accessibilité aux ressources, les modalités de leur utilisation et de leur renouvellement, la prise en compte des acteurs en présence et de leur capacité d’intervention 12. Ainsi, Howlett mentionne:
11 Cette définition nous aide à comprendre la nature d’un régime forestier et les politiques forestières qui en découlent. Elle permet de comprendre qu’un régime forestier n’est pas formé uniquement des règles mais qu’il est composé de et influencé par les façons de faire, les conventions, les normes et les institutions. De plus, elle identifie clairement les limites territoriales, les influences et les motivations qui déterminent les actions étatiques. Elle révèle aussi que le secteur d’activité est souvent à l’origine de l’écriture des politiques.
11 D’après cette deuxième définition, l’État définit les politiques forestières en lien avec les intérêts et les façons de faire des différents acteurs œuvrant dans ce secteur d’activité. Également, elle décrit bien la concurrence que ces acteurs se livrent pour retirer des avantages de l’exploitation de la ressource. L’État, pour sa part, cherche à tirer des redevances du contrôle de l’exploitation forestière.
12 Pour mieux comprendre comment émerge une politique forestière, il faut aussi comprendre l’échéancier politique ( agenda setting). Ce dernier est influencé notamment par trois facteurs : ( i) quel acteur propose la politique, ( ii) comment le gouvernement répond à cette demande et les conditions sous lesquelles elle émerge et ( iii) comment elle est formulée. L’industrie influence la formulation des politiques étatiques en faisant valoir ses intérêts. Même si l’explication de Howlett porte sur les politiques publiques, elle nous apparaît quand même utile pour comprendre un régime forestier. Le régime est bien sûr plus global, mais la dimension politique y reste très importante. Comme nous l’avons mentionné dans le cadre théorique, la forêt devrait être considérée comme un véritable bien public et les politiques devraient refléter cette réalité.
13 Le régime présentement en vigueur au Nouveau-Brunswick date de 1982. Quels sont les éléments structurels et contextuels qui ont inspiré le législateur à mettre en place ce régime?
14 L’histoire forestière au Canada débute il y a environ dix mille ans après la dernière période glacière 15. Les autochtones sont les premiers à utiliser les ressources de la forêt. Cet usage se limite principalement à des besoins domestiques. Speck et Dexter (1951) soulignent :
15 Il y a trois siècles, la Couronne commence à se réserver certaines essences forestières pour des usages spécifiques, notamment pour les mâts de navire. Au XVII e siècle, des scieries sont construites pour subvenir aux besoins domestiques des colons. En 1729, la Couronne formule une politique ( The Broad Arrow Policy) se réservant les pins blancs d’un certain diamètre 17. Au début du XIXe siècle, selon Wynn (1981) 18, la forêt est encore relativement peu touchée par la main de l’homme, même si l’industrie de la fabrication de mâts est déjà active. L’exploitation commerciale de la matière ligneuse s’amorce véritablement au XIX e siècle 19. Dès 1805, la Couronne se réserve 80 937 acres de forêt 20.
16 La plupart des arbres convenant aux mâts sont déjà abattus dans la province dès 1805 et, conséquemment, l’industrie se tourne vers la vallée du St-Laurent 21. Cette exploitation commerciale de la forêt est marquée à ses débuts par un laisser-faire général et à peu près n’importe qui peut prélever du bois des terres publiques. Toutefois, après 1817, les bûcherons doivent obtenir un permis du département des terres de la Couronne pour couper du bois sur ses terres, mais les contrôles sont peu fréquents 22. Dans les années 1830, des licences sont octroyées pour des durées de cinq ans, et celles d’un an se font rares 23. Le nombre de travailleurs du bois augmente constamment dans les premières décennies du XIX e siècle et ils doivent aussi se rendre de plus en plus loin pour trouver la ressource. Ceci coïncide avec l’arrivée des usines de sciage et plusieurs évolutions technologiques 24. Les premières lois sont promulguées dans les années 1840 pour contrôler cette exploitation et en tirer certaines redevances, notamment après l’inauguration du « Crown Timber Act » de 1849 25. En 1850, même si un bon nombre de voyageurs disent ne voir que des arbres à perte de vue, il y a un changement marqué dans la composition de la forêt par rapport aux décennies précédentes 26. Après la ratification de l’Acte constitutionnel de 1867, les terres forestières tombent sous l’autorité des provinces.
17 À cette époque, le Nouveau-Brunswick est à la recherche de grands investisseurs pour extraire la ressource et l’exporter, dans le but de créer des emplois pour ses habitants et, pour l’État, des redevances provenant de loyers et de taxes. Naylor nomme cet échange « industrialization by invitation 27», c’est-à-dire que l’État invite les grandes compagnies à venir s’installer sur son territoire et permet un échange des capitaux étrangers pour l’extraction de la ressource.
18 La gestion forestière est encore dans un stade embryonnaire avec les premières formes de redevances. Les préoccupations portent toujours sur le « quoi » couper, c’est-à-dire quelles essences couper. L’arrivée des premières industries des pâtes et papiers ne va pas favoriser des mesures de conservation ni une approche scientifique de l’exploitation forestière. La demande est forte et l’industrie a besoin de grandes quantités de bois. Il faut attendre aux années 1930 pour qu’on ait une bonne idée de ce que contient la forêt, grâce aux premiers inventaires (Bird 1982). Ces derniers sont une étape essentielle et préliminaire à toute pratique scientifique de la foresterie. Entrepris par l’État, ils peuvent informer sur la superficie, la composition et l’âge des forêts. Ces inventaires révèlent qu’il y a moins d’arbres qu’on le pensait et que, suite aux effets des insectes défoliateurs entre autres, leur santé laisse à désirer. On impose alors le principe que la récolte ne dépasse pas le taux de croissance des arbres : c’est le concept du rendement soutenu ( maximum sustainable yield). Elle est décrite par Howlett, en partie, comme un moyen de gérer les forêts dans le but d’assurer un constant débit de matières premières à la production industrielle. Par ailleurs, le rendement soutenu est aussi défini comme la moisson de la forêt sur une base continue ou gérée. Avec ce concept, la gestion entre dans une deuxième phase plus complexe administrée par des forestiers 28 plus préoccupés par la question du « combien » couper. De plus en plus de forestiers sont formés, passant de neuf entre 1938 et 1947 à cinquante-sept entre 1948 et 1957. À partir des années 1960, la mécanisation s’accélère avec les tronçonneuses et les débusqueuses. Vers le milieu des années 1970, les syndicats de travailleurs protestent contre l’introduction de nouvelles moissonneuses 29, chacune pouvant potentiellement remplacer une trentaine de travailleurs, en procédant à des blocus de coupes et à la destruction partielle de moissonneuses 30. Le transport se fait aussi par camion ou par train. Cette mécanisation en forêt et l’automatisation du travail en usine sont sans doute liées en partie à la diminution du nombre d’emplois dans cette industrie. Certaines pertes d’emplois peuvent également être attribuées à la volatilité des marchés canadiens causée par des fluctuations de l’offre et de la demande du marché mondial 31.
19 Watson remarque qu’au début des années 1970 : "The need for major revisions in forest policy was widely recognized 32". Les autorités, en 1971, font un bilan de l’utilisation de la ressource, des possibilités d’amélioration des pratiques à long terme et préparent une nouvelle politique pour atteindre ces nouveaux objectifs.
20 En 1982, la forêt, composée des terres privées et publiques, comprend 6 millions d’hectares de forêt commerciale qui représentent 85% de la superficie, générant 9,4% du produit intérieur brut de la province. Générant environ 1 milliard de dollars, l’industrie forestière est la plus grande industrie et représente à peu près un quart des biens produits dans la province (Bird 1982). Les retombées salariales sont de 238 millions en 1979 et un emploi sur sept dépend de l’exploitation forestière directement ou indirectement. La forêt est la clé de voûte de l’économie provinciale et à quelques exceptions près, elle est la principale industrie de tous les principaux sites urbains, sauf pour deux exceptions où elle vient en deuxième place (Bird 1982).
21 L’État, par ses politiques forestières, contrôle l’accès aux ressources forestières et dicte les quantités à prélever. Ainsi, par ce biais, il lui est possible de gérer les ressources forestières renouvelables pour répondre aux besoins des parties intéressées.
22 Ross souligne que la législation forestière provinciale au Nouveau-Brunswick commence par le contrôle de l’accès à la ressource forestière 34. Ce contrôle permet d’assurer des revenus substantiels au gouvernement. Selon la périodisation qu’elle établit, vers 1840 la province entre dans une ère de Revenu ( Revenue era) qui consiste à procurer à l’État des redevances par l’attribution de privilèges d’accès sur les terres de la Couronne. Après 1883, elle procède vers une ère de Conservation ( Conservation era). Aux premières législations, relatives à l’accessibilité aux terres de la Couronne, viennent s’ajouter alors des règlements de plus en plus sévères vis-à-vis de la récolte des arbres. Les entreprises elles-mêmes, dans leur recherche constante du gain, incitent le gouvernement à produire la ressource artificiellement. Ce reboisement vise à assurer une pérennité de la ressource. C’est en 1937 qu’une ère de Gestion ( Forest management era) succède à une ère de Conservation. Elle s’impose suite aux résultats des inventaires de 1930. Ceux-ci démontrent à quel point la ressource forestière continue à diminuer et remet en jeu la durabilité des pratiques et le rendement à long terme de l’industrie. D’après la définition de régime forestier présentée dans le cadre théorique et dans cet article, le renouvellement de la ressource doit constituer une partie intrinsèque de tout régime forestier. En 1937, le Nouveau-Brunswick est un chef de file national en matière d’aménagement, liant les tenures de longues durées sur les terres de la Couronne à des plans d’aménagement, puisqu’aucun des partenaires ne veut accepter les pertes massives reliées aux insectes ou aux maladies 35.
23 Les législations déterminent les limites à l’intérieur desquelles évoluent les régimes forestiers. Il faut donc, pour bien comprendre un changement de régime, procéder à un questionnement de la législation en vigueur par rapport à celle qui suit immédiatement son abolition.
24 Avant le changement de régime de 1982, c’est la Loi sur les terres de la Couronne de 1973 qui précise la méthode d’attribution des permis de coupe et dicte le pouvoir discrétionnaire des licenciés. La loi stipule que (Article 6(1) nonobstant l’article 67 de la Loi sur les terres de la Couronne) :
25 La Loi sur les terres et forêts de la Couronne de 1982 comporte de nombreux changements par rapport à celle de 1973. Il est intéressant d’examiner les grandes lignes de ces changements afin de bien comprendre les différences.
26 Tout d’abord, la loi de 1982 est plus restrictive que la précédente et plus spécifique dans l’attribution des licences. Les droits d’exploitation de la ressource d’après cette loi se trouvent ainsi concentrés entre les mains de quelques grandes compagnies. De plus, selon la loi actuelle, même les sous-permis sont assujettis au fait que le titulaire possède ou opère un établissement de transformation de bois. On peut ainsi lire à l’article 28 :
27 Selon la loi de 1973, l’obtention de permis peut être accordée à des personnes qui ne possèdent ou ne contrôlent pas d’établissements de transformation de bois. Par ailleurs, la loi permet la vente par le ministre de permis par le biais d’un encan.
28 Ensuite, la loi de 1973 contient une disposition qui force le ministre à prendre en compte les intérêts des communautés qui dépendent de la ressource avant d’attribuer des permis – obligation que la nouvelle loi ne contient pas. L’article 8(3) de l’ancienne loi établit également que le ministre doit tenir compte de « l’emploi maximal possible dans les communautés qui en dépendent ». En 1973, une obligation impose que le bois doit être transformé au Canada, tandis qu’en 1982 il doit l’être au Nouveau-Brunswick ; cette mesure assure notamment que la valeur associée à cette transformation du bois reste au Nouveau-Brunswick. D’après la loi de 1982, pour obtenir un permis de coupe, il faut posséder ou opérer un établissement de transformation du bois situé dans la province. On s’aperçoit également que la nouvelle loi ne touche que les terres de la Couronne et non les terres privées de la province.
29 Ensuite, il faut souligner que dans la nouvelle loi, les tenures sont désormais de 25 ans, contrairement au régime précédant où la durée des tenures est variable : parfois de dix ans, mais aussi pour des durées beaucoup moins longues et parfois beaucoup plus longues. Ces nouvelles licences sont renouvelables tous les cinq ans. Elles peuvent donc, en théorie, être détenues à perpétuité. Notons que l’objectif de la loi de 1982 vise à garantir des investissements à long terme 36.
30 La loi de 1973 offre plusieurs méthodes par lesquelles on peut s’approprier du bois sur les terres de la Couronne. Les grandes compagnies ont l’opportunité de s’approvisionner sur leurs terres privées, sur leurs tenures des terres de la Couronne ou sur les petits lots boisés privés. Le choix du lieu d’approvisionnement dépend principalement du prix du bois. Cette situation crée une concurrence déloyale envers les propriétaires de lots boisés privés. Ceci engendre du mécontentement et conduit éventuellement à un besoin de refondre la loi. La législation tolère donc une iniquité dans les redevances perçues puisque seules les grandes compagnies ont la possibilité de s’approvisionner sur des terres publiques, si les conditions leur sont favorables.
31 Enfin, la loi de 1982 reconnaît les droits de coupe historiques, mais ne laisse que peu de place à l’acquisition de nouveaux permis. En effet, la clause obligeant de posséder ou d’exploiter une usine de transformation de bois incluse dans cette législation pénalise particulièrement les petits producteurs. La source principale d’approvisionnement des licenciés est, par loi, les terres privées. Ceci accorde des avantages aux propriétaires des lots boisés privés vis-à-vis des grandes compagnies en leur offrant un terrain pour négocier. Les terres de la Couronne ne sont qu’une source secondaire d’après la loi.
32 En résumé, les changements significatifs entre les deux lois sur le plan législatif sont importants dans la mesure où l’ancienne loi permet l’acquisition des ressources sur les terres de la Couronne par plusieurs biais. Les tenures ne sont pas détenues pour des périodes aussi prolongées, et changent le mode d’approvisionnement. La nouvelle loi établit la méthode d’acquisition de licences, stipule des baux de 25 ans, et identifie également les terres privées comme source principale d’approvisionnement.
33 Aussi, nous remarquons que la prérogative d’inclure une entente d’aménagement forestier à la loi de 1982 a pour objectif d’associer l’exploitation et la gestion des forêts. À cet effet, les compagnies qui détiennent des licences pour exploiter les terres de la Couronne sont tenues de soumettre au gouvernement des plans d’aménagement des terres et des ressources de la Couronne, pour une durée de vingt-cinq ans, dans lesquels ont doit retrouver les objectifs et les moyens d’y arriver. Ces plans doivent être mis à jour tous les cinq ans. Les plans industriels s’étendent sur une durée de dix ans et décrivent tous les aspects de l’établissement de transformation du bois du titulaire du permis et doivent être mis à jour avant l’échéance des premières cinq années. Les plans d’exploitation s’étendent sur un an, décrivent les opérations du titulaire du permis ainsi que de tous les sous-permis et doivent être révisés annuellement 37. Cette nouvelle situation est similaire à celle observée dans d’autres provinces et confirme une convergence dans la gestion forestière. Au Québec, par exemple, dans les années 1970-80, « L’État qui exerçait le rôle de simple gardien de la ressource voulait passer à celui de gestionnaire actif des ressources forestières pour le mieux-être de la collectivité 38. » Ce changement sous-entend une pérennité de la ressource, et une gestion appropriée, pour s’assurer d’un rendement soutenu, qui répond également à des intérêts à long terme.
34 Mais qu’est-ce qui est à l’origine du changement du cadre législatif? Et de façon plus générale, qu’est-ce qui a influencé ce changement de régime? Plusieurs éléments sont à prendre en considération. Tout d’abord, nous insisterons sur l’état dégradé des forêts de la province, jumelé à des techniques d’exploitation agressives qui ont créé une perception de pénurie éventuelle. Il faut aussi ajouter les questions de la responsabilité des pratiques sylvicoles, des redevances perçues sur les terres de la Couronne et de l’insatisfaction générale envers le régime de 1973.
35 Au cours des années 1970, la forêt subit l’assaut à la fois des insectes et des grandes compagnies. Avant l’introduction de la nouvelle législation, la plupart des licences sont en effet détenues par les compagnies de pâtes et papier 39. De plus, le contexte économique est difficile et contraignant pour les compagnies comme pour les individus. Pourtant, on n’a jamais tant coupé de bois (Bird 1982). L’une des raisons pour cela est bien sûr d’éviter de gaspiller le bois affecté par la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Mais c’est aussi pour répondre à un marché d’exportation grandissant. De nouveaux équipements plus performants remplacent chaque jour davantage les travailleurs 40. Cela permet une productivité accrue, et transforme le bûcheron en opérateur de machinerie spécialisée. Cette machinerie a modifié l’organisation du travail en forêt et implique souvent des répercussions environnementales, comme le prélèvement ou la coupe de la matière ligneuse 41. Les salaires augmentent 42. La réduction des emplois forestiers jumelée à des revendications sociales accrues pour un accès plus libre aux forêts (notamment pour les activités récréatives et touristiques) et contre la perte d’emplois exercent une pression sur le régime forestier en place qui, de fait, se montre de plus en plus inadéquat à répondre aux demandes sociales et économiques. Même le contexte politique est particulièrement difficile et les alliances de l’État avec les grandes compagnies forestières génèrent des mécontentements, notamment lors des contributions aux caisses électorales en période d’élection. Cette période trouble s’explique par le bilan fait de l’état de la forêt, de l’exploitation et de la gestion forestières. L’exploitation élevée 43 et ensuite l’état dégradé des forêts de la province peuvent-ils être à l’origine de la refonte de la loi? Enfin, le développement d’une véritable gestion forestière structurée, qui s’impose de plus en plus comme une nécessité, peut-il expliquer à lui seul le tournant de 1982?
36 Au tournant des années 1980, l’état de la forêt commerciale s’est détérioré (qualité du bois et la quantité de certaines essences). L’une des causes principales est le ravage des insectes (Bird 1982). Entre 1975 et 1980, le Nouveau-Brunswick est la province ayant la plus grande superficie de tous les provinces et territoires canadiens traités contre les insectes ravageurs : en moyenne 2 282 000 hectares par an dans la province comparativement à un total de 4 186 185 hectares par an pour l’ensemble du Canada 44. Le rapport de Brace 45 souligne aussi une diminution des essences commerciales et une dégradation de la forêt au Nouveau-Brunswick qui est devenue apparente. La tordeuse des bourgeons de l’épinette a infesté 57% des territoires forestiers et elle est responsable de la mortalité de 24% des arbres de taille marchande au Nouveau-Brunswick en 1981. À cela s’ajoute la défoliation aggravée de plus de 3 millions d’hectares chaque année entre 1973 et 1975.
37 La lutte contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette engendre des coûts significatifs pour l’État. Ces coûts s’ajoutent aux autres coûts de l’aménagement forestier et pèsent énormément sur les dépenses provinciales. Dans un article de L’Évangeline, on souligne que le gouvernement veut rapidement se dissocier des coûts de l’aménagement forestier, mais prévoit continuer les programmes d’arrosage contre la tordeuse des bourgeons de l’épinette, car la survie de la forêt néo-brunswickoise en dépend 46. Cette dégradation de la forêt et les coûts afférents ont une incidence sur la stabilité du régime forestier. Comme le confirme le ministre dans son rapport, les perceptions de pénurie sont en partie dues à une mortalité accrue causée par la tordeuse des bourgeons de l’épinette (Bird 1982). C’est effectivement une des raisons principales données pour justifier la diminution du volume des essences conifères de 18,5 millions de cunits 47. Le même rapport insiste sur deux causes de la dégradation des forêts de la province : « le taux de mortalité accru attribuable à la tordeuse des bourgeons de l’épinette, et le niveau de coupe plus élevé » (Bird 1982). May souligne elle aussi que :
38 Graham admet que l’industrie forestière comporte plusieurs impondérables, dont la tordeuse des bourgeons de l’épinette 49. En Chambre, les autres députés lui rappellent que pendant les années 1960 la récolte était toujours en dessous de l’accroissement annuel de conifères, tandis qu’au début des années 1970, l’accroissement annuel est nettement inférieur à la coupe annuelle 50. Les ravages des insectes justifient en partie cette surexploitation, comme nous l’avons souligné ci-dessus, car on s’empresse de récolter les arbres infectés. Mais cela n’explique pas tout.
39 Les insectes ne sont pas la seule menace pour les forêts du Nouveau-Brunswick. Les incendies, par exemple, sont responsables de la perte de milliers d’hectares de forêt chaque année. Le nombre moyen d’incendies pour les années 1971 à 1980 se situe à 464, pour une superficie moyenne annuelle de 2 272 hectares. En 1981, 389 hectares ont été incendiés, ce qui correspond à 275 incendies 51. Toutefois, l’année suivante les statistiques grimpent à 6 537 ha brûlés pour 487 incendies déclarés dans la province. En 1983, les superficies incendiées diminuent à 1 852 ha pour 456 feux 52. La moyenne annuelle pour 1980-1989 se situe à 5 894 ha pour 469 incendies 53. Donc, il faut toujours ajouter les territoires brûlés aux superficies affectées par les insectes pour avoir un portrait d’ensemble de l’état de la forêt et de la raréfaction de la ressource. Les conséquences de ces évènements naturels ou anthropiques (feux d’origine humaine) sur la ressource forestière s’ajoutent à celles liées à des pratiques forestières inadéquates ou abusives.
40 La surexploitation liée à l’augmentation de la demande est le résultat d’une vision à court terme de l’exploitation. Glon note que le gouvernement est bien conscient de la situation : « Le début des années 1970 est marqué par une prise de conscience chez les autorités provinciales d’une raréfaction et d’un appauvrissement de la ressource forestière, surtout parmi les résineux, au point qu’elle ne peut plus répondre à court terme à la demande industrielle 54. »
41 L’exploitation forestière constitue l’« ensemble des opérations et activités d’abattage, façonnage et transport de bois, jusqu’à un dépôt plus ou moins provisoire, ou jusqu’à la porte de l’usine, qu’il s’agisse de bois d’œuvre ou de chauffage, ou de tout autre produit forestier 55 ». Elle peut s’avérer parfois profitable pour l’environnement, mais peut aussi être néfaste. Au Nouveau-Brunswick, durant les années 1970, plusieurs pratiques sont contestées par la population, tel le gaspillage en forêt lors de la coupe, ou la pratique généralisée de la coupe à blanc.
42 La coupe à blanc est la pratique la plus utilisée au Nouveau-Brunswick, comme ailleurs au Canada, pour récolter le bois. Le Conseil canadien des ministères des forêts définit la coupe à blanc ainsi :
43 L’étude de Kachanoski et Long 57 sur la coupe à blanc souligne que cette dernière implique notamment un ruissellement égal à cinq fois plus d’eau durant la fonte des neiges et une multiplication par deux du drainage durant la saison de pousse. D’après l’un de nos interviewés (2008) 58, cette pratique de la coupe à blanc généralisée peut être considérée comme adéquate dans certains contextes. Par contre, dans d’autres situations, elle peut s’avérer abusive. C’est le cas au Nouveau-Brunswick, où elle est parfois appliquée sur des sites qui ne se prêtent pas à ce genre de coupe et sur lesquels cela entraîne des conséquences environnementales 59. Du point de vue des industriels, c’est la coupe la moins coûteuse à effectuer, et c’est la seule raison qui lui vaut la faveur des compagnies 60. Elle reste la pratique la plus utilisée dans les années 1980 61. Toujours selon cette personne, on ne peut pas faire de coupe à blanc dans les peuplements de feuillus tolérants, mais plutôt des coupes partielles 62. Elle est alors beaucoup moins justifiable. Au départ, l’action d’une coupe à blanc remplit sensiblement la même fonction que l’incendie de forêt, pourtant les pratiques courantes de gestion forestière font en sorte qu’une perte de biodiversité est apparente 63. Toutefois, dès que l’on amène de la machinerie lourde, cela a des nombreuses autres conséquences, notamment sur le drainage et la régénération naturelle. De plus, les essences tolérantes à l’ombre requièrent un couvert forestier partiel pour leur régénération.
44 D’après Keenan et al. (1993), la coupe à blanc n’est pas justifiée sur tous les sites, car une multitude de variables (climat, géologie, composition de la forêt, etc.) doivent être évaluées et ils mentionnent que la plupart des impacts écologiques de cette coupe sont le résultat d’étapes de la récolte autres que la coupe elle-même 64. Ces auteurs ajoutent que c’est une pratique écologiquement acceptable lorsqu’elle est bien appliquée. À l’encontre de ce principe, on observe des coupes dites d’écrémage, qui consistent à prélever des essences spécifiques ou à valeur marchande élevée, mais qui laissent dépérir les essences indésirables pour les compagnies. C’est le plus souvent le cas avec la récolte de l’épinette qui a pour effet de laisser sur place d’autres essences, tels les bouleaux jaunes, les thuyas, etc. Le député de Restigouche-Ouest, M. Roussel, demande ainsi en Chambre : « Comment peut-on justifier de couper l’épinette, le sapin et l’érable et de laisser le cèdre? Comment pouvez-vous justifier que les grandes compagnies ne coupent que l’épinette et le sapin et laissent le vent abattre les feuillus sans permettre à nos petits entrepreneurs de ramasser les billes 65? » Ceux qui n’ont pas de permis ou de licence de coupe sont à la merci des grandes compagnies et doivent quémander pour l’accès aux parterres de coupe, n’ayant même pas le droit de ramasser ce qui jonche le sol des terres de la Couronne. Les populations locales doivent en effet demander la permission aux grandes compagnies détenant les tenures pour pouvoir aller ramasser le bois laissé au sol et qui, en attendant, se détériore sur place. Le gaspillage en forêt est une pratique contestée tout au long des années 1970. Il faudra attendre encore près de deux décennies avant que ce bois soit finalement récupéré par les compagnies. Les communautés locales réaffirment, suite à cette situation, leur désir de participation à l’exploitation de leur patrimoine forestier. Cette problématique s’ajoute aux oppositions à la coupe à blanc de la population pendant la même période.
45 Le député Branch lance un cri d’alarme en Chambre en 1980 : « Je vois bien que nous allons manquer de bois à cause de la façon dont les forêts sont mal gérées et massacrées par les coupes à blanc. [L]e ministre a admis qu’il n’y avait pas suffisamment de bois, que les réserves de bois diminuent et je crois que c’est dû à votre politique de coupes à blanc 66. » C’est que la coupe à blanc est bien souvent mal appliquée, notamment sur les terrains accidentés (fortes pentes) et les conséquences sont souvent désastreuses : le drainage est perturbé et l’érosion est accélérée. La perte des sols arables a comme conséquence que rien ne pousse par la suite. Le type de coupe est certes le premier problème, mais s’y greffe la taille souvent démesurée des coupes réalisées. Les contestations répétées contre la coupe à blanc vont mener le gouvernement à modifier les règlements encadrant la coupe : une réduction des superficies coupées à blanc, l’apparition des coupes avec protection de la régénération et des coupes à blanc par bandes. Une conséquence indirecte des coupes à blanc est la crainte renforcée d’une éventuelle pénurie ou d’une rupture de stock.
46 En effet, le spectacle des immenses espaces dévastés nourrit l’imaginaire en accentuant la rareté de la ressource. Le rapport du Conseil canadien des ministres des forêts 67 mentionne les dangers d’une rupture de stock des bois commerciaux pour les compagnies au Nouveau-Brunswick. D’après ce rapport : « L’étude sur les ressources forestières de 1974 a reconnu qu’il allait bientôt y avoir pénurie des principales essences de résineux et conclut qu’il fallait commencer sans tarder à gérer les forêts provinciales. Cette étude a mené à la Loi sur les terres et forêts de la Couronne 68 ».
47 Cette perception d’une pénurie a pu être accentuée par plusieurs facteurs, notamment le peu de pratiques sylvicoles sur les terres forestières et une insatisfaction à l’endroit du régime en place. Elle est d’ailleurs présente avant même l’introduction et la présentation de la loi à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick. En 1980, Roussel mentionne en Chambre : « Nous avons dit, il y a cinq ou six ans, qu’il y aurait pénurie de billes et votre sous-ministre l’admet maintenant 69. » Nous pouvons constater que la perception d’une pénurie est une crainte qui perdure en amont de l’introduction de la nouvelle législation; elle a été également ressentie lors de l’argumentation entourant la présentation de la nouvelle loi en Assemblée législative. Cette perception d’une pénurie est un facteur déterminant du changement de régime ou à tout le moins une motivation pour abroger la loi existante (1973).
48 Le Ministre Bird exprime un sentiment d’urgence lors de la présentation de la nouvelle loi et de l’argumentation du 20 juin 1980 à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick : « Permettez-moi de vous dire qu’à mon avis, sans la nouvelle loi il n’y aura pas d’avenir pour les billes de sciage […] 70 ». Le ministre poursuit en insistant sur la nécessité d’une exploitation rationnelle de la forêt, soit une exploitation fondée sur des données scientifiques et visant un rendement soutenu. Il faut donc faire plus de sylviculture sinon les utilisateurs de la ressource ne pourront pas combler leur approvisionnement. Et la nouvelle loi veillera à cette rectification : « […] cette loi nous assure au moins que toutes les petites scieries de la province, même les fabricants de cages à homard, qui dépendent du bois de la Couronne, y auront accès 71 ». Mais tous ne sont pas convaincus qu’une nouvelle législation permettra de corriger les erreurs du passé. Roussel déclare à ce propos : « Monsieur le Président, comme le ministre a reconnu qu’il y a pénurie de bois, et compte tenu des agrandissements auxquels procèdent certaines de nos fabriques de pâte, le ministre peut-il nous dire où celles-ci vont obtenir le bois nécessaire à leurs opérations 72? » La population est d’ailleurs choquée 73 quand, en situation de pénurie éventuelle, d’énormes quantités de bois sont toujours abandonnées en forêt. Les grandes compagnies ne sont donc pas pénalisées pour des mauvaises pratiques forestières.
49 Au début des années 1980, certains ressentent le besoin de procéder à une meilleure gestion, motivés par une coupe excessive 74 et la perception d’une pénurie. Les inventaires sont complets et on a une meilleure idée du stock courant 75 de la ressource naturelle. Pour sa part, l’État semble vouloir se délester des travaux sylvicoles qui rapportent peu et coûtent en contrepartie beaucoup. Les principaux utilisateurs de la ressource, les compagnies, sont ceux qui en tirent les profits 76. L’État reçoit lui aussi des rétributions de ces compagnies qui lui sont profitables. Ainsi en 1982, une part de la responsabilité envers les travaux sylvicoles est transférée aux grandes entreprises à travers la loi sur les terres et forêts de la Couronne. Elles sont présentées par l’État comme ayant les compétences et les moyens d’assurer les coûts financiers, logistiques et techniques pour réaliser l’aménagement forestier 77.
50 Pendant les années 1970, c’est essentiellement l’État qui prend en charge la gestion forestière et le privé qui récolte la forêt. En effet, les compagnies retirent la plus grande part des bénéfices sans avoir l’obligation de réinvestir leurs profits dans l’aménagement. La gestion n’est pas encore « intégrée » à l’exploitation.
51 En effet, au début des années 1970, l’État, préoccupé par la ressource, sollicite une étude sur l’utilisation de la ressource forestière. Celle-ci s’étend de 1971 à 1974 et porte sur le potentiel de la forêt. Cette étude est connue plus tard sous le nom de rapport Tweeddale. Elle recommande, entre autres, que les tenures délimitées par « superficie » soient remplacées par des ententes de volume 78, que le concept soit testé et que ce soit une société de l’État qui soit responsable de son bon fonctionnement. Selon l’un de nos interviewés (2008) 79, l’étude en question visait deux objectifs : le but et le véhicule pour y arriver. Le but correspond à une planification à long terme en ce qui concerne la gestion forestière. Le véhicule pour y arriver, c’est à travers une société de l’État.
52 Jusqu’au début des années 1980, l’État se veut centralisateur. Il lance un projet pilote de régie sur une partie des terres publiques de la province; celle-ci devient la Régie des forêts du Nouveau-Brunswick 80. Cette initiative permet à l’État de contrôler en amont et en aval tout le processus de la gestion et de l’exploitation 81. Celle-ci devrait, théoriquement, permettre d’en faire bénéficier l’ensemble de la population, comme c’est prévu dans la Loi de 1973 à l’Article 6(1) qui stipule qu’on doit tenir compte « de l’intérêt public, de l’emploi maximal possible pour les collectivités qui en dépendent et de l’utilisation maximale des ressources forestières de ces régions 82 ».
53 Le projet pilote de la Régie des forêts ne comprend que la région de Bathurst. Il a pour objectif général de contrôler de l’amont à l’aval tout le processus de la production de matière ligneuse et d’utiliser du bois des terres de la Couronne aux meilleures fins possibles. Il voit le jour en même temps que la loi de 1973 et se termine en 1980. Il est financé par le gouvernement provincial, à travers son ministère des Ressources naturelles, qui en est responsable.
54 Peter De Marsh, ancien président de la Fédération des lots boisés privés, qui a aussi siégé au bureau de direction de la Régie des forêts du Nouveau-Brunswick, souligne le fait que le projet pilote a repris la « licence » de la compagnie Consolidated Bathurst, en offrant une garantie d’approvisionnement et une compensation à la compagnie détenant auparavant la licence. La Régie des forêts du Nouveau-Brunswick s’engage alors à exploiter cette forêt publique en collaboration avec la population locale.
55 Selon les modalités de cette régie, les billes de sciage sont expédiées aux usines de transformation et, par la suite, les copeaux sont envoyés à la Consolidated Bathurst. L’un de nos interviewés (2008) 83 constate que la compagnie est alors la seule cliente pour les copeaux, ce qui crée une situation de dépendance pour la Régie des forêts du Nouveau-Brunswick. Le refus de coopération de la compagnie va s’avérer un élément déterminant des difficultés de fonctionnement du projet et ultimement, de son échec.
56 Plusieurs raisons expliquent cet échec. Selon un article publié dans L’Évangeline du 5 avril 1979, il y a même un risque de grève entre les employés et l’administration de la Consolidated Bathurst 84. Le député libéral Branch est même d’avis qu’elle est imminente et demande à Monsieur Hatfield d’intervenir 85. À ces problèmes d’écoulement du bois et de grève, s’ajoute le peu d’information sur la ressource. Les responsables de la gestion comme les exploitants ne disposent que d’un inventaire incomplet de la matière ligneuse. Celui-ci révèle une situation faussée sur la qualité, qui devient par la suite problématique. Enfin, il faut reconnaître que les fortes pressions exercées par les groupes de lobbying nuisent au bon fonctionnement du projet pilote 86. Le bilan de cette expérience est globalement négatif. Roussel parle de « […] la déconfiture du projet pilote de Bathurst 87 ». En plus d’avoir englouti des sommes d’argent importantes 88, elle mine la confiance entre les différents acteurs du secteur forestier de l’époque : l’État, les compagnies et les populations. Le ministre des Ressources naturelles de l’époque, Bud Bird, va même jusqu’à dire que l’expérience tirée de ce projet pilote doit être partagée par la province entière, pour qu’elle ne soit pas répétée.
57 Le projet pilote de la Régie des forêts à Bathurst est un échec en bonne partie à cause de l’incapacité de collaboration des parties impliquées. Il aura un impact marquant sur l’avenir de la gestion forestière dans la province. Ce projet semble confirmer l’impossibilité, en apparence du moins, de concilier les différents intervenants et usages de la forêt. Plus encore, il confirme la difficulté pour l’État de s’improviser unique gestionnaire et exploitant des terres publiques. L’ambition centralisatrice du gouvernement s’essouffle rapidement avec cette première expérience. L’abandon de la Régie des forêts du Nouveau-Brunswick entraîne une mutation de son personnel à la Direction de l’utilisation des forêts. Ce personnel joue alors un rôle dans le processus de l’amélioration des normes et assure la planification et l’exploitation. Le Ministre Bird admet publiquement en 1982 que la Régie des forêts du Nouveau-Brunswick est un échec, mais soutient qu’un de ses objectifs reste atteint, celui d’identifier ce qui ne va pas et de tirer profit de cette expérience 89. Selon l’un de nos interviewés (2008) 90, en 1982, le gouvernement a gardé l’objectif d’une planification à long terme, par contre a changé de véhicule, en abandonnant la société de l’État en faveur des grandes entreprises.
58 L’échec de ce projet ne prélude-t-il pas à l’annonce d’un changement de régime? Ce n’est peut-être pas un hasard si la nouvelle loi de 1982 laisse peu de place aux communautés; la section sur le bien-être des communautés fut enlevée de la nouvelle loi. L’écriture de cette dernière loi s’inspire grandement des erreurs de l’expérience de la régie (Bird 1982).
59 D’autres pratiques ont occasionné des mécontentements envers la loi de 1973. On a souligné cidessus le rôle de l’iniquité des redevances. Les grandes compagnies ont le choix de s’approvisionner, soit sur les terres privées de la province, incluant leurs propres tenures, soit sur les terres publiques. Moyennant des conditions favorables, notamment le prix de vente, elles peuvent s’approvisionner à plusieurs sources. Cette situation crée un contexte de déséquilibre ou de concurrence injuste. L’accès au marché est difficile pour les propriétaires de lots boisés privés. En effet, pour les propriétaires privés, le prix des matières ligneuses est soumis aux forces d’un marché dominé par la grande entreprise. D’ailleurs, pour ce qui se rattache à la valeur économique ou aux redevances perçues, nous constatons qu’il y a divergence. Au tournant de 1982, même le ministre est d’avis que les propriétaires privés doivent recevoir une juste valeur pour leurs produits 91.
59 Dans un article de l’époque, l’auteur précise :
60 Les entrepreneurs privés sont défavorisés et subissent une concurrence injuste. En effet, ils payent un coût plus élevé pour l’accès à la ressource; ressource d’une valeur marchande moins élevée que celle de la grande multinationale 93.
61 Les grandes compagnies licenciées possèdent en effet des avantages que les lots boisés privés n’en ont pas jusqu’en 1982. Après cette date, la nouvelle loi va offrir une protection aux propriétaires de lots boisés en leur permettant d’être la source principale d’approvisionnement. « Elle prévoit pour toutes les entreprises de transformation un accès égal aux ressources de la Couronne et fait de ce bois une source d’approvisionnement de dernier ressort, aidant ainsi les petits producteurs de bois privés à vendre leurs produits à des prix justes. » (Bird 1982) Également, elle incite les grandes compagnies à utiliser leurs propres tenures, ce qu’elles n’ont pas été encouragées à faire jusque-là 94. La situation préjudiciable envers les propriétaires de lots boisés privés a sans doute eu un effet marqué sur le changement de régime de 1982. Comme les citoyens payent pour les travaux sylvicoles sur les terres de la Couronne, une pression sur le régime en place se fait sentir. Ensuite, la définition de la sylviculture dans le contexte permet de mieux comprendre les coûts rattachés et donc les pressions que cela engendrent sur celui qui en a la responsabilité.
62 En 1975, on définit la sylviculture comme suit : « La science et l’art de cultiver des peuplements forestiers, c’est-à-dire de les créer, de les faire pousser et prospérer en se basant principalement sur la connaissance de l’écologie forestière 95. » Dans ce contexte, la responsabilité de la sylviculture incombe principalement à l’État. Par ailleurs, le gouvernement n’exploite pas les terres de la Couronne, tandis que ceux qui les exploitent ne sont pas contraints de faire de l’aménagement. À l’Assemblée législative, M. Bird déclare : « […] nous disons aux utilisateurs de la forêt qu’ils doivent s’en occuper et que la Couronne n’est pas seule responsable de l’exploitation de ses terres 96 ». Il poursuit : « À long terme, nous enlèverons la charge au gouvernement et la confierons à l’industrie qui, à cause de sa technique et de ses mobiles commerciaux, devrait pouvoir le faire mieux et à moins de frais à long terme que le gouvernement 97. » Le ministre finit en disant que la gestion devra être assumée par les utilisateurs directs de cette ressource et que les fonctions du ministre des Ressources naturelles deviendront graduellement des fonctions de gestion du système et de surveillance. Le plan est de modifier à qui revient le fardeau de responsabilités. On retrouve cette situation dans d’autres provinces, mais avec des résultats sensiblement différents.
63 Les pressions populaires vont aussi dans le sens d’un transfert de responsabilité de la gestion forestière. L’aménagement est finalement remis entre les mains du secteur privé et l’État partage par la suite la responsabilité de la gestion avec les compagnies. Puisque les compagnies tirent profit de la ressource forestière, elles devraient assumer la majorité des coûts qui lui sont reliés 98. Le gouvernement préconise, à la fin des années 1970, l’augmentation des travaux sylvicoles en forêt, mais ceux-ci devraient être exécutés par les grandes multinationales. Cet allégement du fardeau de la responsabilité par l’État est une motivation déterminante pour réformer la Loi de 1973 99.
64 En 1975, le ministère des Ressources naturelles dépense 225 191$ pour les travaux sylvicoles, essentiellement pour les plantations 100. Cette même année, un total de 6,906 millions de mètres cubes de bois sont récoltés 101. D’après un article de l’ Évangéline, publié quatre ans plus tard, le gouvernement provincial est d’avis qu’il faut augmenter les travaux sylvicoles de 27 114 hectares par année pour satisfaire les besoins de l’industrie 102. Pour 1979, le total de bois récolté est de 8,750 millions de mètres cubes 103. Cette croissance de l’exploitation remet en question la pérennité de la ressource à plus ou moins long terme. Par ailleurs, le ministre des Ressources naturelles, dans sa section « perspective » du rapport des années 1980, souligne que la demande moyenne de l’industrie pour du bois résineux est de 7,6 millions de mètres cubes. Pourtant, la coupe annuelle permise pour maintenir un rendement soutenu sur toutes les tenures du Nouveau-Brunswick est de 5,5 millions de mètres cubes (Bird 1982). Il en découle donc un manque à gagner pour combler les besoins des compagnies. Il y a déjà un premier signe d’essoufflement de la récolte en 1982; la pire année de la période 1970 à 1994, avec 6,32 millions de mètres cubes récoltés 104. C’est justement l’année de la mise en vigueur du nouveau régime forestier.
65 L’essoufflement n’est pas observé que dans l’extraction de la matière ligneuse. De son côté, l’État a du mal à maintenir ses efforts en matière de sylviculture. Il souhaite déjà à la fin des années 1970, et notamment avec l’échec du projet de régie, transférer la responsabilité de l’aménagement aux compagnies et établir un partage plus équitable des responsabilités avec celles-ci. La surveillance demeurera la prérogative de l’État, tandis que les compagnies deviendront graduellement responsables des investissements. Le ministre s’exprime ainsi : « Il se peut qu’un jour ce seront les compagnies qui s’occuperont de la gestion du sol, tandis que le gouvernement, lui, s’occupera de la gestion du système 105. » Le gouvernement confirme ainsi son intention de se dissocier partiellement de la gestion de la forêt publique pour endosser un rôle plus restreint de surveillant.
66 L’Évangeline annonçait déjà en 1979 que la nouvelle loi aurait comme effet de dissocier la planification des coûts 106. Cette dissociation est effective depuis 1982 et existe à deux niveaux : entre la planification et l’évaluation d’une part et la mise en œuvre et les coûts de l’autre. Les détenteurs de permis devront ainsi présenter les plans requis et assumer une grande partie des coûts, tandis que le gouvernement prendra en charge la planification et la supervision des pratiques en vigueur 107. Donc, ce n’est plus un rôle d’accompagnateur que l’État exercera, mais celui de superviseur. « Les compagnies qui auront des droits de coupe ou des responsabilités d’exploitation sur des terres de la Couronne seront fortement motivées à bien faire parce que ce sera dans leur intérêt 108. » En effet, il est dans l’intérêt des compagnies de bien remplir leurs exigences d’aménagement puisque les licences sont renouvelables. Toutefois, l’État devient par le fait même davantage lié à l’entreprise privée pour les questions de sylviculture et de façon plus générale, d’aménagement. Cette nouvelle position de l’État en matière de partage des responsabilités s’inscrit dans une perspective plus globale de préoccupations à long terme (Bird 1982). Encore plus, elle témoigne des efforts de décentralisation ou de désengagement de l’État comme pourvoyeur. La transition est toutefois lente et le gouvernement doit encore soutenir les compagnies dans leur nouveau rôle pendant un certain temps. Blais mentionne que des millions ont été dépensés pour venir en aide aux multinationales dans leurs efforts en matière de pratiques sylvicoles 109. Quelques années plus tard, la loi est modifiée pour accorder plus de responsabilités à l’entreprise privée. D’après la modification de l’Article 38(2), l’État transfère les coûts associés au remboursement des titulaires de permis des frais suivants : ceux se rattachant aux insectes, aux maladies, à la protection contre les incendies, à l’entretien des reboisements artificiels et à la préparation des sites de reboisement.
67 La loi de 1982 est un véritable changement de régime, puisqu’elle modifie entre autres, le mode d’attribution des permis et la durée de ceux-ci. Elle marque aussi un tournant décisif dans la gestion forestière puisqu’elle responsabilise les industries dans ce nouveau rôle. Comme nous l’avons décrit ci-dessus, le régime forestier recouvre plusieurs éléments : une attitude envers la forêt, une organisation du travail et la gestion se rattachant à la forêt. Ce dernier change avec l’introduction de la nouvelle loi. À travers cette loi, le mode d’accessibilité devient plus contraignant. Les modalités d’utilisation changent aussi, elles deviennent plus limitatives, tout en favorisant la transformation au Nouveau-Brunswick. En ce qui concerne le renouvellement des permis, les tenures peuvent être détenues presque indéfiniment, pour des intervalles de vingt-cinq ans, renouvelable tous les cinq ans, à condition de rencontrer certains critères. La prise en compte des acteurs en présence et de leur capacité d’intervention change aussi, ce qui a pour effet de favoriser la grande entreprise.
68 On a montré dans ce texte que plusieurs facteurs sont à l’origine du changement de régime forestier du Nouveau-Brunswick. Notamment l’état de la forêt, qui laisse appréhender le risque d’une éventuelle pénurie, l’insuffisance des pratiques sylvicoles de l’époque pour répondre à la demande ainsi que les coûts et les responsabilités rattachés à la régénération de la matière ligneuse. Ceux-ci mènent inévitablement à la formulation d’une nouvelle loi pour répondre aux nouveaux défis des années 1980. Il ne s’agit pas uniquement d’un changement de mode de tenure, notamment dans la durée des baux, ni d’un mode d’exploitation, tout particulièrement la réduction des coupes à blanc, mais aussi d’une modification profonde du rôle des intervenants en ce qui a trait à la responsabilité de la ressource. En effet, c’est tout autant par la prise en compte des intérêts de l’État (en guise d’exemple, nous soulignons la diminution des coûts pour l’entretien d’un bien public), et des intérêts de l’entreprise privée (par exemple, une sécurité pour l’approvisionnement de matière ligneuse) que s’explique ce changement de régime forestier. Le transfert de la responsabilité, en ce qui a trait aux travaux sylvicoles, est un point tournant et l’élément déclencheur de la fin du régime précédent. Les arguments présentés suggèrent que l’État a effectué une dissociation dans son rôle de gardien de la forêt. Ainsi, de contributeur direct, il est devenu vérificateur. Cette dissociation n’est pas unique au Nouveau-Brunswick. À la même époque, par exemple, le Québec suit une démarche parallèle pour remettre entre les mains des compagnies la responsabilité de l’aménagement forestier 110. Ces permis sont présents en Colombie-Britannique sous forme de "Tree Farm Licence", au Québec sous celui de « Contrat d’approvisionnement et d’aménagement forestier » et sous celui des « permis de coupe » au Nouveau-Brunswick 111.
69 Les régimes forestiers subissent les aléas des contextes économique, politique, environnemental et social. Ils ne sont pas tributaires uniquement de modifications de textes de loi. L’état de la forêt, son exploitation et sa gestion sont des variables incontournables qui sont à l’origine même de la mise sur pied d’un régime. Toujours au Québec, l’annonce récente de la refonte du régime existant depuis 1986 montre bien que des variables contextuelles et structurelles nouvelles forcent des modifications majeures à la loi.
David Dussault est directeur général et vérificateur environnemental chez Besoins Environnementaux Canada.
René Blais est professeur titulaire de géographie à l'Université de Moncton, campus d'Edmundston.